[Coeffeteau], Premier Essay des Questions théologiques traitées en nostre langue selon le stile de S. Thomas et des autres scolastiques par le commandement de la Reyne Marguerite duchesse de Valois. Par F. N. Coeffeteau... vicaire général de la congrégation des Frères Prescheurs de France, à Paris, 1608. Duplomb, L'Hôtel de la reine Marguerite, Paris, 1881. Journal de Jean Herouard sur l'enfance et la jeunesse de Louis XIII (1601-1628) extrait des manuscrits originaux par MM. E. Soulié et Edmond de Barthélemy, Paris, 1886, 2 vol. Pierre Matthieu, Histoire de France, de François Ier à Louis XIII, 2 vol., t. II. Henri IV et Louis XIII, 1631. Le Mercure françois ou la suitte de l'Histoire de la paix commençant l'an 1605 pour suite au Septenaire du Dr Cayer (Palma Cayet), t. I, 1611 t. II, 1613, t. III, Seconde édition, seconde continuation, 1617. Simonne Ratel, La Cour de la reine Marguerite, t. XI (1924) et XII (1925) de la Revue du XVIe siècle. Registres du Bureau des délibérations de la ville de Paris, t. XIII, p. p. Paul Guérin, 1905. Les Secretz moraux concernant les Passions du cœur humain divisez en cinq livres, par le P. François Loryot de Laval de la Compagnie de Jésus, Paris, 1614, in-4°, 911 pages. Les Fleurs des secretz moraux... divisez en six livres et desdiez à la reine Marguerite, 1614, in-4°, 1154 pages. HENRI IV eût mieux aimé la savoir loin de Paris. Appréhendait-il pour son autorité le prestige du nom des Valois ou bien sa seconde femme avait-elle de la répugnance à vivre dans le voisinage de la première. Il crut bon de s'en expliquer avec D. Giovanni de Médicis, oncle de la Reine, qui se trouvait à la Cour. Marguerite, lui dit-il, s'était retirée dans la capitale et sous sa protection, afin de se soustraire aux partisans du duc de Bouillon, qui, pour mettre en question la légitimité de son second mariage, voulaient se saisir d'elle et lui faire avouer de force qu'elle n'avait pas consenti librement au divorce. Ce n'était sans doute qu'une façon de s'excuser d'une apparition inattendue et de prévenir les reproches de Marie de Médicis[1]. Surpris ou non par l'événement, il n'en laissa rien voir. Il expédia au-devant d'elle à Etampes, Roquelaure, un ancien ami de Nérac, qu'il savait lui être particulièrement agréable, et choisit pour la recevoir son bâtard bien-aimé, César, duc de Vendôme, un enfant de onze ans. C'était, à défaut du dauphin Louis, que sa grandeur et son âge retenaient au Louvre, la personne la plus distinguée qu'il pût déléguer, un prince du sang de la main gauche, et qui lui était plus cher que les autres. Marguerite, qui savait combien il aimait ce fils, ne manqua pas de louer sa beauté digne effect d'une royale naissance et son esprit qui surpasse son age. C'est à la vérité, dit-elle, une royale production digne de Vostre Majesté, qui ne fait rien d'animé ou inanimé qui ne surpasse l'ordinaire, comme ces beaux bastimens que j'ai veus passant l'eau (la Seine)[2]. Elle ne fit que traverser Paris pour aller s'installer à Boulogne, au château de Madrid. Le 2 août, elle y revenait pour un plus long séjour. Le prévôt des marchands, François Miron et les échevins, avertis de son projet et incertains des dispositions d'Henri IV, alors absent, demandèrent à Villeroy ce qu'ils devaient faire. Le secrétaire d'Etat était aussi embarrassé qu'eux. Il craignait peut-être que la bourgeoisie, exaspérée par les conversions et les retranchements de rentes de Sully, ne traduisît sa colère contre le surintendant en une manifestation de sympathie pour la dernière des Valois[3]. Il ne croyait pas, répondit-il avec sa prudence habituelle, que la reine Marguerite allât à Paris avant d'avoir vu le Roi, mais si elle y allait, Sa Majesté leur commandait de la visiter et la saluer, en lui tesmoignant que vous avez eu commandement du Roi de le faire, et sans qu'il soit besoin d'aultres cérémonies. En conséquence, le prévôt des marchands et les échevins, accompagnés des sergents de la ville, qui portaient des confitures et des flambeaux, se rendirent au cloître Notre-Dame où Marguerite dînait en la maison de Monsieur l'évêque de Rieux (Bertier), son chancelier. Miron lui dit leur ressentiment des grands biens qu'ils avaient reçus des rois ses antécesseurs. Il se félicita de revoir en elle la vive image de Leurs Majestés, recommanda la ville à pareille affection, et protesta qu'ils ne manqueraient non plus d'obéissance à ses commandements que de fidellité vers le Roy. Il la pria d'avoir agréable les présens de la ville et les prendre en aussy bonne part comme s'ils estoient dignes de sa grandeur. Ces hommages, qui tranchent sur le ton banal des harangues
officielles, témoignent moins de sympathies pour les Valois que de mauvaise
humeur contre les extorsions fiscales du gouvernement de leur successeur.
Marguerite, agréablement surprise de cet accueil, remercia la municipalité de l'honneur qu'on lui faisoit et des présents que l'on
luy donnoit, ajoutant que si elle eust creu
entre sy bien venue en ceste ville comme elle [l']est, qu'il y avoit
longtemps qu'elle y fust venue ; que sy la
ville a receu quelque grace de ses predecesseurs, on ne la trouvera pas moins
disposée en ce qu'elle pourra pour le service d'icelle ville et concitoïens[4]. Réponse gracieuse et légèrement ironique. Le Roi, rassuré, lui rendit visite et lui conseilla, dit-on, d'être moins dépensière à l'avenir et de ne plus changer la nuit en jour. A quoi elle sut bien répondre qu'elle était trop vieille pour renoncer à l'habitude de se lever et de se coucher tard et que la libéralité était une tradition de famille. Il s'égaya de cette humeur plaisante dont les traits ne le blessaient plus. Il rabroua Marie de Médicis, qui, lors de la réception de Marguerite au Louvre, ne s'avança pas assez loin pour la recevoir. Il la traita en sœur et ne l'aima jamais tant que depuis qu'il ne fut plus tenu de l'aimer. A Paris, où elle s'arrêtait souvent au sortir de sa maison d'habitation de Boulogne, elle logeait à l'Hôtel de Sens, bâti par l'archevêque de Sens, Tristan de Salazar (1475-1519). C'était un spécimen remarquable de l'architecture civile de la fin du moyen âge et du commencement de la Renaissance, comme on en peut juger par le peu qu'il en reste : poivrières de l'entrée, porte, large cour, tour d'angle sur la petite rue du Figuier. Mais elle en fut bientôt chassée par un drame passionnel. Elle avait fait venir d'Usson Dat, dit Saint-Julien, dont elle ne pouvait se passer. Le successeur de Pominy aspirait comme lui à être mieux qu'un mignon de couchette et voulait gouverner la maison de sa royale maîtresse. Ses prétentions et sa faveur menaçaient de déposséder Mme de Vermont, dame d'honneur de Marguerite, et depuis longtemps toute puissante. Le fils de cette confidente, un jouvenceau de dix-huit ans, inquiet de la disgrâce de sa mère ou jaloux de la fortune du favori, le tua d'un coup de pistolet à la portière du carrosse qui ramenait la Reine à l'hôtel de Sens. Il s'enfuit à cheval, mais mal monté, il fut pris avant d'avoir passé les portes de Paris. On le ramena devant le corps de sa victime et, l'ayant fait retourner pour être bien sûr qu'il était mort, il se déclara content. Sur les instances de la royale amoureuse, il fut exécuté dès le lendemain, à l'endroit même où il avait commis son crime. Marguerite voulut voir de ses yeux supplicier le meurtrier de son amant, mais elle quitta le jour même cet hôtel néfaste. Enragée de douleur et de fureur, elle engloba tous les Vermont dans sa passion de vengeance, les accusant de s'adonner à la magie et d'avoir voulu l'envoûter. Elle sollicita du Roi et finit par obtenir de lui le bannissement de la mère et des enfants dans le lointain Rouergue, à l'abbaye de Sylvanès, dont elle avait naguère gratifié Mme de Vermont, pour prix de ses services et de son dévouement. Elle retourna au château de Madrid et bientôt à Issy, qu'elle venait d'acheter à un sieur de La Haye. Issy fut sa maison des champs préférée, un petit Fontainebleau, qu'elle agrandit à la mesure naturellement de ses ressources. Le domaine passa par don, au XVIIIe siècle, à la congrégation de Saint-Sulpice, qui, expulsée de Paris par les rigueurs de la politique d'avant-guerre, y a transporté son grand séminaire. Elle y avait déjà son petit séminaire dans les bâtiments, aujourd'hui disparus, dont Renan, qui y commença ses études de théologie, a fait une agréable description. La construction, dit-il, s'étend en longueur au bas d'un vaste parc, et n'a de remarquable qu'un pavillon central qui frappe le connaisseur par la finesse et l'élégance de son style. Quand les Sulpiciens en devinrent les maîtres, rien ne fut changé au petit pavillon de la Reine ; on y ajouta de longues ailes et on retoucha légèrement les peintures. Les Vénus devinrent des Vierges ; avec les Amours on fit des Anges ; les emblèmes à devises espagnoles qui remplissaient les espaces perdus ne choquaient personne[5]. L'Italie avait mis à la mode, pour l'embellissement des palais des champs, les eaux courantes et jaillissantes. A l'exemple de Catherine de Médicis qui, à Chenonceau et aux Tuileries, avait fait servir la Seine et le Cher à l'animation de ses jardins, Marguerite capta les ruisselets qui vaguaient dans les prairies derrière la maison, et les canalisa en longs circuits serpentins ou les fit bondir en jets babillards. Ainsi que chante Bouteroue, un de ses poètes attitrés, Mainte belle source ondoyante, Découlant de cent lieux divers, Maintient sa terre verdoyante Et ses arbrisseaux toujours verts[6]. Non loin de cette grande villa, qu'on avait surnommé le petit Olympe d'Issy, pour être le séjour des Muses et des Dieux, il s'en trouvait une plus petite, le Casino ou le Cassin, comme on disait au XVIe siècle, réservée à un culte plus intime[7]. Le cœur de Marguerite était si sensible qu'en son désespoir de la perte de Saint-Julien, elle s'était hâtée de prendre un consolateur et l'avait choisi, comme toujours, jeune et beau. C'était un cadet de Gascogne, Bajaumont, fils ou parent d'un de ses officiers, le sénéchal d'Agen. Une autre mare plus petite, Si l'on retourne vers le mont, Par l'ombre de son boys invite De passer sur un petit pont, Pour aller au lieu de délices, Au plus doux séjour du plaisir, Des mignardises, des blandices, Du doux repos et du loisir. C'était le sanctuaire où Bajaumont officiait. Issy ne fut plus qu'une villégiature d'été, quand la Reine eut bâti son palais de ville au bord de la Seine, en face du Louvre. En 1608, on l'y trouve déjà installée. Elle avait acheté aux Bénédictins de Saint-Germain des Prés, à l'Université et à des particuliers, le vaste espace de terrain compris entre le fleuve et les rues actuelles : rue Jacob, rue des Saints-Pères, de Seine, et même un peu au delà. Elle éleva entre cour et jardin un Hôtel composé d'un pavillon central et de deux ailes, dont il ne reste aujourd'hui qu'une partie de la façade en retrait de la rue de Seine (n° 6), et, à l'Ecole des Beaux-Arts, une chapelle encastrée dans les bâtiments. A l'ouest, un double perron menait aux jardins, prolongés jusqu'à la rue du Bac par un parc, où le médecin Héroard raconte que le jeune Louis XIII chassait avec des chiens un renard qu'on y avait porté[8]. Parmi les salons d'apparat, il y en avait un destiné aux grandes réceptions et qui servait probablement, à l'occasion, de théâtre. La chambre de la Reine était décorée de tapis de Turquie et, dans le même goût éclectique que sa mère, de paysages à la manière hollandaise et de tableaux de piété à l'italienne. Mais il n'y avait qu'un portrait, celui d'Henri IV. A Usson, aux temps d'épreuves, elle s'était juré d'élever à Dieu un monument de reconnaissance et d'amour, s'il la tirait du danger et la ramenait saine et sauve au pays de ses pères. Pour obtenir du pape Paul V l'autorisation nécessaire à la fondation qu'elle projetait, elle allégua que lors de la révolte de la garnison du château, elle avait été miraculeusement délivrée par la Providence divine, sa vie et place assurées. Mais elle ne dit pas toutes ses raisons, ni même la principale. Elle a passé là par de plus poignantes angoisses, dans les premières semaines de sa réclusion, quand elle a pu croire que le roi de France et le roi de Navarre s'accordaient à la faire mourir. Seulement, était-il bienséant ou même possible, en 1609, après sa réconciliation avec Henri IV et la ruine de la dynastie des Valois, d'évoquer la cruauté des siens et de la perpétuer. Un épisode des guerres civiles servit de couverture aux légitimes actions de grâces. En ce péril public d'une mutinerie de soldats, — elle ne voulait pas dire au cours des journées de transes mortelles, — elle s'était ressouvenue de Jacob, pour la similitude de leur fortune, et elle avait fait à Dieu même vœu que lui, lorsque, pour se sauver de la fureur de son frère Esaü, il se retira vers Laban, là où Dieu l'ayant assisté durant les vingt années de son exil et ramené heureusement en sa terre, trouvant son frère apaisé et bienveillant envers lui et le comblant d'honneurs et de biens, il lui rendit (à Dieu) à tousjours la disme de ses biens et lui dressa l'autel d'actions de grace qu'il lui avait voué[9]. La haine d'Esaü contre Jacob, la réconciliation des deux frères, et les vingt ans d'exil, loin de la Terre promise, font involontairement penser aux rapports de Marguerite