LA VIE DE MARGUERITE DE VALOIS

 

CHAPITRE XIII. — LA VIE À USSON.

 

 

Darnalt, Remonstrance ou harangue solennelle faicte... par maistre Jehan Darnalt... avec le panégyrique de la reyne Marguerite comtesse de l'Agenois... Paris, 1606. L. Paris, Les papiers de Noailles de la Bibliothèque du Louvre, t. I, Paris 1875. Inventaire des livres qui se trouvoient dans son cabinet (le cabinet de la Reine) à Paris le 17 décembre 1608 (Archives de la famille de Boissieu). Aug. Bernard, Les d'Urfé, 1839. Le chanoine O. C. Reure, La vie et les Œuvres d'Honoré d'Urfé, Paris, Plon, 1910. Marsile Ficin, Discours de l'Honneste amour sur le Banquet de Platon... traduits du toscan en français par Guy Le Fèvre de La Boderie, Paris, 1578. Salveton, Bulletin historique et scientifique de l'Auvergne, p. p. l'Académie de Clermont, 2e série, 1922.

 

LE CHÂTEAU d'Usson, dont il reste à peine des ruines, apparaît pittoresque dans les représentations figurées, haut sur son cône de basalte avec sa triple enceinte concentrique, ses remparts et ses tours grimpant en étages, et le donjon qui les dominait de sa carrure massive. Mais ce n'était pas une résidence princière semblable à celles que le génie gracieux de la Renaissance éleva sur les rives de la Loire, aux bords des forêts, dans les régions giboyeuses, à Blois, à Fontainebleau, à Chambord. Les chemins de ronde, les portes et les poternes, les corps de garde, les ponts-levis, et, comme dit Honoré d'Urfé, ces trois forteresses dans une faisaient plutôt à qui y pénétrait figure de geôle. Du donjon, l'œil embrassait à l'ouest le vaste hémicycle de la Limagne, où quelques reflets décellent le cours de l'Allier, jusqu'à la sombre barrière des monts d'Auvergne, dont le Puy de Sancy, sentinelle avancée, garde les abords. Tous les soirs, à la belle saison et surtout aux jours d'orage, le spectacle est magnifique du soleil illuminant les crêtes des feux de son couchant ou trouant la profondeur des nues d'échappées de pourpre et d'or.

Mais la châtelaine était-elle sensible à la grandeur de cet arrière-plan. A en juger par sa correspondance et ses Mémoires, il semble qu'elle n'ait goûté, comme ses contemporains, qu'une campagne tout unie, aux molles ondulations, parée de prairies et d'arbres, vivifiée par des eaux paisibles, à l'image riante de la Touraine et de l'Ile-de-France, où les Valois se plaisaient à vivre. Si elle envie l'heur de ces hauts sommets, qui de leur ciel ont si proche la teste, c'est qu'en sa Thébaïde, elle serait, comme les saints Pères du désert, plus près de Dieu, son souverain bien. Les caverneuses montagnes, jour et nuit grondantes du bruit des torrents, lui rappellent les plaintes de la nymphe Echo désespérée du mépris de Narcisse. Elle voit et sent la nature, non telle qu'elle est, mais à travers ses inspirations dévotes et ses réminiscences classiques[1].

Les renseignements sur Usson, dans ses lettres à Henri IV, ne concernent que la force du château et les embellissements qu'elle a faits à cette arche de salut. Du merveilleux belvédère, pas un mot. Elle y a beaucoup souffert de la gêne, sinon de la misère. C'est une imagination que de se la représenter, comme font certains panégyristes, reconstituant sa maison, aussitôt après son accord avec Canillac, et passant, en quelques semaines ou quelques mois, de l'état de prisonnière à celui de souveraine, entourée de gardes, de serviteurs, de gentilshommes, de nobles dames et de savants et de lettrés[2]. Rien de moins conforme à l'ensemble de la réalité. Ces vues synthétiques ne distinguent pas entre les temps et ne sont vraies que pour les dernières années, à moins qu'elles ne soient pas vraies du tout.

Sa situation ne s'est améliorée qu'à la longue, à partir de son rapprochement avec Henri IV, et à mesure de l'application des clauses financières préparatoires au divorce. Mais, de 1587 à 1593, et, même au delà, il y eut de rudes passages. Les premiers préliminaires d'accord, en vue de la rupture du mariage (fin 1592 ou commencement de 1593), lui assignaient des fonds, mais qui ne furent pas toujours régulièrement versés.

Poursuivie par ses créanciers, elle redemandait encore en juin 1602 le renouvellement de son assignation à M. de Loménie, pour les empêcher de recommencer leurs saisies[3]. Qu'elle exagère ses embarras d'argent, c'est possible, mais il n'est pas croyable qu'elle les invente.

A force d'instances, de prières, de plaintes, elle finissait par arracher au Roi et au Conseil des finances le paiement de ses arrérages, une faveur négociable, un secours. Mais avec des revenus qui rentraient si mal, lui était-il possible d'éventrer ce bloc de pierre et de l'ouvrir largement à l'air et à la lumière. Elle a dû se borner à des réparations et des restaurations sans toucher au gros œuvre. Elle a peut-être aplani l'esplanade où se dresse le donjon et planté là et ailleurs quelques fleurs et des arbustes en ces pauvres jardins de Sémiramis.

Elle aurait, dit-on, pris soin de disposer tout autour du château des oratoires en formes de niches et de construire à l'intérieur et à l'extérieur des galeries pour circuler d'un endroit à l'autre[4]. Aménagements et stations de prières, qu'était-ce en comparaison des immenses et coûteux travaux entrepris au Louvre par les Valois, ou même à Nérac par les d'Albret pour transformer un château fort en château.

Seul le poétique Darnalt, lieutenant-général au présidial d'Agen, un lettré, officier de Marguerite, était capable de comparer ce prodige de défense militaire au palais de rêve édifié par l'imagination de l'Arioste, où trône la reine-fée Logistille.

Non, jamais nul œil mortel n'a vu et n'en verra un plus fort ni plus magnifique.... Entre des créneaux lumineux l'on aperçoit des arbrisseaux odoriférants, qui l'hiver et l'été sont couverts de belles fleurs et de fruits mûrs....

.... Ce n'est pas pourtant la douce température du climat qui opère ces merveilles, mais la sage Logistille, par ses soins et son industrie.... entretient dans ces jardins un éternel printemps[5]....

Il était plus facile au poète de bâtir en l'air qu'à Marguerite de construire ou de reconstruire sur terre. Sans doute comme à Carlat, elle eut à mettre en état les salles et les chambres, que les rois de France, ces propriétaires lointains, laissaient à l'abandon par incurie ou manque d'argent. — Son mobilier, qui avait déjà fait le voyage d'Agen à Carlat, arriva par étapes à Usson. Ses comptes mentionnent le prix du transport ainsi que les frais de route d'un lieutenant de Canillac envoyé au-devant de ce convoi, apparemment pour éviter les fâcheuses rencontres.

Du château, rasé par l'ordre de Richelieu, cet impitoyable destructeur d'architecture féodale, il ne reste debout qu'une chapelle, au bord de la première enceinte, et qui est probablement de la même époque que la forteresse. C'est aujourd'hui l'église paroissiale d'Usson, placée sous le vocable de Saint-Maurice. A la droite du chœur s'ouvre la sacristie où la Reine, s'il fallait en croire une inscription du linteau, entendait régulièrement la messe. Mais est-ce bien sûr ? Cette pièce, sans autre jour sur l'autel que la porte, ne semble pas propre à servir d'oratoire et de tribune pour suivre l'office.

Le touriste y cherche sans succès les parements de marbre signalés par une érudition complaisante, qui les date de la Renaissance et voudrait en faire hommage à la reine Marguerite. Mais il y voit deux tableaux intéressants : un Crucifiement, qui, par malheur, est restauré, et la Résurrection de Lazare.

Le Crucifiement, si l'on en juge par le costume des spectateurs, est de la première moitié du XVIe siècle. La manière pathétique dont le sujet est traité, l'étalage de la souffrance, les plaies ruisselantes de sang du mauvais larron font penser à l'art espagnol que Charles Blanc définit aussi dévot aux idées religieuses que fidèle aux réalités de la nature, catholique et réaliste[6].

La Résurrection de Lazare est une composition sans éclat, mais qui se prête au jeu des allégories. Sauf le Christ qu'on n'ose par respect assimiler à un personnage vivant, il a plu de reconnaître, parmi les adorateurs du miracle, Marguerite, Canillac, et un ermite attitré Denys Thelin, avec le décor du château d'Usson à l'arrière-plan. Lazare, qui sort du tombeau à l'appel de son divin maître, ce serait ou Jean de Lastic, blessé à Cros-Rolland, transporté et guéri à Usson, ou même Honoré d'Urfé, qui y trouva même secours et pour surcroît la bonne grâce passagère d'un cœur royal[7].

Malheureusement pour les faiseurs d'hypothèses, ce tableau est peut-être du XVe siècle, et en tout cas il est antérieur au séjour de Marguerite à Usson[8].

Comment ces deux peintures d'époques si différentes se trouvent-elles dans la sacristie du château, il est hasardeux de l'imaginer. C'est sous toute réserve qu'on peut citer, à titre d'explication plausible, le passage d'une lettre du 1er décembre (1597), où Marguerite se dit infiniment obligée à La Fin des beaux ouvrages que mavez envoies ce jour (quel jour ?) desdié a la dévotion[9].

Le tabernacle, qui faisait autrefois partie du maître-autel, se trouve maintenant dans une chapelle latérale. Il porte deux dates 1620 et 1622, l'une et l'autre postérieures au départ de Marguerite d'Usson (1605) et à sa mort (1615). Sur les arcatures sont peints les patrons et la patronne de l'église : saint Maurice, saint Roch, saint Verny et sainte Radegonde[10]. Mais la chronologie permet de croire que la châtelaine d'Usson a vu et révéré les statues en bois peint des trois saints, d'un style gauche et archaïque comme le saint Blaise, à qui une autre chapelle est dédiée[11].

