§ III. — Attitude militaire de Vercingétorix à Alésia,
et appel aux armes fait dans toute Vercingetorix priusquam
munitiones ab Romanis perficiantur... Vercingétorix,
avant que la contrevallation des Romains soit achevée, prend le parti de renvoyer
pendant la nuit toute sa cavalerie. Il prescrit à ceux qui parlent d’aller,
chacun dans sa cité, faire prendre les armes à tous les hommes qui sont en
état de les porter. — Il leur expose quels
sont ses mérites à leur égard, et il les conjure de veiller à son salut, de
ne pas le livrer au supplice par la main de l’ennemi, lui qui a tant fait
pour la liberté commune ; et il ajoute que s'ils y mettent de la négligence,
les quatre-vingt mille hommes délite qu’ils ont sous les yeux vont périr avec
lui ; que, de compte fait, il aurait du blé à peine pour trente jours, mais
qu'il pourra le faire durer même un peu plus longtemps, à force d'épargne.
— Après les avoir chargés de ce mandat, profitant
d’une lacune dans nos lignes, il renvoie sa cavalerie en silence, dès la
seconde veille (9 heures du soir). Il donne l'ordre qu'on lui apporte tout le blé et
prononce la peine de mort contre ceux qui n'auraient pas obéi. Il distribue, par
homme, tout le bétail dont les Mandubiens avaient a amené avec eux une grande
quantité. Il fait délivrer le blé à petites rations et peu à peu. Il fait
rentrer dans la place toutes ses troupes qu’il avait établies d’abord par devant.
C'est ainsi qu'il se dispose à attendre les secours de Vercingétorix ou César, lequel des deux avait l’offensive à Alésia, et lequel des deux s'y tenait sur la défensive ? Tel est le point historique fondamental qu'il s'agit ici de déterminer. On a admis jusqu'à ce jour que César y avait l'offensive : nous croyons que c'est là une erreur historique. César donne à comprendre qu'il prend lui-même l'offensive, en disant que Vercingétorix fait appel à tous les Gaulois en âge de porter les armes, pour qu'ils viennent le tirer du danger qu'il court, lui et les siens ; mais on ne voit point clairement que César attaque Vercingétorix : l'attitude militaire des deux ennemis est donc douteuse. Or, il importe doublement de résoudre cette question, et à cause de son intérêt historique, et afin de mieux discerner la concordance du terrain d'Alésia avec les événements qui vont s'y accomplir. Nous allons donc examiner et rapprocher les textes, les comparer des deux côtés. Nous avons vu César faisant retraite sur la province.
Vercingétorix, posté sur trois points, lui a barré le passage une première
fois, mais les Germains sont venus donner la victoire à César. Si
Vercingétorix se fût enfui de cette première position, tout le monde l'eût vu
et César l'eût dit ; Vercingétorix s'est donc simplement porté, sans perdre
un instant, à Alésia, comme du reste César lui-même l’a dit. La cause de ce
mouvement si empressé de Vercingétorix n'était donc pas derrière lui, mais
(levant lui, et ce ne peut être qu’une position
meilleure pour réussir dans son projet de barrer la retraite à César.
C'est ici l'inverse de ce que nous avons vu entre l'Allier et Nous osons même dire qu'on en trouve la preuve positive
dans le récit de César, malgré l'aspect sous lequel il présente les
événements. En effet, que Vercingétorix soit dans l'attitude offensive à
Alésia, nous venons d'en avoir une preuve de fait dans ce combat de cavalerie
qui nous est apparu, dans le récit de César, comme un accident tout fortuit,
— Opere instituto, fit equestre prœlium.
— Nous n'en devons pas moins tenir pour certain que l'attaque est venue de la
part de Vercingétorix. Car, si la cavalerie romaine eût voulu attaquer,
comment s'y fût-elle prise ? Comment eût-elle pu franchir le fossé et
escalader la muraille en pierres sèches de six pieds de hauteur, pour aller
attaquer la cavalerie gauloise dans son camp ? Ne voyons-nous pas que même
les cavaliers gaulois, qui n'ont pu passer aux portes de ce camp, n'ont pu y
rentrer avec leurs chevaux ? — Relictis equis, fossam
transire et maceriam transcendere conantur. — C'est donc bien la
cavalerie gauloise qui a fait une sortie,
qui a attaqué les Romains ; il ne peut rester aucun doute à cet égard. Que Vercingétorix, malgré ce nouvel échec de sa cavalerie,
persiste à garder l’offensive, à barrer le passage aux Romains, nous en avons
la preuve de fait, en ce que les travaux d'investissement sont à peine
commencés, — opere instituto, fit equestre prœlium
—, et qu'en ce moment il serait, sans doute, très-facile au chef gaulois de
quitter la position d'Alésia, s'il songeait à s'éloigner des Romains. Aussi
la cavalerie gauloise en part-elle sans être inquiétée. César nous dit bien
que Vercingétorix profite d'une lacune dans les ouvrages pour renvoyer sa
cavalerie, à neuf heures du soir, en silence, — qua
erat opus nostrum intermissum, secundo vigilia, silentio equitatum dimittit.
