§ IV. — Retards funestes mis par les Gaulois de l'extérieur à venir envelopper l'armée romaine. - Lignes du blocus rendues inabordables du côté de l'extérieur aussi bien que du côté de l'intérieur, et César approvisionné de tout. - Famine dans Alésia, et situation de Vercingétorix désormais sans espoir. - Indications géographiques fournies incidemment par le texte de César.Neu cum periculo ex castris egredi cogerentur... Pour éviter aux soldats de César le danger d'être obligés à sortir des retranchements, il prescrivit que tous et chacun en particulier eussent à se pourvoir de blé et de fourrage pour trente jours. Pendant que ces choses se passent devant Alésia, les Gaulois de l'extérieur, le conseil des princes convoqué, arrêtent : qu'on n’appellera pas aux armes, comme l’a ordonné Vercingétorix, tous ceux qui sont en état de les porter, mais que seulement on commandera un certain contingent à chaque cité, de crainte que, avec une trop grande multitude confuse, il ne soit possible ni de la conduire convenablement, ni d’y reconnaître chacun les siens, ni d'avoir du blé en proportion. Ils commandent aux Éduens et à leurs clients, les Sébusiens, les Ambivarètes, les Aulerces-Brannovices, les Brannoviens, 35.000 hommes ; pareil nombre aux Arvernes, y compris les libres Cadurces, avec les Gabales et les Vélaves, qui avaient l'habitude d'être sous le commandement des Arvernes ; 12.000 aux Sénons, aux Séquanes, aux Bituriges, aux Santons, aux Ruthènes, et aux Carnutes ; 10.000 aux Bellovaques ; autant aux Lémovices ; 8.000 aux Pictons, aux Turons, aux Parisiens et aux libres Suessons ; 5.000 aux Ambiens, aux Médiomatrices, aux Pétrocoriens, aux Nerviens, aux Morins et aux Nitiobriges ; autant aux Aulerces-Cénomans ; 4.000 aux Atrébates ; 3.000 aux Vellocasses, aux Lexoviens, aux Aulerces-Éburovices ; 3.000[1] aux Rauraques et aux Boïens ; 6.000 à toutes les cités des côtes de l'Océan qu'on a coutume en Gaule d'appeler Armoricaines, au nombre desquelles sont les Curiosolites, les Rhédons, les Ambibares[2], les Calètes, les Osismiens, les Lémovices[3], les Vénètes et les Unelliens. Du nombre de ces cités appelées,
les Bellovaques n'amenèrent pas leur contingent : attendu, dirent-ils, qu'ils
voulaient faire la guerre aux Romains en leur propre nom et à leur
convenance, et qu’ils ne voulaient point se soumettre aux ordres de qui que
ce fût. Néanmoins, à la prière de Commius et en considération de ses rapports
d'hospitalité, ils envoyèrent 2.000 hommes. César pour ses expéditions en
Bretagne les années précédentes avait usé, comme nous l'avons dit ci-dessus, des
fidèles et utiles services de ce Commius ; en considération de quoi il avait
exempté sa cité de tout impôt en lui rendant ses droits et ses lois, et il
avait attribué à Commius lui-même le pouvoir sur les Morins. Si grand néanmoins
fut dans toute Ces troupes étaient passées en revue dans le pays des Éduens. On en vérifiait le nombre ; on faisait reconnaître les chefs. L'autorité suprême fut déléguée à l'Atrébate Commius, aux Éduens Viridomare et Eporedorix, et à l’Arverne Vergasillaune, cousin de Vercingétorix. On leur adjoignit des hommes choisis parmi les cités, pour former un conseil chargé de diriger la guerre. Tous avec enthousiasme et pleins de confiance partent pour Alésia. Et il n'était aucun d'eux qui ne considérât comme impossible de soutenir seulement l’aspect d’une si nombreuse armée, surtout dans une double attaque où, du côté de l’oppidum on ferait des sorties, et du côté de l’extérieur il se présenterait tant de troupes à la fois, cavalerie et infanterie. Évidemment cet appel fait par Vercingétorix aux cités de Quoi donc ! l'ennemi qui depuis sept ans dévastait Or, pendant tout ce temps perdu, l'armée de Vercingétorix et la population Mandubienne, maintenant enfermées depuis plus de trente