LA VIE DE MARGUERITE DE VALOIS

 

CHAPITRE V. — LE VOYAGE DES PAYS-BAS.

 

 

Correspondance du Cardinal de Granvelle (1565-1583) faisant suite aux Papiers d'Etat du Cardinal de Granvelle, publiée par Ch. Piot, dans la Collection des Documents inédits sur l'Histoire de Belgique, t. VI, 1887. H. Pirenne, Histoire de Belgique, t. IV, 1911.

 

LE ROI de France n'avait signé qu'en pleurant un traité qui blessait sa conscience et portait atteinte à son autorité. Il disgracia les vieux conseillers de Catherine, entre autres, Sébastien de Laubespine, évêque de Limoges, qui avaient arrêté la paix d'Etigny, et, au lieu de recevoir sa mère, comme le dit Marguerite, avec beaucoup de contentement[1], il la bouda pendant deux mois. Il inclinait, et l'opinion, émue de cette sorte de reconnaissance officielle de deux religions, le poussait à manquer de parole aux protestants.

Le mécontentement des catholiques, dit Marguerite, passe si avant qu'ils viennent à se liguer à la Cour, par les provinces et par les villes, s'enroollans et signans et faisans grand bruit, tacitement du sçeu du Roy, monstrans vouloir élire [pour chefs] messieurs de Guise[2].

Henry III n'avait pas machiné, comme le croit sa sœur, l'artifice de cette protestation nationale pour ravoir son frère. Mais il exploita les passions qu'il partageait. Il lui importait avant tout de rompre la coalition des huguenots et des politiques. Aussi reçut-il son frère, le nouveau duc d'Anjou, cet ennemi d'hier, avec tout honneur... et fist bonne chère aussi à Bussy. Il n'eut pas de peine à prouver au Duc, las après une campagne de la tutelle protestante, qu'il y allait de leur avenir à tous deux de mescontenter plus tost les huguenots que les catholiques[3]. La Reine-mère, qu'il pria de s'arrêter à Blois, eut en même temps que le plaisir de recouvrer l'affection du Roi, celui de voir ses deux fils si bien réconciliés qu'il n'y aura désormais en eux qu'une mesme volonté à la conservation et grandeur de ceste couronne (23 nov. 1576)[4].

Les Etats généraux, dont le traité stipulait la réunion, s'assemblèrent à Blois en décembre 1576. Les protestants, découragés par le rapprochement des deux frères, s'étaient abstenus, sauf en deux ou trois bailliages, de prendre part aux élections.

Henri III comptait sur cette assemblée toute catholique pour lui procurer les fonds nécessaires à la guerre. Il se fit apporter le rôle d'adhésion à la Ligue et s'y signa le premier comme chef ; il fit aussi signer son frère. Il poussa les trois ordres à voter le rétablissement de l'unité religieuse. La Reine-mère, plus pacifique que jamais, accusait les évêques tout bas d'avoir conseillé à son fils de ne tenir ses promesses aux hérétiques et rompre tout ce qu'elle avoit promis et contracté pour lui[5].

Mais elle se garda bien de le lui dire. Elle négocia un accord avec Damville, et, au prix de promesses conditionnelles, détacha le gouverneur du Languedoc de l'alliance avec les protestants du Midi.

Marguerite avait eu à la séance solennelle d'ouverture des Etats autant de succès de beauté que le Roi, son frère, d éloquence. Je vis aussy, raconte Brantôme, ceste nostre grande reyne... vestue d'une robe d'orangé et noir, mais le champ estoit noir avec forces clinquant, et son grand voyle de majesté, qu'estant assize en son rang elle se montra si belle et si admirable que j'ouys dire à plus de trois cens personnes de l'assemblée qu'ils s'estoient plus advisez et ravis à la contemplation d'une si divine beauté qu'à l'ouye des beaux et graves propos du Roy son frère, encor qu'il eut dict et harangué des mieux [6].

Et c'est pour prolonger ce plaisir des yeux, si l'on pouvait s'en rapporter à Marguerite, qu'Henri III lui-même, ce frère ennemi l'aurait retenue à la Cour de France, loin de son mari.

Elle voudrait faire croire que depuis sa fuite (5 février 1576), il lui tardait de le rejoindre. Lui aussi, dans les lettres qu'elle reçut au temps de la paix d'Etigny, se serait dit impatient de la revoir. Mais Catherine de Médicis, à qui elle demanda son congé, la pria, la larme à l'œil de rester si elle ne voulait pas la ruiner auprès du Roi, à qui elle avait promis de la lui ramener. Qu'elle attendît donc le retour du duc d'Anjou à la Cour[7].

Mais quand les deux frères furent réunis à Blois, le vicomte de Duras étant venu de la part du roi de Navarre pour la quérir, Henri III, qu'elle sollicitait de la laisser partir, ajourna définitivement pour des raisons si flatteuses qu'elle les imagine sincères : son amitié pour elle et la cognoissance qu'il avait de l'ornement qu'elle donnait à la cour[8].

Il renvoya Duras avec des excuses et l'assurance qu'il irait reconduire lui-même la reine de Navarre jusqu'à Poitiers. Mais Génissac, autre ambassadeur, un réformé, qui arriva pendant la tenue des Etats n'eut pour réponse que des menaces : Qu'il avoit donné sa sœur à un catholique, non à un huguenot, que si le roy mon mary avoit envie de m'avoir, qu'il se fist catholique.

Après ce refus brutal, comme il ne se parlait à la Cour que de guerre, et qu'Henri III, pour rendre son frère plus irréconciliable avec les huguenots, l'avait fait chef de sa principale armée, elle recourut encore une fois à sa mère, et, la trouvant avec le Roi, elle se plaignit qu'ils l'eussent abusée de vaines promesses. Ce fut une nouvelle occasion de leur rappeler qu'elle ne s'était pas mariée pour plaisir ni de sa volonté, mais de la volonté et autorité du roi Charles et de la leur ; que lui ayant donné le roi de Navarre pour mari, ils ne devaient pas l'empêcher de courre sa fortune ; que s'ils ne lui permettaient pas d'y aller, elle se déroberait et irait le rejoindre, de quelque façon que ce fût, au hasard de sa vie. Henri III, assurément surpris de cette belle ardeur conjugale, aurait répondu qu'il n'était plus temps de l'importuner de ce congé ; qu'il n'avait jamais eu l'intention de le lui accorder, son beau-frère s'étant refait huguenot. Il voulait exterminer cette misérable religion qui nous fait tant de mal. Laisser sa sœur, qui était catholique, entre les mains de ces hérétiques, il n'y avait point d'apparence. Et qui sçait, disait-il, si pour me faire une indignité irréparable, ils ne voudroient se venger sur votre vie du mal que je leur ferai. Non, non, vous n'y irez point[9]. Si les propos qu'elle lui prête ne sont pas aussi imaginaires dans le fond que dans la forme, il jouait à merveille la comédie du sentiment. Au vrai, il retenait Marguerite, non par crainte des représailles huguenotes, mais pour l'empêcher de rétablir entre le duc d'Anjou et le roi de Navarre la liaison qu'il avait réussi à rompre.

Le roi de Navarre, aussi peu sincère, s'indignait ou feignait de s'indigner qu'on gardât sa femme comme une sorte d'otage. Il la réclamait, menaçant en cas de refus de la répudier.

Marguerite invoquait ses devoirs et ses droits d'épouse par convenance. Elle a dû se résigner sans trop de peine, quoi qu'elle dise, à vivre loin de lui. Quant à ce qui est des sentiments de cette reine, rapporte en juillet 1576 l'agent florentin Saracini, elle se montre tout à fait opposée à l'idée de retourner avec son mari[10].

Ce qui était vrai en juillet l'était encore en septembre.

C'est à elle que L'Estoile attribue l'échec de Duras, esconduit, dit-il, soubs couleur de certaines affaires qu'elle avoit à Paris apostées à ceste fin[11].

Au moment où elle place l'algarade d'Henri III à Génissac, quelques jours après l'ouverture des Etats, entre le 6 et le 16 décembre[12], elle tomba malade assez gravement pour émouvoir Catherine. Le bruit courait qu'elle avait été empoisonnée. La Reine-mère, ajoute Saracini, et d'autres se demandent si ce n'est pas par l'ordre de son mari. Elle se rétablit, mais elle eut une rechute en janvier 1577, comme l'apprit Saracini de Cavriana, médecin du duc de Nevers, et qui le fut depuis de Catherine[13]. Est-il vraisemblable qu'en cette fin de 1576 et ce commencement de 1577, où sa santé inspira des inquiétudes, elle soit allée menacer le Roi et la Reine-mère de s'enfuir de la Cour.

Une autre conclusion s'impose. Sans doute, le roi de Navarre était incapable de faire donner le boucon à la reine sa femme, mais le fait qu'on l'en soupçonna prouve qu'à la connaissance de tous, il ne l'aimait pas et avait des raisons de ne pas l'aimer[14]. Il ne tenait pas plus à elle, qu'elle à lui.

On voit combien elle altérait la vérité, de bonne foi ou non, un peu plus de vingt ans après, quand elle témoignait de leur commun désir de se retrouver ensemble.

Sa situation était d'ailleurs délicate, ses frères préparant la ruine de son mari. Les gens de son intimité furent d'avis qu'il lui serait malséant de demeurer en une Cour si ennemie du roi de Navarre, pendant la durée de cette guerre. Ils estimaient plus honnorable de trouver, s'il estoit possible, quelque prétexte pour sortir du royaume, ou sous couleur de pèlerinage ou pour visiter quelqu'une de ses parentes[15]. Les uns lui conseillaient d'aller soit en Lorraine ou en Savoie, soit à Saint-Claude du Jura, un monastère fameux, soit à Notre-Dame de Lorette, la maison miraculeuse de la Vierge. Mais les affaires du dehors changèrent l'objet et le lieu du voyage.

Les révoltés des Pays-Bas appelaient à l'aide contre les Espagnols. Ni le duc d'Albe, par la violence, ni son successeur D. Luis de Requesens, par un mélange de rigueur et de concessions, n'avaient réussi à soumettre les XVII Provinces. Celles du Nord, la Hollande et la Zélande, peuplées en majorité de calvinistes, et menées au combat par Guillaume de Nassau, s'acharnaient dans la résistance. Mais elles restaient seules, les catholiques, qui étaient le nombre et la force dans le sud, appréhendant le sectarisme des réformés autant que l'inquisition espagnole.

Leur chef, en quête de secours, les décida à voter une adresse au duc d'Alençon pour le prier de les recevoir en sa protection et en son obéissance, les protégeant comme ses bons et fidèles vassaux contre la fureur de leurs ennemis[16]. L'acte est du même jour que la paix d'Etigny (6 mai 1576). Les suppliants espéraient peut-être que l'armée des huguenots et des catholiques unis, victorieuse d'Henri III, se tournerait contre Philippe II. Mais l'Angleterre, inquiète de ce recours à la France, signifia son opposition. Le duc d'Anjou, pour plaire à Elisabeth, qu'il avait l'ambition d'épouser, ou pour ne pas déplaire au Roi son frère, avec qui il venait de traiter, laissa tomber ces avances. Mais bientôt il se ravisa.