Il y avait assurément à l'intérieur du château, comme on en peut juger par un bois du XVIe siècle[12], une autre église ou chapelle spécialement réservée à Marguerite et à son entourage, tandis que Saint-Maurice réunissait à la messe, les dimanches et les fêtes, la châtelaine et les habitants de la châtellenie. Au feu des épreuves, sa dévotion s'était échauffée. Ores que le monde l'a abandonnée, écrit Brantôme vers 1593, .... elle a pris son recours seul à Dieu qu'elle sert ordinairement tous les jours, et fort dévottement... car jamais elle ne pert ses messes et fort souvant faict ses pasques et list fort en l'Escriture saincte[13]..... Darnalt célèbre aussi sa piété : Après s'être récréée modérément à l'exercice des Muses, elle demeure la plupart du temps en sa chapelle faisant prières à Dieu pleines d'ardeur et de véhémence, se communiant une ou deux fois la semaine. Usson est pour cet enthousiaste une sainte et religieuse habitation, un sacré temple de Dieu, un royal hermitage et saint monastère dévot où Marguerite vit d'une autre vie que celle du monde, belle et noble âme des Champs Elyséens[14]. Elle aimait beaucoup la musique C'était un goût qui lui venait de ses parents et lui était commun avec Charles IX et Henri III. Aussitôt qu'elle l'avait pu, elle avait reconstitué sa chapelle, qui lui servait à double fin, à faire chanter les louanges du Seigneur et des vers de sa composition à de petits enfans chantres qu'elle a....

Au sortir de sa dure misère, elle étendit ses relations. Dès que Canillac le jeune abandonna la Ligue et après la conversion du Roi, qui précipita le retour à l'obéissance des grandes villes ultra-catholiques, la sécurité des routes amena auprès d'elle quelques visiteurs, qu'elle accueillit avec sa bonne grâce habituelle et le plaisir de reprendre contact avec le reste du royaume. Son grand amoureux platonique, Brantôme, alla l'y voir à la fin de 1593 ou au commencement de 1594. Le savant Scaliger s'y arrêta quelques années plus tard. Les gentilshommes qui s'étaient tenus à l'écart pour n'avoir pas à prendre parti entre la Reine et le Roi, eurent meilleure opinion de sa fortune, quand elle se rapprocha de son mari et ils se rapprochèrent aussi. Henri de Noailles, qui, sans pitié pour cette pauvre amoureuse, s'était tant amusé de la fuite de Carlat, cette farce, et qui triomphait de l'emprisonnement d'Usson — On l'empeschera bien de courre —, recommandait en avril 1595 à sa mère, la comtesse de Noailles, avec un manque de mémoire dépourvu de dignité, d'aller saluer en passant l'ancienne recluse, qui jouissant à ceste heure de tout son bien va désormais vivre un petit en reine ; et il l'assurait du bon souvenir qu'on gardait à Usson de ses services d'autrefois. Mais il ressort de cette lettre aussi que la dame d'honneur ne devait pas attendre de Marguerite le paiement de l'arriéré de ses gages, puisque son fils l'engageait à s'adresser au Roi[15].

Les nobles arrivaient trop tard ; ils trouvèrent les meilleures places prises. Pendant qu'ils boudaient ou servaient ailleurs, la châtelaine Marguerite avait organisé sa vie à sa mode. Les premières années de son séjour à Usson, derrière cette triple enceinte, elle a dû, même libre, se sentir captive. Peu ou point de Cour, des relations passagères, un train réduit, quelques dames, la Boisbenoist, la Vermont, de vieux gentilshommes. Pour les femmes du monde, dira plus tard La Bruyère, un jardinier est un jardinier et un maçon est un maçon ; pour quelques autres plus retirées, un maçon est un homme, un jardinier est un homme.

Ce fut le cas de la solitaire d'Usson. Elle qui avait eu pour adorateurs le duc de Guise dans le feu de la jeunesse et l'éclat de la gloire militaire ; Bussy d'Amboise, le roi des gladiateurs ; Champvallon, le plus beau des hommes, et d'autres grands seigneurs, s'habitua dans cette retraite à distinguer parmi sa domesticité des serviteurs à qui en d'autres temps elle n'eût pas fait l'aumône d'un regard. Elle a, dit crûment Scaliger, des hommes tant qu'elle veut, et les choisit. Ainsi s'organisa un nouveau service de chambre qui, jusqu'à la mort de la Reine, ne manqua plus de titulaire.

Claude François, mestre chorier de la cathédrale du Puy, et fils d'un patron chaudronnier de la ville[16] est le premier, sinon en date, du moins en notoriété, de ces valets de cœur. Elle l'avait fait venir pour apprendre le chant aux enfants de sa chapelle à une époque qu'il n'est pas possible de déterminer, mais qui est antérieure à 1595. Elle s'éprit de lui, le choisit pour secrétaire et l'anoblit.

Il était déjà seigneur de Pominy en 1595, lors du testament et de la mort de sa sœur Marguerite François (16 juin)[17]. Cette camérière, qui peut-être avait inspiré à sa maîtresse l'idée d'appeler son frère à Usson, disposait en faveur de ses parents, de ses amis et d'une communauté religieuse, d'une somme de 800 écus que la Reine lui avait donnés et octroyés pour les agréables services qu'elle lui avoit faicts. Huit cents écus (25 à 30.000 francs en valeur relative d'avant 1914), c'est un cadeau vraiment royal à une suivante et qui ne peut s'expliquer que par les services encore plus agréables du frère.

Le favori, comme on le voit par ce même testament, avait associé sa famille à sa fortune : son père, Antoine François, l'ancien mestre peyrolier est receveur de la Reine au pays d'Agen ; son frère, Armand, receveur au pays de Rouergue.

Trois ans plus tard, le seigneur de Pominy est qualifié de secrétaire des finances de Marguerite dans une pièce passée au château d'Usson en présence de deux habitants du Puy demeurant au service de la Reine[18]. Il entoure sa royale maîtresse de gens dévoués à ses intérêts. Il a sy bien faict, note Burel en 1600, .... que il gouverne maintenant tous ses affaires, oui, par le moyen de celles du cœur. Outre la place appelée Pomeny, il avait obtenu d'elle la création à la cathédrale du Puy d'une prébende qui lui rapportait quatre cents écus par an.

Est-ce pour sauver la face, ou par esprit d'imitation, qu'elle a voulu marier son favori, comme les rois le faisaient pour leurs favorites. Le 15 mars 1601, Pomini épousa damoiselle Michelette de Faugière, l'une des filles nobles de la Reine, et fille de Jehan de Faugière. Le contrat de mariage fut reçu par Laurent Viallet, notaire royal à Lavaudieu, et c'est Marguerite qui dota l'épousée[19].

De la rupture de cette liaison, il ne reste rien qu'un propos du Divorce satyrique, qui est vraisemblable, mais n'est pas forcément vrai. Pominy se serait absenté d'Usson trop longtemps au gré de l'incandescente Marguerite, qui lui donna pour successeur un jeune Provençal, Dat, fils d'un charpentier d'Arles.

Elle anoblit le nouveau mignon, qu'elle gratifia de la seigneurie de Saint-Julien en Lauraguais, et elle le maria en octobre 1604 avec une fille noble. Son avènement à la chambre royale se place sans qu'il soit possible de préciser davantage entre le mariage de Pominy et le sien.

Les clauses et les indications du contrat passé le 26 octobre 1604, par devant Blaise Portal, notaire royal en la terre et seigneurie d'Usson, sont intéressantes à plus d'un titre[20]. L'épousée est Jeanne de Lignerac, fille de messire Gilbert-Robert de Lignerac, de son vivant chevalier de l'ordre du Roy, et seigneur de Marghe (Marzé) en Auvergne, et ce que le contrat néglige de dire, mort gouverneur de Carlat pendant le séjour de la reine de Navarre. Il est difficile d'admettre que les Lignerac eussent permis ce mariage, s'ils avaient cru que Marguerite ou d'Aubiac l'avait fait empoisonner. Le frère de Jeanne, Jacques-Robert de Lignerac, muni de la procuration expresse de leur mère, Claude d'Ussel, constituait en dot à sa sœur six mille livres contre renonciation à l'avoir paternel et maternel, et prenait hypothèque pour cette somme sur tous les biens de son futur beau-frère. La reine Marguerite, duchesse de Valois, en faveur du présent mariage et pour plusieurs bons et agréables services qu'elle a reçus par le passé du feu sieur de Marzé et de ladite damoiselle de Lignerac, sa fille, assigne en dot à la mariée six mille livres tournois. Remarquons que la Reine s'engage à payer le ter janvier 1605 une somme égale à celle que Jacques-Robert de Lignerac versera six mois après la célébration du mariage, c'est-à-dire en avril 1605. N'en peut-on pas induire que le frère acquittera la dot de sa sœur avec l'argent de la Reine et qu'en la faisant renoncer à tout avoir paternel et maternel, il la mariait, comme on disait au XVIe siècle, avec sa chemise. Saint-Julien, toujours avec l'argent de la souveraine (et en pouvait-il avoir d'autre ?), avantageait aussi sa femme au cas où elle lui survivrait, comme il arriva, contrairement à ce qu'on pouvait prévoir. Si Jeanne de Lignerac a rendu en 1585 à Marguerite de Valois à Carlat de bons et agréables services, elle devait avoir au moins à cette époque quinze ans. En 1604 elle en avait entre trente et quarante. C'était une fille mûre que Marguerite donnait pour épouse à son jeune favori, pour qu'il ne fût pas tenté de sacrifier le service du cœur, comme l'avait peut-être fait Pominy, aux plaisirs conjugaux.

Les bienfaits de Marguerite s'étendirent comme toujours à la famille du favori. Dat plaça Antoinette, sa sœur, auprès de sa royale maîtresse, lui trouva un mari en Avignon, noble Michel Gorce citoïen de la ville, et la dota. Aux neuf cent cinquante écus du frère, Marguerite joignit un don de onze cents autres écus, en reconnaissance des services que la fiancée lui avait faicts de son bon gré et bonne volonté.

Les passions de la Reine lui coûtaient cher. Elle connaissait d'autres plaisirs, ceux-là innocents, nobles, délicats. C'est une intellectuelle. Sa première éducation avait été probablement négligée. Elle écrit d'une grosse écriture, et, comme beaucoup de femmes de son temps, elle ignore l'orthographe. Elle est brouillée avec l'accentuation, la ponctuation et les y. Mais ce n'est pas à dire qu'elle fût ignorante.

Elle possédait à fond l'italien et l'espagnol, ainsi qu'on en peut juger par l'inventaire de sa bibliothèque, et quelques citations de sa correspondance. Elle comprenait le latin. Mais elle ne savait pas le grec. S'il y a dans sa bibliothèque beaucoup d'auteurs grecs, sacrés ou profanes, ils sont toujours accompagnés d'une traduction et quelquefois la traduction tient lieu de texte.

Sa meilleure école fut la vie de Cour. Là dans les rapports quotidiens avec sa mère, avec ses frères, avec l'entourage de grandes dames, de gentilshommes, de prélats, de poètes, de savants et de lettrés, elle apprit le monde et la langue qui s'y parle. La conversation, c'est la moitié, et même un peu plus, de l'éducation de la plupart des femmes. Comme Henri III, elle excellait à dire ce qu'elle voulait. Vive et moqueuse, elle rencontrait de bons et plaisans motz et brocardait si gentiment que sa compagnie était la plus agréable du monde, sauf probablement pour ceux qu'elle piquait au vif.