avec Henri III et Henri IV, et sans doute elle y a plus pensé qu'à la mutinerie militaire. Mais il ne lui convenait pas de le dire expressément. En attendant qu'elle eut les moyens d'édifier une abbaye pour tenir lieu de l'autel de Jacob, elle se hâta de construire et en 1613 elle avait achevé une chapelle dite chapelle des louanges, voûtée en coupe, comme on disait autrefois, c'est-à-dire surmontée d'une coupole, — une nouveauté architecturale — et décorée et enrichie de plusieurs orne-mens, ensemble de plusieurs orfeuvreries et tableaux à plein (peintures à fresque)[10]. Il n'en reste plus que les murs encadrés dans l'Ecole des Beaux-Arts. C'est maintenant un Musée où l'on entre par la chapelle proprement dite de l'Ecole et qui loge les moulages de la seconde porte de Ghiberti et de différents bas-reliefs ou statues de Michel-Ange[11]. Plus tard, quand ses ressources le lui permirent, elle commença la construction de l'autel de Jacob, autrement dit de l'Abbaye, dont la grande église devait s'appeler église de la Trinité. Pendant les travaux, elle établit dans les dépendances de son Hôtel les Augustins déchaux, qu'à sa demande le pape Paul V avait mis à sa disposition[12] : six prêtres et quatorze moines, qui se relayaient jour et nuit pour chanter deux par deux des cantiques d'actions de grâces, sur des paroles et des airs choisis par la fondatrice. Mais elle ne tarda pas à se brouiller avec eux, soit que, conformément à leur règle, ils ne voulussent que psalmodier des chants d'église, ou encore, comme on le suppose, qu'elle se fût émue de quelques représentations un Feu vives du' prieur sur sa conduite. Elle remplaça ces religieux trop austères ou trop formalistes par des Augustins d'un autre ordre, les Augustins de la reine Marguerite, comme on les appela, ou les Grands Augustins, qui se rendirent si populaires qu'appauvris par la mort de leur bienfaitrice, ils purent reprendre et achever les travaux de l'abbaye avec les contributions des fidèles. Le nom de quai des Grands Augustins situe l'emplacement de leur couvent et celui de rue Jacob rappelle le vœu de Marguerite. Ce fut dans sa maison de la rue de Seine que, sauf les villégiatures à Issy, elle passa le reste de sa vie. Elle pouvait voir de ses fenêtres le Louvre, dont elle était séparée par le fleuve et rapprochée par le Pont-Neuf, qu'Henri IV venait de terminer. La malignité publique relevait en traits grossiers ce vis-à-vis des palais, comme si celui de la rive gauche était seul le réceptacle du vice. Mais il y aurait eu beaucoup à dire sur l'autre en tant que séjour de la vertu. En 1605, Henri IV avait cinquante et un ans ; ses cheveux avaient blanchi, ses traits s'étaient tirés et parcheminés. Mais sa galanterie ne désarmait pas. Après ou avec Henriette d'Entragues, promue marquise, puis duchesse de Verneuil, il avait eu pour maîtresses Jacqueline de Bueil et Charlotte des Essarts, qu'il fit celle-là comtesse de Moret, celle-ci comtesse de Romorantin, sans compter les favorites d'occasion et les passades. Le Roi Très-Chrétien vivait parmi toutes ses femmes, y compris sa femme légitime, très occupé des filles et des fils qu'il en avait eus, dans une Cour qui ressemblait au harem du Grand Turc. Quand cet incorrigible gausseur traitait de mauvais lieu le logis de son ancienne épouse, il parlait en représentant d'un sexe, à qui l'opinion commune octroie le privilège de la licence. Mais, à les juger d'un point de vue moral absolu, ses façons de polygame n'auraient-elles pas mérité au Louvre semblable qualificatif. De tout temps, même sous le régime des valets de cœur, Marguerite n'a eu, semble-t-il, qu'un amant à la fois. Bajaumont avait succédé à Saint-Julien, qui succédait à Pominy, sans connaître de rivaux. A la vérité elle ne pleurait pas longtemps les favoris morts ou lointains, et vite remplaçait la bête de somme perdue, étant, dit Brantôme, de ces personnes qui n'aiment pas aller à pied. Mais elle leur restait fidèle, tant qu'ils vivaient ou continuaient de plaire, et ses liaisons étaient aussi entières que ses regrets étaient courts. Au contraire d'Henri IV, cyniquement sensuel et médiocrement jaloux, elle ne supportait pas l'idée du partage. Bajaumont, son avant-dernier mignon, était le plus parfait sot, dit un pamphlet, qui soit jamais arrivé dans la Cour. La Reine se moquait de son ignorance, mais elle le chérissait pour la beauté de ses formes. Elle le faisait célébrer par un de ses poètes attitrés, D'Audiguier, comme une merveille de la nature, égal à Mars en bravoure, supérieur en attraits à l'Amour même. Elle l'estimait si irrésistible qu'elle lui défendait de regarder avec complaisance les dames de son entourage. Elle chassa de sa Cour une de ses filles d'honneur, Mademoiselle de Choisy, à qui il faisait les yeux doux. Elle le battit un jour si fort, sans doute dans un accès de jalousie, qu'il voulut s'en aller, c'est Henri IV qui l'écrit à Marie de Médicis[13]. Elle le caressait trop. Un médecin appelé en consultation, lors d'un malaise du favori, laissa entendre à sa royale maîtresse qu'il dépendait d'elle qu'il se portât mieux. On peut croire qu'il mourut de cette affection exigeante. Villars, qui prit la suite, avait une belle voix. C'est le dernier en date des favoris en ces deux années, où Marguerite, sentant venir la mort, se rapprochait un peu plus de Dieu, sans renoncer au monde, et continuait d'être, par un contraste que les années rendaient toujours plus choquant, galante et dévote. Elle voulait que Villars s'habillât à l'ancienne mode avec des chausses troussées et des bas d'attache bien que personne n'en portast plus[14], comme si elle eût voulu rapprocher d'elle pas le costume celui qui en était si éloigné par l'âge, et se rajeunir elle-même en le démodant. Catherine avait toujours maintenu à sa Cour un grand air de décence, et si elle fermait les yeux sur les écarts de conduite, quand ils étaient utiles, elle réprouvait la malignité et la grossièreté des propos. Marguerite était plus indulgente. Tallemant des Réaux, ce médisant, raconte que Du Fresne-Forget, l'ancien secrétaire d'Etat, se moquait un jour des vertugadins, comme de trop sûrs gardiens de la vertu des femmes. Mais elle sut bien lui montrer, avec un à propos rabelaisien, que l'ampleur de sa fraise ne l'empêchait pas de manger de la crème ; il n'était que de se pourvoir d'une cuiller de bonne longueur. Elle payait presque aussi cher que Bajaumont, une sorte de fou, Guerin, excellent en gravelures ordurières. Mais la Cour du Louvre, qui n'avait rien à reprocher à celle de l'autre côté de l'eau en libertés de parole et de mœurs, aurait pu sur certains points la prendre pour modèle. Ni Henri IV, ni Marie de Médicis n'avaient les qualités qu'il eût fallu pour reprendre les traditions d'apparat des Valois ; elle, confinée jusqu'à vingt-sept ans à la Cour de Florence — une petite cour — et d'ailleurs inintelligente, paresseuse et lourde ; lui, chasseur et soldat, enclin par nature au débraillé que l'habitude des camps développa, toujours en mouvement, incapable de se plier à l'obligation du lever, du coucher, et des rites périodiques. Ils n'avaient aucune ardeur à rétablir ce qu'ils n'avaient pas vu, cette vie de représentation si absorbante, à laquelle les Valois se plaisaient ou se dévouaient. Henri III, quand il consentait à paraître en public, se révélait roi par la noblesse de l'attitude, la dignité des manières, et un air naturel de grandeur. L'ancien roi de Navarre s'astreignait rarement à ce sérieux et à cette dignité ; il semblait toujours se moquer des autres et de lui-même. Mme de Simier (Mlle de Vitry), une des beautés et des plus galantes du règne précédent, ne put s'empêcher de dire après une réception : J'ai vu le Roi, je n'ai pas vu Sa Majesté. Les Valois-Médicis aimaient les lettres et les arts, et, véritables Mécènes, ils les favorisaient d'égards, de pensions, de bénéfices. Henri IV appréhendait d'être le banquier de la République des Lettres et ne se souciait pas d'en être le protecteur ; lui, l'action faite homme, il haïssait les spéculatifs, bien qu'il fît semblant de les aimer. Sans les vives instances du président de Thou, il ne se serait pas décidé à prendre pour bibliothécaire Casaubon, ce prodige d'érudition. Si César revivait, déclare avec un peu d'exagération Scaliger, il le mépriserait quia erat doctus et Alexandrum quia erat discipulus Aristotelis[15]. Il paya, d'une comparaison moqueuse avec les génies du vent, le président Fauchet, zélé chercheur des institutions et des antiquités nationales, qui, réduit à la gêne ; alla lui présenter à Saint-Germain un de ses ouvrages et en attendait un secours[16]. Il supportait mal la fatigue d'une lecture[17]. Il ne lisait pas et se faisait lire les quelques livres qui l'intéressaient. Même une lettre un peu longue, si bien composée qu'elle fût, l'importunait. Après leur franche réconciliation, Marguerite, épistolière de marque, lui demanda plus d'une fois en grâce d'aller jusqu'au bout d'une de ses suppliques, ou, s'il n'en avait pas la patience, d'appeler à l'aide un lecteur. Un de ses jeunes contemporains, qui fut ambassadeur sous Louis XIII, Fontenay-Mareuil, raconte en ses Mémoires, qu'il tenait ses Conseils de cabinet en se promenant. On imagine si les travaux d'érudition devaient lui paraître fastidieux et vains. Il était si avare, un ladre vert, dit d'Aubigné, qu'il s'excusa de servir une pension à Malherbe, déjà célèbre, et pria le Grand Ecuyer, Bellegarde, d'assurer au poète le vivre, le couvert et des gages. Si, à l'exemple des rois ses prédécesseurs, il l'employa, ce fut à mettre en vers ses billets doux et ses plaintes amoureuses, le genre de service du grand poète qu'il apprécia le plus et récompensa le mieux. Orateur, épistolier, et digne de prendre rang parmi les premiers prosateurs de France, il avait en médiocre estime l'excellence de l'esprit qui ne s'appliquait pas aux affaires d'Etat. Il ne se passionnait que pour les bâtiments. A peine fut-il rentré dans Paris qu'on ne vit plus que maçons en besogne. Combien Marguerite était différente de lui. Si ses mœurs n'étaient pas beaucoup meilleures, et passaient pour pires, en égard aux préjugés de cette époque et de toutes les époques, sa Cour était, sinon plus décente, du moins plus distinguée. Les troubles des dernières années, dit Pierre Matthieu, retranchèrent un grand nombre de ses serviteurs, mais l'ordre et la splendeur parurent tous les jours en sa Cour, qui fut en tout temps embellie de dix filles, dont les beautez estoient rehaussées par les qualitez de leurs naissances[18]. Elle maintenait rue de Seine le plus strict cérémonial ; n'ayant rien que royal en toutes ses actions, rapporte Pasquier, elle prend ses repas ordinaires servie comme reyne à plats couverts par ses gentilshommes, l'un grand Maistre d'Hostel avec son baston, et les autres gentilshommes servants[19]. Son palais était ouvert aux étrangers comme aux Français
de distinction. Un des membres de l'aristocratie anglaise, Herbert de
Cherbury, depuis ambassadeur en France sous Louis XIII, et qui est resté
célèbre par l'étendue de son savoir et sa largeur d'esprit, faisait en 1608,
tout jeune encore, un premier voyage de reconnaissance en Europe. A Paris il
alla visiter Casaubon, et fut reçu à bras ouverts par Henri IV. Je me rendois aussi parfois, dit-il, à la Cour de la reine Marguerite, dans l'hôtel qui portait
son nom. Là, j'assistais à plusieurs ballets et mascarades dans lesquels la
Reine me faisait la faveur de me placer près de son fauteuil, non sans exciter
l'étonnement et l'envie de plusieurs de ceux qui avaient ordinairement cet