A la mort de Requesens, les troupes espagnoles, sans solde, se ruèrent sur les villes et à travers les campagnes, pillant et tuant. En représailles les Etats du Brabant déposèrent le Conseil d'Etat, qui représentait à Bruxelles Philippe II.

Et soudain le, sac d'Anvers par la garnison de la citadelle et les mutinés d'Alost, ainsi appelait-on les soldats pillards, souleva du nord au sud un tel mouvement d'indignation que les Etats généraux des dix-sept provinces, oubliant leurs dissidences religieuses, conclurent le fameux accord connu sous le nom de Pacification de Gand (8 nov. 1576)[17]. Ils réclamaient le départ de toutes les troupes espagnoles, et, tout en protestant de leur fidélité au souverain, ils entendaient régler saris lui les questions politiques et religieuses. Provisoirement, le culte catholique était suspendu en Hollande et Zélande, et le culte réformé interdit dans le reste des Pays-Bas. Philippe II nomma gouverneur général son frère, un fils naturel de Charles-Quint, D. Juan d'Autriche, qui, à peine âgé de trente ans, s'était déjà révélé grand capitaine et sur terre et sur mer, vainqueur dans les Alpujarras des Morisques révoltés, et à Lépante, de la flotte turque.

Il traversa toute la France à cheval, déguisé, et ne fit que toucher et coucher à Paris. Brantôme rapporte, sur la foi d'un petit secrétaire de l'ambassade d'Espagne, qu'il serait allé le soir même incognito au Louvre, où il y avait bal solempnel et qu'il eut là moyen et loisir de voir cette beauté plus divine qu'humaine, la reine de Navarre, dansant avec le Roi son frère[18]. Mais c'est un conte que D. Juan se soit risqué à être reconnu par quelque courtisan d'Henri III, son compagnon de croisade navale, et qu'il ait contemplé en extase la merveille du monde. Sans retard il remonta le lendemain à cheval, et au lieu de se diriger vers Bruxelles en révolte, il courut droit à Luxembourg, la capitale de la seule province restée fidèle (nov. 1576). Aussitôt il ouvrit les négociations avec les Etats généraux, et, ceux-ci s'obstinant à exiger le retrait des troupes espagnoles, il souscrivit le 8 déc. 1576 à un accord. Après de nombreux tiraillements et des menaces de rupture, il renouvela ses concessions par l'Edit perpétuel de la Marche (17 fév. 1577). Mais Guillaume de Nassau, toujours défiant, se tenait à l'écart, et continuait à se fortifier en Hollande et Zélande. Il était en relation avec le duc d'Anjou. L'agent de la Cour de France, Mondoucet, ne quittait pas Bruxelles, prétextant, pour ne pas rejoindre D. Juan, auprès de qui il aurait dû résider, un très mauvais équipage de voiager (17 déc. 1576)[19]. Henri III fut obligé de rappeler ce serviteur compromettant. De retour à Paris, il représenta sans succès au Roi que les Flamands détestaient la domination espagnole et que plusieurs seigneurs et communautés l'avaient chargé de lui faire entendre combien ils avaient le cœur français.

Mais le duc d'Anjou était prêt maintenant à se substituer à son frère. Il accueillit de nouvelles avances de Guillaume de Nassau, offrit ses services aux Etats et même les réprimanda sur leur entente avec le lieutenant de Philippe II.

Ce fut au cours des entretiens entre Mondoucet en disgrâce et le duc d'Anjou, qui se disposait à marcher contre les huguenots, que l'idée leur vint d'envoyer la reine de Navarre en reconnaissance aux Pays-Bas (avril). Le prétexte, une cure à faire aux eaux de Spa, où elle irait pour prévenir le retour d'un ancien érysipèle, en compagnie de la princesse de La Roche-sur-Yon, celle-là véritablement malade.

Henri III et la Reine-mère ne furent pas dupes de ce remède préventif, mais ils avaient intérêt l'un et l'autre à laisser partir Marguerite, lui pour l'empêcher d'écrire au duc d'Anjou, quand il ferait campagne, les nouvelles de la Cour, elle pour se préparer, le cas échéant, un moyen de pression matrimoniale sur Philippe II.

Aussi Catherine approuva-t-elle fort ce voyage, dont elle savait le véritable objet, et elle n'eut pas de peine à le faire trouver bon au Roi, qui en parla à sa sœur, sans montrer, dit celle-ci, d'être en colère. En effet, il n'avait aucune raison de l'être. Il s'empressa de demander par courrier à D. Juan les passeports nécessaires à la reine de Navarre pour traverser les pays de son obéissance, et se rendre aux eaux de Spa qui sont aux terres de l'évesché de Liège[20].

Le jeu de Catherine paraît clair à qui tient compte de ses préoccupations de mère de famille. Les événements de 1575-1576 lui avaient révélé le danger pour le Roi et la dynastie d'une coalition des huguenots et des catholiques unis sous le commandement d'un fils de France, héritier présomptif de la couronne. Tous ses efforts tendirent désormais à prévenir une nouvelle brouille entre ses enfants et le danger d'une guerre plus que civile. Elle sait son plus jeune fils ambitieux, remuant, en quête d'aventures et elle regarde de divers côtés pour lui procurer la principauté et l'indépendance qu'il convoite. Les acquisitions par contrat sont celles qui conviennent le mieux à sa nature et à son sexe. La reine d'Angleterre, Elisabeth, le plus beau parti de la chrétienté, ferait le duc d'Anjou roi, mais ce mariage, que le gouvernement anglais remet en avant toutes les fois qu'il s'agit de distraire l'attention française des affaires du dehors, serait difficile à conclure, même s'il n'était pas un simple jeu de diversion politique, vu la différence d'âge et de religion des prétendus. Celui de son fils et de l'aînée des infantes, ses petites filles, avec tout ou partie des Pays-Bas pour dot, apparaît comme le plus sortable. Il ferait du Duc un prince souverain, et, en satisfaisant son ambition, lui ôterait l'envie de redevenir le chef des factieux. Cette solution lui était si avantageuse qu'elle ne doutait pas que Philippe II n'y trouvât mêmes avantages. Elle priait le Pape de s'y intéresser comme a l'issue la plus heureuse de la rébellion des Pays-Bas, pour le plus grand bien des deux couronnes. Mais aux ouvertures de Grégoire XIII, le Roi Catholique répondit qu'il ne pouvait accepter pour gendre un prince dont la religion était suspecte et la conduite mauvaise[21].

Il ne restait au duc d'Anjou qu'à conquérir les provinces, à défaut de l'infante. Mais sans l'appoint des ressources du royaume, les revenus de son apanage ne pouvaient suffire à une entreprise de cette ampleur. Catherine était d'avis de l'aider pour ne pas l'induire en tentation de révolte, et toutefois de le faire sous main pour conjurer les représailles espagnoles. Henri III était perplexe ; il n'avait pas oublié la prise d'armes de 1575 et l'humiliation d'Etigny ; il appréhendait de nouveaux troubles au dedans s'il empêchait son frère de brouiller au dehors, et cependant il s'indignait de courir le risque, en faveur de cet ennemi intime, d'un conflit avec l'Espagne, la première puissance militaire du temps. Partagé entre sa haine et ses craintes de guerre civile ou de guerre étrangère, il oscillait sans pouvoir s'arrêter à une politique stable, laissant quelquefois, par peur, paresse ou tendresse, Catherine tenter ce qu'il condamnait par raison.

Il feignait comme sa mère d'ignorer la véritable raison du voyage de sa sœur aux Pays-Bas. Il savait pourtant à quoi s'en tenir sur cette histoire d'érysipèle. Aurait-il gratifié sa sœur d'un viatique de 51.933 écus, environ 1 million de francs en valeur relative, pour une simple villégiature de deux mois[22] ?

Il y avait trois mois que les protestants tenaient la campagne et que le duc d'Anjou s'efforçait de les réduire quand Marguerite partit (juillet 1577).

Les Etats généraux venaient de rompre avec D. Juan et, en prévision d'un conflit prochain, regardaient tout autour d'eux, en Allemagne, en en Angleterre, en France, pour y trouver un appui. Le Duc, sûr des dispositions du prince d'Orange, avait commis à sa sœur le soin de s'informer de celles des catholiques du sud et de lui gagner des partisans dans l'aristocratie, dont elle allait traverser les terres, de Cambrai à Liège. L'enquête et la propagande devaient être si discrètes que les Anglais et les Espagnols n'en eussent aucun soupçon et que la Cour de France pût soutenir l'explication de la cure d'eau. Pour la première fois Marguerite avait l'occasion de servir son frère bien-aimé en une affaire digne de son intelligence et de son dévouement ; c'était la conquête de riches provinces et de l'indépendance. On comprend qu'elle se remémore avec orgueil les épisodes de cette campagne diplomatique. Aussi est-ce une partie des Mémoires qu'elle a écrite avec le plus de plaisir.

Son train seul, sans compter les gens de la princesse de La Roche-sur-Yon, était pour un simple voyage considérable. Elle emmenait avec elle sa dame d'honneur, Mme de Tournon, la marquise de Mouy, Mme la Castellane de Milan (Donna Helena Comnena), Mlle d'Atri (Anne d'Aquaviva), Mlle de Tournon et sept ou huit autres filles ; l'évêque d'Auxerre, Philippe de Lenoncourt, l'évêque de Langres, Charles d'Escars, un seigneur de Picardie, M. de Mouy, son premier maître d'hôtel, ses premiers écuyers et quelques gentilshommes de sa maison[23].

Elle oublie de dire que sa mère lui avait prêté quelques-unes de ses dames et quelques-uns de ses gentilshommes : Mlle de Tournon, la Castellane, les évêques d'Auxerre et de Langres.

Mais l'équipage, pour être d'emprunt, ne faisait pas moins impression. Cette compagnie, dit-elle, pleust tant aux étrangers qui la virent et la trouvèrent si leste qu'ils en eurent la France en beaucoup plus d'admiration[24].

Aussi la décrit-elle avec une satisfaction de vanité. Sa litière était faite à piliers doublez de velours incarnadin d'Espagne, en broderie d'or et de soye nuée, à devise, toute vitrée, et les vitres faites à devise, y ayant ou à la doublure ou aux vitres quarante devises toute différentes avec les mots en espaignol et italien sur le soleil et ses effects. On devine de qui le soleil était l'emblème, astre heureux pour les uns, funeste aux autres, source de lumière, d'amour et de beauté, de vie et de mort. La princesse de La Roche-sur-Yon, et Mme de Tournon allaient, elles aussi en litière, puis venaient dix filles à cheval avec leur gouvernante, suivies de six carrosses ou chariots, qui portaient le reste des dames et demoiselles.

Dans toutes les villes de Picardie que Marguerite traversait, les gouverneurs avaient ordre du Roi de la recevoir selon qu'elle avoit l'honneur de lui être, et ils lui firent au passage tout l'honneur qu'elle pouvait désirer.

Elle quitta Paris le 6 juillet, et par Noyon, Chauny, La Fère, Saint-Quentin, gagna le Câtelet, un petit bourg sur la rive gauche de l'Escaut, autour d'un fort que, par ordre de François Ier, Jean d'Estrées avait élevé en 1520 aux confins de la Picardie.