La retraite d'Usson ajouta aux dons naturels, à l'expérience de la vie et de la politique, les connaissances acquises par le commerce des livres. Elle est, dit Brantôme, en racontant la visite qu'il lui fit, fort curieuse de recouvrer tous les beaux livres nouveaux qui se composent tant en lettres sainctes qu'humaynes ; et quand elle a entrepris à lire un livre, tant grand et long soit-il, elle ne laisse ny s'arreste jamais jusqu'à ce qu'elle en ayt veu la fin, et bien souvent en pert le manger et le dormir[21].

Du nombre et de la variété de ses lectures un premier indice apparaît dans les allusions de ses Mémoires et de sa correspondance. Elle lit et relit la Bible et lui emprunte jusqu'aux mots mêmes, appelant Moïse et saint Pierre à l'aide, pour expliquer le trouble de sa jeune âme sollicitée d'ambition, ou sa joie de revoir un frère tendrement chéri. Elle tire d'Hérodote, interprète des Egyptiens, à moins que ce ne soit de Platon ou des Métamorphoses d'Ovide, la doctrine de la transmutation des âmes, sans comprendre d'ailleurs le système d'étapes de la métempsycose, et, par exemple, imaginant que Bussy pouvait être la réincarnation du frère de Brantôme, son contemporain. Elle pratique les Hommes illustres de Plutarque dans la traduction d'Amyot, et les cite de mémoire, au risque d'attribuer à Thémistocle des traits de la vie d'Alexandre et d'Alcibiade. Elle a lu Homère dans la traduction en vers français d'Hugues Salel et d'Amadis Jamyn. Ce qu'elle connaît le mieux de Platon, c'est son Ethique, ou une partie de son Ethique, celle que Marsile Ficin a exposée dans le Convito, cette adaptation chrétienne du Banquet traduite par La Boderie, sous le titre de l'Honneste Amour.

On n'est pas surpris de la savoir en rapports familiers avec Horace, et qu'à propos des droits dont le Roi voulait la dépouiller au profit du fils de Mayenne, elle rappelle la fameuse corneille parée de plumes d'emprunt. Mais on admire ses fréquentations chez les auteurs de basse latinité. Elle découvre dans un traité dogmatique de saint Jérôme, réservé, semble-t-il, aux seuls théologiens, l'anecdote de la chaste matrone Billia et de Duillius, ce consul malodorant[22].

Des écrivains italiens, la langue lui est si familière qu'on ne sait si elle tire de leurs fonds ou du sien sa remarque sur les trésors d'indulgence d'un cœur aimant — che la forza d'anzore non risguarda al delilo[23].

Parmi les Triomphes de Pétrarque, elle relève celui où le poète a pensé honorer tant de grans et excellens personnages les descrivans esclaves de l'amour[24]. Elle ne placerait pas en cette noble compagnie le More, dont elle a lu la sombre histoire dans Giraldi Cinthio, un nouvelliste bien moins connu que Boccace et Bandello. Elle a puisé à la même source que Shakespeare, mais avant lui, et son More n'a de commun que l'origine avec l'Othello du dramaturge anglais[25]. Pour elle comme pour Cinthio, le meurtrier de l'innocente Desdemone est un More, de naturel comme de visage, ne rêvant que trahisons et vengeances, et non ce barbare que Shakespeare a mis en scène, si affreusement torturé par la jalousie qu'il en est émouvant, pitoyable victime lui-même d'une infernale machination.

L'espagnol lui était aussi familier que l'italien. Lors de son voyage à Spa, sa litière était illustrée de devises en ces deux langues sur le soleil, la lumière du soleil, l'effet heureux ou funeste des rayons de soleil, autant de symboles sans doute, du moins on peut le croire, de son attirante et fatale beauté.

Mais le document qui permet mieux encore que les allusions de juger de ses goûts, sinon de l'étendue de son savoir, c'est l'Inventaire des livres qui se trouvaient dans son cabinet à Paris le 17 décembre 1608. Il y avait trois ans qu'elle avait quitté Usson, mais une bonne part de sa bibliothèque en venait sans doute, acquise pendant cette longue retraite pour sa consolation ou son instruction, et une part aussi de plus loin encore, de Nérac, d'Agen, de Carlat, ces nombreuses étapes de sa vie aventureuse[26].

La Bibliothèque de la Reine contenait environ 300, et non, plus de 1.000 volumes, imprimés et manuscrits, comme l'affirme l'imaginatif Saint-Poncy.

Ils étaient classés un peu confusément sous quatre ou cinq rubriques : histoire, humanités, théologie, philosophie, sans distinction de langues, ni d'époques. A l'ampleur de chacun de ses groupes, on peut juger des goûts de la royale lectrice. Homère est le seul poète grec qu'enregistre mon inventaire[27]. Mais Marguerite connaît au moins de nom Euripide dont elle a vu à Bagnères de Bigorre représenter l'Esfigénie par une troupe italienne ambulante.

Je ne l'imagine pas sans un Virgile, quoique mon document n'en dise rien. Lucrèce pouvait lui être suspect, en raison de ses doctrines. Ses deux poètes latins favoris, sont Ovide et Horace. Elle a les chefs de chœur de la poésie italienne : La Comedia del divino poeta Dante (avec les commentaires de Landino) ; Pétrarque en trois éditions ; l'Orlando furioso di Lodovico Ariosto, auxquels on peut joindre Le Decameron de Boccace et les Nouvelles de Bandello.

L'Espagne est représentée, outre les ouvrages d'édification, par des poètes dont l'inspiration annonce l'avènement d'une grande littérature : Las Obras de Boscan, Las Trescienlas, de Juan de Mena et le Cancionero general.

Le rayon du XVIe siècle français est assez pauvre. On n'y relève que Les Marguerites de la Marguerite des princesses, fleurs poétiques d'une reine de Navarre, que cette autre reine de Navarre a fait relier en maroquin bleu ; — Les Psaumes de David de M. de Tiron (Philippe Desportes) ; — les Œuvres de Joachim du Bellay, Jodelle, Amadis Jamyn, Remy Belleau, Nuisement (Clovis Hesteau) ; — les Quatrains moraux de Pibrac. Avec un magistrat qui versifiait, Claude Expilly, et la Galliade ou De la Révolution des Arts et sciences de La Boderie, c'est, à ce qu'il semble, tout le coin de la Renaissance poétique française. Elle a sans doute proscrit de son cabinet Du Bartas, dont les récentes éditions ne contiennent plus les dédicaces à sa gloire et l'éloge de sa vertu, mais elle possédait, bien qu'il ne soit pas mentionné dans ma copie d'inventaire, un très beau Ronsard, relié à ses armes. La Rhétorique d'Antoine Fouquelin de Chauny, cette défense de la prose française, se présente en double exemplaire, dont l'un est annoté de la main de Marguerite.

Elle se laissait guider dans ses lectures et ses achats par ses préférences. Elle aime l'histoire. Avec Hérodote, qui peut en être considéré comme le père, elle a réuni la plupart des Grecs qui ont écrit sur Rome et les empereurs : Polybe, Dion Cassius, Hérodien. Il faut y joindre Plutarque et Diodore de Sicile.

En latin comme en grec s'affirment ses goûts intellectuels. Les Commentaires de César voisinent avec les Décades de Tite-Live.

Elle aime à faire le tour de l'Antiquité. — Voici l'Architecture de Vitruve et voilà les Images ou Tableaux de plate peinture de Philostrate, cette description d'une galerie du IIe siècle, qui reste le seul souvenir d'un art très florissant à Rome et en Grèce. Elle recherche les monuments figurés et les manuels d'institutions, comme les Livres Hiéroglyphiques de Pierius, réédités par Cœlius Curion et illustrés d'images et portraits des dieux et des hommes ; — Les Funérailles des Romains, Grecs et autres nations de Claude Guichard, et Los Discursos de la religion y castrametacion de los Romanos y Griegos, ouvrage renommé, traduit en espagnol et en beaucoup d'autres langues, d'un gentilhomme lyonnais, Du Choul. L'Arte della guerra de Machiavel peut s'y ajouter comme un emprunt fait à Rome du meilleur mode d'organisation militaire.

Elle n'a d'autre historien italien que Paul-Jove, qui écrit en latin. L'Espagnol Guevara, dont elle possède toute l'œuvre (L'Horloge des Princes, etc.) est plus soucieux de leçons morales que de vérité historique.

Mais la bibliothèque est riche en chroniqueurs, mémorialistes, historiens, et compilateurs de langue française : Fumée, Vignier, Le Maire de Belges, Froissard, Commines, Monstrelet, Monluc, Guillaume et Martin Du Bellay, Du Haillan, Jean de Serres, Pierre Matthieu, et Jean Richer, dont l'Histoire de la paix fait suite aux Chronologies septenaire et novenaire de Palma Cayet.

Plus nombreux encore sont les ouvrages de piété, de dogmatique, de théologie. La Bible dont Marguerite se sert n'est pas une Bible ordinaire, mais la célèbre Bible, traduite du latin en français par les Docteurs de l'Université de Louvain, avec une table des matières de Jean Harlemius, S. J., et, dit l'inventaire, apostillée de la main de la Reine. Passe encore pour l'Ancien et le Nouveau Testament, même alourdis d'érudition, mais combien étonnent dans le cabinet d'une honneste et galante dame les œuvres de saint Justin martyr et celles de saint Denis l'Aréopagite, les Homélies de saint Jean Chrysostome, les Confessions et la Cité de Dieu de saint Augustin, la Somme de saint Thomas d'Aquin, les Sermons de saint Bernard.

Comme introduction à la vie dévote lui conviennent mieux les ouvrages du fameux mystique espagnol Louis de Grenade, surtout cette Guia de Pecadores, guide des pécheurs, mise à l'index, puis relevée de cette suspicion, et depuis lue, relue, prônée, traduite en plusieurs langues. De même efficace sont les Divines Considérations de Juan Valdès, ce grand chrétien, qui, tout en dirigeant les âmes dans la voie du salut, n'a pas laissé d'encourir lui-même les poursuites de l'Inquisition. Voici, à coté de ces pieux visionnaires, des logiciens : Jean Eyck, Enchiridion locorum communium adversus Lutherum ; Du Plessis-Mornay, Traité de la vérité de la religion chrétienne ; et Pierre Charron, qui, dans les Trois Vérités, ajoute à l'argumentation de Du Plessis-Mornay contre les athées et les infidèles la preuve, odieuse à cet ardent huguenot, de la vérité du catholicisme contre le protestantisme.