— Mais allons-nous croire qu'une multitude de dix ou douze mille hommes de
cavalerie puisse faire silence eu marchant de nuit sur un terrain de
montagnes ? La nuit, sur un tel terrain et par un temps ordinaire, on entend
marcher un cheval tout seul à plus d'un kilomètre de distance. Il faut donc
admettre que la lacune dont parle César soit telle qu'on puisse considérer la
sortie de l'oppidum comme tout à fait libre. L'infanterie de Vercingétorix
eût donc pu s'écouler la nuit hors de l'oppidum encore plus facilement que sa
cavalerie ; et d'ailleurs, n'eût-elle pas déjà pu, auparavant, ne pas s'y
arrêter ? Donc, loin de faire appel à toute Que cet acte intrépide, de barrer une seconde fois le
passage aux légions, soit un coup prémédité par Vercingétorix et préparé
longtemps d'avance sur ce même point déjà choisi dans cette intention — peut-être
même dès qu'il vit César, après sa défaite de Gergovia, remonter au Nord pour
aller faire sa jonction avec Labienus —, que le vaillant défenseur de Que Vercingétorix lui barre le chemin résolument, plein de
confiance dans sa position d'Alésia, dans l'infanterie qu'il a amenée avec
lui de Gergovia et dans la levée en masse qu'il vient d'ordonner dans toute Vercingétorix avait donc réellement l’offensive à Alésia, et la suite du récit ne permettra plus, quand nous l'aurons bien examiné, d'élever le moindre doute à cet égard. Selon nous, le chef gaulois aurait livré ce combat de cavalerie afin de savoir tout d'abord positivement sur quelles forces il pouvait compter pour tenir tête à César, c'est-à-dire si la cavalerie gauloise, depuis sa défaite précédente, pouvait encore, oui ou non, sortir en présence des Germains, battre la campagne autour de l’armée romaine et lui couper les vivres, selon la tactique adoptée. Mais la cavalerie gauloise ayant eu une seconde fois le dessous contre les Germains, dès ce moment, Vercingétorix ne peut plus songer à la faire sortir de nouveau en face d'eux, ni à réduire les Romains à la famine avec son infanterie seule. Par conséquent, la cavalerie gauloise, dont les chevaux
périraient immédiatement de faim dans Alésia, et dont les hommes y
consommeraient des vivres sans y être un renfort nécessaire, cette cavalerie
qui ne peut plus désormais qu'embarrasser Vercingétorix dans sa position, il
l'envoie dans toute En cela, Vercingétorix se montre, selon nous, plus habile et plus prévoyant à Alésia que Pompée à Petra ; plus habile en ce qu'il tire de sa cavalerie un service important : l'appel aux armes fait immédiatement partout à la fois ; plus prévoyant en ce qu'il évite que les chevaux ne périssent du manque de tout dans l'oppidum d'Alésia, et n'y deviennent un foyer de pestilence, comme nous avons vu précédemment qu'il advint dans le camp de Pompée à Petra, bien que Pompée y pût recevoir par mer des approvisionnements de toutes sortes amenés de Dyrrachium. Vercingétorix, en renvoyant sa cavalerie d'Alésia,
n'a-t-il voulu en tirer qu’un seul service, celui de faire appel aux armes
dans toute Le chef gaulois avait sous son commandement, après le
passage de l’Allier, sa cavalerie arverne, avec celle des Nitiobriges et
celle des Aquitains, et celle des Éduens ; il a depuis lors demandé au reste
de Par conséquent, Vercingétorix a dû ordonner à ces dix
mille cavaliers gaulois, qui restaient disponibles, de se porter
immédiatement au dehors sur les derrières de l'ennemi et de lui disputer les
vivres en attendant que toute Que tels aient été réellement les ordres donnés par
Vercingétorix à la cavalerie qu'il renvoyait, et qu'il ait compté sur une
levée en masse exécutée aussitôt dans toute Ainsi, en admettant que mille cavaliers seulement fussent
nécessaires pour aller faire appel aux armes dans toute Selon nous, la cavalerie renvoyée par Vercingétorix a
suivi ce même chemin, de Geneva des
Allobroges à Bibracte des Éduens, par
lequel César a envahi Mais, un fait capital à signaler, c'est que, à dater de ce moment et par le fait du secours de la
cavalerie germaine, César devient libre de se mouvoir tout autour
de lui-même, pour s'approvisionner de vivres, et tout autour de
Vercingétorix, pour l'empêcher de se ravitailler. L'arrivée de la cavalerie