jours dans Alésia, y meurent de faim. Telle est la simple et triste vérité, comme nous allons le voir, tel est le fait grave, le résultat lamentable de toutes ces lenteurs des Gaulois auxiliaires. Ce résultat si important, César nous le cache sous leur enthousiasme illusoire, qu'il fait briller à nos yeux avec tant de complaisance et d'astuce, en insistant sur leur confiance absolue dans le succès, pour que le lecteur ne se demande point à lui-même si le succès est encore possible. En effet, qu'est-ce que cette armée auxiliaire ? Elle se compose de huit mille cavaliers — mais Vercingétorix en a renvoyé d'Alésia un plus grand nombre — et de deux cent quarante mille fantassins : pourquoi faire ceux-ci ? Est-ce que Vercingétorix a pu demander de l'infanterie auxiliaire ? Serait-ce pour assaillir les Romains dans leurs formidables retranchements ? Mais il a dit et répété que, fût-ce à égalité de terrain, il ne mettrait pas lui-même son armée de Gergovia en face des légions. Et Ton voit bien vite la sagesse de cette pensée arrêtée dans son esprit, quand on compare les armes des Gaulois avec celles des légionnaires. Et ici ne serait-ce pas un acte insensé que d'aller assaillir ces légionnaires derrière des retranchements tels que sont actuellement ceux de César à Alésia ? Vercingétorix, dans son appel d'urgence adressé à toute Mais, en face de Vercingétorix et à la faveur de ces mêmes retards de la part des Gaulois de l'extérieur, César, de son côté, s'ingénie à perfectionner tout à loisir, de la manière qu'il a expliquée, ses immenses travaux de défense, la circonvallation aussi bien que la contrevallation d'Alésia, jusqu'à les rendre absolument inabordables pour des Gaulois dénués de tout engin de guerre qui pût en faciliter l’attaque. César aussi parait ne manquer de rien. Il prescrit à tous les siens d'avoir sous la main, chacun par-devers soi, du blé et du fourrage pour trente jours, — dierum XXX pabulum frumentumque habere omnes convectum jubet. — Mais prescrire ne suffit pas, il faut se procurer ces vivres ; et César sait bien que c'est là une des grandes difficultés de la guerre ; il signale souvent cette difficulté : pourquoi donc n'en parle-t-il point ici comme d'ordinaire ? De quelle manière a-t-il réussi, dans les conditions où il se trouvait, à pourvoir aux vivres de chaque jour, et de plus à un approvisionnement de trente jours de vivres, fait d'avance pour chaque soldat romain ? pour dix légions et les accessoires ? Tant de blé qu'il a fallu pour tant de Romains devant Alésia (pour soixante à quatre-vingt mille hommes), d'où est-il provenu ? Est-ce donc de deux ou trois cités gauloises, assez aveuglées parleurs princes pour n'avoir pas vu que l'union de toute la race gauloise était le seul moyen de salut contre cet ennemi commun ? Quoi qu'il en soit, nous pouvons déjà d'ici apercevoir la catastrophe finale. At ii cui Alesiæ obsidebantur... Quant à
ceux qui se trouvaient bloqués dans Alésia, le jour où devait leur arriver le
secours des leurs étant passé, tout le blé étant consommé, n'ayant aucune nouvelle
de ce qui se passait chez les Éduens, ils s'étaient assemblés en conseil, et délibéraient
sur le parti qu'il leur restait à prendre. Après qu'eurent été exposées les
diverses opinions dont les unes concluaient de se rendre, et les autres de faire
une dernière sortie pendant que les hommes avaient encore assez de forces pour
la tenter, un discours de Critognat nous paraît ne pouvoir être passé sous
silence, à cause de sa cruauté sans pareille et abominable. Cet homme, né en
haut lieu chez les Arvernes, exerçait une grande influence. — Je ne veux, dit-il, nullement discuter l'opinion de ceux
qui, sous le nom de reddition, appellent la plus honteuse servitude ; je ne
les reconnais dignes ni d'être de nos cités, ni d'être admis au conseil. Je