Elle y arriva le 14 ; elle y dîna, soupa et coucha, et n'en repartit que le lendemain, 15, après son dîner (ou comme nous dirions après son déjeuner) vers dix heures. Cet arrêt si long dans un village perdu avait peut-être pour unique cause la rupture d'un essieu ou de tout autre pièce de l'attelage. Mais un ouvrage anonyme, intitulé Le Duc de Guise, et qui parut en 1694, en donne une explication romanesque que le Bulletin de la Société académique de Laon a recueillie[25].

La reine de Navarre aurait passé la nuit dans une hôtellerie, où justement le matin, deux heures avant elle, était descendu un seigneur, affligé, lui aussi, d'un prétendu érysipèle au visage, qu'il dissimulait sous un épais mouchoir. C'était, au dire de l'auteur, le duc de Guise, qui, pour ne pas être reconnu, avait imaginé ce moyen de cacher sa balafre. Marguerite l'aurait reçu dans sa chambre, où ils eurent ensemble une conversation, qu'on ne veut pas croire exclusivement politique.

Il est possible que la voyageuse ait donné rendez-vous à Guise au Câtelet, bien qu'il n'y ait d'autre garant de cette rencontre que le récit d'un inconnu, publié cent dix-sept ans après l'événement. Mais ce n'était pas sans doute pour se ménager un plaisir d'amour. Les deux amants, à supposer qu'ils le soient redevenus, même s'ils l'avaient jamais été au sens complet du mot, n'auraient pas cherché à se voir dans une auberge de la frontière, Marguerite avait mieux à faire que d'ajouter une page à sa chronique galante. Il importait au duc d'Anjou, en prévision de son attaque sur les Pays-Bas, que D. Juan, déjà privé d'une partie des forces espagnoles, ne pût se procurer des soldats en France et restât seul et presque désarmé en face des Etats généraux, du prince d'Orange, et d'une armée d'invasion. A-t-il confié à sa sœur le soin, si elle en avait le moyen, de s'opposer à tout recrutement en France ? Ce n'est pas impossible. Il est notable que les Etats généraux, au retour de sa cure, la remercièrent de tout ce qu'elle fait près du Roi (Henri III) pour empêcher le duc de Guise d'aider D. Juan[26].

De l'intervention de Marguerite en faveur des Etats, voilà un témoignage certain, mais vague, sans spécification de moyens.

S'est-elle adressée d'abord à Guise, au su ou à l'insu du Roi son frère ? Le silence de ses Mémoires ne prouve rien ; elle n'aime pas à parler de ses échecs, et il est certain que le chef du parti catholique, sollicité par elle ou non, fit ce que lui commandait l'internationalisme religieux du temps ; il se hâta de licencier, après le traité de Bergerac (sept. 1577), ses soldats, cinq ou six mille hommes, pour leur permettre de passer sous les ordres du comte de Mansfeld, un des lieutenants de D. Juan. Henri III, prévenu peut-être par sa sœur, le blâma de ce congédiement destiné à faciliter un nouvel enrôlement.

La lettre des Etats généraux à Marguerite et les reproches du Roi donnent quelque vraisemblance à la rencontre du Câtelet, mais ils en ruinent l'intérêt romanesque.

Hors de France, Marguerite eut tout le succès qu'elle désirait. A Cambrai, principauté ecclésiastique, sous la protection du roi d'Espagne, elle fut accueillie avec les égards dus à une fille de France par l'archevêque, Louis de Berlaymont, d'une famille toute dévouée à Philippe II[27], et frère d'un des membres du Conseil d'Etat dirigeant que les Bruxellois venaient de dissoudre.

Ce prélat, bien qu'austère, ne se crut pas dispensé de lui donner après souper le divertissement d'un bal, où il convia les dames de la ville. Il n'y assista pas lui-même pour être d'humeur cérimonieuse espagnole — c'est en ces termes que Marguerite parle de son rigorisme —, mais il la laissa en compagnie de M. d'Ainsi (d'Inchy).

Ce seigneur (Baudoin de Gavre), était le neveu du comte d'Egmont, une des victimes du duc d'Albe, et l'année d'avant (oct. 1576) il avait, au nom des Etats, occupé la citadelle de Cambrai, et prévenu les desseins de D. Juan sur cette base d'opérations.

Le prévôt Morillon, qui tenait au courant des choses et des hommes des Pays-Bas le cardinal Granvelle, retiré â Rome en disgrâce, n'a donc pas tort de traiter d'ungne pecore, autrement dit de lourde bête, le prélat, qui, par excès de piété, abandonnait en tête à tête cet adversaire du gouvernement espagnol avec la belle princesse française. M. d'Inchy, en grace, en apparences et en toutes belles parties requises à un parfait cavalier, n'en devoit rien, dit Marguerite, à nos plus parfaits courtisans, ne participant nullement de cette naturelle rusticité qui semble être propre aux Flamans.

La charge de la citadelle, cette clef de Cambrai et des Flandres, le rendait encore plus séduisant. Aussi employa-t-elle tout ce que Dieu lui avait donné d'esprit, elle ne dit rien de ses autres moyens de persuasion, à le rendre affectionné à la France et particulièrement à son frère.

Il se plut tant à ses discours qu'il délibéra de la voir le plus longtemps qu'il pourrait et de l'accompagner jusqu'à Namur où D. Juan l'attendait, pour assister aux triomphes de cette réception. Berlaymont fut encore une fois si mal advisé de le lui permettre.

Pendant ce voyage qui dura dix ou douze jours[28], il me parla le plus souvent qu'il pouvoit, monstrant ouvertement qu'il avait le cœur tout françois et qu'il ne respiroit que l'heur d'avoir un si brave prince que mon frère pour maistre et seigneur, mesprisant la subjection et domination de son evesque, qui, bien qu'il fust son souverain, n'estoit que gentilhomme comme luy, mais — c'est maintenant Marguerite qui parle, — beaucoup son inférieur aux qualitez et graces de l'esprit et du corps.

Elle disposa d'Inchy à livrer la citadelle au duc d'Anjou. Au vrai il ne la céda que deux ans après par une convention secrète (25 oct. 1579), et ce fut seulement le 22 août 1580 qu'il y fit ou laissa entrer les Français et d'ailleurs contre récompense, argent et promesses. Le charme de Marguerite n'opérait pas seul.

En Hainaut, elle fit d'autres conquêtes.

Le grand bailli, Philippe, comte de Lalain, accompagné de son frère, Montigny, et de deux ou trois cens gentilshommes, alla au devant d'elle jusqu'aux confins du Cambrésis, et, la ramenant à Valenciennes, la festoya tout ce jour-là (16 juillet). Le lendemain il la conduisit à Mons, où sa femme, sa belle-sœur, Mme d'Havré et toutes les plus apparentes et galantes dames de ce pays-là la reçurent non comme princesse estrangère, mais comme si elle eut été leur naturelle dame, le naturel des Flamandes estant d'être privées, familières et joyeuses[29].

Le comte de Lalain se vantait d'être apparenté aux Bourbons, et il avait de justes motifs de détester la domination espagnole. Il était parent ou allié des comtes d'Egmont et de Hornes, et de Floris de Montmorency, seigneur de Montigny, ceux-là décapités publiquement à Bruxelles, celui-ci étranglé secrètement à Simancas.

La comtesse, née de Ligne, qui avait beaucoup d'empire sur son mari, avait mêmes raisons de haine. Dans ses conversations avec la reine de Navarre, pour qui elle s'était prise d'amitié dès le premier jour, elle aborda hardiment le sujet qui les intéressait toutes les deux. Le pays en son ensemble détestait la domination espagnole, mais divisé et affaibli par la diversité de religion, il ne pouvait avec ses seuls moyens s'affranchir. Pourquoi le roi de France, dont les ancêtres avaient eu autrefois juridiction sur les Pays-Bas — il aurait été plus exact de dire sur la Flandre et l'Artois, — ne pensait-il pas à racquérir ce qui a été sien d'ancienneté. Tous lui tendraient les bras.

La reine de Navarre excusa Henri III, prince d'humeur pacifique et qui d'ailleurs avait assez à faire avec les huguenots de son royaume. Mais le duc d'Anjou entendroit bien à cette entreprise. Il ne devait rien en valeur, prudence et bonté aux rois ses père et frère ; il était nourri aux armes. Les Pays-Bas ne sauraient appeler un prince de qui le secours leur serait plus utile pour leur être si voisin et avoir un si grand royaume que celui de France à sa dévotion. Si le comte de Lalain l'aidait à s'y établir, lui qui était d'un naturel doux, et non ingrat, lui ferait telle part à sa fortune qu'il voudrait.

Elle exagérait sans mesure les qualités du Duc et ses ressources, disposant en sa faveur des hommes et des finances de la monarchie, comme si elle était sûre d'Henri III.

D. Juan l'avait devancée à Namur sous prétexte de faire accueil à la sœur du roi de France. Il alla au devant d'elle, entouré de force estaffiers, mais accompagné seulement de vingt ou trente chevaux. Et encore les seigneurs de sa suite, Philippe de Croy, duc d'Arschot, et Charles Philippe de Croy, marquis d'Havré, son frère, Marc de Rye, marquis de Varembon et le jeune Balançon, Philibert de Rye, gouverneur pour le roi d'Espagne du comté de Bourgogne, étaient de galands et honnestes hommes presque tous venus en poste pour voir la belle reine à son passage. Des domestiques de D. Juan n'y en avoit de nom ny d'apparence qu'un, Ludovic de Gonzague, qui se disoit parent du duc de Mantoue. Le reste estoit de petites gens de mauvaise mine, n'y ayant nulle noblesse de Flandre.

Il descendit de cheval pour la saluer dans sa litière, et, remontant à cheval, ne cessa pendant la route de lui parler et à elle seule.

Son entrée à Namur eut lieu à la nuit noire, mais l'ordre toutefois fut si beaucomme les Espagnols sont excellens en cela —, et la ville si esclairée, que les fenestres et boutiques estans pleines de lumières, l'on voioit luire un nouveau jour (20 juillet 1577)[30].

L'appartement où il l'installa était garni des plus beaux, riches, et superbes meubles, qu'elle pensait, dit-elle, avoir vus jamais, et tendu de tapisseries toutes de velours ou de satin, le lict et la tente (tenture) de sa chambre représentant en broderie la glorieuse victoire de la bataille qu'il avoit gagnée sur les Turcs[31].

Le lendemain (21 juillet) il fit ouïr à ses hôtes une messe à la façon d'Espaigne, avec musique, violons et cornets.

Au festin qui suivit en la grande salle, il dîna seul avec Marguerite à une table, éloignée de trois pas de celle où étaient assis les dames et lés seigneurs. Fils de Charles-Quint, il se faisait, quoique bâtard, servir à boire par Ludovic de Gonzague à genoux.