Il n'y a pas dans cette bibliothèque d'ouvrage qui ne soit orthodoxe et destiné à la défense de l'orthodoxie. Dans les controverses que suscita le traité de l'Institution de l'Eucharistie, où Du Plessis-Mornay tendait à démontrer, à force de textes, que le sacrifice de la messe, l'invocation des saints, le purgatoire étaient des inventions assez récentes de l'Église romaine, elle n'admet dans son cabinet qu'une réplique du P. Loys Richeome, S. J., Victoire de la vérité catholique, 1601.

Le souci de faire son salut et de ramener à Dieu les indifférents et les incrédules peut, avec quelque prétention pédante, expliquer cette abondance de théologie. Mais il y a une autre curiosité que, seule de toutes les princesses cultivées de la maison de France, elle partage avec Catherine de Médicis, sa mère.

Le jour où l'inventaire sera publié avec l'appareil critique qu'il convient, on sera surpris de ses lectures, sinon de son savoir, en mathématique, physique, histoire naturelle, médecine, astronomie et géographie.

Elle possède l'une des synthèses où l'Italie se complaît, l'Heptaple de Pic de la Mirandole (traduit par La Boderie), ce commentaire de la Genèse, où l'averroïsme et le christianisme, la métaphysique et les sciences se mêlent et se concilient comme elles peuvent. D'un polygraphe, comme Alexandre Piccolomini, archevêque de Patras, et coadjuteur de Sienne, romancier, interprète d'Aristote, philosophe et moraliste, elle tient une dissertation sur la Grandezza della terra e dell' acqua et, par contraste, une Institution morale (éd. de Venise, 1560), mise en français par Larivey. C'est aussi dans sa langue qu'elle lit le Théâtre de la nature universelle, où l'auteur de la République, Bodin, a traité en latin les questions de philosophie.

Mais les meilleurs de ces esprits-là ne se contentent pas d'explications naturelles. Guillaume Gosselin, lecteur au Collège de France, avait traduit en français l'arithmétique de Tartaglia, un des grands mathématiciens d'Italie, le rival de Cardan, et, dans l'Epitre dédicatoire à Marguerite (1578), il dit de cette reine de vingt-quatre ans qu'elle aimait les sciences et qu'elle avait pour cette raison retenu Monsieur Gosselin, dont il était le frère ou le cousin, pour l'un de ses domestiques. Il l'exhortait à embrasser les autres parties des mathématiques aussi bien qu'elle avait fait l'astronomie et l'astrologie.

Elle a, sans compter les œuvres des anciens, des ouvrages modernes de physique, d'histoire naturelle et de géométrie, de cosmographie, d'astronomie, et même de voyages sur terre et sur mer[28].

Mais il faut se borner à l'essentiel et au principal.

La philosophie étant après la théologie la plus éminente des sciences, Marguerite a toujours recherché les moyens de s'y rendre savante. Elle possède le Platon, le Divin Platon, dans le texte grec et la traduction latine de Marsile Ficin (réédition de Lyon, 1570) et, à part, quelques-uns de ses dialogues : le Timée, la République, le Banquet. A défaut d'un Aristote complet, introuvable en ce temps-là, elle s'est procuré son Ethique, sa Politique, commentées ou traduites en italien, en espagnol, en français. Elle lit en latin ou en français les deux Pimandres et l'Hermès Trismégiste, qui exposent les révélations de l'Hermès Alexandrin et ouvrent jour sur les mystères et l'ésotérisme philosophique de l'antiquité. La De Occulta philosophia de Corneille Agrippa de Nettesheym s'en inspire et y ajoute. C'est la vision de puissances surnaturelles, planètes, démons, anges ou génies, qui gouvernent ce bas monde par attractions, effluves, inspirations, mais que la magie évoque et que la force du nombre et du verbe peut conjurer ou diriger.

Il y avait à Lyon un Minime très savant, le P. François Humblot, à qui ses leçons publiques donnèrent tant de réputation parmy le monde que la reine Marguerite, vray mère et protectrice des gens lettrez, désira l'avoir près d'elle et le fit appeler à Usson. Le P. obéit, et pendant les quelques mois qu'il y séjourna, il entretint l'esprit de la Reine de ce que luy fournissoient les sciences naturelles, les speculations philosophiques et les demonstrations mathématiques.

Même il tâcha de la rendre capable des secrets qui sont ès plus hautes sciences par ses discours, colloques et harangues qu'il luy faisoit sur les matières les plus sublimes et relevées. Marguerite en fut si contente et satisfaite que selon sa portée et capacité naturelle qui estoit de donner l'essor à son esprit pour... se guinder au plus haut des intelligences mystiques... après l'avoir retenu quelques mois, elle l'eust volontiers obligé d'en faire autant tous les ans. Mais le P. Humblot, jugeant qu'il pouvait être plus utile ailleurs, s'excusa de revenir.

Il fit de ses leçons un abrégé clair et aisé, dit-il, qu'il ne donna pourtant pas au public que je sache[29], laissant seulement courir les cahiers assemblez de ce qu'il avoit escrit entre les mains des doctes, après en avoir fait la lecture à la Reine. Mais il avait publié d'autres cours, ayant donné sa parole à sa royale auditrice de mettre en nostre langue les cours de philosophie, mathématiques et théologie.

L'inventaire mentionne divers ouvrages du P. Humblot, sans dire s'ils sont manuscrits ou imprimés.

A Usson aussi, Scipion Dupleix, son maître des requêtes, alors admirateur enthousiaste de cette Minerve vivante, que morte il devait diffamer ou calomnier à plaisir, lui lut son avorton, première ébauche d'un Cours complet de philosophie, en français aussi.

Etait-ce pour ménager sa peine ou dans l'intention généreuse de vulgariser la connaissance de Dieu et de soi-même que Marguerite encourageait ses serviteurs à l'abandon de la langue savante, en train de devenir une langue morte. Un autre de ses maîtres de requêtes, Jean de Champagnac, lieutenant assesseur au siège présidial de Périgueux, lui dédia en 1595 un Traité de l'Immortalité de l'âme et une Physique, tous deux aussi en français.

La philosophie sort de l'école, et se déshabitue de parler uniquement latin. Elle envahit la littérature et la société. En cette fin de Renaissance, l'esprit humain, comme las de son essor et de ses ambitions, se replie sur lui-même et s'observe et s'étudie, et s'aperçoit qu'il est un suffisant microcosme. Henri III, qui, à l'égal de sa sœur, aimait à entendre philosopher, avait incliné à ses goûts l'Académie fondée par Charles IX, et jusque-là tout occupée de poésie et de musique, et il faisait débattre devant lui des questions de morale et de psychologie[30].

Marguerite avait été membre ou assistante, comme la duchesse de Retz et Madame de Lignerolles, de cette Académie qui n'excluait pas les femmes. Elle conservait copie dans sa bibliothèque de ces discussions qui renouvelaient à la Cour de France les entretiens fameux de la villa Careggi ou du palais des Médicis, sous la présidence de Cosme l'ancien et de Laurent le magnifique.

Académies, discussions savantes, plaisirs d'esprit, mœurs polies, autant d'emprunts faits à la Renaissance italienne, ainsi qu'en témoigne l'inventaire. Voici la Civil conversazione du Guazzo, un manuel de vie mondaine, les Lettere di Messer Claudio Tolomei, sur l'esthétique, que la Reine estime assez pour le faire relier en maroquin ; et enfin le Cortegiano du comte Balthazar Castiglione, ce brillant exposé des perfections de l'homme de Cour, où l'on suppose que, devant la marquise de Mantoue, Isabelle d'Este, la merveille des grandes dames lettrées d'Italie, deux protagonistes de marque, Bembo, depuis cardinal, et le Magnifique (Laurent de Médicis) dissertent avec éloquence sur l'amour pur.

Pour juger de cet intéressant débat, Marguerite possède les Dialogues d'amour de Léon Hebrieu, ce livre de chevet de tant d'âmes qui cherchaient à se sauver de l'indifférence morale de la nature par la délicatesse des sentiments et de la servitude du corps par les aspirations éthérées du cœur.

Comment Marguerite a-t-elle conçu cet amour-là et avec qui a-t-elle fait l'expérience de l'autre, c'est ce que permettrait de dire avec plus de précision le recueil des Amours de la Reine, dont il ne reste que le titre.

Quel regret pour l'historien que les scribes commis à l'inventaire aient été si peu curieux de regarder à ces poésies manuscrites ou imprimées, que l'on imagine volontiers classées avec un soin pieux. Bien des mystères de cette vie passionnelle en seraient résolus. Le Cytheron, que l'indiscret Matthieu énumère parmi les attraits d'Usson, s'éclairerait d'une lumière aussi vive que le Parnasse, le Liban et le Tabor, où s'arrêtent les yeux ravis des apologistes de la Reine.

Par son amour de l'amour, comme par ses tendances philosophiques, Marguerite était plus apte à se rapprocher du poétique Forez que de l'Auvergne, cette pépinière de juristes.

La littérature, qui jusque-là faisait de Paris et de la Cour son lieu d'élection, avait été déroutée et dispersée par les fureurs révolutionnaires de la Ligue. La poésie surtout, qui vivait du patronage des grands, était de toutes façons atteinte. Ronsard était mort en 1584 ; Desportes s'était tourné contre Henri IV ; d'Aubigné avait commencé ses Tragiques, mais il en gardait à l'arçon de la selle les fragments achevés ; Malherbe n'avait encore publié que les Larmes de Saint-Pierre (1587), à l'imitation des Italiens d'alors, dans le mauvais goût des néo-pétrarquisants.

Seuls les ouvriers de la prose, philosophes, historiens, pamphlétaires, trouvaient matière à inspiration dans le trouble du pays et des esprits. Encore fallait-il aux grandes œuvres la certitude du lendemain. Il ne s'en trouvait pas dans la plus grande partie du royaume, et surtout au Nord, depuis le meurtre des Guise et l'assassinat d'Henri III. Le nouveau roi, en guerre avec ses sujets catholiques, eut longtemps mieux à faire que de recueillir les lettres orphelines. C'est seulement en 1598, après la soumission des derniers ligueurs et la signature du traité de Vervins avec Philippe II, qu'en assurant la paix générale, il donna, comme il disait à la France le temps de reprendre haleine.

Pendant les neuf premières années de son règne, il séjourna peu à Paris, et n'eut d'autre Cour que l'entourage de capitaines et de conseillers qui le suivaient partout où l'appelaient les nécessités de la politique et de la lutte.