désire m'entendre avec ceux qui approuvent la sortie, et qui, personne n'en
saurait disconvenir, témoignent ainsi qu'en eux persiste le souvenir de notre
ancien courage. Mais ce n'est point là du courage, c'est de la faiblesse
d'âme que de ne pouvoir supporter un peu de temps la disette. Des hommes qui bravent
la mort, on en trouve plus facilement que des hommes qui supportent la
douleur avec fermeté. Moi aussi, j'approuverais cette opinion de faire une
sortie, car il m'est toujours difficile de ne pas céder à un sentiment
honorable, je l'approuverais si le sacrifice de notre vie était à mes yeux la
seule perte qui en dût résulter. Mais, pour prendre une résolution, portons nos
regards derrière nous sur toute Les opinions discutées, les
Gaulois arrêtent d'un commun accord : que ceux qui par leur constitution ou leur
âge sont inutiles à la guerre, sortiront de l'oppidum ; qu'on endurera tout
avant que d'en venir à suivre l'avis de Critognat ; mais que, si le retard
des auxiliaires y force, on prendra ce parti, plutôt que de consentir à se
rendre et à parler de paix. Les Mandubiens, qui les avaient reçus dans leur oppidum, sont forcés d'en sortir avec leurs femmes et leurs enfants. Ces gens-là, après s'être approchés des retranchements des Romains, en pleurant et suppliant de toutes manières, demandaient au prix de l’esclavage quelque secours d’aliment. César plaça des gardes sur l’enceinte pour empêcher que ces hommes ne fussent reçus. Recherchons d'abord dans cette partie du récit ce qui est le plus important à connaître, la cause première de la famine dans Alésia, c'est-à-dire la cause du retard de l'armée auxiliaire, d'où sont résultés et la famine dans l'oppidum et le perfectionnement des défenses établies tout à l'entour par l'armée romaine : double résultat dont la cause commune est la cause même de toute la catastrophe d'Alésia, désormais imminente et fatale. Or, la cause du retard des Gaulois auxiliaires, cette cause de tout le désastre d'Alésia, qui en fut une conséquence inévitable, César n'en dit rien dans son récit : il l'y passe sous silence, absolument. En effet, suivons bien l'ordre de ce récit. Au début du
blocus y César nous a montré Vercingétorix posté dans l'oppidum avec une provision de vivres pour trente jours.
Voilà le point de départ, la mesure des vivres et la date du temps, lequel
écoulé, la famine sera 'dans l'oppidum. Vercingétorix fait appel à
l'extérieur : c'est d'un coup de main qu'il s'agit, c'est d'accourir
d'urgence pour couper les vivres à l'ennemi avant qu'ils ne manquent dans
l'oppidum, et tout dépend évidemment de la célérité à obéir à cet appel ;
mais on perd du temps, on ne vient pas ; et César peut se pourvoir de vivres
en abondance, et il a le loisir d'exécuter des travaux de défense tels qu'il
a dû y employer bien plus d'un mois. Il est incontestable que les cités
appelées par le chef suprême de Nous reviendrons à part sur ce sujet important, à l'histoire duquel nous avons réuni plus loin un certain nombre d'indices, qui nous ont paru assez significatifs et assez concordants pour mériter une attention particulière à ce point de vue. Sous cette réserve, pour ne pas interrompre la liaison
naturelle des choses, considérons ici le fait même de la famine dans l'oppidum
d'Alésia, tel qu'il est rapporté par César. Si, en réalité, le fléau avait
exercé ses ravages dans l’oppidum d'Alésia, les légionnaires connaissaient
infailliblement ce fait grave, eux qui, pendant le blocus, avaient vu
expulser les bouches inutiles, et qui, en pénétrant dans l'oppidum, avaient
dû être témoins des résultats affreux de cette famine ; il n'était donc pas
possible de passer un tel événement sous silence dans les Commentaires. Mais,
s'y trouve-t-il présenté à découvert, s’y trouve-t-il exposé avec la fidélité