Après le dîner, le bal commença qui dura tout l'après-midi. D. Juan se tenait auprès de la Reine, lui parlant toujours, et lui répétant qu'elle lui rappelait sa sœur, Elisabeth de Valois la Royne sa signora qu'il avait beaucoup honorée. Le jour suivant (22 juillet) il la mena en bateau, environné d'aultres bateaux pleins de haults-bois, de cornets et de violons, souper en musique dans une île de la Meuse. Le lendemain matin, il l'accompagna jusqu'au bateau qui devait la porter à Liège et lui dit un honneste et courtois A Dieu.

Elle ne se doutait point que parmi tant d'égards, d'attentions, d'empressements, les soins et les soucis de cet accueil, il méditait, (ce qu'il fit le jour même de son départ) d'enlever par surprise aux Etats la citadelle de Namur.

Il était facile de l'abuser en l'amusant. Elle pratiquait la diplomatie comme un exercice de Cour, dans un décor approprié, entre gens de même culture et de même éducation. Sa négociation qui dura six jours du 15 juillet, soir de son entrée à Cambrai, au 20, jour de son entrée à Namur, consista en quelques conversations avec M. d'Inchy et le comte et la comtesse de Lalain. Le reste du temps fut donné aux plaisirs. A Liège, de son arrivée jusqu'à son départ, pendant six semaines, il ne fut question que de divertissements.

C'est là qu'elle fit sa cure préventive d'érysipèle avec le meilleur succès. Elle y buvait les eaux qu'on lui apportait de Spa, un petit village de trois ou quatre meschantes maisons, où, pour se guérir d'un mal imaginaire, elle aurait risqué de mourir d'ennui. La ville était grande et belle, le prince-évêque Gérard de Groesbek, agréable de sa personne, magnifique, parlant bien le français, et les chanoines, tous fils de ducs, comtes ou grands seigneurs d'Allemagne, tous aimables et galants compagnons.

Ce souverain ecclésiastique l'avait reçue au sortir du bateau et conduite en son plus beau palais très magnifique, d'où il délogea pour la loger.

C'était, pour une maison de ville, le plus beau et le plus commode qui se puisse voir, accompagné de très belles fontaines et de plusieurs jardins et galeries : le tout tant peinct que doré, accommodé avec tant de marbre qu'il n'y a rien de plus magnifique et plus délicieux[32].

Plusieurs seigneurs et dames d'Allemagne, ayant appris qu'elle passait par là, arrivèrent pour la voir, entre autres, la comtesse d'Aremberg, sa sœur Mahaud de La Marck, femme du landgrave de Léuchtemberg, son fils, le comte d'Aremberg, et sa belle-fille, Anne de Croy.

Avec cette petite Cour, elle allait le matin prendre son eau dans un jardin, en se promenant comme il est d'usage. Tous les jours elle était conviée, avec les dames et seigneurs étrangers, aux fêtes que Sa Grâce l'évêque et le chapitre donnaient en diverses maisons et divers jardins (comme il y en a dans la ville et dehors de très beaux). En banquets, bals, soupers, concerts, ou vespres en quelque religion mondaine, coulaient agréablement les heures[33].

Elle en oubliait sa mission et ses chagrins. Elle avait perdu une de ses demoiselles d'honneur, Mlle de Tournon, dont elle a raconté le mortel roman d'amour[34] avec une émotion qui perce sous la préciosité du style et des sentiments. Mais aussitôt après les obsèques, me voyant, dit-elle, en une compagnie étrangère, je ne voulois l'ennuyer de la tristesse que je ressentois de la perte d'une si honneste fille. Il n'était pas dans sa nature de s'attarder aux regrets.

Le prince-évêque festoyait si bien la malade imaginaire qu'elle était toute à cette cure plaisante. Pendant presque toute sa villégiature, elle ne sut et ne soupçonna rien de ce qui se passait à côté d'elle, aux Pays-Bas. Elle apprit seulement à la fin, quand elle s'apprêtait à retourner en France, que le jour même où elle avait quitté Namur, D. Juan s'était rendu maître de la citadelle et par elle de la ville, et que tout le pais estoit en feu et en armes, les Etats et le prince d'Orange s'étant bandés contre le violateur de l'Edit de la Marche.

Mais est-il croyable qu'à Liège, à quinze lieues de Namur, on n'ait connu qu'à la fin d'août la prise de la citadelle, qui est du 23 juillet. Si experte que fût la police du prince-évêque, pouvait-elle interdire l'accès de la ville à tous les messagers de nouvelles, marchands, voyageurs, courriers, et aux bruits qui vont encore plus vite. L'apprentie diplomate suggère l'invraisemblable, au lieu d'avouer que, sans prévoir les suites du coup de force, elle a continué son traitement de fêtes et des plaisirs.

Au même moment, si l'on peut se fier à sa mémoire, lui parvint une lettre du duc d'Anjou. Elle l'avait laissé lors de son départ pour les Pays-Bas en pleine faveur, chef d'une armée royale qui faisait rude guerre aux huguenots. Il s'était emparé de La Charité, puis d'Issoire (12 juin). Mais juste un mois après ce dernier fait d'armes, le Roi l'avait rappelé près de lui sous prétexte de s'aider de ses conseils. Au fond c'était par jalousie et défiance, comme le preneur de villes s'en aperçut aussitôt. Il écrivait à sa sœur qu'il avait trouvé la Cour toute changée à son égard. On y faisait aussi peu cas de lui que s'il n'eut rien fait pour le service du Roi. Bussy, qui avoit servi... en cette guerre de sa personne et de ses amis jusques à y avoir perdu son frère à l'assault d'Issoire estoit aussi défavorisé et persécuté de l'envie qu'il avoit esté du temps de Du Gast.... On leur faisait tous les jours à l'un et à l'autre des indignitéz.

Autre changement et qui la menaçait elle aussi. Il avoit sçeu de bon lieu que le Roy se repentoit fort de m'avoir permis de faire le voyage de Flandre, et que l'on taschoit à mon retour de me faire faire quelque mauvais tour en haine de luy (le Duc), ou par les Espagnolsles ayant advertis de ce que je traictois en Flandre pour luy, ou par les huguenots pour se venger du mal qu'ils avoient reçu de luy, leur ayant faict la guerre après l'avoir assisté[35].

Henri III était assurément un mauvais frère, mais incapable de s'humilier lui-même et la dignité de sa couronne en livrant sa sœur aux Espagnols. Encore moins aurait-il souffert que les réformés des Pays-Bas retinssent prisonnière une fille de France. Le prince d'Orange, ce maître politique, aurait empêché à tout prix ses coreligionnaires de blesser par rancune le duc d'Anjou, ce libérateur attendu, et de s'aliéner les grands seigneurs qui avaient si honorablement accueilli et traité la reine de Navarre au passage. Après le coup de ruse de Namur, il fallait que catholiques et calvinistes fissent front contre ce gouverneur général en rupture de contrat.

Mais les avis du Duc, coïncidant avec la reprise des hostilités, affolèrent Marguerite, qui décida de partir sur-le-champ. Elle ne raisonnait plus n'écoutait aucun conseil, se défiait de son entourage. Ceux de ses serviteurs qui parlaient d'attendre à Liège les passeports qu'elle avait fait demander au prince d'Orange, complotaient, pensait-elle, de l'abandonner à ses ennemis. Les d'Escars lui étaient tous suspects d'avoir le cœur espagnol : Lenoncourt, de se ressentir d'anciennes sympathies pour la Réforme ; son premier écuyer, Salviati, d'être d'intelligence avec son trésorier, un huguenot déclaré, qui ajournait le départ sous prétexte de notes à payer. Elle eut cet affront public de voir retenir ses chevaux en nantissement de ses dettes. Mais Mme de La Roche-sur-Yon l'aida de ses propres fonds. Sa Grâce, le prince-évêque, se conduisant en père, le mot est d'elle — lui bailla son grand maître avec ses chevaux pour la mener aussi loin qu'elle voudrait. Peut-être était-il bien aise de se débarrasser de cette hôtesse encombrante.

Le retour fut fertile en incidents et l'aurait été en leçons si elle n'avait pas eu de préjugés. Elle traversa le pays wallon dont les populations, à la tête naturellement chaude, étaient encore surexcitées par l'horreur du nom espagnol. Des manifestations de la vie municipale, dont elle fut témoin, il ne lui resta que le souvenir d'une anarchie violente, de bamboches et de soûleries. Son récit est une caricature, très vivante d'ailleurs et très pittoresque, des mœurs du peuple et de la bourgeoisie. Elle ne se demanda pas si ces démocraties de la vallée de la Meuse, comme les grandes communes flamandes qu'elle ne vit point, jouaient un rôle dans la révolution des Pays-Bas. Elle continua de croire qu'il n'y avait de force efficace que dans l'aristocratie et que son frère serait un jour le maître, Dieu aidant et les seigneurs aussi. A Huy, sa première étape, la population ne reconnaissait plus pour souverain le prince-évêque

de Liège, parce qu'il était neutre et qu'elle tenait le parti des États. Aussitôt qu'elle sut la présence du grand maître elle s'ameuta, sonna le tocsin, braqua l'artillerie sur la maison où Marguerite était logée avec sa suite et ne la laissa sortir qu'au matin après une nuit d'altères (angoisses) entre deux haies de gens brutaux, sans raison et en armes[36]. A Dinan, où elle parvint le soir, le peuple avait élu ce jour-là les bourgmestres, qui sont, dit-elle, comme consuls en Gascogne et échevins en France. Tout y estoit... en desbauche ; tout le monde yvre, poinct de magistrats cogneux. Et, pour empirer la situation, le grand maistre de l'évesque de Liège leur avoit faict aultresfois la guerre et estoist tenu d'eux pour mortel ennemy[37]. Cette ville, quand ils sont en leurs sens rassis, tenoit pour les Estats, mais lors, Bacchus y dominant, ils ne tenoient pas seulement pour eux-mesmes et ne congnoissoient personne. Sitôt qu'ils voient cette grande troupe approcher des faubourgs, ils quittent les verres pour courir aux armes, et tout en tumulte, au lieu de nous ouvrir, ils ferment la barrière. Un gentilhomme envoyé devant, les fourriers et le maréchal des logis, qui demandaient le passage et des logements, crioient tous sans pouvoir estre entendus.

Marguerite survenant' se dressa debout dans sa litière et, ôtant son masque, parvint non sans peine à se faire écouter. Elle leur représenta qui elle était et l'occasion de son voyage. Elle les pria de la laisser entrer, elle, ses femmes et si peu de gens qu'ils voudraient, dans la ville, pour cette nuit, laissant le reste dans les faubourgs. Ils y consentirent, mais ayant reconnu le grand maître qui la suivait dans son logis, ils commencèrent à crier des injures à ce bon homme qui estoit un vieillard vénérable de quatre-vingts ans ayant la barbe blanche jusques à la ceinture, et criblèrent d'arquebusades la maison aux murailles de terre où elle l'avait mis à l'abri. Elle ne décida son hôte qu'à force d'instances à paraître à la fenêtre et à convier les plus apparens de ces ivrognes à lui venir parler. Après beaucoup d'appels et de cris, les bourgmestres arrivèrent, si saouls qu'ils ne sçavoient ce qu'ils disoient. Elle leur assura qu'elle ne savait pas que ce grand maître fût leur ennemi et leur remontra de quelle importance leur estoit d'offenser une personne de sa qualité, qui était amie de tous les principaux seigneurs des Etats ; et que M. le comte de Lalain et tous les autres chefs trouveroient fort mauvais la réception qu'ils lui avoient faicte.