germaine au secours des Romains a donc eu pour effet d'intervertir tout à
fait les rôles de César et de Vercingétorix, dès le début de la lutte à
Alésia. Quant à la terreur pusillanime que César impute ici à Vercingétorix, que pourrions-nous en dire, sinon ceci : au point de vue personnel, c'est une calomnie césarienne que les actes précédents du guerrier gaulois réfutent absolument, et que ceux qui vont suivre repousseront avec encore plus d'éclat. Mais, au point de vue général des lecteurs des Commentaires, cela paraît être une habileté destinée à donner le change sur la situation respective des deux armées et sur la réalité des choses, comme on en va pouvoir juger d'après plusieurs indices. En dissimulant dans le récit que l'agression vient de
Vercingétorix, et en ajoutant que le chef gaulois est frappé de terreur.
César éloigne de l'esprit du lecteur l'idée que Vercingétorix le tienne
arrêté à Alésia. Par cette réticence et par cette assertion, le lecteur est
amené à croire au contraire que c'est César lui-même qui poursuit
Vercingétorix et le tient déjà renfermé à Alésia. L'effroi chez Vercingétorix
est donc un élément important de l'aspect que César veut donner à cette lutte
historique. Aussi nous répète-t-il cela plusieurs fois, pour nous le bien inculquer
dans l’esprit — comme il a répété trois fois qu'il ne se dirigeait pas du
côté de la province quand il a passé Examinons donc maintenant avec soin la signification des
faits qui se sont passés du côté de César. Quibus
rebus cognitis ex perfugis et captivis... Ayant
eu connaissance de ces choses par les transfuges et les prisonniers, César
établit le genre de fortifications que voici[2] : Il fit creuser un fossé de vingt pieds (5m,90) à parois
verticales, de manière que le fond fût aussi large que l'écart des bords[3]. Il ramena toutes les autres défenses à quatre cents
pieds (118m) en arrière de ce fossé ; il fit cela dans l'intention
que, malgré un si grand espace qu'il fallait embrasser et la difficulté de
garnir tous les ouvrages d'une couronne de soldats, les ennemis ne pussent à
l’improviste, soit pendant la nuit, accourir en masse aux retranchements,
soit pendant le jour lancer des traits contre les nôtres occupés au travail.
À cet intervalle de distance, il mena tout du long deux fossés larges de
quinze pieds (4m42), profonds d'autant ; et celui des deux qui était du côté
de l'intérieur, fut inondé dans les endroits plans et bas (dans la plaine basse), au moyen d'une dérivation d'un des cours d'eau (de l’Anconnans).
Derrière ces fossés, il éleva un terre-plein et une palissade de douze pieds (35m,4) ; il y
ajouta un parapet et des créneaux, et encore de grands pieux en forme de bois
de cerf, qui sortaient à la jonction des abris et du terre-plein, pour
empêcher les ennemis d'y monter. Enfin, il répartit sur toute la contrevallation
des tours espacées entre elles de quatre-vingts pieds (23m,60). Il fallait en même temps se
pourvoir de bois de construction, aller à la provision de blé, et exécuter
ces immenses ouvrages avec une armée qui avait éprouvé des pertes et qui
était forcée d’envoyer des détachements au loin ; et parfois les Gaulois
attaquaient les ouvrages et faisaient, par plusieurs portes de l’oppidum, des
sorties poussées avec la plus grande vigueur. En raison de quoi, César pensa
devoir encore ajouter d'autres ouvrages à
cette contrevallation, afin qu'elle pût être défendue par un moindre nombre
de soldats. Ainsi, après avoir coupé des
arbres ou de très-fortes branches, et en avoir taillé les extrémités en
pointes, on creusa sur toute la ligne des fossés profonds de cinq pieds (1m,47), on y planta
ces pièces de bois, et, après qu'on les eut fixées au fond pour qu'il fût impossible
de les arracher, leurs cimes s'élevaient à une certaine hauteur au-dessus de
terre. Il y en avait cinq rangées, reliées ensemble et enchevêtrées de manière
qu'on ne pût y pénétrer sans se percer à des pals très-aigus. On appelait
cela les Ceps, — Cippos. — Par-devant ces ceps on creusa, dans un
alignement oblique en quinconce, des trous de trois pieds (0m,88) de