honneur[20]. Mais ce qui distinguait la maison de la Reine de celle du Roi, c'est qu'elle y recevait, avec de vieux amis et des hommes d'Etat, des poètes, des parlementaires, des historiens, des philosophes. On y causait et aux heures des repas, autour de la table royale, la discussion avait un caractère philosophique. Il y a, dit Pasquier, en elle une chose digne d'estre sceue par une longue posterité, car combien que les disners et soupers soient principalement desdiez à la nourriture du corps, toutefois elle, faisant plus d'estat de la nourriture d'esprit, a ordinairement quatre hommes près de soy, auxquels d'entrée elle propose telle proposition qu'il luy plaist pour l'examiner, chacun desquels ayant deduit sa rattelée ou pour ou contre, et estants de fois à autre par elle contredits, comme elle est pleine d'entendement, leur fait perdre souvent le pied, n'estant marrie d'estre par eux controllée, mais que ce soit par bonnes et valables raisons[21]. L'inventaire de la Bibliothèque fait mention des Propos de table de M. de Tubeuf. C'était sans doute un des discoureurs attitrés ou un gentilhomme servant, qui enregistrait les paris dans ces joutes philosophiques. Il est regrettable que le recueil en soit perdu et qu'il ne puisse être comparé aux discours qui restent de l'Académie palatine d'Henri III. Marguerite reprenait le dessein de ses frères, mais en marge du pouvoir et, sous une nouvelle forme, elle acheminait la République des lettres à ces habitudes de groupement, qui, après la tentative privée du Conrart, aboutirent à la création officielle de Richelieu. Les réunions de la rue de Seine rappelaient aussi le premier projet de Baïf et de Charles IX. Après que ces doctes hommes ont donné fin à leurs discours s'ensuit puis après une bande de violons, puis une belle musique de voix et finalement de luths, qui tous jouent l'un après l'autre à qui mieux mieux. Tous lesquels avec un merveilleux art apportent contentement non tant à leur maistresse qu'à toute l'assistance qui ne sent pas peu honorée d'avoir entrée en ce lieu[22]. Depuis les dernières années du règne d'Henri III et le bouleversement de la Ligue, la Cour avait perdu la maîtrise intellectuelle et mondaine du pays. Emancipée sans l'avoir voulu de la tutelle royale, la vie de société connaissait d'autres centres que le Louvre[23]. De grandes dames, comme la duchesse de Retz, la duchesse de Rohan et la princesse de Léon, sa fille, Mlle de Guise, depuis princesse de Conti, et d'autres d'un rang moins élevé, Mmes de Villeroy et de Simier, toutes deux intimes de Desportes, mais pas au même titre, la vicomtesse d'Auchy, un bas-bleu, amie de Malherbe, et beaucoup d'autres avaient leur cercle d'amis, de clients et d'écrivains. Magdeleine de Saint-Nectaire, qui vit retirée en son petit logis des Tournelles, a des visiteurs, dit Tallemant des Réaux, parce qu'elle a de l'esprit et sait les nouvelles. Sa maison était une potinière à la mode. Mais Mme de Villeroy est morte en 1596, la duchesse de Retz en 1603. La princesse de Conti et la duchesse de Rohan, quoi qu'elles aient écrit, n'avaient ni le prestige ni l'autorité nécessaire pour attirer tous les beaux esprits, étant l'une protestante, l'autre fille de l'ancien chef de la Ligue. Avant la formation de l'Hôtel de Rambouillet, ce salon éclectique où la haute bourgeoisie qui aimait et cultivait les lettres se rencontra avec la noblesse, qui mettait son orgueil à les protéger, personne n'était plus qualifié que Marguerite, par le rang, l'esprit et la science du monde, pour relever le Mécénat, que le Roi régnant laissait tomber. Il ne restait plus aucun survivant de la Pléiade : Pontus de Thyard, la dernière étoile de la constellation, s'éteignit en septembre 1605, en même temps que Marguerite reparaissait à Paris. Des successeurs de Ronsard, le plus célèbre, Desportes, vécut encore un an, et Bertaut, qui l'égalait par le talent, sinon par la réputation, jusqu'en 1611. Du Perron, maintenant cardinal, archevêque de Sens, était trop occupé des affaires d'Etat et d'Eglise pour s'adonner à la poésie et fréquenter chez une princesse de lettres. Agrippa d'Aubigné avait beaucoup de raisons de se tenir loin de la rue de Seine : c'était l'ennemi déclaré de Marguerite. Il gardait en manuscrit ou achevait d'écrire, à la honte des Valois et à la gloire des Réformés et à la sienne, ses Tragiques et son Histoire universelle, qui ne parurent qu'après la mort de la Reine. Il n'avoua jamais Le Divorce satyrique, où il la prend personnellement à partie et prête à Henri IV lui-même contre sa première femme un réquisitoire génial de diffamation et peut-être de calomnie. Mais on savait ses sentiments. Pour remplacer les disparus, Marguerite pouvait-elle se flatter d'enrôler dans sa clientèle l'ennemi de la Pléiade, Malherbe, qui rentrait la même année qu'elle à Paris. Elle avait ses poètes domestiques : Bouteroue, dont on a lu quelques vers agréables sur Issy, Vital d'Audiguier, un soldat poète, qui n'a trouvé protection qu'auprès d'elle et qui dit crûment leur fait aux Français en général et aux maîtres de l'Etat, en particulier, sur leur mépris des lettres et des lettres. Marguerite seule représente les nobles et brillantes traditions. Il lui dédie ses Mélanges et ses vers funèbres[24], qu'il a faits seulement pour elle et par son ordre. Je les expose maintenant au public sous vostre faveur et les produys par obéyssance comme je les ai conceus par devotion. Il y célèbre dans une ode et des stances son retour à Paris et la presse du peuple pour voir Sa Majesté. Il mène le deuil poétique de son favori (Saint-Julien), tué par une balle homicide. Il défend Bajaumont, mort, du reproche d'incapacité pour n'avoir pas su dire un mot dans une discussion philosophique en présence de la Reine. C'était par excès de modestie. En récompense de ses vers, le poète compte sur le bien que lui fera celle qui les a inspirés. François Maynard, président au présidial d'Aurillac, n'est pas un gueux en quête d'une aumône, et c'est un véritable poète et un écrivain d'une forme irréprochablement pure jusque dans les écarts de ses Priapées. Il fut pendant trois ans, jusqu'en 1607 ou 1608, le secrétaire de Marguerite et même un peu mieux. Elle avait si bonne opinion de cet excellent ouvrier du verbe, que, raconte Le Pays, un contemporain, quand elle avoit conceu quelque chose de beau, elle le couchoit sur le papier sans soin et dans le désordre de la première conception, et puis le donnant à Maynard, elle lui ordonnait de le ranger et de le mettre en vers. Il le faisoit d'une manière si aisée et si galante qu'elle avoit coutume de dire que Maynard estoit un orfevre excellent qui savoit admirablement mettre les pierreries en œuvre[25]. De cette collaboration, vers ses cinquante ans (1632), il revendiquait la meilleure part : L'âge affaiblit mon discours Et cette fougue me quitte Dont je chantois les amours De la reyne Marguerite. Elles sont certainement de lui les Stances bien limées sur la mort des favoris. Par amour de la poésie, Marguerite était très accueillante aux poètes sans regarder à la nature de leur inspiration. Des fournisseurs en pièces ordurières du Parnasse satyrique, gens d'esprit et de talent d'ailleurs, Théophile de Viau, Regnier, Sigogne, fréquentaient rue de Seine. Elle souffrait dans son entourage une bohème famélique : le provençal Laugier de Porchères, qui avait passé de la Cour de Savoie, où il ne mangeait pas tout son soûl, à une table nourricière ; Jean Alary, alchimiste crotté, qui offrait la pierre philosophale et tendait la main ; Maillet, un lunatique querelleur et batailleur, qui se fit chasser pour avoir attaqué de paroles et de coups un familier ou un visiteur de la maison et qui se racheta par vingt-sept stances sur l'Amour honneste et céleste, dont elle avait mis l'éloge au concours. Est-ce parmi ces besogneux qu'il faut ranger Fonteny le boiteux, ce maître Jacques du Parnasse, un compère de la Passion, et qui joue et compose peut-être des mystères dans cette troupe expirante du théâtre médiéval ; sculpteur de marrons et une autre fois de poires cuites au four — si bien faits, dit L'Estoile, qu'il n'y a celui qui ne les prenne pour vrais marrons ou vraies poires, tant ils sont bien contrefaits près du naturel[26] ; poète symbolique ou allégorique, auteur de L'Ænigme de la Cloche, et si ingénieux dans les anagrammes que de Marguerite de Valois il en tire un sublin : Salve Virgo mater dei, fort convenable à la qualité et profession de ladite dame, et un autre de pareille estoffe et grace. Mais, à couvert de l'anonyme, les ennemis de la Reine ripostaient : N'étant plus Venus qu'en luxure, Ni reine non plus qu'en peinture, Et ne pouvant, à son advis, Loger au Louvre comme reine, Comme p..... au bord de Seine Elle se loge vis à vis[27]. D'Aubigné, qu'on reconnaît à cette virulence, aurait dû pardonner à l'amoureuse par amour des lettres, alors qu'il était si indulgent par vanité de cousinage à la duchesse de Retz, autre intellectuelle galante, mais il la haïssait en bon huguenot si aveuglément qu'il négligea de la citer dans sa lettre à ses filles touchant les femmes doctes de nostre siècle[28]. Elle avait complété à Paris sa bibliothèque d'Usson et, sans doute, dans le même esprit et avec les mêmes préférences, mais il n'est pas possible (l'authentiquer ses derniers achats, à moins que la première édition ne soit postérieure à 1605. Elle y emploie Mlle de Gournay et, à cette occasion, ses Comptes mentionnent des livres, mais ce sont des livres tournois. Elle n'a pas la superstition du latin. Peut-être le sait-elle mal, peut-être aussi, comme tant de théologiens, de savants et d'écrivains, estime-t-elle que les langues nationales sont plus capables de rendre les aspects, les sentiments et les idées du monde contemporain[29]. L'un des rares ouvrages, sinon le seul, avec la Bible, qui soit annoté de sa main, c'est la Rhétorique de Fouquelin (Antoine Fouquelin de Chauny), dont la Préface dédiée à Marie Stuart, reine d'Ecosse et dauphine de France (1547), revendique le droit de formuler en français les préceptes de l'art d'écrire[30]. Il y a dans sa bibliothèque autant de traductions que de textes de l'antiquité et souvent des traductions qui ne sont pas accompagnées du texte. Elle a, dans un genre littéraire nouveau, l'autobiographie, montré combien le français excelle à se modeler sur la vie morale et sociale. Antoine d'Urfé, mort à vingt-trois ans, se flattait, avec la présomption de la jeunesse, de donner à la France sa langue philosophique. Avant ou après lui, Ponthus de Thyard, Guillaume Du Vair, Honoré d'Urfé, et Marguerite elle-même, dans le domaine restreint de la métaphysique amoureuse, s'y essayèrent. A moins de retenir la philosophie dans l'Ecole, hors de contact avec le milieu social, il fallait la soustraire à l'usage exclusif de la langue latine. Les serviteurs de Marguerite y travaillaient. Jean de Champagnac, sieur du Mas, après son ébauche de 1595, publia en 1607 un exposé général sous le titre de Sommaire des quatre parties de la philosophie, logique, éthique, physique, métaphysique. Il le dédia et en fit hommage à la reine Marguerite, la remerciant de l'avoir encouragé à engendrer en idiome français ces quatre parties de la philosophie, qui n'ont encore esté veues ensemble[31]. Seul Dupleix pourrait disputer à Champagnac le mérite de cette première tentative de vulgarisation, puisque dans la Préface d'un Cours de Philosophie, comprenant la Physique, la Mathématique et l'Ethique, et paru en cette même année 1607, il parle de la Reine, comme si elle était encore à Usson. Ce qui importe moins que la date de la rédaction des deux manuels, c'est que l'un et l'autre aient été écrits sous l'inspiration de Marguerite. Quand elle fut rentrée à Paris, Dupleix, lui dédia une sorte de Dictionnaire scientifico-philosophique, la Curiosité naturelle, mise en question selon l'ordre alphabétique, le prototype, peut-on oser dire, de la Raison par alphabet de Voltaire, sauf le talent, le style et l'esprit irréligieux. Champagnac et Dupleix avaient présenté la doctrine courante d'Aristote. Marguerite connaissait Platon ou du moins son éthique. Il est curieux qu'elle ait voulu s'instruire de la philosophie du moyen âge. Elle recevait chez elle des écrivains et des amis et des serviteurs, qui n'étaient pas tous des croyants. Peut-être un de ces libertins s'avisa-t-il de parler avec irrévérence de la scolastique. Or parmi les habitués de l'hôtel, il se trouvait un dominicain, Coeffeteau vicaire général de la Congrégation des frères prescheurs de France, qui était plus qualifié que personne pour révéler aux gens du monde le plus grand des théologiens de son ordre, saint Thomas d'Aquin. Ce fut sur la demande expresse de la Reine qu'il entreprit d'exposer en français la philosophie de celui qu'on appelait l'Ange de l'Ecole. Un premier volume fut bientôt prêt, qui traitait de Dieu, de sa nature, de ses attributs, de la création et des rapports du Créateur avec les créatures. Mais la Sorbonne s'émut de l'intrusion possible de lecteurs profanés dans un domaine que le latin et les massifs in-folios protégeaient contre les curiosités indiscrètes. Elle savait trop le mal irréparable fait par Luther et Calvin à l'unité chrétienne, en discutant en langue vulgaire les dogmes établis, et elle pouvait craindre d'abandonner à l'arbitrage d'une foule ignorante ce puissant effort de conciliation entre la raison et la foi. Les Sorbonnards, convaincus qu'ils n'obtiendraient ni du Conseil du Roi ni du Parlement un arrêt contre l'ouvrage, allèrent se plaindre au nonce de l'adaptation française du saint Thomas. Mais Barberini (c'était le futur Urbain VIII), désireux de ménager tout le monde, imagina un compromis à l'italienne. Le Premier essai de Coeffeteau parut, mais il n'en parut pas d'autres. Dans la Préface dédiée à Marguerite, l'auteur se défendit d'avoir voulu livrer en proie au public les secrets de la théologie. Car outre que ce ne sont pas ceux d'Eleusine, qui avoient honte du soleil, je ne croy pas les avoir prophanez, ne les faisant voir qu'à ceux qui sont initiez aux mystères, comme est Vostre Majesté, à qui l'envie mesme n'ose debattre la qualité de la plus sçavante princesse qui soit sur la terre.... Au reste Vostre Majesté estant aujourd'hui l'asyle des lettres — on voit avec quelle irrévérence le dominicain parle ou plutôt ne parle pas de la Cour du Louvre, — il estoit raisonnable que la reyne des Sciences (la théologie) apprist vostre langage pour vous faire les justes remerciements de l'honneur qu'elles (les sciences) reçoivent d'estre ouyes de Vostre Majesté, mais encore plus d'estre recompensées (1608).... Et Coeffeteau y compte bien en homme certain de son mérite. Il fut nommé plus tard évêque de Marseille, et, dans ses Œuvres complètes, se garda de rééditer ce malencontreux Essai qui avait failli le brouiller avec Rome et la Sorbonne. Honoré d'Urfé loue, mais ne quémande pas. Ce grand seigneur de lettres, que son roman de l'Astrée avait rendu universellement célèbre, publia en 1608 