A ce nom du comte de Lalain, ils se changèrent tous et luy portèrent tous plus de respect qu'à tous les rois, à qui elle appartenait. Le plus vieil d'entre eux lui demanda en se sousriant et beguaiant si elle était donc l'amie de M. le comte de Lalain, et, sur sa réponse qu'elle était son amie et sa parente aussi, ils lui firent la révérence, lui baisèrent la main, et lui promirent de laisser sortir avec elle, sain et sauf, ce bon homme de grand maître[38].

Le lendemain ils la sauvèrent d'un autre danger, si tant est qu'elle en ait couru un. Le nouvel agent général d'Henri III aux Pays-Bas, Dubois, survint et lui représenta que, chargé par le Roi son frère de la conduire sûrement à son retour, il avait à cette fin prié D. Juan de lui bailler Berlaymont avec une troupe de cavalerie pour lui faire escorte. Mais ce successeur de Mondoucet, qu'elle dit tout espagnol, lui était à ce titre suspect, comme aussi Berlaymont, le frère de l'archevêque de Cambrai, qui, le Conseil d'Etat dissous, avait rejoint le gouverneur. Les ivrognes de la veille, dégrisés, à qui elle fit la leçon, ne permirent qu'à Berlaymont et à Dubois d'entrer. Pendant que Lenoncourt amusait le petit Dubois de paroles et que les gens de Dinan menaçaient Berlaymont de le massacrer et de faire tirer l'artillerie sur sa troupe, si elle ne se retirait hors de leur vue, elle arrêta de concert avec ses nouveaux amis un plan de fuite qui devait la mener, la Meuse franchie, par maisons ou villes tenant le party des Estats, loin de l'atteinte des forces de D. Juan.

Après la messe, elle prit son chemin droict à la porte de la rivière, qui estoit au contraire du chemin de Namur sur lequel estoit la trouppe de M. de Barlemont. Dubois et Berlaymont s'en advisant me dirent que je n'allois pas bien et, moi les menant toujours de paroles, j'arrivai à la porte de la ville, de laquelle sortant accompagnée d'une bonne partie de ceux de la ville, je double le pas vers la rivière et monte dans le bateau, y faisant promptement entrer tous les miens ; M. de Barlemont et l'agent Dubois me criants toujours du bord de l'eaue que je ne faisois pas bien, que ce n'estoit poinct l'intention du Roi qui vouloit que je passasse par Namur. Cependant ceux de la ville, pour donner le temps de passer à (en) deux ou trois voyages les litières et les chevaux, amusoient par mille crieries et mille plaintes M. de Barlemont et l'agent Dubois, les arraisonnans en leur patois sur le tort que Don Juan avoit d'avoir faulsé sa foy aux Estats et rompu la paix, et sur les vieilles querelles de la mort du comte d'Egmont[39].

Le soir de cette journée tragi-comique, elle arriva devant le château fort de Fleurines (Florennes à trois lieues de Dinan), où ses gens entrèrent dans la basse-cour, qu'ils trouvèrent tout ouverte. La châtelaine prit l'alarme et se réfugia dans le donjon, sans rien vouloir entendre. Cependant paraissaient sur un petit hault à trois mille pas de là, une troupe de trois cens hommes de pied que D. Juan avait envoyés pour lui barrer la route, et qui, la croyant à l'abri dans le donjon, s'arrêtèrent, esperans de l'attraper le lendemain matin.

Heureusement pour elle, survint cette nuit, par la grâce de Dieu, le seigneur de Florennes, envoyé par Lalain, qui l'accompagna jusqu'en France[40].

Au Cateau-Cambrésis elle fut prise d'une nouvelle peur. Elle eut avis que quelques bandes huguenotes avaient dessein de l'attaquer entre la frontière de France et de Flandre, et, sans vouloir écouter son grand écuyer, Salviati, qui faisoit le long comme à Liège, elle laissa sa litière, et courut à cheval, suivie de ceux qui furent les premiers prêts jusqu'au Câtelet, où elle arriva vers dix heures du matin ayant par la seule grace de Dieu eschappé toutes les embusches et aguets de ses ennemis[41].

Mais quels pouvaient bien être les ennemis ardents à comploter contre sa liberté, sinon contre sa vie ? Elle exagère ses périls pour mieux faire admirer la protection dont Dieu la gratifie. Elle tourne à sa gloire les grands et les petits faits de son voyage à Spa : importance de sa mission, habileté qu'elle y déploie, ressources de sa diplomatie, alliances qu'elle se procure, personnages qu'elle rencontre, égards qu'on lui témoigne ; fêtes données en son honneur, sans oublier la beauté de son train, le luxe de ses vêtements, et ses dons princiers, où se révèle la femme qui passait pour l'arbitre des élégances à la Cour de France, la princesse lettrée, la Valois-Médicis, noble et généreuse.

Du Câtelet elle gagna La Fère-sur-Oise, dont le roi de Navarre, par contrat de mariage, lui avait assuré la châtellenie. Un courrier l'y avait prévenue avec une lettre où son frère bien-aimé lui annonçait que le Roi avait signé un traité avec les protestants à Bergerac (17 sept. 1577). Il se plaignait que sa condition empirât, n'y ayant sorte de desfaveurs et indignitez que l'on ne fist tous les jours esprouver à luy et aux siens et querelles nouvelles que l'on ne leur suscitât.

Aussi attendait-il avec extresme impatience son retour à La Fère pour l'y aller trouver. Aussitôt qu'il en fut averti, il expédia Bussy avec toute sa maison à Angers, et prenant avec lui seulement quinze à vingt des siens, il courut la rejoindre en poste.

Ce fut, dit-elle, un des grands contentemens que j'aye jamais receu de voir personne chez moy que j'aimois et honorois tant ; où je mis peine de luy donner tous les plaisirs que je pensois luy pouvoir rendre ce séjour agréable ; ce qui estoit si bien receu de lui qu'il eust volontiers dict comme saint Pierre : Faisons icy nos tabernacles[42]. A toute heure il ne se pouvoit empescher de me dire : O ! ma Royne, qu'il faict bon avec vous ! Mon Dieu, ceste compagnie est un paradis comblé de toutes sortes de délices, et celle d'où je suy party, un enfer rèmply de toutes sortes de furies et tourmens[43]. Elle parle des deux mois qu'ils passèrent ensemble, de la mi-octobre à la mi-décembre, en des termes d'amoureuse, que l'emprunt fait au livre saint n'affaiblit pas, car elle mêlait Dieu volontiers à ses affaires de cœur.

Aussi l'anonyme du Divorce satyrique et l'historiographe de France, Scipion Dupleix, qui, pour des raisons différentes de devoir professionnel, se plurent à la diffamer, trouvaient-ils, ici et ailleurs encore une ample matière. Mais est-ce vraisemblable ? La femme qui s'ingénie dans ses Mémoires à masquer ses galanteries aurait-elle affiché cette faiblesse contre nature. L'étalage de ces sentiments paraît une présomption d'innocence, comme aussi leur double origine en explique l'ardeur. Cette passion fraternelle est à base de haine contre Henri III, leur ennemi commun.

Le duc d'Anjou en voulait à son frère de s'opposer à son dessein sur les Pays-Bas. Le Roi, pour le détacher de la coalition des malcontents, l'avait flatté de quelques espérances. Mais une fois la paix de Bergerac conclue, il tardait à se souvenir de ses vagues promesses. Catherine recommandait à Henri III, avec la chaleur de ses appréhensions, de ne pas désespérer par un refus formel l'ancien chef des huguenots et des catholiques unis. Il pouvait l'aider sous main, sans se compromettre, et le soutenir en le désavouant, Philippe II était embarrassé de trop d'affaires pour s'émouvoir, sa dignité sauve, d'une guerre couverte et pour riposter.

Le duc d'Anjou croyait que, par force de raison ou avec l'appui de sa mère, il viendrait à bout de la résistance royale. Il reçut à La Fère le sieur de Montigny, frère du comte de Lalain, accompagné de quatre ou cinq des plus principaux du Haynault, l'un desquels avait lettre et charge de M. d'Inchy de l'assurer de la citadelle de Cambrai. Montigny lui portait parole de la part du comte de Lalain de lui remettre entre les mains tout le Hainaut et l'Artois, où il y a plusieurs bonnes villes. Il les renvoya tous avec des présents et des médailles d'or, où sa tête était accouplée à celle de Marguerite[44].

Marguerite oublie ou omet de dire qu'à La Fère aussi une délégation des Etats généraux, conduite par le baron d'Aubigny, lui remit une lettre où ils la remerciaient d'avoir, par ses bons offices auprès du Roi, entravé le recrutement en France de l'armée de D. Juan. Elle leur répondit qu'ils ne requerraient jamais princesse qui de meilleure volonté et affection s'emploie pour leur secours et dans une si juste et équitable cause[45].

Henri III, rentré à Paris la veille de la Toussaint (31 oct.), et Catherine de Médicis reçurent en audience d'Aubigny et ses collègues, mais repoussèrent l'idée d'intervenir par les armes. Ils promirent seulement de solliciter le roi d'Espagne de donner la paix à ses peuples des Pays-Bas[46].

Avec le duc d'Anjou non plus, l'accord ne se concluait pas. Les Etats imploraient son concours et n'offraient rien en échange[47]. Ils auraient voulu qu'il les débarrassât des Espagnols sans les obliger à rompre avec Philippe II. Lui aussi d'ailleurs oscillait. Toutes les fois qu'il voyait quelque apparence à son mariage avec l'Infante, il se refroidissait pour l'entreprise des Pays-Bas. Les Etats, désespérant de son appui, se cherchaient ailleurs des protecteurs. Pour se défendre contre Don Juan, qui avait rappelé les troupes espagnols et enrôlé 4.000 soldats du duc de Guise, ils négocièrent, au grand dommage de leur indépendance, le secours d'Elisabeth, reine d'Angleterre (7 janvier 1578) et, à un moindre prix, celui de l'archiduc d'Autriche Mathias. Mais leur armée de formation composite fut mise en déroute le 31 janvier 1578 à Gembloux par les vieux régiments de Philippe II.

Cependant Marguerite rentrait de La Fère à Paris, accueillie comme on n'eût jamais pensé. Le Roi et les deux Reines avec toute la Cour, me firent, dit-elle, cet honneur de venir au-devant de moi jusques à Sainct-Denis... où ils me receurent avec beaucoup d'honneur et de bonne chère, se plaisants à me faire raconter les honneurs et magnificences de mon voyage et séjour de Liège et les aventures de mon retour[48].

Elle qui accusait Henri III des plus noirs desseins, note ce revirement sans en marquer de surprise ni en donner d'explication. Le Roi pensait-il par tant d'égards regagner sa sœur et par elle agir sur son frère ? Peut-être.