et la clarté qu'exige l'histoire ? Certainement non. Le récit d'abord nous
indique ce fait si grave de la manière la plus brève et la plus vague ; puis,
il substitue à sa description historique un roman historique. Et de plus la cause
de cette famine ayant été ainsi absolument passée sous silence, tout ce qui
va s'ensuivre : la reddition de l'armée gauloise, sans conditions, la
captivité et la mort de Vercingétorix, l'asservissement définitif de Considérons bien tout l'art de ce récit important, qui est la dernière page des commentaires dictés par l'illustré écrivain lui-même sur cette guerre de Gaule ; car le reste de son septième livre n'est plus qu'un exposé topographique et la mise en scène de toute cette accumulation de défenses dans ses lignes de blocus, contre lesquelles les Gaulois vont venir maintenant se heurter en vain. Pour rapporter ce fait capital de la famine dans Alésia, César s'y est pris d'avance (comme dans tant d'autres questions délicates) : dès le premier jour où il commençait le blocus d'Alésia, il nous a fait apercevoir d'avance la famine, en nous montrant Vercingétorix comme déjà enfermé dans l'oppidum, sans avoir des vivres pour plus de trente et quelques jours, et en ajoutant alors quelques détails, à savoir : que Vercingétorix ordonne, sous peine de mort, la mise en commun de tout le blé ; puis, qu'il fait distribuer ce blé à très-petites rations, peu à peu, et qu'il attribue également à chacun sa part du bétail que les Mandubiens ont amené avec eux en se réfugiant dans l'oppidum. Tout cela étant placé en cet endroit du récit, où il ne s'agit encore que d'une famine éventuelle, simplement en perspective, le lecteur, ignorant les détails réels, n'en est point ému, et les légionnaires, eux qui connaissaient le gros des faits, les voyant indiqués dans le récit, ont pu s'y reconnaître et juger que ce récit était réellement conforme à la vérité. Ensuite, lorsque la succession des événements nous amène sur le fait même dans toute sa gravité, à sa date fatale, lorsqu'il s'agirait de montrer ce fait de famine tel qu'il s'est accompli, de l'expliquer, et surtout, à raison de son importance capitale, d'en faire connaître autant que possible, la cause et les auteurs. César se contente de nous dire : Le jour étant passé, — præterita die. Tout le blé étant consommé, — consumpto omni frumento, — c'est-à-dire en somme la date fatale est passée, on n'a plus de blé dans Alésia ; puis, il ajoute : Ayant assemblé le conseil, — consilio coacto, — et la transition est faite : nous voilà en plein roman historique : Critognat prononce un beau discours de César. Réservons ce discours imaginaire de Critognat pour l’examiner à part, et allons y prendre à la fin la transition de sortie : c'est le vote même du conseil imaginaire. Le récit des faits reprend à ces mots : Les Mandubiens, qui les avaient reçus dans leur oppidum, sont a forcés d'en sortir avec leurs enfants et leurs femmes (LXXVIII)... Négligeons le trait perfide dirigé là contre les Gaulois de Vercingétorix, de manquer aux devoirs sacrés de l'hospitalité en expulsant les bouches inutiles ; voici, par-derrière cela, un fait très-grave, à peine visible : Ces gens-là, après s'être approchés des retranchements des Romains, a pleuraient et suppliaient de toutes manières, pour qu'on leur accordât, même au prix de l’esclavage romain, quelque secours d'aliment. César plaça des gardes sur l’enceinte pour empêcher que ces hommes ne fussent reçus (LXXVIII). Ne discutons ni l'art, ni la singularité de ce récit, où à une demande d’aliment dans les angoisses de la faim, il est répondu par une barrière ; la force de la situation vraie est telle que chaque lecteur a en soi la certitude que ces malheureux Mandubiens demandaient, par leurs supplications et leurs larmes, à obtenir, même au prix de l’esclavage romain, de deux choses l’une, ou