une édition de ses Epistres morales, augmentées d'un troisième livre. Il était alors à Paris avec sa femme, Diane de Châteaumorand, et fréquentait à l'Hôtel de la rue de Seine. C'est à la reine Marguerite et non pas seulement comme son très humble serviteur qu'il présentait ses derniers discours[32]. Encore pour le subject qu'ils traitent, il est raisonnable que, comme à leur première idée, ils soient rapportez à vos yeux pour voir s'ils ont quelque conformité avec le patron sur lequel ils ont été tiret. Je sais bien que tous leurs traits sont trop grossiers pour representer un dessein si parfaict. Et cela m'osteroit la hardiesse de vous les offrir si le commandement que vous m'avez faict autrefois de vous les lire et la peine que vous avec prise de les escouter ne me donnoient asseurance que me continuant la faveur que vous m'avez déjà faite vous les recevrez de bon œil.... Les deux premiers livres des Epistres morales justifiaient bien leur titre. Ils rappelaient par leur inspiration antique et chrétienne, et, par leur objet, les œuvres des rénovateurs du stoïcisme au XVIe siècle, Juste Lipse et Guillaume Du Vair, pour n'en citer que deux. Mais le troisième, celui-là même qu'il croit le plus digne de la Reine a un caractère plus nettement philosophique et métaphysique. D'Urfé y aborde les grands problèmes de Dieu et de l'âme que l'Antiquité, le Moyen Age et la Renaissance ont tant de fois discutés et diversement résolus. La lutte était ardente entre les partisans d'Aristote et ceux de Platon, divisés par les idées, les tendances et la méthode. L'Eglise avait si fermement adopté Aristote et appuyé de l'autorité du philosophe les vérités dogmatiques que les néo-platoniciens de France et d'Italie couraient le risque, en s'attaquant à ce champion involontaire de la foi, d'être accusés de mauvais desseins contre la religion. Honoré, romancier et philosophe, est plein de Platon. Le mystère de l'unité divine, que dans l'Astrée le druide Adamas révèle à Céladon ; la théorie des âmes aimantées, l'explication de la sympathie, et, ici comme déjà dans les Epistres morales, l'origine divine de la beauté, l'Amour conçu, non comme un appétit du corps, mais comme une aspiration de l'âme, et né d'une surabondance de vertu, sont des théories platoniciennes ou néo-platoniciennes. Mais s'il s'inspirait de Platon, il protestait de son admiration pour le grand penseur que saint Thomas avait appelé à l'aide contre les incrédules et enrôlé parmi les défenseurs du christianisme. Il s'en prenait, sans violence d'ailleurs, aux Arabes, Averroès, Avicenne, etc. qui commentateurs infidèles ou interprètes trop subtiles d'Aristote avaient tiré de sa doctrine, quand ils n'y ajoutaient pas de leur propre fonds, les conclusions les plus audacieuses. Il est remarquable qu'il ait mis sous le patronage de Marguerite cette synthèse de sa philosophie. Il avait au cours de ses études et de ses lectures reconnu en passant les grands philosophes de l'antiquité, leurs continuateurs arabes, la Cabale, et appris même le nom du législateur religieux de la Perse, Zoroastre, et il faisait hommage à la Reine de son information plus étendue que profonde. Il n'a ni l'érudition ni l'imagination ardente, ni la hardiesse d'esprit des néoplatoniciens, des penseurs et des savants de la Renaissance italienne, mais il excelle à décrire en français limpide son voyage d'exploration côtière à travers l'archipel des systèmes et du temps. Et pourtant dans les éloges qu'on fait de Marguerite personne ne signale, — comme il conviendrait cette tentative pour soustraire au monopole des latinistes et livrer au public l'ensemble et le progrès des connaissances philosophiques. L'année avant que parussent au complet les Epistres morales, Honoré d'Urfé avait publié la première partie du roman de l'Astrée (1607). C'est l'histoire éternelle d'un amour contrarié par les parents, traversé par les machinations d'un rival, troublé par le soupçon et la jalousie, mais qui placée dans un décor idyllique, vraie pastorale de grands seigneurs et de grandes dames travestis, eut, grâce à ce rajeunissement, en France et en Europe un succès prodigieux de nouveauté. L'action se passe en Forez sur les bords verdoyants du Lignon aux fraîches eaux, dans une Gaule imaginaire du Ve siècle, où s'entremêlent des druides philosophes, des nobles gallo-romains et des rois barbares, les représentants de trois civilisations réunies en dépit de la chronologie et de la vraisemblance, pour servir de sujet ou de prétexte à des variations sur l'Amour. L'Astrée, qui est avant tout un roman d'analyse, découvre la passion sous ses multiples formes. Le chanoine Reure, curieux de dresser un catalogue du sentiment, en a relevé, je crois, soixante et seize : amour chaste, amour fidèle, amour tendre, amour passionné, amour jaloux, etc. L'amour pur et constant emporte la palme. Le héros, Céladon, est le type dorénavant consacré, de l'amant respectueux et tendre ; il bénit les moindres faveurs de la bien-aimée, il subit humblement ses reproches et ses colères. Quand elle le chasse sur un injuste soupçon, il court se jeter à la rivière, d'où le retirent à demi mort trois nymphes compatissantes. L'héroïne Astrée, est tendre, mais hautaine, autoritaire et susceptible, et convaincue que Céladon doit être trop heureux de la servir. Ce pays du Lignon est l'empire des femmes ; une reine y commande seule, Galatée. Les jours se passent en promenades, conversations, propos d'amour. En habits de bergers et de bergères, une aristocratie vit sans besoins, sans travail, sans efforts, nourrie sans doute par un peuple de serviteurs, qui ne paraissent point, de peur d'enlaidir par leurs mains calleuses, leurs besognes ingrates, leurs vêtements sordides, et leurs préoccupations grossières, ce royaume d'Utopie, qui ne vit que d'amour, pour l'amour, par l'amour. Les contemporains ne croyaient pas que les premiers rôles de ce roman pastoral fussent des êtres imaginaires. D'Urfé lui-même le laissait enteridre dans la jolie lettre qu'Etienne Pasquier reçut de lui avec l'Astrée. ...Ceste bergère que je vous envoie n'est véritablement que l'histoire de ma jeunesse, sous la personne de qui j'ay représenté les diverses passions ou plustost folies qui m'ont tourmenté l'espace de cinq ou six ans[33]. Aussi Pasquier pouvait-il répondre : Céladon c'est vous-même. Mais il appréhendait de pousser plus loin les identifications, et, tout en déclarant que d'Urfé avait sous noms couverts raconté les histoires vraies des seigneurs et dames du Forez, il recourait à l'allégorie comme à une interprétation inoffensive. Il voulait voir et peut-être voyait-il personnifiées dans l'Astrée les belles conceptions tirées du monde des astres, et, dans Galatée, la France, fière du talent de l'écrivain et qui le chérit et l'embrasse. Les convenances lui défendaient d'assimiler Astrée à Diane de Châteaumorand, cette belle-sœur trop aimée, que Céladon avait prise à son frère pour en faire sa femme. Encore moins Marguerite se serait-elle plue à se reconnaître en Galatée. Elle aurait assurément estimé légitime le droit que la reine du Lignon revendique de rompre une promesse de mariage pour se donner à Céladon, sauvé des eaux, dont elle s'est éprise à première vue. Mais être reine et belle et n'avoir pas réussi à le consoler des rigueurs d'Astrée, c'était un aveu d'impuissance dont son amour-propre aurait trop souffert. Qu'elle fût Galatée ou non, Céladon devait lui paraître bien moquable ; il y a des faveurs qu'on ne refuse pas. A Paris, loin de ce milieu poétique du Forez où l'on ne jurait que par sa vertu, elle se permettait d'être, malgré son âge, une faible femme, au cœur indulgent et large. Vénus-Uranie n'était son nom que dans son cercle de lettrés. Or voici que la littérature sentimentale s'étalait dans ce roman de l'Astrée, où les bergers aiment en tout respect, adorent en toute humilité et osent à peine lever les yeux sur l'objet de leur culte. Céladon, déguisé en fille pour se rapprocher de son impitoyable amante, et, comme une compagne, embrassée par elle avec cette ardeur que les femmes mettent dans les manifestations d'amitié, contient avec peine les élans de la nature, mais il les contient et ne se pardonne pas d'être homme. Marguerite a dû s'amuser de ce débordement de quintessence. Est-ce une pure hypothèse de supposer que La Ruelle mal assortie, une bluette du même temps que l'Astrée, est une réplique de la Reine à toutes ces fantaisies d'amour pur, dont elle savait par expérience la vanité. La souveraine qui, par calcul, dissimulait soigneusement ses fautes avant l'annulation de son mariage, et la platonicienne qui, à la même époque, s'excusait d'avoir cédé par tendresse à la nature corrompue de ses amants, eut, devenue libre, la hardiesse de la sincérité. Ainsi fit-elle dans un court dialogue philosophique où le favori en titre et elle démontrent, chacun à sa façon, l'excellence de l'amour pur et de l'autre, à la gloire de cet autre. Bajaumont, car c'est de lui sans doute qu'il s'agit, est incapable de témoigner par des mots l'ardeur de sa passion. Avec la bravoure tranquille d'une femme que son rang dispense des préjugés, Marguerite se met elle-même en scène et se livre en exemple. Après quelques minauderies sentimentales — un hommage et un adieu à Platon, — elle se glisse aux bras du mâle qui n'est qu'un mâle, et tout éperdue avoue que l'ébattement du corps surpasse en plénitude savoureuse les mille petites délicatesses qui se trouvent en l'entretien et communication des esprits. Mais si elle décrit en une page très vive la volupté ressentie, la réserve des mots adoucit la précision des traits. Elle ne cesse pas de parler le langage de l'âme pour exprimer le trouble des sens. Même quand elle traduit le frisson passionnel, elle ne choque pas la pudeur ; elle glorifie en termes purs la victoire du corps. C'est par ce contraste entre les actes et les paroles que se révèle chez elle un sens délicat des bienséances féminines, développé par la vie de Cour et affiné encore par le caractère de sa culture philosophique. Quoiqu'en révolte ouverte contre le platonisme, elle se souvient d'avoir été, ne fût-ce qu'en théorie, platonicienne. De sa communion de pensées avec la plus noble intelligence du monde antique, il lui reste le dégoût de la vulgarité et de la laideur. Sa chasteté littéraire fut la dernière et suprême manifestation de son idéal de beauté morale[34]. Ce qu'elle revendiquait pour les femmes, c'était ce même droit à l'amour dont les hommes en tous les temps s'arrogèrent le privilège. Logiquement, la liberté des mœurs découlerait comme de son principe des doctrines qui se réclament de l'égalité des sexes. Mais si le féminisme répudie leurs conclusions morales, ou immorales, il n'en maintient pas moins leurs prémisses. Les faits au XVIIe siècle semblaient plaider cette cause. Des reines ont été appelées à remplacer les rois et se sont montrées aussi dignes qu'eux de l'empire. Elisabeth d'Angleterre et Catherine de Médicis, pour ne citer que les deux plus illustres exemples, réussirent à défendre l'Etat contre les factions et les entreprises étrangères. Les femmes n'excellaient pas moins dans les lettres et les sciences que dans la politique. Est-il extraordinaire que Marguerite de Valois ait eu de son sexe une idée très haute et ne se soit pas considérée comme une exception. Elle employait à l'achat de ses livres Mlle de Gournay, cette vieille fille de lettres, grande féministe et pédante, dont Montaigne s'était constitué le père spirituel, probablement par attrait des contraires, ou par esprit de pénitence pour révérer en elle tous les ridicules dont il s'amusait. Elle voulut dresser à son image ses dix filles ou dames d'honneur. En sa petite Cour de la rue de Seine, raconte Matthieu, les communs exercices de leur sexe sont tenus pour profanes ; elle renvoye aux dames de ville les ouvrages et veut que leurs esprits s'eslevent plus haut, qu'ils courent dans les bons livres, s'arrestent sur les bons exemples et fassent passer heureusement le genre et les graces d'une langue en une autre. C'est une école de purisme, dont Marguerite est l'institutrice. De ses discours elle font une académie, autant de paroles, autant de préceptes ; elles attrappent tousjours quelque mot digne d'imitation et de mémoire[35]. Aussi la femme qui avait une si haute idée du rôle éminent des femmes dut-elle s'émouvoir de l'ouvrage du P. Loryot, S. J., Les Secretz moraux concernant les passions du Cœur humain (Paris, 1614). Il n'était pas féministe, le bon Père, et, à vrai dire, il ne pouvait l'être, l'Eglise, pour de grandes raisons de sagesse et d'expérience, ne l'ayant jamais été. Il rappelait à ces êtres si vains de leurs attraits et si glorieux de leur empire que les hommes les aiment pour leur faiblesse et le plaisir qu'ils ont de les protéger[36]. Avec leur coquetterie, il les reprenait de leur babillage. Qui n'a ni lettres ni sciences n'a que faire de beaucoup parler[37]. Les femmes, dit-il encore, font voir en leur discours ce qu'on voit souvent en leur face quand elle est plastrée de ceruse et du vermillon d'Espagne ; en dehors elles paraissent belles et au-dessous elles seront fort laides : ou comme les sepulchres sont en leurs couvertures bien peints et artistement elabourés, et au-dedans il n'y a que carcasses hideuses à voir et