Le Duc n'avait pas sitôt fait de se désintéresser de l'entreprise des Pays-Bas qu'il s'y rengageait avec ardeur ; la reine de Navarre à son tour n'avait pas envie de rester à la Cour de France, quand il en serait loin. Le jour même de la réception triomphale de Saint-Denis, elle supplia le Roi et la Reine-mère de l'autoriser à rejoindre son mari. Ils le trouvèrent bon, et Catherine ajouta qu'elle reconduirait sa fille. Henri III promit de payer à Marguerite les frais du voyage, et, comme à Etigny, par égard pour lui, elle n'avait pas voulu intervenir au traité et y faire inscrire une clause relative à sa dot, il offrit de lui-même de changer les conditions de son contrat de mariage, et, au lieu de rentes constituées sur l'Hôtel de Ville et irrégulièrement payées, de lui bailler des terres pour assignat[49].

C'étaient des engagements à échéance lointaine. Inquiet de l'agitation du Midi protestant, il ne se pressa pas de faire partir pour la Navarre Marguerite dont il ne savait pas quels services elle pourrait lui rendre ni même quel accueil elle y recevrait. Le duc d'Anjou, solliciteur encore plus pressant, lui représentait que la conquête des Pays-Bas serait l'accroissement de la France... une invention pour empescher la guerre civile, tous les esprits remuants et desireux de nouveauté ayant moyen d'aller en Flandre passer leur fumée et se saouler de la guerre ; que cette entreprise serviroit aussi comme autrefois le Piedmont d'escole à la noblesse de France pour s'exercer aux armes[50].

Ces remonstrances estoient belles et véritables, dit Marguerite, mais elles n'avoient tant de poids qu'elles peussent emporter en la balance l'envie que l'on portoit à l'accroissement de la fortune de mon frère. Et il est vrai qu'Henri III détestait trop le duc d'Anjou pour se dévouer à sa grandeur. Mais il avait bien d'autres raisons de ne pas vouloir d'une agression contre les Espagnols. Il prévoyait que cette guerre, injuste en principe, serait longue et malheureuse, que l'envahisseur n'y pouvant suffire avec les revenus de son apanage (300.000 écus), il lui faudrait lui-même en faire les frais jusqu'à l'épuisement des finances du royaume. On n'aurait point d'autre allié que les rebelles divisés d'intérêts, de tendances, de foi. La Hollande et la Zélande s'étaient groupées à part sous le gouvernement du prince d'Orange et avaient érigé le calvinisme en religion d'État ; une partie des autres provinces, pour sauvegarder le catholicisme, tendait aussi au particularisme. Il y avait un parti du prince d'Orange, un parti de l'Archiduc, un parti espagnol, un parti anglais, et un parti catholique en formation.

Le duc d'Anjou, quelque habile qu'il fût, mais était-il habile ? ne l'était pas assez pour les rallier tous, et s'il s'appuyait de préférence sur l'un, il aurait contre lui les autres.

L'Angleterre avait signifié son opposition à la conquête française, Henri III doutait aussi de l'invention imaginée par son frère pour divertir contre l'étranger les forces qui déchiraient le pays. Les huguenots n'iraient pas guerroyer hors des frontières sans penser à leurs avantages. Mécontents de la paix de Bergerac, qui restreignait à une ville par bailliage le libre exercice de leur culte, résolus à se soulever, si on les obligeait de rendre les places qu'ils occupaient au mépris des traités, ils voudraient, s'ils étaient vainqueurs, dicter la loi au royaume ; et, vaincus, s'indemniser de leurs sacrifices et de leur échec. Les catholiques de France étaient en général hostiles à l'expédition et tentés plutôt de prendre parti pour Philippe II. Pour quelques milliers de religionnaires, qui passeraient la frontière avec la clientèle du duc d'Anjou, Henri III risquait de s'aliéner la masse de ses sujets et de remettre en question ses succès sur les protestants, la paix religieuse, la prospérité et la sécurité du royaume. Mais Marguerite ne s'intéressait qu'à la gloire du duc d'Anjou. Elle ne savait que trop, quand elle écrivit ses Mémoires, qu'il était du vray naturel de Pyrrus, n'aimant qu'à entreprendre choses grandes et hazardeuses, mais plus né à conquérir qu'à conserver, et cependant, malgré cette expérience, elle juge le Roi bien coupable de ne pas s'être ruiné, lui et son royaume, pour cette façon de Picrochole[51]. Elle raconte à sa manière, qui est partiale, la nouvelle brouille entre les deux frères, mais de ce plaidoyer même, malgré les réticences et les omissions, il apparaît qu'Henri III n'avait pas toujours tort.

A Du Gast, énergique et brutal, qui avait l'autorité de l'âge et du caractère, avaient succédé dans la faveur du roi de tout jeunes gens, élégants et beaux, frisés et refrisés par artifice, parés, attifés, fardés comme des femmes, éphèbes équivoques, mais furieusement braves, les mignons comme les appelait le populaire.

A la première bande des Quelus, Saint-Luc, Saint-Mesgrin, d'Arques et Gramont, s'étaient joints Maugiron, La Valette, Mauléon, Livarot, qui avaient déserté le service du frère du Roi pour celui du Roi même. De cette défection, le Duc se plaignait dans sa lettre à Marguerite, comme de l'une des indignités qu'on lui faisait à la Cour[52]. Mais devait-il s'en prendre à Henri III seul ? Bussy, de qui l'humeur comme le courage ne pouvoit cedder à nul[53] était bien capable d'avoir, par ses bravades et ses insolences, aliéné à son maître les plus susceptibles de ses rivaux de faveur.

Marguerite se garderait bien de le blâmer de son orgueil, tant il lui paraît supérieur au reste des hommes. Elle lui prête le beau rôle dans les querelles avec les mignons, et, quand elle y aurait trop de peine, elle se tait.

Le jour des Rois (6 janvier 1578) Henri III désespérément brave, frizé et goldronné, escorté de ses jeunes compagnons autant ou plus braves que lui, mena du chasteau du Louvre, à la messe, en la chapelle de Bourbon la damoiselle de Pons, de Bretagne, Roine de la Febve.

Bussy, qui accompagnait Monsieur, était habillé tout simplement et modestement, mais suivi de six pages vestus de drap d'or frizé, et il dit tout haut que la saison estoit venue que les plus belistres seroient les plus braves[54].

Aussi ne faut-il pas s'étonner que trois jours après, au grand bal de la Cour, Gramont, l'un des mignons, et lui se soient pris de paroles et donné rendez-vous pour le lendemain à la porte Saint-Antoine, où ils arrivèrent chacun avec un cortège d'environ trois cents gentilshommes. Or furent-ils ce matin-là empeschés de combattre par le commandement du Roy, mais l'après-midi, Gramont qui se disoit et sentoit outragé,alla bien accompagné assaillir Bussy en son logis, rue des Prouvelles, et y fust par quelque espace de temps combattu entre ceux de dedans et ceux de dehorsinsollence, note L'Estoile, criminelle et capitale dans une ville de Paris, Sa Majesté mesmes (surtout) y étant —. Il fallut faire marcher Strozzi, colonel général de l'infanterie française, avec ses gardes, pour rétablir l'ordre. Les deux adversaires furent conduits au Louvre, et le Roi donna charge aux maréchaux de Montmorency et de Cossé de les accorder, au lieu du procès qu'il leur convenoit faire s'il y eust en une bonne justice en France et à la Cour.

Le Roi fit à cette occasion de belles ordonnances contre les batailleurs, mais elles furent très mal gardées comme sont ordinairement en France toutes les belles ordonnances[55].

En effet, le 1er février, Quélus, assisté de Saint-Luc, d'Arques, et Saint-Mesgrin, surprit hors la ville, près de la porte Saint-Honoré, Bussy, qui s'en revenait avec un seul gentilhomme, et qui, après avoir fait tête avec beaucoup de courage, fut obligé de fuir pour se sauver. Conformément aux édits le Conseil ordonna d'arrêter Quélus, mais le Roi s'interposa sous main et fit suspendre la poursuite.

A en croire Marguerite, toutes les querelles suscitées à Bussy de jour et de nuit étaient autant de pièges tendus au duc d'Anjou dans l'espoir qu'à quelqu'une de ces alarmes il s'y précipiteroit[56]. Mais elle oublie que Bussy était souvent le provocateur ; il avait traité Quélus de mignon de couchette, et l'agent florentin Saracini, tout en admirant sa bravoure, reconnaît que sa turbulence (inquiétudine) avait ravivé ou fait naître les discordes qui contribuèrent grandement à rendre la Cour de Monsieur odieuse à celle du roi de France[57]. Il n'est pas vrai non plus, comme elle le prétend, que la partie n'était pas égale entre les serviteurs du Duc et les serviteurs du Roi et qu'il y avait ici le nombre et là le courage. Les esprits à la Cour étaient partagés. Henri III jugeait imprudent de pousser son frère à bout.

La Reine-mère s'efforçait de maintenir la paix entre ses deux fils. Elle décida le Duc à éloigner Bussy comme le meilleur moyen d'adoucir le Roi et de se le rendre favorable dans la question des Pays-Bas.

Mais quand Bussy fut parti, il est vrai qu'il n'alla pas loin, les mignons continuèrent à braver et à morguer son maître avec tant de mépris et si apparemment que tout le monde le congnoissoit. Mais lui fort prudent et très patient de son naturel, ou, comme d'autres le pensaient, fourbe et poltron, souffrait toutes les avanies pour faire ses affaires en son entreprise de Flandre, espérant par ce moyen sortir bientôt du royaume et ne s'y revoir jamais plus subject.

Il se rapprochait de sa mère, qui ne se plaisoit guère à la desbordée outrecuidance de ces jeunes gens. Il allait lui raconter ses peines et les insultes des mignons. Il la touchait par ses confidences et la rassurait par ses aveux. Oui, il avait longtemps médité de s'enfuir, mais maintenant il était résigné à son sort. Cependant il la priait de lui obtenir du Roi les fonds nécessaires à l'entrée en campagne.

Pendant qu'il travaillait à endormir la prévoyance maternelle, il préparait sa fuite. Il y était résolu depuis longtemps, et une dernière humiliation ne fit qu'en avancer le jour, comme Marguerite le laisse entendre[58].

Il avait décidé de ne pas assister aux noces de Saint-Luc, le dimanche gras (9 février), et sa sœur en fit autant par complaisance. Pour pallier cette double absence, la Reine-mère fit trouver bon à Henri III que ce jour-là, qui serait tout en joie et débauche, elle allât dîner avec ses deux enfants à sa maison de Saint-Maur. Le lendemain soir à son retour, elle persuada au Duc de paraître au bal, par déférence pour le Roi. Mais les mignons en le voyant, commencèrent à le gausser sur son apparition tardive à l'heure des ténèbres parce qu'elles lui estoient propres, sur sa laideur et petite taille. Il s'éloigna si plein de despit et de colère qu'il n'en pouvoit plus, et, après avoir conté à sa mère ce nouvel outrage, il lui dit son intention de s'en aller pour quelques jours à la chasse, pensant, par son absence attiédir l'animosité de ces jeunes gens contre luy, et disposer d'autant mieux son frère sur les affaires de Flandre. Elle approuva sa résolution et promit de la faire agréer au Roi[59]. Il lui cacha sans aucun doute qu'en revenant de Saint-Maur, il avait passé par Saint-Germain, où Bussy, qui se trouvait là, comme par hasard, s'était glissé dans sa troupe. Des événements qui se passèrent alors à l'intérieur du Louvre, le seul récit, sauf quelques détails fragmentaires, est celui de Marguerite.