Mais les lettres avaient leurs habitudes et soupiraient après le regard et l'admiration d'un maître. Il restait une région de la France, de Lyon aux monts d'Auvergne, qui, au milieu de la perturbation universelle, avait joui d'un calme relatif[31]. Là vivait, relevée de sa disgrâce depuis 1593, la dernière des Valois-Médicis, qui, par son savoir et sa culture, entretenait la tradition et conservait le prestige de deux illustres races. Vers elle se tournèrent, en attendant mieux, ceux des écrivains, qui, loin des frontières et du fracas des champs de bataille, écoutaient les voix inspiratrices dans le recueillement de la sécurité.

Usson leur apparaissait, comme un nouveau Parnasse, où, disait Scipion Dupleix, la Reine présidait au chœur des neuf muses. En cette Cour, une petite Cour sans grandes ressources, la bienveillance de l'accueil, les louanges et les encouragements, tenaient lieu de pensions, de bénéfices et de faveurs. C'était en une période encore troublée une consolation et une espérance, une image en raccourci du passé et une vision de l'avenir.

Chose curieuse, par une sorte de survivance, la littérature sentimentale reparut dans ce pays d'où elle était autrefois partie à la conquête du royaume. Lyon, qui fut au XVIe siècle la capitale de l'imprimerie, le grand marché de la soie et la plus importante succursale des banques italiennes, avait été la première étape et un des centres d'élaboration de la doctrine du pur amour. Elle lui venait de Marsile Ficin, qui l'avait empruntée à Platon, adaptée aux idées chrétiennes et, si l'on peut dire, spiritualisée. Les écrivains lyonnais lui donnèrent sa forme littéraire et du dogmatisme florentin tirèrent une poétique. Maurice Sève[32], subtil en une matière déjà si subtile, l'exposa en vers sibyllins, d'autant plus prenants qu'ils étaient plus mystérieux, rêverie et non pensée, musique de sentiments plutôt que logique d'idées.

Une adepte de l'école lyonnaise, la sœur de François Ier, Marguerite d'Angoulême, grand'tante de Marguerite de Valois et sa grand'mère par alliance, conteur gaillard et poète mystique, avait mis à la mode le platonisme. A travers les nouvelles parfois si lestes de son Heptaméron circule un fort courant d'idéalisme.

Heroet, nommé évêque de Digne en faveur de son talent poétique, est un Parisien, qui se rattache par l'inspiration à l'école lyonnaise, mais qui pense les sentiments que ses maîtres avaient rêvés. Dans sa Parfaicte amie (1542), si différente de la Délie de Sève, et par le caractère de l'œuvre et par celui de l'exécution, il exprime en termes intelligibles les pudeurs et les renoncements de deux êtres que la tendresse unit et que les conventions sociales séparent, en même temps qu'il traduit avec une rare habileté verbale cette crise mystique de l'extase d'amour où les âmes sont si bien confondues et perdues l'une dans l'autre qu'elles ne savent plus rien des défaillances du corps.

La théorie de l'amour pur s'était répandue dans toute la France ; les classes supérieures et les poètes l'adoptèrent un moment comme une forme de l'idéal. Mais il y eut des protestations, et celles-là de marque. Le chef de la Pléiade, Ronsard, cet éternel amant de la beauté plastique, s'en prenait au plus illustre des ennemis de la nature, Léon Hebrieu, cet israélite amputé par le baptême mosaïque du cœur et de toute affection. Montaigne raillait ces sciences, y compris l'Ethique, qui traictent les choses trop finement d'une mode artificielle... non commune et naturelle. Mon page, dit-il, fait l'amour sans avoir lu Léon Hebrieu et Equicola, un autre théoricien du platonisme. Mais le coup le plus terrible fut porté à la doctrine par les guerres civiles. La brute humaine déchaînée par les ambitions, les appétits, les passions personnelles et les haines religieuses avait multiplié d'un bout à l'autre du royaume l'incendie, le pillage, le sac des villes et la dévastation des campagnes, le vol, le viol. Quelle place y avait-il pour les sentiments délicats dans ce retour de bestialité primitive. Quel respect de la pudeur féminine pouvaient conserver des gentilshommes ensauvagis par la durée de la lutte ?

Et soudain, voici qu'aux approches de la paix générale s'étalent, comme sortis du néant, aux boutiques des libraires des romans aux titres symptomatiques Les chastes et fidèles amours ; Les chastes et constantes amours ; Les infortunées et chastes amours, etc.

C'est dans le Forez, qui touche à Lyon, pays d'origine de l'honnête amour, que se prépare le chef-d'œuvre de la littérature sentimentale, l'Astrée. Les d'Urfé, cette grande famille féodale, reprennent la tradition de Maurice Sève et de l'Ecole lyonnaise. Dans le château de La Bâtie, leur grand aïeul, Pierre, avait réuni des manuscrits et des livres aux belles reliures, à qui il demandait l'explication des plus difficiles énigmes, si l'on peut interpréter ainsi le conseil mystérieux gravé sur la porte : Sphingem habe domi. Les fils de Jacques et de René de Savoie-Tende, que leur ascendance maternelle rattachait à l'Italie et leur naissance et leur éducation, à la France, étaient par bien des côtés les représentants de deux races et de deux civilisations. Trois d'entre eux étaient des lettrés, initiés à la large culture de la Renaissance italienne. Ils avaient étudié Aristote dans les collèges ; ils s'enthousiasmaient pour Platon. Des goûts intellectuels communs les rapprochaient de Marguerite.

Le plus jeune des trois frères, Antoine d'Urfé, abbé de la Chaise-Dieu, et par la grâce de la Ligue évêque élu de Saint-Flour, était à vingt-trois ans, quand il périt d'un coup d'arquebuse, déjà célèbre par deux dialogues : De l'Honneur et de la Vaillance, où à la manière de Platon, il opposait le partisan de la guerre à celui de l'étude, Polémophile à Uranophile, deux noms significatifs, mais qui ne donnaient pas comme les interlocuteurs de son modèle l'illusion d'êtres vivants. Des Epistres philosophiques qu'il annonçait, on n'a retrouvé[33] que le titre de l'Epistre première : De la beauté qu'acquiert l'esprit par les sciences, et c'est probablement la seule que sa mort précoce lui ait permis d'écrire. Elle est adressée à Mme Marguerite de France, royne de Navarre[34].

Honoré d'Urfé n'a pas été l'amant de Marguerite, mais il parle d'Usson en homme qui y est entré. Ce n'est pas à la royale châtelaine qu'il a dédié le premier livre de ses Epistres morales, paru en 1595, et dont la déclaration d'amour si précieusement amphigourique, en guise de préface, s'adresse mieux à la femme de son frère aîné qu'il aimait trop pour une belle-sœur. Mais c'est à Marguerite qu'il fit hommage (éd. de 1608) de son troisième livre, le plus philosophique de tous, estimant qu'à cette princesse de science avant toute autre revenaient des discours qu'elle lui avait déjà entendu lire.

Anne d'Urfé, le chef de leur maison, guerrier et poète, médiocre poète d'ailleurs, est aussi un admirateur de Marguerite, mais pour d'autres raisons que ses frères et ce n'est pas sans cause. Marié à Diane de Châteaumorand, qui avait treize à quatorze ans, il aurait vécu vingt-trois ans, en toute innocence, avec cette femme qui était belle. Ainsi du moins le décida l'official de Lyon, en prononçant l'annulation du mariage. Honoré d'Urfé, soupirant en expectative, hérita de cette épouse vierge, non sans que le mari protestât contre le cadet, qui, dit-il, sans aucune raison,

Traït son frère aisné, l'ostant de la maison.

Pour se consoler, il se fit prêtre et se réduisit à chanter l'amour pur, après avoir côtoyé l'autre sans aborder au port, s'il faut en croire l'insigne chapitre. Ce mauvais expert en matière amoureuse dédia en 1608 à Marguerite le cinquième livre de ses Hymnes, dont un consacré à la chaste Suzanne. Ce n'est pas la preuve péremptoire d'une ferme croyance à la vertu de Marguerite. Ne suffisait-il pas dans les idées du temps pour avoir droit à cet hommage, qu'elle fût de la race des Valoys, la dixiesme muse, une beauté que tout l'univers admire pour sa perfection à l'égal de celle de Vénus et de la chaste pudique et saincte Suzanne.

Un client des d'Urfé, le chanoine Loys Papon, autre forézien, est encore plus entier dans sa foi. Il s'élève contre les médisants qui dénaturent les meilleures intentions de la Reine. C'est pour louer Dieu plus dignement qu'elle recrute sa chapelle parmi des enfants doués d'une belle voix. Eh bien, ne l'accusait-on pas de transformer ces jeunes chantres en mignons, ou, comme il dit, en sa fureur classique :

De candides Orphées en infames satyres.

Loys Papon généralisait peut-être la diffamation pour avoir plus de facilité à la confondre. Accordons que la maîtrise du château resta une école de chant. Mais Pominy, qui la dirigeait, avait été promu grand favori. Ce valet de cœur vaut pour tous les enfants de chœur.

Darnalt, lieutenant-général au présidial d'Agen, — peut-on récuser le jugement d'un magistrat ? — se porte lui aussi garant de la vertu de Marguerite. Il la compare à la Logistille de l'Arioste auprès de qui Roger, échappé aux enchantements et à la poursuite de l'impudique Alcine, ne trouve que de bonnes mœurs, de ces beautés éternelles, de ces graces infinies qui nourrissent le cœur, qui le remplissent et ne le saturent jamais.

Mais elle est plus que cela. Aussi ceste très noble ame royale s'est retirée dans le chasteau Elysien d'Usson, et avant qu'entrer à la gloire des cieux [elle] s'est voulu avoisiner d'iceux commençant d'y prendre sa volée ; ayant apprins de s'exercer en la vie contemplative et de séparer son ame bienheureuse d'avec son corps très parfaict, et le tout pour bien mourir. Car selon Platon (et Darnalt cite en grec sans le traduire le texte du Phédon), l'étude du sage est de deslier et séparer l'ame du corps[35].

Tous ces admirateurs, et qui l'étaient à différents titres, de Marguerite communiaient avec elle en Platon. Antoine d'Urfé est nettement platonicien. Madame, dit-il dans la dédicace de son Epistre, dès la première fois que le bruit de vos graces, vrayment fatal à tout notre siècle, me vint frapper les aureilles, j'entray en la mesme curiosité qu'on lit de Socrates, qui, rencontrant un jeune homme de singulière beauté, après l'avoir contemplé fort longtemps, le pria de parler, afin qu'il le peust voir, comme s'il n'eust pas encore veu le personnage mesme, d'autant que ce corps terrestre n'est que l'écorce ou l'habillement dont le vray homme intérieur est enveloppé. De mesme aussi je m'enquys fort curieusement combien vostre Majesté s'estoit estudiée d'adjouster aux dons de la nature les beautez qui concernent la plus belle partie de nostre ame, c'est-à-dire l'entendement. Et Dieu sçait quel contentement je reçeu sçachant la perfection que vostre divin esprit s'estoit acquise en toutes les sciences[36].