puantes à forer[38]. Quel écrasant mépris ! Puisqu'elles sont rusées, qu'au moins elles fassent servir ce défaut à leur bien, comme de se garder de la surprise des hommes, ces meschants veneurs de leur honneur. Mais le jeu est dangereux. Femmes, qui prenez un singulier plaisir à vous voir caresser et qui vous promettez tant de vos forces que les batailles que l'on livre à votre beauté lui porteront autant de victoires ; triomphez-en, à la bonne heure, il est à desirer, mais souvenez-vous que l'obstination d'un siège enfin emporte la place, au dire de saint Hierosme[39]. Marguerite eut d'autant plus à cœur de protester que cette attaque contre son sexe partait d'un ordre qui lui était particulièrement cher, les Jésuites. Elle les avait installés à Agen. Elle leur faisait une large part dans les aumônes que, depuis son retour à Paris, elle distribuait aux diverses congrégations. Elle savait leur crédit dans les milieux intellectuels et dans le monde. Autant de raisons de répliquer. Elle remercie tout d'abord le P. Loryot de lui avoir baillé ce beau livre, heureuse de se rencontrer avec lui en quelques points, par exemple sur cette question : Pourquoi la femme est plus propre à la dévotion que l'homme. Mais comme fit le peintre au cordonnier qui voulait le reprendre d'autre chose que de son soulier, elle ose lui représenter que, chacun étant plus savant en son propre fait, elle ne peut supporter le mépris où il met la femme, voulant qu'elle soit honorée de l'homme pour son infirmité et sa faiblesse. Dieu procédant par ordre en ses œuvres a commencé par les moindres et fini par les plus grandes. Il a créé l'homme après toutes les autres créatures qui ont été faites pour lui. Ainsi la femme faite après l'homme doit être plus excellente que lui, étant d'ailleurs d'une matière d'autant plus élaborée que la côte de l'homme surpasse la fange en degré d'excellence. La Nature procède en l'embryon humain de même sorte, commençant par les organes de la [partie] Végétable, puis de la Sensitive et pour le dernier de la Raisonnable.... Aristote tient ce même ordre aux biens et aux fins, disant que la dernière fin est toujours la plus excellente. De la conformation extérieure du corps de la femme qui est si bien proportionné et si délicat, il faut inférer l'intérieur semblablement être plus délicatement et mieux organisé pour les fonctions de l'âme, et par conséquent l'âme de la femme sera plus propre à faire de belles actions que celle de l'homme, fait de fange, matière rude et sale et grossière, qui le doit rendre plus grossier et lourd en toutes ses actions tant de l'esprit que du corps. Aussi les hommes, au commencement qu'ils s'assemblèrent en société politique rejetèrent la première élection qu'ils avaient faite auparavant des plus forts du corps pour les gouverner et défendre des bêtes sauvages, et ils se firent régir par les plus beaux esprits plus capables de raison, justice et équité... L'homme, connaissant que la femme y excellait plus que lui, se reconnut comme obligé de l'honorer et presque l'adorer comme la plus sainte et la plus vive image de la Divinité, et en qui reluit plus de ses grâces. Par quoi il ne faut plus dire le monde avoir été fait pour l'homme, et l'homme pour Dieu, mais il faut dire le monde avoir été fait pour l'homme, l'homme pour la femme, et la femme pour Dieu. Partant, puisqu'elle surpasse l'homme en toute sorte d'excellence, de perfection et de dignité et que toutes choses se rapportent au plus excellent, au plus parfait et plus digne, comme la dernière fin, il faut dire la femme avoir été faite comme chef de toute la création du monde et son dernier œuvre, qui possède le transcendant de toutes choses créées en plus pur et parfait degré. Et par conséquent elle est une digne offrande pour être présentée â Dieu et pour être plus capable de lui rendre grâces de toutes celles qu'il a épandues en la Nature et sur toute sa création. Déclarer qu'elle a été déchue de l'excellence de sa création, par la menace que Dieu lui fit, pour le péché de la pomme de l'assujettir à son mari, c'est avouer qu'auparavant elle lui était supérieure, et pour ce juste courroux il ne la priva de l'excellence de son être, l'ayant choisie pour mère de Dieu, honneur auquel le sexe de l'homme n'est point parvenu. Parquoi encore il doit honneur et soumission à la femme, comme à la mère de son Dieu. Ah ! si ces raisons écrites par une femme avaient le bonheur d'être adoptées par l'écrivain qui vient d'écrire ce beau livre, et parées des fleurs. de son éloquence, je crois, dit-elle, que notre sexe en recevroit un éternel honneur pour lui être par un auteur si célèbre comme vous attribuée telle dignité[40]. C'était doucement solliciter le P. Loryot à résipiscence. La Compagnie avait trop d'obligations à Marguerite, qui signait leur très affectionnée amie, pour ne pas lui donner une satisfaction d'amour-propre. Une seconde édition du livre parut la même année avec un nouveau titre : Les Fleurs des Secretz moraux. Il s'ouvrait par la réplique de la Reine, et s'achevait par un recueil de petits poèmes : La Marguerite victorieuse de toutes les autres fleurs cueillies au jardin de Flore, — en l'honneur de la reine Marguerite. C'est le prototype de la fameuse Guirlande de Julie[41]. Dans cette défense du féminisme, il n'y a de personnel que la personne du défenseur. Marguerite n'a pas le temps de réfléchir, et, même sur cette question qui la passionne, elle se borne à suivre un livre. Elle a sous les yeux le petit traité du fameux Corneille Agrippa de Nettesheym : De Nobilitate et de præcellentia feminei Sexus (Noblesse et précellence du sexe féminin), publié à Anvers en 1527 et plusieurs fois au cours du XVIe siècle réédité ou traduit[42]. Elle emprunte sans façon à cet opuscule la meilleure part de son plaidoyer, mais elle l'arrange. C'est de là qu'elle tire son argument sur la perfection de la femme comme dernière production de l'Auteur de la nature, effet final et décisif et qui donne à l'œuvre le caractère du chef d'œuvre. Elle est, elle aussi, convaincue que le corps si tendre de la femme est la joie du regard et du toucher, mais elle se garde par bienséance féminine d'entrer dans les détails de cette beauté souveraine, où, de la tête aux pieds, Her Trippa se complaît et s'attarde[43]. Elle rapproche les deux passages où son modèle oppose la scélératesse des hommes et' la douceur des femmes. Pendant que les hommes s'entr'égorgeaient, elles inventaient les arts libéraux, elles initiaient l'humanité à la vertu et à la bienfaisance[44]. Elle raccourcit, taille, élague la surabondance des preuves historiques. Là où Agrippa énumère toutes les femmes honorées pour leurs vertus d'une grâce divine : prophétesses, héroïnes, saintes femmes, femmes docteurs, femmes apôtres, Marguerite se contente de dire que Dieu se plaît aux esprits tranquilles, reposés et dévots, et tels que celui de la femme. Mais c'est elle qui a imaginé que David fut privé de l'honneur de consacrer le Temple, parce qu'il était chef de guerre, et que Salomon y fut appelé comme étant plus proche des femmes par son humeur pacifique. L'enthousiaste développement où Agrippa célèbre la femme comme l'éclatante couronne, la gloire incomparable de l'Univers, pensée première de Dieu, créature dernière[45], a été resserré par Marguerite en un paragraphe qui fait encore plus d'impression. Sur le premier péché, la mansuétude divine, le Christ qui voulut naître d'une femme, Marguerite suit encore Agrippa. Mais si elle lui emprunte trois de ses principales preuves, elle les allège du fatras des exemples, de la lourdeur des démonstrations, d'un amas de raisons spécieuses ou enfantines. Ce n'est pas toujours d'ailleurs par goût. Son silence sur certains points est plus significatif encore que ce souci d'émondage. Elle s'interdit par prudence d'utiliser les passages sur la pudeur de la femme, l'amour des enfants, la polygamie et l'incontinence des hommes, de peur des comparaisons avec sa propre vie que provoqueraient l'éloge de son sexe et le blâme de l'autre. Elle laisse les arguments qui risquaient de prêter à rire à ses dépens. Elle se garde aussi par bienséance d'examiner pourquoi Jésus-Christ a voulu être homme — une objection des partisans de la supériorité masculine, à qui Agrippa oppose qu'il est né d'une vierge, — et pourquoi l'Eglise a exclu les femmes du sacerdoce, d'où il se tire aussi sophistiquement[46]. A la différence de son auteur, son apologie est toute réduite à l'essentiel, délicate comme les êtres dont elle plaide la cause. Et surtout elle est remarquable par l'aisance, la noblesse du style. Qu'on la compare, pour en juger mieux, à celle de Mlle de Gournay[47]. Marguerite prétend que les femmes sont supérieures aux hommes ; la fille adoptive de Montaigne se contente seulement qu'elles soient leurs égales. Et cependant c'est la thèse la plus hardie qui, grâce au talent de l'écrivain, paraît moins choquante. Mais si Marguerite croyait les femmes supérieures aux hommes en beauté, en douceur et même en intelligence, elle ne s'avisa jamais d'arborer contre la loi salique l'étendard du féminisme. Elle savait gré au Roi d'avoir rétabli l'ordre et assuré son avenir, et montrait sa reconnaissance et son respect dans les grandes comme dans les petites choses. Sachant combien il se plaisait à Fontainebleau, elle qualifiait cette résidence de son choix de paradis céleste et de jardin de volupté. Elle s'offrait, messagère d'amour, à en augmenter les délices, le jour par exemple où elle lui écrivait son beau rencontre avec Mlle Quellin, qui ne fust pas sans parler de Vostre Majesté qu'elle adore. Indubitablement, une vertu qui s'offrait à capituler. Était-ce à Marguerite de battre la chamade[48] ? Lui de son côté, voyant cette volonté de lui obéir et lui déférer en tout, se montrait plein d'attentions. Elle dépensait beaucoup pour ses bâtiments, ses aumônes, ses largesses, et se trouvait toujours à court d'argent. Eternelle solliciteuse, elle arrachait au Roi à force d'instances des gratifications, quelquefois à la grande colère de Sully, qui lui rappela un jour brutalement que sauf le Roi, la Reine et le Dauphin, tous les Français, elle y compris, dépendaient du surintendant des finances. Henri IV la visitait souvent, et bien qu'il désignât la maison de la rue de Seine d'un mot répugnant à répéter, et se gaussât trop pour un galant homme de ses faiblesses d'arrière-saison, il ne laissait pas de lui témoigner de la bienveillance et presque de l'amitié. Elle choyait le Dauphin, qui l'appelait Maman ma fille (sic) et elle le comblait de cadeaux coûteux ingénieusement choisis : un Cupidon parsemé de diamants, assis sur un dauphin, et tenant un arc d'une main et un brandon de l'autre parsemé de diamants. Une autre fois un navire d'argent doré sur roues allant au vent à la hollandaise (février 1608)[49]. Elle vivait en bonne intelligence avec Marie de Médicis. Un jour Héroard trouva Marguerite agenouillée au chevet de la Reine ; le Roi assis sur le lit et tenant dans ses bras le Dauphin, qui jouait avec un petit chien : une scène d'intérieur qui ne manquait pas de piquant. Marie de Médicis se plaisait à consulter Marguerite sur le cérémonial de l'ancienne Cour. La fille de Catherine, qui l'avait vue et pratiquée, savait mieux que personne les traditions, l'étiquette et les rites de la vie monarchique, et elle aidait la Reine à organiser les réceptions solennelles. Le Louvre avait cessé d'être le centre des plaisirs et des fêtes ; on n'y dansait plus depuis 1583. Aussi quand le roi d'Espagne, Philippe III, envoya D. Pedro de Tolède à Paris, pour négocier avec Henri IV Ain rapprochement et, si l'occasion s'offrait, une alliance de famille, ce fut à l'Arsenal chez Sully, le 6 janvier (1609), et rue de Seine, le 31, que se donna en présence de cet ambassadeur un Ballet des longtemps pourpensé... par Marie de Médicis, mais dont elle laissa le soin et la dépense â Marguerite. Leurs Majestés trouvèrent sa collation magnifique et somptueuse... qu'on disoit lui revenir à quatre mil escus. Entre les singularités de laquelle y avoit trois plats d'argent accommodés exprès à cet effect, en l'un desquels y avoit un grenadier, en l'autre un oranger et en l'autre un citronnier, si dextement et si artificieusement representés et desguisés qu'il n'y avoit personne qui ne les prist pour naturels[50]. Marguerite est la grande maîtresse bénévole des fêtes et des cérémonies de la nouvelle Cour. Mais il y en eut une où elle se serait volontiers dispensée de paraître. Henri IV, avant d'attaquer les Espagnols aux Pays-Bas, avait résolu de faire sacrer Marie de Médicis. Il fallut que sa première femme assistât au couronnement de la seconde à Saint-Denis et s'offrit en spectacle à la curiosité, sinon à la malignité publique, dans un cortège qui lui rappelait à elle, comme aux spectateurs, le souvenir d'une grandeur perdue. Comme si ce n'était pas assez de cette humiliation, elle dut marcher après la fille aînée du Roi, Elisabeth, une enfant de huit ans. Elle demandait que son manteau, au lieu d'être comme celui de la petite princesse à trois rangs de fleur de lis, en fût tout couvert et sa couronne fermée, comme retenant la qualité de Reine, suivant la promesse que le Roy luy en a faite. Je ne sais, écrit, Malherbe, si elle l'obtiendra[51]. Aussi, malgré son grand empire