C'est un plaidoyer en faveur du duc d'Anjou, et pour établir qu'atteint dans son honneur, menacé dans sa liberté et craignant même pour sa vie, il a eu raison de s'enfuir.

Henri III avait accordé tout d'abord le congé, mais, quand il fut seul en son cabinet avec cinq à six de ses mignons, le conseil de Jeroboam, dit Marguerite, qui se pique de savoir l'histoire sainte[60], ils lui rendirent ce partement si suspect qu'il décida soudain d'arrêter le Duc et les favoris de ce factieux. Il alla tout ému reprocher à sa mère de l'avoir fait consentir à cette chasse, qui cachait sans doute quelque dangereuse entreprise et elle, tremblant qu'en cette précipitation il ne fist quelque tort à la vie de son autre fils, s'accommoda, comme elle put, de son manteau de nuict et le suivit.

Le Roi pénétra chez son frère, commanda au capitaine de ses gardes, M. de Losse, et aux archers écossais qu'il avait amenés, de chercher dans tous les coffres, où il se croyait sûr de trouver de grandes choses. Lui-même fouilla le lit en quête de papiers compromettants. Il arracha au Duc une lettre que celui-ci le suppliait à jointes mains de lui laisser, l'ouvrit devant sa mère, et tous deux restèrent confus : ce n'était qu'un poulet de Mme de Sauves[61].

Le Roi posta Losse et des Écossais dans la chambre de son frère, avec ordre de ne le laisser parler à personne. Mais, par une singulière contradiction, le prisonnier ayant demandé que sa sœur demeurât captive avec lui, et la Reine-mère appuyant cette prière, il y consentit. C'était permettre au chef du complot, si complot il y avait, de concerter avec sa meilleure amie les moyens de défense. Tout est étrange en cette affaire.

Marguerite déclare que cette ferme créance qu'il (le Duc) eust de la grandeur et fermeté de mon amitié me fust une obligation si particulière, bien que par ses bons offices il en eust acquis plusieurs grandes sur moy, que j'ay toujours mis celle-là au premier rang[62]. Qu'est-ce à dire et quels services lui a-t-il rendus ? Faut-il entendre par là qu'il a favorisé sa liaison avec Bussy. Elle insiste trop sur la constance et la tranquillité d'un prince connu pour pusillanime. Quand ils se virent, elle tout en pleurs, lui avec un visage plus joyeux que triste, il lui dit pour la consoler que l'ennui qu'elle ressentait était la seule chose qui le pût affliger ; que si injustement l'on voulait faire tort à sa vie, il avait assez de courage et de résolution pour mespriser une injuste mort ; qu'il appréhendait seulement qu'on voulût le faire languir en la solitude d'une longue prison, où encore, lui fait-elle dire, je mespriseray leur tyrannie, pourvu que vous me vouliez tant obliger de m'assister de vostre presence.

Et elle en sanglottant lui jurait qu'il n'estoit en la puissance que de Dieu seul d'empescher que je l'assistasse en quelque condition qu'il peust estre, que si on l'emmenoit de là et que l'on ne me permist d'estre avec luy je me tuerois en sa presence[63].

Serment qui est plutôt d'une amante que d'une sœur et qui cause du malaise. Il est vrai que Bussy n'était pas loin et que toutes ces protestations se trompaient peut-être simplement d'adresse. Lui assurément était brave et il se révèle, par surcroît, d'humeur gaillarde et bouffonne. Larchant, capitaine des gardes, chargé d'arrêter les gentilshommes du Duc logés au Louvre, avait découvert dans la garde-robe Simier (Jean de Seymer) et, se doutant bien que Bussy, qu'il aimait comme un fils, était là lui aussi, il n'avait pas poussé plus avant sa recherche.

Mais Bussy qui préférait être en sa garde qu'en celle d'un autre capitaine, sortit la tête hors du rideau du lit où il était couché et l'interpellant : Hé quoy, mon père, comment ! vous vous en voulez aller ainsy sans moy. N'estimez-vous pas ma conduite plus honorable que celle de ce pendart de Simier ?Ah ! mon fils, répliqua Larchant, plust à Dieu qu'il m'eust cousté un bras et que vous ne fussiez pas ici. Mais Bussy allait toujours se gaussant de Simier pour la tremblante peur où il le voyoit. Larchant les mit tous deux dans une chambre avec des gardes et mena La Châtre, un de leurs compagnons, à la Bastille[64].

Marguerite croit ou feint de croire que le Duc craignit un moment pour sa vie, et Catherine affecta plus tard d'avoir eu même crainte. Et en effet la fuite était un crime capital, si elle devait, comme en 1575, servir de prélude à une guerre civile. Mais le coupable pouvait dire pour sa défense, même si le projet d'évasion était démontré, qu'il ne pensait qu'à l'entreprise des Pays-Bas, et que les promesses du Roi d'y concourir, si vagues qu'elles fussent, excusaient son impatience.

Les deux prisonniers, qui, malgré leur réclusion, se savaient entourés de sympathies, retrouvèrent leur assurance et ils firent demander au Roi, puisqu'il ne voulait permettre à leur mère de venir les voir, d'envoyer quelqu'un des siens pour les instruire de la cause de leur rétention. Il leur délégua M. de Combaut, qui estoit chef du Conseil des jeunes gens, si pénétré de son importance qu'ils n'en purent tirer autre chose sinon qu'il s'emploierait pour eux. Le Duc se prit à rire de ce petit galant qui offrait sa protection à des enfants de France, mais Marguerite, toute convertie en douleur pour voir en danger ce frère qu'elle chérissait plus qu'elle-même, eut beaucoup de peine à s'empêcher de luy parler comme il méritoit[65].

Cependant la Reine-mère, inquiète des conséquences de ce coup d'Etat manda près d'elle tous les vieux du Conseil, le chancelier, les princes, seigneurs, et maréchaux de France, et sur leur avis et en leur compagnie, elle alla remontrer au Roi le tort qu'il se faisait. Le duc de Lorraine, qui venait d'arriver à la Cour s'entremit. Henri III, convaincu de sa faute ou importuné des sollicitations, chargea sa mère de tout apaiser et soudain retira les gardes qu'il avait donnés à son frère. Catherine, qui connaissait bien sa hauteur d'orgueil, aurait voulu que l'offensé allât tout simplement trouver l'offenseur, monstrant ne se ressentir point de ce qui s'estoit passé contre sa personne et ne s'en souvenir point. Mais le Duc et Marguerite exigeaient une réparation publique, et Henri III y consentit encore. Dans la chambre de la Reine-mère, la Cour présente, il pria son frère de ne s'offenser point de ce qu'il avait fait par zèle pour le repos de son Etat. Le Duc répondit qu'il n'accusait que son malheur et se tenait pour satisfait si le Roi reconnaissait son innocence.Sur cela la Royne ma mère les prist tous deux et les fist embrasser.

Bussy, dont on avait décidé de régler aussi la querelle avec Quélus, entra, dit Marguerite, avec cette belle façon qui lui estoit naturelle, et, invité par le Roi à s'accorder avec le mignon et à l'embrasser, il répondit : Et non que cela, sire ? s'il vous plais que je le baise, j'y suis tout disposé, et, accommodant les gestes avec la parole, luy fist une embrassade à la Pantalonne ; de quoy toute la compagnie, bien qu'encore estonnée et saisiè de ce qui s'estoit passé, ne se peust empescher de rire[66].

Henri III et Catherine, s'approchant alors de Marguerite, lui recommandèrent de tenir la main à ce que son frère ne conservât nulle souvenance qui pût l'éloigner de l'obéissance et affection qu'il devait au Roi. Elle répondit qu'il n'avait besoin d'y être sollicité ni par elle ni par autre, mais qu'il n'avait reçu et ne recevrait jamais d'autre conseil d'elle que ce qui serait conforme à leur volonté et à son devoir.

Mais les sentiments ne répondaient pas à ces belles paroles. Aussi les courtisans les plus perspicaces s'attendaient à quelque recommencement.

L'ambassadeur florentin, Saracini, jugeant en politique l'outrage fait au duc d'Anjou et la justification à laquelle le Roi avait condescendu, écrivait au grand-duc François que cette affaire commencée par une extravagance s'était terminée par une extravagance plus grande et moins croyable[67].

Entre ces frères ennemis la paix ne fut pas même une trêve. Au dîner de réconciliation où la Reine-mère avait réuni tous ses enfants, au bal et au souper du Roi où les deux prisonniers reparurent en vêtements de fêtes, leur visage, cette vive image de l'âme disait, avoue Marguerite, la passion du juste mécontentement, la force et la violence du despit et juste dédain, qui les animaient.

Henri III voyait de ses yeux que le Duc s'enfuirait à la première occasion, et craignait que ce ne fût avec même dessein de guerre civile qu'en 1575.

Aussi commanda-t-il aux capitaines des gardes de veiller aux portes et d'empêcher son frère de sortir du Louvre. Ce fut cette injure qui aurait déterminé le reclus à fuir, trois jours après sa première réclusion. Mais il y pensait depuis longtemps[68].

Marguerite résolut de l'y aider voyant que c'estoit sa sécurité et que le Roy ny cet Estat n'y pouvoient recepvoir de préjudice[69]. Au vrai la sécurité du royaume et du souverain était alors son moindre souci.

Les portes du Louvre étant bien gardées, il ne se trouva d'autre moyen de faire évader le prisonnier que par la fenêtre de la chambre de sa sœur, qui était au deuxième étage, et regardait dans le fossé. Pour se procurer le câble fort et bon et de la longueur nécessaire à la descente, Marguerite eut l'idée de faire porter en ville, comme pour la faire racoustrer, une malle de lit[70], qui estoit rompue, et qui revint au château contenant la corde voulue.

Les dispositions étaient prises pour la nuit, quand le prisonnier faillit tout perdre par excès de précaution. Au souper de la Reine-mère, il dit à Marguerite à l'oreille de rentrer vite en sa chambre, et qu'il allait l'y rejoindre. Mais Matignon, le lieutenant-général de Basse-Normandie, déjà peut-être averti, devina les paroles qu'il n'entendait point, et comme il n'aimait pas le Duc, il prévint la Reine-mère que la fuite aurait lieu cette nuit, qu'il le savait très bien, et qu'elle y mit bon ordre[71].

Catherine, qui s'était portée garante au Roi que son fils ne s'en irait pas, questionna anxieusement sa fille. Alors, s'il faut la croire, elle se trouva fort perplexe, ne voulant ni trahir son frère, ni jurer contre la vérité, chose que je n'eusse voulu pour éviter mille morts[72]. Mais Dieu, qu'elle fait intervenir en toutes ses affaires avec une indiscrétion sans respect, assista ses bonnes intentions, et, grâce à sa divine bonté, elle composa si bien son visage et ses paroles, qu'elle ne laissa rien connaitre à sa mère que ce qu'elle voulait, sans offenser sa conscience par un faux serment.