Honoré, élevé chez les jésuites de Tournon dans le culte d'Aristote, est imprégné lui aussi de l'esprit de Platon. Il oscille entre les deux chefs d'école, emporté par l'essor de l'un, retenu par la logique, et, si l'on peut dire, par l'orthodoxie de l'autre.

Mais que de passages, surtout dans le second livre des Epistres morales, où il rêve lui aussi sur le divin.... Comme les Idées ont leur beauté de Dieu, plus ou moins parfaictement, selon le degré de leur perfection, ainsi nos ames et nos corps l'ont selon la leur, plus ou moins ainsi qu'ils en sont plus ou moins capables. Mais telle qu'elle puisse estre elle est toujours un rayon qui s'élance du visage divin.... Par ainsi qui aime la beauté en nous y aime aussi bien Dieu.... car si nostre beauté est un rayon de celle de Dieu, sans doute en l'aimant nous aimons Dieu sans y penser.

Toutefois celuy est blasmable... qui s'arreste aux beautez du corps sans s'eslever à celles de l'ame.

Lorsque Platon a dit que pour rendre un homme entièrement parfaict, il falloit seulement qu'il aimast, il entendoit sans doute qu'il deust aimer ces deux beautez de l'ame et du corps. Car, dit-il, l'amant n'a nul désir plus grand que d'estre aimé de ce qu'il aime. Pous estre aimé il faut avoir les choses aimables. Ce qui est seul aimable c'est la vertu. Donc pour estre aimé, le vray amant se rendra vertueux. Il est tout certain que le corps peut bien estre aimé, mais non pas aimer. Donques si l'amant veut estre aimé de ce qu'il aime, comme dit Platon, il faut par nécessité que ce soit des beautez de l'ame[37].

Anne d'Urfé inclinait corps et âme à l'éthique du philosophe, interprétée par les Italiens. Dans l'hymne de l'Honneste amour, il raconte qu'un jour, au plus chaud de l'été, assis sur la mousse de la montagne où est bâtie la maison des d'Urfé, la lecture du grand Léon Hébrieu lui révéla le pur amour. Comme il n'en pouvait ressentir d'autre, sa théorie s'était trouvée d'accord avec sa pratique en son mariage blanc.

Il n'est pas douteux que. Marguerite se soit largement pénétrée de cet idéalisme dont les inspirations lui arrivaient embaumées de l'encens des hommages et comme des prières adressées à une divinité. Dans une lettre à Champvallon, elle parle à peu près dans les mêmes termes qu'Honoré d'Urfé du véritable amour, qui est une passion de l'âme et non la satisfaction d'un instinct animal.... Car l'âme est seule l'homme et elle se sent son plaisir d'autant retranché que l'on l'adhère uniquement aux appétits du corps, lesquels ne peuvent estre cause d'amour, puisqu'ils ne sont desirs de beauté (car l'amour n'est autre chose) et la beauté ne peut être desirée et aymée que par ce qui la connoist[38].

Autour de Marguerite un grand vent de spiritualité soufflait. Il lui parut cruel de détruire les lettres qui lui rappelaient le souvenir d'une chère passion, et compromettant de les garder en leur forme originale, écrites avec la sincérité et l'abandon d'une âme qui ne faisait qu'un avec le corps. Ses adorateurs du Forez, oublieux ou ignorants des scandales du château, la voulaient chaste à tout prix et en tout cas lui imposaient de le paraître. Pour sauver sa correspondance et sa réputation, elle retrancha ce qui était du corps et amplifia ce qui était de l'âme. La théorie de l'Honneste amour lui fournit l'éthique sentimentale qui subtilisait la passion jusqu'à l'anoblir et de la terre l'élevait au ciel.

Ses Mémoires, qui furent écrits à Usson vers 1600[39], portent en divers endroits la marque de cette influence platonicienne. Dans le voyage aux Pays-Bas, le récit de la mort de Mlle de Tournon, une de ses filles d'honneur, en est tout imprégné, et, si touchant qu'il soit par lui-même, la psychologie de narratrice y ajoute un nouveau et plus puissant intérêt. Hélène de Tournon, d'une grande famille vivaraise, et Marc de Rye de Varambon, cadet de l'aristocratie franc-comtoise, s'aimaient et voulaient s'épouser. Mais ils en furent empêchés un temps par les parents du jeune homme, qui voulaient le faire d'église. L'opposition de principe disparue, ils se revirent à Namur, elle toujours amoureuse, lui détaché ou croyant l'être. La jeune fille souffrit cruellement de cette froideur, bien qu'elle n'en laissât rien voir par dignité, par souci des convenances mondaines ; et même, avec une innocente coquetterie, elle accueillit les hommages et les soins du frère de Varambon. Mais quand ils se furent quittés, son cœur battit si fort de souffrance qu'à l'arrivée à Liège il se rompit.

On lui fit des funérailles telles que sa qualité le requérait. Quatre gentilshommes portaient le cercueil, l'un desquels l'avoit durant sa vie passionnement adorée, sans le luy avoir osé descouvrir pour la vertu qu'il congnoissoit en elle et pour l'inegalité ; qui lors alloit portant ce mortel faix et mourant autant de fois de sa mort qu'il estoit mort de son amour.

Les antithèses de mots dont ce deuil est plein, la recherche et la subtilité des idées et des sentiments, n'est-ce pas l'une des premières manifestations en France du genre et du style précieux ?

A cette heure même Varambon entrait à Liège. Il n'avait pas sitôt vu partir de Namur Mlle de Tournon qu'il s'était repris à l'aimer et accourait pour solliciter sa main. Il aperçoit un cortège funèbre et demande de qui c'est. Ô mortelle response ! L'amour, ainsi vengeur de l'ingrate inconstance, veut faire esprouver à son ame ce que par son desdaigneux oubly il a faist souffrir au corps de sa maistresse, les traits de la mort. — Au nom de Mlle de Tournon, il se pasme et tombe de cheval inanimé. Son ame, que je crois, dit Marguerite, allant dans le tombeau requerir pardon à celle que son desdaigneux oubly y avoit mise, le laissa quelque temps sans aulcune apparence de vie, d'où estant revenu, l'anima de nouveau pour luy faire esprouver la mort qui, d'une seule fois, n'eust assez puni son ingratitude[40].

La jurisprudence de Marcile Ficin serait plus rigoureuse. Aimer, c'est mourir à soi et revivre en l'aimé. Platon appelle l'amour amer parce que quiconque aime meurt en aimant. Mais ce mort ressuscite en l'aimé, à condition d'être aimé, faisant avec celui qu'il aime et qui l'aime échange de vie. Au contraire si l'amant n'est pas aimé, il est du tout mort, parce qu'il ne vit point en soy, et ne vit point aussi de l'aymé, estant de luy mesprisé. Pour laquelle cause quiconque est aymé par raison doibt contr'aymer. Et qui n'ayme l'amant est en coulpe d'homicide, ainçois est larron, meurtrier et sacrilège[41].

C'est le crime de Varambon, qui a conquis un cœur et qui l'a rebuté. Pour avoir manqué à la loi de l'amour, il pourrait comme infatue et impie être occis d'un chacun, à moins qu'il ne se condamnât lui-même à mourir pour faire revivre l'aimé, en l'aimant. Marguerite dissout et clarifie le plus possible l'amas trouble de ce brouillard métaphysique.

En une des belles pages de ses Mémoires elle explique son ravissement le jour où son esprit s'ouvrit à l'intelligence du monde. Ce fut pendant sa réclusion du Louvre (1575), lorsqu'elle commença, dit-elle, à se plaire à la lecture, et à s'acheminer à la dévotion, lisant en ce beau livre universel de la nature tant de merveilles de son Createur que tout ame bien née, faisant de cette congnoissance une eschelle de laquelle Dieu est le dernier et le plus hault eschelon, ravie, se dresse à l'adoration de cette merveilleuse lumière et splendeur de cette incomprehensible essence ; et faisant un cercle parfait, ne se plaist plus à aultre chose qu'à suivre cette chaisne d'Homère, cette agreable encyclopedie, qui, partant de Dieu mesme, retourne à Dieu mesme, principe et fin de toutes choses. Et la tristesse contraire à la joye, qui emporte hors de nous les pensées de nos actions, reveille nostre ame en soy mesme, qui rassemblant toutes ses forces pour rejetter le mal et chercher le bien, pense et repense sans cesse pour choisir ce souverain bien, auquel pour asseurance elle puisse trouver quelque tranquillité ; qui sont de belles dispositions pour venir à la congnoissance et amour de Dieu[42].

La chaîne d'Homère, ce n'est pas ici la chaîne d'or, au bout de laquelle Zeus se vante de tenir suspendus dans sa puissante main et d'attirer à lui les dieux et les déesses, et la mer et la terre[43]. De l'Iliade à Platon, elle se transforme en une échelle symbolique, qui relie l'homme à Dieu. Marguerite emprunte cette interprétation au Théétète, trad. par Marcile Ficin[44] ou au commentaire de Macrobe sur le Songe de Scipion[45].

Mais ce n'est pas sa principale source. Elle puise dans la Sainte Philosophie[46] de Guillaume Du Vair certains passages, et presque les mots mêmes. Quant aux œuvres de Dieu, dit le magistrat philosophe, ce sont certainement des eschelles qu'il nous a dressées de tous costez pour monter jusqu'à lui..... Et à vray dire tant de merveilles dispersées par tous les coins du monde, qu'est-ce autre chose qu'un livre ouvert pour y lire la grandeur et toute puissance de Dieu qui y est si richement imprimée.

Il est curieux de voir où Marguerite cesse de suivre son guide. Du Vair déclare qu'une âme pure est la condition d'une intelligence saine et droite. Ce qui nous gaste et nous le trouble (le jugement) sont les delices et les voluptez. Mais la passionnelle Marguerite se borne à dire, que la joie emporte loin de nous les pensées de nos actions et que la tristesse reveille notre ame en soy mesme.

On remarque ici et ailleurs le nombre et la qualité de ses emprunts. Elle ne tire guère de son propre fonds que la forme. Elle se souvient trop de ses lectures pour être originale.

Ce qui est d'elle (et encore est-ce bien sûr ?), c'est un mélange de galanterie et de dévotion, d'amour divin et d'amour profane, où se satisfait son ardeur mystique. Je ne vis plus qu'en vous, écrit-elle à Champvallon, et d'autre que de vous mon ame n'est regie. C'est employer sans scrupule la belle parole de Saint-Paul : En Dieu nous vivons, nous agissons et nous sommes, pour marquer l'étroite union des corps et des âmes dans l'amour humain[47].