un peu d'aliment, ou la permission de traverser les lignes romaines. Il n'est pas moins évident, par le récit même, que César leur refusa l'un et l'autre, et l’aliment et le passage à travers ses lignes : voulant qu'ils mourussent de faim là, tous. Tel est incontestablement la vérité sans voile. Le voile funèbre, cet euphémisme si simple : il empêchait qu'ils fussent reçus, — recipi prohibebat, — nous en rappelle un autre tout pareil, à savoir, cette autre expression : Quand on les lui eut ramenés, il les tint pour ennemis, — reductos in hostium numero habuit[5], — expression aussi simple que celle qu'on vient de lire ici, et que César jeta de même comme un voile funèbre sur six mille Helvètes fugitifs et désarmés, qu'on lui ramena chez les Lingons et qu'il fit froidement mettre à mort. Mais ici, où le voile funèbre recouvre une population tout entière, hommes invalides, femmes, enfants, mis à mort par la faim, au milieu de cette zone d'aiguillons de fer, de pieux aigus, durcis au feu, et de pals enchevêtrés, où ces malheureux se perçaient le corps de tous les côtés en tâchant d'approcher des Romains, et en les suppliant de toutes manières, pour obtenir un peu d'aliment... c'est là, sous cette expression simple, — recipi prohibebat, — une scène réelle, affreuse à imaginer, quelque chose d'inouï ! Et même un mot frappant semblerait impliquer que César, seul peut-être, eut la force d'en supporter le spectacle. En effet, lorsqu'il s'agit de s'opposer à un acte par une loi ou par un ordre, le mot propre est en latin le mot veto (vetita legibus alea, Hor.) ou en français le mot défendre : le mot bien différent qui est employé dans le récit de César, — prohibebat, — ou en français : il empêchait, paraissant être le mot propre pour indiquer qu'il est fait opposition à un acte physiquement, comme avec la main. Or, César emploie toujours le mot propre. Si donc le vrai sens du récit est tel qu'il paraît, ce mot prohibebat impliquerait l'idée qu'un commencement d'exécution pour laisser passer les malheureux Mandubiens expulsés de l'oppidum avait lieu actuellement, ou tout au moins, qu'une tendance à les laisser passer se manifestait par des signes extérieurs parmi les légionnaires, puisque César fait empêcher cela, que les Mandubiens soient reçus, — recipi prohibebat. La force de constitution morale et physique dont César aurait ainsi fait preuve, dépasserait donc tout ce qu'ont pu ses propres légionnaires, lesquels cependant avaient bien pu, à Avaricum, poignarder de suite, jusqu'à la fia, plus de trente-neuf mille hommes réunis de même dans une enceinte fermée : hommes, femmes, vieillards, enfants, tous jusqu'au dernier enfant à la mamelle ! Eh bien ! ces mêmes légionnaires, si féroces dans l'action, n'auraient pu, ce semble d'après le récit de César, supporter le spectacle des malheureux Mandubiens mourant de faim parmi les pièges de ses lignes de blocus ; ils n'avaient pas la constitution nécessaire pour cela, ils faiblissaient : César l’a pu et voulu jusqu'au dernier mouvement du dernier homme, — recipi prohibebat. Il faut donc, pour qu'il ait été si cruel, que César ait couru un bien grand danger à Alésia, qu'il y ait été véritablement acculé en détresse dans une impasse. Ce qui s'accorde manifestement avec le terrain où son propre récit nous a guidés, et où nous allons constater tous les détails de cette lutte, si importante à apprécier pour notre histoire nationale. Examinons maintenant le roman historique substitué par César à tout ce qui manque ici. Le discours placé dans la bouche de Critognat est d'une forme grandiose ; on y sent une chaleur qui anime ; c'est une belle page littéraire, un des plus beaux discours de Jules César, et il est bien placé dans la bouche de ce Gaulois de la grande race des Arvernes ; il est, sauf l'affreuse proposition, entraînant. Comme