Lorsque son frère s'en irait, elle en voulait répondre de sa vie ; elle était bien sûre que ne lui ayant jamais rien celé, il lui communiquerait son dessein, s'il avait cette volonté ; quand le contraire serait, elle abandonnait sa vie à sa mère. Elle est fière d'avoir si habilement équivoqué qu'elle a trompé la plus fine des femmes d'Etat, sans mensonge (du moins elle le croit) et sans risque, car, ajouta-t-elle avec une assurance cynique, mon frère étant sauvé, l'on n'oserait pas me faire déplaisir.

Le câble déroulé, le duc d'Anjou descendit le premier, qui rioit et gaussoit, sans avoir aulcune appréhension, bien qu'il y eus une très grande haulteur, puis Simier, qui, pasle et tremblant, ne se pouvoit presque tenir de peur, enfin le valet de chambre Cangé. Les trois hommes gagnèrent sur la rive gauche, au plus haut du quartier latin, l'abbaye Sainte-Geneviève, adossée à l'enceinte de Paris. Une preuve, entre quelques autres, que le projet de fuite n'était pas une improvisation, c'est que Bussy logé dans l'abbaye avait fait percer dans l'épaisseur des remparts un trou par où ils sortirent tous, y compris le grand écuyer du Duc, Champvallon, et, trouvant en dehors des chevaux tout prêts, gagnèrent Angers sans encombre (15 fév. 1577). Les détails de l'évasion si bien choisis pour faire valoir le courage et le sang-froid du Duc, étalent une fois dé plus les sentiments de Marguerite. Comme Cangé descendait, un homme se leva au fond du fossé qui se dirigea en courant vers le jeu de paume, contigu au corps de garde. Etait-il là par hasard, y avait-il été posté sur l'avis de Matignon. Elle, ne pensant qu'au danger de son frère, demeura demy pasmée de peur, et en un désespoir qui ne se peult representer que par l'essai de choses semblables[73].

Quelle chaleur de passion ! Ses femmes, plus soucieuses qu'elle de sa sûreté et de la leur, avaient retiré la corde, mais elles la mirent en tas dans le feu et avec tant de hâte que la cheminée s'embrasa.

Les archers de garde, apercevant les flammes, accoururent et frappèrent à grands coups à la porte. Marguerite avait recouvré ses esprits. Toute persuadée qu'elle fût que son frère était pris et qu'ils étaient perdus tous deux, elle ne laissait pas d'avoir espérance en Dieu, qui lui conservait le jugement entiergrâce, dit-elle avec une orgueilleuse certitude, qu'il a pieu à sa divine bonté me faire dans tous les dangers que je me suis trouvée. Pour avoir le temps d'achever le brûlement de la corde, elle fit répondre tout bas aux archers par ses femmes qu'elle dormait, que le feu n'était rien et qu'ils ne fissent point de bruit. Deux heures plus tard, le Roi, averti de la fuite du Duc, la manda chez leur mère et la reçut en une telle colère que je croy, dit-elle, qu'il me l'eust fait ressentir si la crainte de l'absence de mon frère et la présence de la Royne, ma mère ne l'en eussent empesché.

Mais elle ne s'émut pas, sachant par une indiscrétion de M. de Losse que les fugitifs étaient loin. Aux reproches que Catherine et Henri III lui firent de leur avoir certifié que le Duc ne s'en irait pas, elle répondit, sans se faire scrupule cette fois de mentir, qu'il l'avait trompée en cela comme eux ; que toutefois elle se portait garante à peine de sa vie que le départ de son frère n'apporterait aucune altération au service du Roi, et qu'il s'en allait simplement chez lui pour préparer l'expédition des Flandres. Cette assurance adoucit un peu le Roi, qui la laissa retourner dans sa chambre.

Quelques jours après il reçut des lettres du Duc pleines d'obéissance, comme elle lui avait dit, ce qui fit cesser la plainte, non le mecontement[74].

Faut-il compter parmi ces protestations les vers adressés à Marguerite, sans doute pour être montrés, et qui témoignaient de son amour fraternel, de sa passion pour la gloire, et, ce qui parait moins sincère, de son dévouement à sa patrie et à son Roi. De Paris, ce plaisant séjour des belles dames, il ne regrette que sa sœur, la mieux aimée, en qui il a remarqué une vertu plus forte et tant de cœur que seule elle a été son gracieux refuge. Il la prend pour témoin qu'en tous ses desseins il n'a pensé

Qu'à restablir l'estat du publicq renversé,

Qu'à secourir la France en sa plus grande oppresse.

Plutôt la mort, affirme-t-il, que de faire à son pays quelque perfide outraige.

Car de nom et d'effets je veux entre Françoys,

Honorer de mon frère et le sceptre et les lois[75].

La version de la fuite à l'adresse des gouvernements étrangers se trouve dans trois lignes de Saracini (15 fév.) en contradiction d'ailleurs avec un autre passage de la même dépêche au Grand-Duc, qui celui-là rapporte exactement la vérité. Sa Majesté, dit le communiqué officiel et non véridique, vu la résolution de son frère (de partir) avait déjà délibéré de lui donner congé, s'il lui avait plu de l'avoir, et elle montre qu'elle a de ce départ peu d’ennui[76].

S'il en avait été ainsi, Catherine n'aurait pas fait tant d'efforts pour ramener son fils à la Cour. Marguerite d'ailleurs n'en dit rien parce qu'elle ne s'intéresse qu'au jeu politique où elle est partie. Elle résume cette longue période de février à août 1578 en cette phrase dont le raccourci contient d'ailleurs l'essentiel des sentiments du Roi pour le Duc. Il montrait en apparence de vouloir l'aider à son entreprise des Flandres, mais en effect il traversait soubs main les apprests de son armée[77].

 

 

 



[1] Guessard, p. 79.

[2] Guessard, p. 81.

[3] Guessard, pp. 81-83.

[4] Lettres, V, p. 223.

[5] Guessard, p. 88.

[6] Brantôme, Œuvres, éd. Lalanne, VIII, p. 35.

[7] Guessard, pp. 78-79.

[8] Guessard, p. 80.

[9] Guessard, p. 83.

[10] Desjardins, IV, p. 76.

[11] L'Estoile, t. I, p. 156 (sept. 1576).

[12] Desjardins, IV, p. 95. L'ouverture des Etats est du 6 décembre ; la dépêche de Saracini annonçant la maladie de Marguerite est du 16.

[13] Desjardins, IV, p. 101, (8 janvier 1577).

[14] Turenne, p. 129.

[15] Guessard, p. 84.

[16] K. de Lettenhove, IV, p. 52.

[17] Kervyn de Lettenhove, t. IV, pp. 164-166.

[18] Brantôme, t. VIII, p. 26 ; t. II, pp. 127-128.

[19] Correspondance du cardinal de Granvelle, t. VI, p. 507.

[20] Guessard, p. 88.

[21] Theiner, Annales ecclesiastici, t. II, p. 586.

[22] L'écu étant à 54 sous, 51.933 écus font 140.219 livres 2 sous, dont la valeur absolue est d'environ 400.000 francs, et le pouvoir d'achat ou valeur relative (par comparaison avec notre monnaie en 1914) peut-être plus d'un million.

[23] Guessard, pp. 89-90.

[24] Guessard, p. 90.

[25] Gomart, Les sièges du Câtelet, dans le Bulletin de la Société académique de Laon, t. XIV, 1864, pp. 39-40.

[26] 15 octobre 1577, Kervyn de Lettenhove, t. IV, p. 519, note.

[27] Guessard, p. 91. Marguerite écrit toujours Barlemont.

[28] Exactement huit jours, du soir du 15 juillet 1577 où elle arrive à Cambrai au matin du 23 juillet où elle quitte Namur.

[29] Guessard, p. 95.

[30] Guessard, p. 103.

[31] Guessard, pp. 104-105.

[32] Guessard, p. 109.

[33] Guessard, p. 114.

[34] Voir infra, La Vie à Usson.

[35] Guessard, pp. 116-117.

[36] Guessard, p. 119.

[37] Guessard, p. 120.

[38] Guessard, p. 122.

[39] L'affaire de Dinan, dans Mémoires, éd. Guessard, p. 124.

[40] Guessard, p. 126.

[41] Guessard, p. 127.

[42] Mathieu, XVII, 4, Marc, Luc.

[43] Guessard, p. 128.

[44] Guessard, p. 129, Kervyn de Lettenhove, t. IV, p. 516.

[45] Kervyn de Lettenhove, t. IV, p. 519, note 2 d'après le manuscrit de la Bibliothèque royale de Bruxelles, 7199.

[46] Kervyn de Lettenhove, t. IV, p. 524.

[47] Kervyn de Lettenhove, t. IV, p. 526-327.

[48] Guessard, p. 129.

[49] Guessard, p. 130.

[50] Guessard, p. 131.

[51] Guessard, p. 85.

[52] Guessard, p. 116.

[53] Guessard, p. 132.

[54] L'Estoile, I, p. 229.

[55] L'Estoile, I, p. 231.

[56] Guessard, pp. 131-132.

[57] Desjardins, IV, p. 137.

[58] Guessard, p. 140.

[59] Guessard, pp. 134-135.

[60] Néanmoins elle confond Roboam, fils de Salomon, qui, sur le conseil des jeunes gens de son entourage, refusa d'alléger les lourds impôts d'Israël, avec Jéroboam qu'à cette occasion dix tribus en révolte choisirent pour roi (III Rois, XII, 8-14).

[61] Ainsi advint-il à Caton, dit encore l'érudite Marguerite. Pendant que les sénateurs délibéraient sur la conjuration de Catilina, il se fit livrer une lettre que César venait de recevoir, et, pensant y trouver la preuve de la complicité de ce suspect, il eut la honte de lire un billet d'amour que lui adressait sa propre sœur Servilia. Plutarque, Vie des Hommes illustres, 1565, f° 534 H.

[62] Guessard, p. 138.

[63] Guessard, pp. 139-140.

[64] Guessard, pp. 141-142.

[65] Guessard, p. 143.

[66] Guessard, pp. 146-147.

[67] Desjardins, t. IV, p. 144.

[68] Guessard, p. 140.

[69] Guessard, p. 149.

[70] Guessard, p. 140. Oui, une malle de lit et non de luth, comme l'a imprimé Guessard, qui se vante de cette correction (Introd. XI-XII). Est-il possible de mettre dans une boîte à violon une corde de dix à quinze mètres de long ? Une malle de lit, c'est un de ces énormes coffres où les rois et les princes en déplacement emportaient leur literie, matelas, draps, couvertures, etc.

[71] Guessard, p. 150.

[72] Guessard, p. 151.

[73] Guessard, p. 158.

[74] Guessard, p. 155.

[75] Pièce communiquée par le baron Pichon à Kervyn de Lettenhove, qui l'a publiée dans Les Huguenots et les Gueux, t. VI, pp. 317-318.

[76] Desjardins, t. IV, p. 145.

[77] Guessard, p. 155.