Mais, d'où que lui vienne l'inspiration, elle résume, élague, clarifie et s'assimile si bien ce qu'elle butine que le départ n'est pas toujours facile à faire de ce qui est d'elle ou d'autrui.

Brantôme parle avec enthousiasme de son talent poétique. Elle faict souvent quelques vers et stance très belles qu'elle faict chanteret mesme qu'elle chante, car elle a la voix belle et agréable, l'entremeslant avec le luth qu'elle touche bien gentiment[48]... Serait-ce les poésies de sa composition ou composées à son intention, que l'inventaire de 16o8 intitule Recueil des Amours de la Reine.

Peut-être les pièces éparses dans les Mémoires-Journaux de Pierre de L'Estoile ou ailleurs, avaient-elles été réunies là, imprimées ou manuscrites. Il y en a beaucoup de perdues. Combien en reste-t-il de la façon de Marguerite.

Les Stances sur la mort de Bussy : dialogue entre Lysis-Bussy assassiné, le 19 août 1579, par un mari jaloux, le comte de Montsoreau, et Flore-Marguerite, à qui il apparaît avant de descendre au val ténébreux, sont probablement de Pibrac[49].

Il faut restituer à qui de droit, c'est-à-dire à l'amant, ou mieux encore, au poète de l'amant, Benjamin Jamyn, ce maître en pointes et concetti, les prétendues Stances amoureuses de la roine de Navarre sur ses amours avec Champvallon (1581)[50].

A Usson Marguerite n'avait peut-être pas encore pour secrétaire poétique François Maynard, ce fin ciseleur de ses sentiments, de ses regrets, et de ses plaintes.

Elle est d'elle sans doute la lamentation sur la mort du bel Atys (Aubiac), cette pièce laborieusement chevillée, froide et banale, où l'on devine une inconsolable qui sera vite consolée.

Quand le temps (mais pourtant cette crainte soit vaine)

Permettroit qu'un oubli fit adoucir ma peine,

Je persiste aux sermens diverses fois conclus.

Si je cesse d'aimer, qu'on cesse de prétendre ;

Je ne veux désormais être prise ni prendre,

Et consens que le ciel puisse éteindre mes feux,

Car rien n'est digne d'eux[51].

Elle ne réussit pas mieux dans le genre bucolique, comme on peut en juger par le couplet fameux à la louange de Pominy :

A ces bois, ces prés et ces antres

Offrons les vœux, les pleurs, les sons,

La plume, les yeux, les chansons

D'un poète, d'un amant, d'un chantre.

Son poète d'Usson, qu'elle croit un grand poète, c'est Antoine La Pujade, dont elle fait représenter une tragi-comédie de Jacob d'après le récit de la Bible, un sujet qui lui est cher pour la similitude des malheurs et des bonheurs du patriarche avec les siens. La Pujade est un poète du Midi, qu'un autre poète du Midi, le bordelais Pierre de Brach, célèbre comme un génie, et que Le Double, conseiller au siège présidial d'Agen, couronne de lauriers en vers latins. La Pujade, à son tour, quoique bon catholique, exalte le huguenot Du Bartas et, dans le dialogue qu'il imagine entre un voyageur et des abeilles, leur fait dire qu'elles confissoient leur miel tous les ans dans la maison de l'auteur de la Semaine.

Poète religieux, lui aussi, il avait publié en 1604 à Paris un recueil intitulé Œuvres chrestiennes[52], comprenant les trois livres de la Christiade, les Secondes Œuvres chrestiennes et des poésies diverses, la plupart du même caractère. L'ensemble était dédié à la reine Marguerite, et quelques parties composées en sa faveur, tel le Cantique pour le quatorzième de mai, jour de la naissance de la Reine, ou par son ordre, comme l'adaptation des Psaumes de Titelman, un capucin connu pour sa piété, ses travaux d'exégèse et ses commentaires de l'Ancien et Nouveau Testament.

L'année suivante, il fit paraître à Bordeaux la Mariade... sur les louanges de la très sainte et très sacrée Vierge Marie retirées de son cantique amplement expliqué... en doute chants, Millanges, 1605, in-12°. Il a l'ambition de donner une suite aux Semaines de Du Bartas, cette description du monde naissant et cette histoire du peuple élu, qui, par la puissance de la vision, l'éclat des images et la grandiloquence du style font, malgré toutes les fautes de goût, figure d'épopée. Mais il ne réussit qu'à raconter la vie du Christ, et celle de la Vierge pieusement, en fidèle attendri, aussi incapable de comprendre la Bible que l'Evangile.

Cependant, Marguerite l'admire tant qu'elle s'est mise en frais pour lui de poésie. Les meilleurs vers d'elle, — ou les moins mauvais, — et qui sont peut-être authentiques, c'est un sonnet où elle le reprend aimablement de son goût pour la solitude.

Est-ce pour acquerir ce grand nom de Pymandre,

Qu'en silence et muet allés tousjours resvant,

Non resvant : mais plustost pensant et contemplant

Aux plus divins sujets que l'esprit peut comprendre.

Ou, pour de Pythagor' vray disciple vous rendre,

Allés à Harpocrate ainsi sacrifiant ?

Ou comme Archimedes vostre œuvre imaginant,

D'un agréable oubly vous vous laissés surprendre.

Non, non, rien de cecy vostre parler n'arreste,

Mais de vos beaux escrits l'action si parfaite

De vostre ame retient toutes les facultés :

Ceux qui font tous les deux n'y ont telle excellence.

A nostre ame a été limité (sic) sa puissance,

Egallement agir n'est deu qu'aux Deités[53].

Ce sonnet, cet unique sonnet, léché, précieux et pédant, suffit-il à l'élever au rang de poétesse ?

C'est à Usson que s'est achevée sa formation intellectuelle. Elle y eut, pendant les dix-neuf ans qu'elle y séjourna, le temps de lire, de méditer, de se nourrir de doctrines et de connaissances. Et cependant elle n'en dit rien.

Il est vrai que ses Mémoires s'arrêtent en 1582. Mais toutefois il est remarquable qu'on y trouve à peine une allusion, et si vague, à sa retraite dans ce château fort d'Auvergne. Elle parle longuement de sa captivité du Louvre en 1575, qui fut de moins de deux mois, comme d'une épreuve salutaire. Mais cet apprentissage des biens de la tristesse et de la solitude ne la mena pas jusqu'à la maîtrise intellectuelle.

Durant les dix ans qui suivirent, elle fut trop occupée des intérêts de son frère et de son mari, de la pastorale de Nérac, de ses amours avec Champvallon, de sa rupture avec les deux Rois, et de ses aventures d'Agen et de Carlat pour trouver le temps de beaucoup lire.

A Usson, au contraire, plus d'intrigues de Cour et de cœur, plus de chevauchées d'amazone, plus d'espérances politiques ; une vie morne, un horizon aussi limité que celui qu'elle pouvait apercevoir de la terrasse du château.

En dehors des heures où elle se souvenait trop qu'elle était femme, quel autre et meilleur plaisir que de satisfaire cet appétit de science, la plus avouable de ses passions. Elle s'y livrait tout entière, car là encore elle ne se donnait pas à demi, et, quand un volume était commencé, elle sacrifiait à le finir les repas et le sommeil. Elle a lu des centaines d'ouvrages, quelques-uns la plume à la main. Les emprunts d'idées et de sentiments qu'elle y a faits, des connaissances qui semblent le monopole des érudits, la pratique des livres saints, l'exploitation de Marsile Ficin et ce platonisme du pur amour dont elle pare ses rapports très sensuels avec Champvallon, en un mot son érudition, sacrée, profane, sentimentale est en majeure partie le résultat de cette longue retraite loin des fêtes, des intrigues, des complots. Mais elle n'en laisse rien entendre, comme s'il lui était pénible d'avouer que de sa grande misère d'Auvergne, il ait pu sortir un si grand bien. Elle reconnaît que ce château fort a été son arche de salut, mais il fut bien plus encore : le théâtre de sa réhabilitation et de sa gloire. Que resterait-il d'elle sans l'autobiographie rédigée là et les lettres qui y furent écrites ou remaniées, sinon le souvenir de folles aventures. Elle y a médité à loisir son apologie, et, comme cette apologie est un chef-d'œuvre, la postérité passe sur les fautes, sourit des faiblesses, et accueille au temple de Mémoire la dernière des Valois.

Mais elle n'avait pour cet ermitage qu'une reconnaissance sans amour et projetait depuis longtemps de sortir de ces déserts de montagnes, heureuse de retrouver au doux pays de France le Parnasse, le Liban, le Thabor, que célébraient les panégyristes, et le Cytheron, dénoncé par quelques indiscrets.

L'occasion qu'elle guettait s'offrit quand recommencèrent les troubles, à peine comprimés par l'exécution de Biron et la fuite de Bouillon. De Sedan où il était rentré, l'austère huguenot pratiquait ses coreligionnaires du Sud-Ouest et cependant se concertait avec le Roi catholique. Un de ses gentilshommes, Jacques de Vezins de Charri se glissa dans le Midi pour raviver les rancunes et les haines. Pierre de Rignac qui commandait à Turenne, la capitale de ses possessions du centre, distribuait de l'argent. L'agitation menaçait de gagner l'Auvergne où Bouillon avait quelques fiefs et Charles de Valois, prisonnier à la Bastille, nombre de partisans.

Marguerite feignit de craindre et peut-être craignit-elle qu'une nouvelle révolte ne l'obligeât encore une fois à s'enfermer dans Usson. Elle avait de bons informateurs : un gentilhomme, nommé La Rodelle, qui s'était retiré à temps du complot, le valet de Jean de La Sudrie, un des conjurés, et un soldat, à qui on avait offert récompense pour un coup de main contre Sarlat. Elle estima le moment venu de se rapprocher du Roi, en intention ou sous prétexte de se mettre à l'abri. Dans une lettre du 3o janvier 1605, elle lui mandait son espérance d'être bientôt à Villers-Cotterêts, soudain qu'elle serait un peu remise des grandes et violentes maladies qu'elle avait eues toute l'année passée[54]. Mais elle n'eut pas sans doute la réponse qu'elle attendait et trois mois après (12 mai) elle renouvela ses suggestions, le priant de lui remettre sa maison de Boulogne, qu'elle lui avait prêtée pour y installer des ouvriers étrangers feseurs de soie, et dont il n'avait plus besoin. L'air en était plus sain que celui de Villers-Cotterêts. Elle la ferait meubler et accommoder et s'y rendrait Dieu aidant, avant que le mois de septembre passe[55].