sur ses sentiments, il est probable qu'elle eut ce jour-là cet air de tristesse que Rubens a marqué dans le tableau du Sacre de la Reine. Elle partit aussitôt pour Issy, où elle voulait célébrer, loin de ce Paris enfiévré par la veillée des armes, l'anniversaire de sa naissance, 14 mai. Le 14 était un jour heureux pour sa maison : 14 septembre 1515, victoire de Marignan ; 14 avril 1544, victoire de Cérisoles, 14 mars 1590, victoire d'Ivry ; etc. Scipion Dupleix historien terre à terre, se borne à relever et rapprocher des dates, mais le poétique La Pujade admirait la puissance mystérieuse de ce nombre, avec ses multiples et ses sous-multiples dans l'Ancien et le Nouveau Testament, dans la vie de l'enfant et la force intellectuelle de l'homme, dans l'éclosion de la nature en fleurs, et il concluait : Grand'Reyne, dont l'esprit ne trouve rien d'estrange, Comme n'ignorant rien en ce mondain sejour, Prenés en gré ces vers qui chantent la louange Du jour qui donna jour à vostre premier jour[52]. Mais ce quantième fatal ne fut pas cette fois marqué d'une pierre blanche. En pleine fête la nouvelle survint de l'assassinat d'Henri IV et y répandit la tristesse et l'effroi. On peut croire les regrets de Marguerite sincères. S'il n'est pas sûr qu'elle aimât le défunt[53], elle a pu craindre pour le royaume et pour elle-même le retour des guerres civiles. Aussi s'empressa-t-elle d'aller au Louvre faire hommage à Marie de Médicis de sa fidélité et de son obéissance. Elle crut à un complot où les haines politiques et personnelles auraient exploité les passions religieuses. Dans son inquiétude du lendemain, elle prêta volontiers l'oreille à une de ses anciennes femmes, la d'Escoman, qui dénonçait comme les instigateurs du meurtre le duc d'Epernon et la duchesse de Verneuil, et il ne tint pas à elle qu'une instruction ne fût ouverte contre ces prétendus complices du meurtrier. Ce malheur rapprocha plus encore les deux Reines. Marguerite fut attentive à faire sa Cour. Quelques jours après que Marie de Médicis eut fait sa première sortie du Louvre depuis la mort de son mari, elle lui donna une collation magnifique et sumptueuse... en sa belle maison d'Issy[54] (8 juillet). Elle l'avertit du bruit qui courait à Paris d'une nouvelle Saint-Barthélemy, et qui, excitant les craintes des uns et les espérances des autres, entretenait le trouble et l'agitation des esprits[55]. Marie de Médicis, qui l'estimait beaucoup, comme fort disposée à tout ce qui est du bien de l'Etat, paraissait quelquefois à l'Hôtel de la rue de Seine. Lors du sacre de Louis XIII à Reims, elle la chargea, elle et le prince de Condé, de présenter le jeune Roi au sacrement de la confirmation[56]. Elle la choisit pour marraine de son second fils, Gaston, qui, à sa naissance n'avait été qu'ondoyé. Indulgente à son goût pour le chant et les chanteurs, elle accepta d'aller entendre, au jardin des Tuileries, le duo en plein air, de Villars, le dernier mignon de cette éternelle amoureuse, avec un jeune page[57]. Elle n'avait d'autre ambition que d'être agréable. Marie de Médicis avait abandonné la politique d'Henri IV, et, se rapprochant de l'Espagne, arrêté avec Philippe III le mariage de Louis XIII et de l'aînée des infantes, dora Anna. Heureuse de cette alliance de famille (30 avril 1611) et de la réconciliation des deux pays, elle passa gaiement le carnaval et le carême de 1612. Les fêtes qu'elle donna Place Royale, à l'occasion des fiançailles (5, 6 et 7 avril), restèrent célèbres pour leur magnificence, et rappellent si bien celles de Fontainebleau et de Bayonne qu'on incline à croire que Marguerite a aidé, au moins de ses conseils et de ses souvenirs, à les organiser. Mais ce n'est pas une hypothèse que ses talents de metteuse en scène furent requis lors d'un nouveau mariage. Pour rendre l'union entre les Cours d'Espagne et de France encore plus étroite, le duc de Pastraña, un grand d'Espagne, dont la mère, la princesse d'Eboli, avait été la favorite de Philippe II, vint demander la main d'Elisabeth de France, l'aînée des filles de Marie de Médicis, pour l'héritier présomptif de la couronne d'Espagne, don Philippe (plus tard Philippe IV.) Marguerite donna une réception et un bal, en l'honneur de cet envoyé extraordinaire. Elle avait fait entourer la grande salle de son hôtel de grands degrés en forme d'amphithéâtre où le Roi, la Reine, les princesses, le duc de Pastraña et les seigneurs et les dames, furent placés et assis suivant toutes les règles de l'étiquette. Elle était là vestue d'une robbe de drap d'argent, avec la manche ouverte en arcade, toute parsemée de roses de diamant, comme le devant du corps de sa robbe. On dansa au son de nombreux violons les branles, les courantes, les canaries. Une collation suivit en laquelle l'appareil, les raretés, les somptuosités furent estimés de ceux qui y assistèrent entre vraiment royales[58]. Mais elle a rendu à, la Reine régente et à Louis XIII de meilleurs services. Marie de Médicis, étrangère, sans parti ni expérience du pouvoir, s'était, au début de sa régence, efforcée par grâces, octrois de gouvernements et de pensions, de s'attacher les grands que la main de fer d'Henri IV avait fini par contraindre à l'obéissance. Si libérale qu'elle fût, ils se montrèrent encore plus exigeants. Elle n'était d'ailleurs pas sans reproches. Deux Italiens, Léonora Galigaï, son ancienne femme de chambre, promue daine d'atour, et Concini, mari de la Galigaï, qu'elle avait choisi pour chevalier d'honneur, la tenaient courbée sous l'empire de l'habitude et de la confiance. Elle les avait enrichis, et persuadée qu'elle ne saurait avoir de serviteurs plus fidèles que ces gens de sa domesticité e de son pays, elle fit de ce petit gentilhomme florentin un marquis, le gouverneur de Péronne, et enfin un maréchal de France. Cette ascension s rapide à la grandeur excita la colère envieuse de la vieille aristocratie e de la nouvelle, des princes du sang et des bâtards. Condé, Mayenne Nevers, Bouillon et Longueville quittèrent la Cour (fév. 1614) et se réunirent dans la place forte de Mézières, où Nevers, gouverneur de Champagne, était entré de force. Vendôme s'enfuit du Louvre, que la Régente lui avait donné pour prison et gagna son gouvernement de Bretagne Condé, le chef de l'opposition, réclama dans son manifeste la réunion des Etats généraux et l'ajournement des mariages espagnols. Le chancelier, Sillery, vieux et pusillanime, et Concini, décidèrent Marie de Médicis à signer avec les rebelles le traité de Sainte-Menehould, qui étai une capitulation humiliante et coûteuse (15 mai 1614). Par bonheur, Vendôme, mal satisfait de sa part de bénéfice, persista dans sa révolte. Sur le conseil de Villeroy, et contre l'avis de Concini, la Régente résolut de montrer le Roi au royaume et d'aller en personne pacifier les provinces de l'Ouest (5 juillet 1614). L'apparition de Louis XIII causa un grand enthousiasme. Les peuples virent à cheval le jeune souverain que les malveillants disaient flouet delicat, nourri dans du coton, ne vivant que de medecines. Amboise que Condé avait reçue comme ville d'otage, porta ses clefs au maître légitime. Les protestants, en témoignage de sujétion et de respect, firent sortir les garnisons des places de sûreté, quand il y entra ; La Rochelle sollicita l'honneur de sa visite, disant qu'il ne verrait pas une ville plus fidèle. Vendôme, désarmé par ces manifestations d'obéissance, alla trouve son frère à Nantes, et lui rendit hommage. C'est pour décider les princes à suivre cet exemple et à reparaître à Paris, où la Cour rentra le 16 septembre, que Marguerite intervint. Elle écrivit à un grand, qu'elle ne nomme pas, un compagnon de révolte du prince de Condé, pour le détourner à l'avenir de toute opposition au gouvernement de la Reine. Ce grand, c'est à n'en pas douter le duc de Nevers, fils de cette galante duchesse aux yeux pers, l'ancienne maîtresse de Coconat et la complice des amours de Marguerite avec La Molle. A qui d'autre l'épistolière aurait-elle pu parler de l'étroite amitié que chacun sait qu'elle a eue avec sa mère[59]. Et, en effet, les mères de Condé, de Mayenne, de Longueville et du duc de Bouillon (Turenne) n'eurent jamais avec elle une pareille intimité. La lettre n'est pas datée, mais elle est nécessairement antérieure ou postérieure de quelques jours au retour de Bretagne. Les princes comptaient sur la fin de la régence comme sur un nouveau règne, où ils auraient meilleure part, et, dans cette espérance, ils restaient froids et distants. Marguerite représentait au Duc, en amie, que le Roi continuerait à se servir des Conseils de sa mère. Elle en parlait en personne bien informée. Le 2 octobre, Louis XIII alla au Parlement déclarer sa majorité. Il remercia la Régente de tant de peines qu'elle avait prise, pour lui et la pria de commander comme elle avait fait par ci-devant. Je veux, ajouta-t-il, et j'entends que vous soyez obéie en tout et partout et qu'après moi vous soyez chef de mon Conseil. Il convient, expliquait Marguerite, de changer de conduite et de façons. ... Aussi ce voyage a tellement accreu l'autorité du Roy et de la Reyne et la bienveillance universelle des peuples et de la noblesse qu'il ne faut plus penser braver ni menacer et fault se résoudre d'obéir, se contenyr en son devoir et tascher seulement de se maintenir honnorablement aux bonnes grâces du Roy et de la Reyne. Nevers, convaincu par ces raisons ou par les faits, revint prendre son rang à la Cour. Marguerite joua encore une fois le rôle de conciliatrice lors des Etats généraux de 1614-1615. La Reine-mère pensait trouver dans les trois Ordres l'approbation des mariages espagnols et un appui contre l'esprit de révolte des grands. A la rigueur, elle aurait toujours la ressource de les opposer l'un à l'autre ; les occasions de conflit ne manquaient pas. La noblesse d'épée, appauvrie par les guerres civiles et la dépréciation dn numéraire, s'irritait de voir grandir, auprès d'elle et au-dessus d'elle, une noblesse de robe, qui, avec l'argent gagné dans le commerce, la banque et les fermes, achetait les charges de judicature et de finances, et, grâce à la prime d'assurance de la paulette, les transmettait à ses héritiers comme un patrimoine. De dépit, elle demandait que les offices, tout en restant vénaux, ne fussent plus héréditaires, afin d'en diminuer le prix et d'en élargir le marché. Le tiers état se résignait à ce sacrifice, mais à condition que la noblesse en fît un autre, celui des secours d'argent qu'elle sollicitait du gouvernement avec une âpreté croissante, et que peuples acquittaient en fin de compte, sous forme d'une augmentation d'impôts. Son orateur, Savaron, lieutenant-général de la sénéchaussée d'Auvergne, qui n'était pas un inconnu pour Marguerite, alla exposer au Roi la misère du peuple, et lui représenta que la noblesse avait été écartée des charges, non par la paulette, mais par l'opinion où elle était depuis de longues années que la science et l'étude affaiblissoit (sic) le courage et rendoit la generosité lâche et poltronne. Le Trésor ne pouvait se priver des 1.600.000 livres que rapportait le droit annuel, sans réduire les pensions, qui sont, affirmait Savaron, tellement effrenées, qu'il y a de grands et puissants royaumes qui n'ont pas tant de revenu que celuy que vous donnez à vos sujets pour acheter leur fidélité. Cette allusion aux dévouements rétribués exaspéra les gentilshommes. Le clergé s'entremit ; Richelieu, l'orateur de l'Ordre, demanda au tiers de donner quelques satisfaction et contentement à la noblesse. Après des explications qui furent mal reçues et une plainte du corps de la noblesse au Roi, le tiers se déclara trop convaincu du mérite de cet ordre qui porte sur le front les marques de la vraye generosité et valeur, pour oublier la deference, le respect et service, qui est dû à sa qualité. Et la noblesse à son tour promit son assistance et de bien bon cœur à la Chambre du tiers. En dépit des politesses, le désaccord restait entier. Le
clergé avait voté la suppression de la paulette et décidé de porter ce vœu au
Roi. Mais le Parlement de Paris et la Chambre des Comptes, d'accord avec les
autres Cours du royaume, protestèrent contre la réforme. Marie de Médicis ne
savait comment apaiser cette querelle. Marguerite intervint, probablement à
sa prière. Elle écrivit (17 nov. 1614)
au cardinal de Sourdis, président de l'ordre du clergé, pour le détourner
d'une démarche qui blesserait au vif le tiers état. Considerez,
mon cousin, que par la résolution que vous pristes hier au soir, l'on tasche
d'entre ouvrir le bataillon macedonien des cœurs unis des trois estats au
repos de ce royaulme. Assurément, il y a une
belle apparence d'oster une chose que j'avoue très mauvaise... Mais le
moment est-il bien choisi pour enlever au Roi la somme qu'il en tire, sans
tout troubler, estant ja en arrière de huit cent
mille francs et ayant espuisé à ces derniers mouvements ses trésors de la
Bastille. Si vous aviez une somme
presentement en main pour lui remplasser ce que l'on luy veult oster, il y
auroit apparence de luy faire ceste remonstrance. Mais la necessité estant
pressante et urgente et le moyen du remplacement incertain et esloigné, il
n'y a nulle apparence de l'en presser à ceste heure. Le clergé est sûr
des bonnes intentions du Roi ; qu'il sache en attendre les effets.