aussi, dans ce discours, son véritable auteur, non moins profond politique que grand guerrier, n'était plus gêné par rien que les légionnaires eussent vu, nous devons naturellement nous attendre que Critognat va nous dire, entre autres choses, ce à quoi César tient que nous ajoutions foi entière. Probablement donc, Critognat va nous confirmer dans cette opinion que César nous a déjà plusieurs fois insinuée dans la pensée, à savoir que, lui César, a l’offensive devant Alésia, que Vercingétorix s'y est réfugié pour son salut, et que les Gaulois y sont dans une grande terreur, — perterritisque hostibus. — C'est effectivement ce mot que César nous a dit tout de suite à son arrivée devant Alésia ; puis, il nous l'a fait répéter par Vercingétorix, à l'occasion du renvoi de la cavalerie gauloise ; et il vient de le répéter encore lui-même, à l'occasion du perfectionnement de ses lignes de blocus. Mais ce n'est point encore assez, car nous savons que César attache la plus grande importance à nous bien inculquer cette pensée dans l'esprit. En effet : César ne voudrait pas, comme nous l'avons appris de lui-même plus haut (voir notre t. II), que la renommée et l'histoire pussent aller publier à Rome et dans tout l'univers, et dans toute la suite des temps, que Vercingétorix avec ses Gaulois, un jeune chef barbare avec de grossiers barbares, l'ont tenu arrêté à Alésia, lui Jules César, né du sang des dieux, lui le plus grand guerrier de Rome, à la tête de dix[6] légions de vétérans, et accompagné d'un corps auxiliaire de cette cavalerie germaine, si renommée. Nous trouvons effectivement dans ce discours que César
prête à Critognat, plusieurs passages propres à maintenir le lecteur des Commentaires
dans l'illusion que nous venons de rappeler. En voici un premier : Après qu'eurent été exposées les diverses opinions, dont
une partie concluait de se rendre, Ac
variis dictis sententiis quarum pars deditionem censebant. — En
voici un second : Considérons derrière nous toute Comment ne pas croire ce qui est dit et répété tant de fois par César, par Vercingétorix et encore par Critognat ? Mais alors, comment Vercingétorix et ses Gaulois, s'ils
étaient terrifiés, se sont-ils laissés bloquer par les Romains ? Pourquoi ne
se sont-ils pas enfuis dès le premier jour, et ensuite pendant tant de jours
encore, durant lesquels le blocus (nécessairement
sur une aussi grande étendue) n'était point encore partout effectué ?
Pourquoi ne sont-ils point tous partis de l'oppidum avec la cavalerie que
Vercingétorix en a renvoyée ? Et même, pourquoi l'armée gauloise s’est-elle
arrêtée là, puisqu'elle avait toute une nuit d'avance sur l'armée romaine ? Il
faut donc bien admettre que le défenseur de Ainsi, on ne peut en réalité, expliquer la situation de Vercingétorix à Alésia que par un acte de résolution et de dévouement comparable à celui de Léonidas aux Thermopyles. Manque-t-il même le serment ? Relisons le vote du conseil de guerre, assemblé pour décider du parti à prendre sous l'affreuse pression de la famine. Ils arrêtent, dit César : que ceux qui par leur constitution ou leur âge sont inutiles à la guerre sortiront de l’oppidum ; et qu'on endurera tout... plutôt que de consentir à se rendre et à parler de paix. Voilà, on le voit, un vrai et terrible serment (même en laissant de côté l'horrible pensée que
César prête à Critognat). A quoi ne sont pas déterminés des hommes qui
en viennent à cette résolution déchirante d’expulsé, les bouches inutiles, en
face des meurtriers de la population d'Avaricum ? Ici, Vercingétorix ne peut
que détourner la tète, lui qui s'était laissé toucher de commisération, et
qui même avait renoncé à un point essentiel de son plan de guerre contre les
Romains, en considérant les dommages, les simples dommages matériels, que