Et soudain en juillet elle est à Arthenay, au delà d'Orléans, en route pour Paris. Elle a quitté l'Auvergne sans congé, de peur assurément de recevoir l'ordre de n'en pas bouger, et pour mettre le Roi en présence du fait accompli. Sully et La Varenne, qui ont couru au-devant d'elle, sont arrivés trop tard pour l'arrêter. L'explication qu'elle donne au Roi de son départ n'est que spécieuse. Le gentilhomme (La Rodelle) qui annonçait l'explosion de la révolte pour le mois d'août vouloit, lui écrit-elle, le dire à vostre Majesté en ma présence pour obtenir d'elle, par mon moyen, que ses parens qu'il n'eust voulu mettre en peine n'en pastissent ! Elle ne croyait pas que cet ingrat, le duc de Bouillon, se voulût hasarder jusqu'en sa maison (de Turenne) pour l'entreprise, n'ayant fait cette promesse que pour (y) embarquer les plus fous. Elle laissait Usson entre les mains d'un vieux gentilhomme, son maître d'hôtel, et de tous les Suisses et soldats qui l'y ont servie le temps qu'il a plu à Dieu qu'elle y a été. Mme de Vermont restait aussi pour les solliciter de leur devoir. Le Roi n'avait rien à craindre pour cette place d'importance. Je l'ay eu de vostre Majesté, je la lui rends.

Ses ambitions se bornaient désormais à Boulogne. Sur ce point elle était sincère. Ses longues épreuves l'avaient assagie, et, l'âge aidant, elle ne demandait plus qu'à vivre tranquille. Si elle voulait se rapprocher de Paris, ce n'était pas pour y brouiller. Son départ subit était la dernière manifestation de son esprit d'indépendance ; elle n'aspirait plus désormais qu'à obéir.

Il lui tardait de revenir aux pays de son enfance et de sa jeunesse. Aux plaisirs qu'elle avait goûtés à Usson, innocents ou non, s'ajouteraient ceux que procurent la présence du souverain, l'attrait d'une Cour, l'affluence de la noblesse, l'éclat et la richesse d'une capitale et la clientèle des savants, des lettrés et des artistes.

N'était-ce pas une juste compensation à sa rude pénitence d'Auvergne ?

 

 

 



[1] Guessard, pp. 446-447. Ovide, Métamorphoses, l. III, fable VI.

[2] Drouhet, François Maynard, p. 34. Quant à Saint-Poncy, il amène à Usson toute l'Auvergne, sinon toute la France, II, chap. XIX, p. 424 et suiv.

[3] Guessard, p. 356, 21 juin 1602 ; au Roi, même date.

[4] Saint-Poncy, II, p. 438.

[5] Arioste, Roland furieux, chant X, 58, 60, 61, 63.

[6] Le tableau porte la date invraisemblable de 1318. Peut-être faut-il lire 1518, le 3 et le 5 ayant pu facilement lors de la restauration, être pris l'un pour l'autre.

[7] Saint-Pony, II, p. 440.

[8] Salveton, p. 87, Cf. Du Ronquet, Ibid., pp. 115-117.

[9] Cohendy, Lettres missives, p. 206.

[10] Salveton, pp. 84-92.

[11] La chapelle de Saint-Blaise est, si l'on ose dire, la chapelle funéraire des Matharel, serviteurs de Marguerite, dont l'un fut son châtelain, et un autre, son procureur. Le plus ancien des Matharel enterrés dans ce caveau c'est Blaise, mort en 1554. La statue de son patron, si elle n'a pas été placée là de son vivant, a dû l'être peu de temps après sa mort. Les statues du tabernacle peuvent être comme le saint Blaise, à qui elles ressemblent tant, datées de la première moitié ou du milieu du XVIe siècle.

[12] Lauzun, Itinéraire, p. 360, note 2. Cf. p. 356, note 1.

[13] Brantôme, VIII, pp. 81-82.

[14] Darnalt, pp. 124 et 126.

[15] L. Paris, I, 322.

[16] Chassaing, Mémoires de Jean Burel, p. 481.

[17] Archives de la Haute-Loire, minute d'Antoine Robert, notaire, f° 87.

[18] Archives du Puy, minute de Maurice Leblanc, notaire, Reg. I, n° 228.

[19] Le contrat de mariage de Pomini a été retrouvé par Paul Leblanc de Brioude, ce grand investigateur d'archives. C'est une des pièces du fonds qu'il a légué à la ville de Clermont (Bibliothèque municipale et universitaire), mais qui n'était pas encore complètement classé en 1921, quand j'ai pu avoir communication du document, grâce à l'obligeance de M. Dousse, le bibliothécaire de la ville.

[20] Archives départementales du Puy-de-Dôme, registres insinuations, t. 9, f° IIIxx 26 oct. 1604.

[21] Brantôme, VIII, p. 81.

[22] Sur les emprunts faits à Macrobe, un grammairien, à Sulpicius Lupercus Servatus, un poéticule, dont il ne reste que cinquante-deux vers, voir La Ruelle mal assortie, une œuvre assurément authentique, mais qui ne fut écrite qu'après son retour à Paris, et aussi les notes que j'ai mises à l'édition de la Sirène, Crès, successeur, 1922. Peut-être a-t-elle cueilli ces citations et les autres dans les florilèges moraux, historiques et littéraires, si nombreux au XVIe siècle.

[23] Guessard, p. 113.

[24] Guessard, p. 459.

[25] L'Othello fut représenté en 1604 et la lettre où Marguerite compare Choisnin à l'horrible More est de 1602.

[26] Cet inventaire est dans les archives de la famille de Boissieu, dont un ancêtre, Jean, était secrétaire de la reine Marguerite. Ils l'ont communiqué au comte Léo de Saint-Poncy, qui a commis des bévues singulières de lecture et s'est borné pour tout commentaire à une sèche énumération. Grâce à l'obligeance de M. Maurice de Boissieu, mon aimable et savant confrère de l'Académie de Lyon, j'ai pu en avoir une copie qui, si fautive et en apparence si incomplète qu'elle soit, m'a rendu beaucoup de services et particulièrement aidé à rectifier les fantaisies de Saint-Poncy.

On trouvera au t. II, p. 547-550 de sa Marguerite de Valois la prétendue analyse de l'inventaire, où l'on peut croire qu'il a retranché ici pour masquer son ignorance et prodigieusement ajouté là de son fonds pour faire preuve de savoir. Il faut compléter ce catalogue officiel avec l'ouvrage de Quentin-Bauchard, Les femmes bibliophiles de France, t. I (1886), p. 141 et suivantes, où sont indiquées les beaux livres reliés aux armes de Marguerite.

[27] Iliade, traduite en français par Salel. Odyssée, l'Ulixea, traduite en espagnol par Gonzalo Perez.

[28] Comparez à la Bibliothèque de Montaigne, Pierre Villey, Les Sources et l'Evolution des Essais, t. I, passim et surtout, pp. 251, 253, et admirez combien la princesse est plus riche que le moraliste en ouvrages scientifiques.

[29] Histoire générale de l'ordre sacré des Minimes par le P. Louys Douy d'Attichy, religieux du même ordre, Paris, 1624, 2 t. en I vol. in-4°, p. 462-463.

[30] Mariéjol, Histoire de France de Lavisse, t. VI, 1, p. 213.

[31] Les rapides apparitions de Nemours en 1592 n'avaient pas rétabli en Auvergne les affaires de la Ligue. Dès 1593 Vernyes signalait que les gentilshommes de la Haute-Auvergne gardaient entre eux la neutralité et allaient se battre hors de leurs montagnes.

[32] La lyonnaise Louise Labé, qui n'est pas de l'école de Sève, dissimule avec gaucherie sous le couvert de l'amour pur les ardeurs de son tempérament.

[33] C'est l'historien des d'Urfé, Bernard, qui a fait cette découverte intéressante.

[34] Bernard, p. 220.

[35] Darnalt, f° 124.

[36] Bernard, p. 221.

[37] Epistres morales, éd. de 1623, pp. 258-261, communiquée par la Diana, la société savante de Montbrisson.

[38] Guessard, p. 466.

[39] Au plus tard, en février 1603, date de la mort de la duchesse de Retz, dont il est parlé (Mémoires, p. 8) comme d'une personne vivante ; au plus tôt, le 31 janvier 1599, puisqu'il y est fait mention (ibid., p. 163) du mariage de Catherine de Bourbon-Navarre, sœur d'Henri IV, avec le fils du duc de Lorraine, mariage qui fut célébré ce jour-là. Une autre indication semble contredire ces deux-là, c'est à l'endroit (ibid., p. 113) où Marguerite raconte que l'irrésistible Varambon a épousé Dorothée de Lorraine, veuve d'Erich, duc de Brunswick, malgré l'opposition des parents de la princesse à cette union inégale ; elle le croit encore en vie. Or Borgnet, qui a publié des Mémoires sur le marquis de Varambon, Bruxelles, 1873 (Coll. des Mémoires relatifs à l'Histoire de Belgique) dit dans l'introduction que Varambon épousa Dorothée en 1597 et mourut en 1598, mais sans préciser le mois. Il est possible qu'au fond de l'Auvergne, Marguerite n'ait pas su, à quelques mois près, la mort du héros de son petit roman sentimental, mais il n'est pas croyable qu'elle l'ait ignoré beaucoup plus d'un an. On peut donc conclure que la rédaction des Mémoires se place dans le courant de l'année 1599.

[40] Guessard, pp. 113-114.

[41] L'Honneste amour, p. 60.

[42] Guessard, p. 76.

[43] Iliade, chant VIII, vers 18-27.

[44] Divini Platonis Opera Omnia, XCVII, 2.

[45] Macrobe, In somn. Scipionis, I, 14, p. 61 de l'éd. de Padoue, MDCCXXXVI.

[46] Du Vair, Œuvres, Paris, 1625, pp. 28 et 29.

La Sainte Philosophie n'est pas antérieure à 1585. Voir Radouart, Guillaume du Vair (thèse 1907), p. 140, note 2.

[47] Guessard, P. 451.

[48] Brantôme, Œuvres, pp. 81-82.

[49] L'Estoile, I, pp. 323-326.

[50] L'Estoile, XI, pp. 157-160.

[51] Ce sont ces mauvais vers, dont Saint-Poncy, II, p. 273, déclare qu'ils témoignent à la fois de sa sensibilité et de sa verve poétique.

[52] Les Œuvres chrestiennes d'Anthoine La Pujade, Paris, 1604.

[53] Œuvres chrestiennes, p. 110.

[54] Guessard, p. 389.

[55] Guessard, p. 390.