Evidemment, on vous dira que l'ajournement de la remontrance est le moyen de séparer les Etats avec des promesses sans efect.
Je leur responds à cela, reprend Marguerite, que les mesmes moyens qu'ils peuvent avoir à cest heure
pour convier le Roy à faire ce qu'ils désirent, qu'ils les auront, bien
qu'ils ne soient pas assemblez au terme que le Roy leur permettra, car ce
n'est pas leurs trois corps assemblés ici qui peut (sic) forcer le Roi
à faire ce qu'ils desirent, c'est la crainte qu'ils (les conseillers du Roi) pourront avoir que s'en allant malcontans, ils semassent
ce mescontentement par tout le royaume, et le temps estant venu, si Sa
Majesté y manque (à sa promesse de
supprimer la paulette, dès qu'elle en aura les moyens) le mesme mescontentement se pourroit prendre et porter le
mesme prejudice à son authorité, à son service. On s'en tira par un compromis. Le clergé et la noblesse se bornèrent à inscrire dans leurs cahiers la suppression de la vénalité des charges. Le tiers en fit autant par acquit de conscience et pour complaire à l'opinion. Le Roi fit ce que les besoins du gouvernement lui imposaient ; il supprima la paulette en principe et la maintint en fait[60]. Marguerite finissait noblement sa vie par ces deux efforts de pacification. Sans regrets, à ce qu'il semble, et en tout cas sans rancune, elle se dévouait à l'affermissement de la nouvelle dynastie. La Cour, oublieuse de ses services, et le jeune Roi, qu'elle comblait de cadeaux et d'attentions, avaient bien tort de se moquer des façons surannées de cette vraie fille de France. Sans doute, elle n'imaginait pas volontiers qu'elle eût vieilli et continuait à se regarder au miroir de l'âme et à s'y voir telle qu'au temps, où le froid Montaigne parlait de sa beauté supra-terrestre. Elle devint horriblement grosse, dit Tallemant des Réaux, et cependant elle aimait à étaler sa gorge, mais elle ne réussissait pas à comprimer sa taille, et, afin qu'elle parût moindre elle faisoit mettre du fer blanc aux deux côtés de son corps pour élargir ses hanches. Avec ses corps de jupe, qui étaient nécessairement plus larges et ses manches à proportion, il y avoit bien des portes où elle ne pouvoit passer. Son éternelle perruque blonde, qui autrefois masquait de beaux cheveux noirs, couvrait maintenant bien à propos une tête chauve. Elle continuait à s'habiller comme à l'époque où elle était l'arbitre des élégances. Elle avait changé et la mode aussi, et toutes deux restaient comme une image fidèle et déplaisante d'un passé lointain. Mais il ne faut pas croire tous les contes recueillis par L'Estoile et surtout par Tallemant des Réaux, qui n'était pas né quand elle mourut. Elle ne portait pas dans chacune des pochettes qu'elle aurait fait coudre à l'intérieur de son grand vertugadin une boîte où était le cœur d'un de ses amants trépassés. L'histoire de ce columbarium ambulant est vraiment trop ridicule. Elle avait assez de raisons de s'attrister sans promener
ces lugubres reliques. La persécution et les menaces
de son frère (Henri III),
raconte Scipion Dupleix... les effrois qu'elle en
reçut, l'appréhension qu'elle eut ensuite que ses fautes n'obligeassent son
mari d'attenter à sa vie, et la solitude en laquelle elle vesquit durant
vingt ans, la troublèrent si fort qu'elle entra en une extreme defiance de
tout le monde, de sorte que ses facheries et terreurs continuelles la
rendirent hypocondriaque. Mais ces faiblesses ne paraissoient au commencement
qu'en certains objets connus à ses domestiques ; depuis son dernier voyage à
la Cour (en 1605), ils ne furent que trop divulgués, elle-même les faisant
connoistre à tout le monde. C'est en dire trop ou pas assez. Veut-il parler de paroles ou d'actes, d'extravagances de conduite ou de signes d'aberration mentale ? Est-ce en une de ces crises qu'elle aurait fait confidence à l'évêque de Grasse, Le Maingre de Boucicault, son premier aumônier, de ses rapports incestueux avec ses trois frères ? A qui fera-t-on croire qu'une femme en son état normal, si éhontée qu'elle soit, avoue jamais de pareilles hontes, sauf dans le secret bien gardé de la confession. A supposer que l'évêque l'ait bien entendue ou bien comprise, il fallait que Marguerite fût ce jour-là malade ou folle. L'idée d'hystérie vient immédiatement à l'esprit, comme l'explication de ce besoin morbide d'épanchement. Mais on sait que les hystériques croient ce qu'ils imaginent et ont du plaisir à le faire croire ; ils mentent et ne peuvent s'empêcher de mentir. Le fait qu'ils parlent d'incestes commis prouve seulement qu'ils en ont rêvé. Toutes les faiblesses de sa vie, qu'elle a prolongées jusque dans la plus arrière-saison, ne seraient que peccadilles en comparaison. Elle les conciliait sans malaise ni scrupules avec les pratiques les plus habituelles de dévotion, ayant un cœur si large qu'il y avait place pour Dieu et les hommes. Tous les jours, elle entendait trois messes et communiait plusieurs fois par semaine. A Paris, elle visitait les hôpitaux et les prisons pendant la semaine sainte. Elle distribuait aux jours voulus le pain bénit. Elle était très charitable. L'Estoile raconte que le prévôt de Paris ayant ordonné l'expulsion des mendiants de la capitale, il ne s'en vit jamais un plus grand nombre auprès de l'hôtel de la reine Marguerite, comme en une sorte d'asile. Elle avait pris sous sa protection les Irlandais bannis de leur pays par l'intolérance anglaise et qui, réfugiés à Paris, et sans ressources, y gueusaient. Un jour elle voulut être la marraine d'un enfant qu'une Irlandaise venait de mettre au monde sur les marches de l'église, et elle choisit pour compère le duc de Montmorency qui se trouvait là. Pensait-elle racheter le nombre de ses fautes par l'abondance de ses aumônes ? Non, peut-être, car il n'est pas sûr qu'elle tînt l'amour pour un péché. Elle était libérale de ses deniers comme de sa personne. En ses goûts, de luxe, en ses appétits de magnificence, en son besoin de profusion, se retrouvait sa race. Elle dépensait sans compter, élargissait la main à toutes les demandes et, quand elle avait épuisé ses ressources, elle empruntait, comme sa mère, à tous les taux, sauf à ne pas rembourser, car elle aimait à donner, mais répugnait à rendre. Ses revenus étaient considérables, 338.000 livres en chiffres ronds, et sans les largesses, les amours et les plaisirs, ils eussent suffi à lui assurer une vie large et digne de son rang. Mais elle ne savait ni administrer ni se régler. Elle se déplaçait souvent, et changeait de serviteurs plus
encore que de résidence. Ce ne seroit jamais assez,
écrit Malherbe, de vous escrire les changemens de la
maison de la reine Marguerite, non seulement au commencement des quartiers,
mais aussi au milieu, c'est vous en dire assez que tout y va comme de coutume[61]. Autant de
dépenses. La plupart des congédiés ne s'en allaient pas sans demander récompense, c'est-à-dire une compensation ou une
indemnité. La succession des favoris atteignait par contrecoup le personnel
des dames et des gentilshommes. L'avènement de Bajaumont au poste de
Saint-Julien provoqua le renvoi de Mlle de Choisy. François Maynard,
jusque-là poète attitré et secrétaire de la Reine, partit pour des motifs
qu'on ne sait pas. Les valets de cœur coûtent toujours plus, en raison de la
différence d'âge. Mais elle ne croyait pas payer trop cher la joie de vivre. Elle ne se résignait pas aux renoncements. Sa santé, qui n'avait jamais été bonne, empira, depuis son retour d'Auvergne, avec les ans. Elle s'enrhumait facilement. En septembre 1613 elle fut si malade qu'on la crut perdue. Son dernier caprice, le chanteur Villars, fit vœu, si sa maîtresse guérissait, d'aller en pèlerinage à Notre-Dame de Victoire, près de Senlis. Elle guérit. Villars partit à quatre heures, un matin d'octobre, à pied, suivi à deux heures d'intervalle par la Reine en litière et les dames de la Cour de la rue de Seine en quatre carrosses. Cet entremêlement d'amour et de dévotion amusait Malherbe qui, curieux de savoir les nouvelles du voyage et de la cérémonie, où il y aura comme à l'accoutumée quelque extravagance, se proposait d'aller attendre à l'arrivée cette pieuse caravane. La mort d'un ami l'en empêcha. Si le Père la luxure, comme on surnommait Malherbe, trouvait plaisant que la convalescente employât son mignon à rendre des actions de grâces à la Vierge, les prêtres d'âme religieuse qui logeaient ou fréquentaient rue de Seine devaient s'en scandaliser. Mais la superstition monarchique leur fermait la bouche. Le tee juin 1614, Villars était encore en fonction, de chanteur au moins. C'est un laïque, Antoine Le Clerc, sieur de La Forêt (près de Clamecy), et maître des requêtes de
Marguerite, qui aurait préparé sa conversion. Il était de ces milieux ardents
où la passion religieuse des guerres civiles avait tourné en piété active, en
œuvres d'édification et de charité. Nombreux sont, dans le monde, ou hors du
monde, les ouvriers de la Renaissance catholique du XVIIe siècle. Quand
François de Sales vint à Paris, en 1602, il trouva chez Mme Acarie, veuve de
l'un des fondateurs de la Ligue, un groupe de mystiques, prêtres ou laïques,
en état et en volonté d'agir à la fois sur le clergé et la société[62]. Le Clerc fut
lui aussi un de ces serviteurs de Dieu[63]. Il a peu écrit,
bien qu'il passât pour très savant en philosophie, en théologie, en Ecriture
sainte, en histoire, et qu'il sût à fond le grec et le latin, un des premiers docteurs de son siècle, dit avec