l'incendie d'Avaricum devait causer au pauvre peuple de la ville[7]. A Alésia ce même
suprême et généreux chef de Nous n'avons pas voulu interrompre ci-dessus l'examen de cette partie historique et si importante des Commentaires, pour attirer l'attention sur plusieurs données géographiques qui s'y rencontrent ; nous demandons la permission d'y revenir en quelques mots avant de passer outre. Car, au milieu des difficultés que présente la rédaction d'une géographie de l'ancienne Gaule, moyen de contrôle si précieux, même indispensable pour éclairer l'histoire de nos pères, on ne doit négliger aucune des indications que César nous fournit à ce sujet, si peu précises qu'elles puissent être. 1° César était très-méthodique dans ses descriptions ; il
connaissait parfaitement toute 2° Les contingents de toutes les cités de 3° Dans le discours que César prête à Critognat, on trouve
ce passage ; Considérez derrière vous cette Gaule limitrophe
qui, réduite en province romaine... — Respicite
finitimam Galliam, quæ, in provinciam redacta... — D'après tout ce
que nous savons, Il y a même dans l’orographie de l'oppidum d'Izernore
quelque chose de plus particulier qui peut se rattacher au même texte. César
— comme nous l’avons démontré dans la discussion de la première campagne — a
envahi Quoi de plus naturel surtout qu'il lui ait fait adresser ces paroles à ses collègues du conseil : Retournez-vous pour voir cette Gaule limitrophe, laquelle, réduite en province romaine[8]... — Respicite finitimam Galliam, quæ, in Provinciam redacta... — Et par conséquent, cette indication géographique, que César nous donne par la bouche de Critognat, n'est-elle pas comme un témoignage personnel du célèbre guerrier écrivain, constatant que l'oppidum d'Alésia, dont il faisait le blocus, était situé sur l'emplacement même où nous voyons aujourd'hui l'oppidum d'Izernore ? |
[1] Le texte indique ici 30.000 ; mais on voit, au chapitre XXIX du premier livre, que la population entière des Rauraques n'était que de 23.000 têtes et celle des Boïens de 32.000, quand ils se joignirent les uns et les autres à l'émigration des Helvètes. Évidemment donc il y a ici une erreur de leçon. Et en tenant compte à la fois des chiffres de la population et des pertes éprouvées par ces deux petits peuples, nous avons présumé qu'il fallait ici lire 3.000, au lieu de 30.000.
[2] Ambibari : nom probablement altéré dans la leçon. On a cru devoir entendre sous ce même nom les Abriucatui, peuple du diocèse d'Avranches ?
[3] Lémovices : autre nom probablement aussi altéré dans la leçon. On a pensé qu'il fallait lire Leonenses ou Leonices, et qu’il s'agissait de la population du pays de Saint-Pol de Léon, dans le département du Finistère.
[4] Voilà l'histoire romaine résumée en une seule phrase par César, dont on ne peut contester l'autorité à ce sujet.
[5]
De bell. Gall., I, XXVIII.
[6] Nous aurons plus loin l'occasion de constater que César avait effectivement onze légions contre Vercingétorix.
[7] Datur petentibus venia, dissuadente primo Vercingetorige, posi concedente, et precibus ipsorum et misericordia vulgi (XV).
[8] A cette occasion, et au moment où les fils de ces anciens Allobroges viennent de rentrer au sein de la mère-patrie, qu'il nous soit permis de saluer cordialement ce retour. Jamais, à travers toutes les vicissitudes des âges, ni les pères, ni les fils n'ont démenti leur sang gaulois ; jamais les fils n'ont pu renier la patrie primitive, pas plus que leurs pères n'avaient pu consentir à devenir Romains de cœur ; comme le constate cette sentence du poète favori d'Auguste :
Novisque rebus infidelis Allobrox.
Que ce retour au sein de la patrie gauloise soit donc définitif ! C'est notre vœu. Et certes, si jamais l'annexion d'une nation à une autre fut naturelle et fondée sur l'identité des populations, c'est bien ici le cas.