quelque complaisance son panégyriste[64]. Mais il était avant tout préoccupé des choses de l'âme. Lui aussi s'abîmait en Dieu. Il parlait des grandeurs de la terre avec une telle force qu'il en couloit dans l'esprit de ses auditeurs un mépris incroyable. Peut-être a-t-il poussé Vincent de Paul auprès de cette princesse, qui, pratiquant au moins une des sept œuvres de miséricorde, l'assistance aux pauvres, était capable de sentir l'éminente vertu de l'apôtre de la charité. Le nouvel aumônier, s'il vit le désordre de la souveraine, était, en son humilité, trop respectueux des grandeurs sociales, pour le dénoncer, et trop soucieux de son salut pour l'autoriser de sa présence. Vite, il saisit l'occasion de se retirer dans la cure de Clichy. A mesure que les forces de la Reine déclinèrent, les exhortations de Le Clerc se faisaient plus pressantes, et elles parvinrent à inspirer à cette amoureuse récalcitrante (est-ce plusieurs mois ou quelques jours avant la mort ?) les sacrifices qu'exige la piété. Quelque temps après la séance d'ouverture des Etats généraux, où elle assista auprès de Leurs Majestés à son rang, elle s'alita. Contre toutes les prévisions, elle se remit. ...Comme elle a été hors d'espérance, écrivait Malherbe, on la tient aujourd'hui hors de crainte[65]. La Reine-mère pensait, pour sa convalescence, lui donner la distraction d'un ballet. C'était se tromper une seconde fois. Le 27 mai (1615), elle fut si mal que son grand aumônier, ou son confesseur, l'avertit de penser à son salut. Elle le remercia et lui fit don, en récompense, de son argenterie. A 11 heures elle était morte. Le corps fut exposé sur un lit de parade. Peuple et aristocratie accoururent pour la voir. Je la tiens pour vue, écrit sans bonne grâce Malherbe, car il y a une presse aussi grande qu'à un ballet. Elle était populaire — popularité où il entrait un regain de sympathie pour la dynastie des Valois, le prestige de sa naissance, les aventures et les malheurs de sa vie, ses aumônes et ses libéralités. On l'aimait aussi pour la familiarité de son accueil, sa bonté, sa charité. Des écarts de sa conduite, le peuple de Paris ne savait rien ou n'aurait rien voulu croire, ou même ne se souciait pas. Son attitude pendant les troubles de la régence, quelles que soient les raisons qui l'y aient déterminée, est vraiment noble et généreuse. Elle ne brouille pas, elle n'intrigue pas, elle soutient de tous ses moyens la femme qui règne à sa place, le jeune Roi qui n'est pas de son sang. Elle justifie pleinement la déclaration qu'elle faisait à Brantôme, à Usson. Je n'ai point d'ambition et n'ai pas besoin d'en avoir étant ce que je suis. Mais il y avait aussi dans cette affluence des gens dont
l'émotion n'était pas aussi désintéressée. Ce matin,
rapporte encore Malherbe, la chambre de la Reine
étoit si pleine de ses créanciers que l'on ne s'y pouvoit tourner[66]. Marie de
Médicis cherchait à les rassurer. Elle a dit qu'elle
veut payer ce que légitimement elle (Marguerite) devra, ajoutant que si
elle ne le faisoit elle auroit peur que la morte ne la vinst tourmenter. Superstitieuse comme une
Italienne, elle ne se moquait qu'à moitié. Elle fait
cas que les dettes n'iront qu'à quatre cent mille livres, mais l'on
tient qu'elles dépassent plus de deux cent mille écus (environ 600.000 livres). Ce fut l'une des dernières préoccupations de la malade de les acquitter. Par son testament dressé en son hôtel de la rue de Seine, le 25 mars 1615, elle léguait au Roi et à la Reine-mère tous ses biens, meubles et immeubles lesquels elle s'est réservez par la dernière donation faite à Sa Majesté estant alors Dauphin. Mais c'était à charge pour ses deux héritiers de satisfaire au contrat de fondation qu'elle avait fait au profit des Augustins réformés de la congrégation de Bourges, de payer ses dettes et d'acquitter les pensions de ses gentilshommes et dames et les gages de ses officiers, pour deux quartiers qu'elle reconnoist leur devoir et qui echerront le 31 de ce présent mois de mars. Elle les obligeait aussi à réaliser certains vœux qu'elle a déclarés et nommés à maître Bonaventure Quentin, maître des requêtes de son hôtel, et à maître Jean Boissieux, secrétaire de sa chambre, lesquels elle n'a voulu autrement exprimer aux notaires qui avaient dressé le testament[67]. Quel malheur que maître Bonaventure Quentin et maître Jean Boissieux ces parfaits serviteurs, n'aient pas trahi le secret de ces legs, que Marguerite se faisait scrupule de confier à des notaires. Il serait intéressant de savoir si Villars a hérité d'un souvenir. La liste de ces petits légataires permettrait peut-être d'éclaircir quelques points de l'histoire passionnelle de Marguerite. Cette curiosité est malséante peut-être, mais elle est un devoir du biographe, et se justifie par la passion de la vérité. Le Roi, la Reine-mère, Monsieur et Mesdames et la Cour prirent le deuil. Le corps de la défunte fut exposé dans la chapelle des Louanges, l'église proprement dite de l'autel de Jacob n'étant pas encore bâtie, et il y resta pendant plus d'un an. Au retour d'un voyage en Guyenne et dans l'Ouest, pour conclure les mariages espagnols et réprimer une nouvelle révolte des grands, Marie de Médicis, qui avait cédé à toutes les exigences des rebelles (paix de Loudun, 3 mars 1616) ; revint à Paris, où la feue reine attendait les honneurs funèbres. Le Trésor était tellement épuisé par les fêtes, les frais de la guerre et la rançon de la paix que, pour toute cérémonie, la morte fut transportée de nuit à Saint-Denis, avec deux archers de la garde du corps du Roi pour toute escorte. Les moines, raconte le médecin Héroard, firent difficulté de la recevoir, craignant que ce ne fût une feinte, à cause du peu de compagnie ; enfin ils la reçurent[68]. Catherine de Médicis avait fait bâtir accolée au croisillon septentrional de l'église abbatiale une chapelle funéraire destinée à recevoir le corps de son mari, celui de ses enfants et le sien[69]. C'est dans cet édifice, encore inachevé et qui resta tel, que Marguerite de Valois reposa. Qu'est-il advenu de son cercueil et de ses restes, c'est ce qu'il m'est impossible de dire. Les bons historiens de l'abbaye de Saint-Denis ne la citent pas dans l'index alphabétique des personnages dont les tombeaux existent ou ont existé à Saint-Denis. La chapelle des Valois, qui menaçait ruine, a été démolie en 1719 et le monument funéraire d'Henri II et de Catherine de Médicis transféré dans l'abbaye où il est encore. Mais les ossements de leur fille où sont-ils ? Ont-ils été dispersés par l'incurie de la vieille monarchie, l'action du temps ou la fureur de la Révolution ? |
[1] L'événement fournit ample
matière aux suppositions des nouvellistes et des diplomates. Philippson, Heinrich
IV und Philipp III, Berlin, 1873, t. II, pp. 245-246, note 3 et références.
Sully, Œconomies royales, chap. CLIV, Ire section, p. 40.
[2] Guessard, p. 396, 20 juillet.
[3] Miron de l'Espinoy, François
Miron, 1885, pp. 288-289.
[4] Registres du Bureau,
XIII, pp. 469-470.
[5] Ernest Renan, Souvenirs
d'Enfance et de Jeunesse, Paris, s. d., Calmann-Lévy, p. 220.
[6] La pièce de Bouteroue, Le
Petit Olympe d'Issy, est reproduite en partie par Renan, p. 225.
[7] Les comptes de la Reine
distinguent le Concierge du Petit Olympe
de celui de la petite maison.
[8] Héroard (ou Hérouard) II, p.
7. Simonne Ratel, XI, pp. 5 et 6.
[9] D. Félibien-Lobineau, t. IV
(vol. II des Pièces justificatives), p. 40, lettre de Marguerite au pape Paul
V.
[10] D. Félibien-Lobineau, p. 42.
[11] Eugène Muntz, Guide de
l'Ecole nationale des Beaux-Arts, Paris, Quantin, où l'on trouvera la
plupart des références.
[12] Félibien, t. IV, p, 43.
[13] Lettres missives, VII,
p. 548, 10 mai 1608.
[14] Tallemant des Réaux, Historiettes,
verbo Marguerite de Valois.
[15] Scaligeriana, verbo
Henri IV.
[16] L'Estoile, VII, p. 213, mars 1600.
[17] Il y a deux choses qui étaient
contraires à sa nature, dit à peu près Scaliger, c'est de tenir gravité et lire.
[18] Pierre Matthieu, Histoire
de Louis XIII, p. 40.
[19] Estienne Pasquier, 1723, II,
col. 666.
[20] Mémoires de Edouard Lord
Herbert de Cherbury... traduits pour la première fois en français par le comte
de Baillon, Paris, Techener, 1863, p. 66.
[21] Estienne Pasquier, II, col.
666-667.
[22] Estienne Pasquier, II, col.
667.
[23] G. Reynier, Le roman
sentimental avant l'Astrée, 1908, pp. 170-173. Simonne Ratel, XI, p. 10.
[24] D'Audiguier, Œuvres
poétiques, 1614. Préface au lecteur et dédicace à la reine Marguerite.
[25] Blanchemain a publié les Priapées
à Freetown (Bruxelles) en 1864, et à Genève en 1867 les Poésies diverses
de François de Maynard, qui ne se trouvent pas dans l'édition de 1646, avec des
vers inédits et une réédition du Philandre.
[26] L'Estoile, VIII, pp. 258 et
276, janvier et février 1607.
[27] L'Estoile, IX, p. 201. Dans le
même ton, Aventures du baron de Fœneste, éd. Réaume, II, p. 545,
d'Aubigné fait coup double contre l'amoureuse et la catholique.
[28] Œuvres, éd. Réaume, I,
pp. 446-448.
[29] Brunot, dans Histoire de la
langue et de la littérature française, t. III (XVIe siècle), chap. XIX : La
lutte avec le latin.
[30] Brunot, Histoire de la
langue et de la littérature française, t. III, p. 716.
[31] H. Busson, Les sources...
du rationalisme (1553-1601), Paris, 1922, pp. 493-494.
[32] Le premier livre était dédié à
Diane de Châteaumorand, cette belle-sœur si chère dont Honoré d'Urfé fit plus
tard sa femme. Dans l'édition complète des Epistres morales de 1623 la
dédicace à la reine Marguerite vient immédiatement après l'Epistre
dédicatoire au duc de Savoie et avant la dédicace à Madame, la seule, celle-là, qui se trouve dans la Ire édition des
Epistres en un livre.
[33] Estienne Pasquier, Œuvres,
II, col. 531-532 ; mais il n'y a rien à tirer d'une anecdote rapportée par
Patru, le célèbre avocat.
[34] Jean-H. Mariéjol, La Ruelle
mal assortie, 1922, pp. 41-42, 69-70.
[35] P. Matthieu, Histoire de
Louis XIII, p. 40.
[36] Les Secretz moraux,
question II, pp. 64-90.
[37] Les Secretz moraux, p.
490-511.
[38] Les Secretz moraux,
question XXIII, pp. 494-495.
[39] Les Secretz moraux,
question XL, pp. 713-725.
[40] Je cite en son orthographe
modernisée le texte plus accessible publié par P. Bonnefon, à la suite de son
édition des Mémoires de Marguerite de Valois, pp. 228-233, Paris, 1920.
[41] Bonnefon, p. 255.
[42] Il en a paru en 1910 une
traduction d'Alexis Bertrand, professeur de philosophie à la Faculté des
lettres de Lyon, dans les Archives d'Anthropologie criminelle et de médecine
légale, Lyon, janvier-février 1910, n° 193-194.
[43] P. 11 et 12 de la traduction
d'Alexis Bertrand.
[44] P. 25 de la traduction
d'Alexis Bertrand.
[45] P. 10 de la traduction
d'Alexis Bertrand.
[46] Trad. Alexis Bertrand, pp. 19
et passim.
[47] L'Ombre de Mlle de Gournay,
pp. 445-469, Paris, 1626.
[48] Guessard, p. 426, fin
septembre 1606.
[49] Héroard, I, p. 145 (août 1605)
et p. 317, février 1608.
[50] L'Estoile, IX, p. 214, janvier
1609.
[51] Lettres de Malherbe, t.
III de l'éd. des Grands Ecrivains, p. 163.
[52] La Pujade, pp. 133-134.
[53] Ainsi l'affirme Dupleix, un
historien, il est vrai, sujet à caution.
[54] L'Estoile, X, p. 322.
[55] L'Estoile, p. 333 et la note
2.
[56] L'Estoile, XI, p. 21.
[57] Malherbe, III, p. 346, oct.
1613.
[58] Mercure françois, II,
f° 572-574 (1613).
[59] Mercure françois, III,
Paris, 1617, p. 485-488.
[60] Tamizey de Larroque, Revue
des Questions historiques, 1er janvier 1870, VIII, pp. 258-261.
[61] Malherbe, III, p. 35 et p.
104.
[62] Rebelliau, Histoire
littéraire, III, p. 360.
[63] Catalogue des écrivains
auxerrois dans les Mémoires sur l'Histoire ecclésiastique et civile
d'Auxerre de l'Abbé Lebœuf, pp. 508-514.
[64] Le P. Jean Chrysostome, La
vie du grand Serviteur de Dieu, maistre Anthoine le Clerc sieur de la Forest,
Paris, 1642, cité par Mlle Simonne Ratel, Revue du XVIe siècle, 1924, p.
22.
[65] Œuvres de Malherbe,
III, pp. 492-493.
[66] Œuvres de Malherbe,
III, pp. 492-493.
[67] Le testament dans Félibien, Histoire
de Paris, IV, p. 49.
[68] Hérouard (ou Héroard), II, p.
200.
[69] Paul Vitry et Gaston Brière, L'Eglise abbatiale de Saint-Denys et ses tombeaux, Paris, 1908, pp. 18-19.