profondeur, dont le fond se rétrécissait peu à peu et de plus en plus jusqu'à
se terminer en pointe[4]. On y planta des pieux tout ronds, de la grosseur de la
cuisse, pointus au sommet et durcis au feu, qu'on ne laissait sortir de terre
que de quatre doigts ; en même temps, pour les fixer en place et les maintenir debout, sur chaque pieu on foulait de la terre
au fond du trou avec les pieds ; le reste du trou était recouvert de brindilles
et de menues branches d'arbres, afin de cacher le piège. On en avait disposé de
cette sorte huit rangées, écartées entre elles de trois pieds (0m,88). On appelait
cela les Lis, — (Lilia), — à
cause de la ressemblance avec cette fleur. Par-devant ces lis, on enfouit à
fleur de terre des piquets longs d'un pied (0m,29), armés de pointes de fer. On
en répartit çà et là de tous les côtés, à une médiocre distance les uns des
autres. On appelait cela les Aiguillons, — (Stimulos). Ces choses terminées, César établit, en suivant autant que possible le tracé le moins désavantageux eu égard à la configuration du terrain, et en formant une enceinte de quatorze mille pas (20km,734), des retranchements du même genre et de pareille force, tournés à l’opposé contre l'ennemi extérieur (circonvallation), afin que même une grande multitude, si elle survenait sans qu'il fût présent sur les lieux, ne pût ce se répandre tout autour des postes qui gardaient les a lignes de blocus. Constatons d'abord que le développement indiqué ici pour la circonvallation d'Alésia, quatorze mille pas romains (presque vingt et un kilomètres), est justement convenable pour embrasser les vingt-trois positions indiquées par nous à cet effet sur le terrain d'Izernore. La vérification est facile : on a la carte de l’état-major sous les yeux. Ne semble-t-il pas dans ce récit qu'effectivement César n'entreprit tous ces immenses travaux que lorsqu'il connut le plan de Vercingétorix, et qu'il le vit bien déterminé à demeurer là et à barrer de nouveau le passage aux Romains, en attendant la levée en masse appelée par lui pour leur couper les vivres ? — Quitus rebus cognitis ex perfugis et captivis, Cæsar hæc genera munitiam instituit. Mais surtout, représentons-nous bien toutes ces défenses sur défenses, accumulées devant les Romains, soit du côté de l'intérieur, soit du côté de l’extérieur. Ainsi, pour parvenir jusqu'à eux, de quelque côté qu'on se présente, on rencontre d'abord un premier fossé en forme de saut de loup, mais de saut de loup tel qu'on n'en voit guère, large et profond de presque six mètres. Si on le franchit, on met le pied sur un sol semé de pointes de fer ; puis, au-delà on marche parmi huit rangées de pièges cachés dans des trous, où l'on tombe sur des pieux aigus recouverts de brindilles ; puis, au-delà on arrive devant cinq rangées de pals enchevêtrés, inextricables, qu'aucun effort ne saurait arracher du sol où ils sont scellés, et déjà l'on se trouve à petite portée des machines du terre-plein. Si l'on traverse cette terrible défense sous une grêle d'autres pieux ou de traits puissants lancés par les machines romaines, on rencontre un deuxième fossé, large et profond de plus de quatre mètres. Si on le passe, on rencontre immédiatement un troisième fossé de dimensions pareilles, plein d'eau en certains endroits, et l'on a dès lors les Romains sur sa tête. Si l'on passe encore celui-ci, on pourra, au moyen d'une échelle, tenter d'escalader le retranchement ; mais, avant d'en atteindre le haut, les assaillants seront encore arrêtés par des pieux semblables à des bois de cerf qui sortent horizontalement du bord supérieur de ce retranchement de quatre mètres d'élévation, et là-haut il les leur faudra briser sous une grêle de projectiles de toutes sortes, lancés de très-près des tours voisines. Alors enfin les Gaulois pourront mettre le pied sur le terre-plein de César et voir les légions, du moins ils pourront voir leurs boucliers, leurs casques et attaquer ces autres remparts vivants, hérissés de glaives, lançant des pila meurtriers, et flanqués de hautes tours chargées de machines, qui tirent à dix pas de distance sur les deux flancs des assaillants. Considérons, en face de ces retranchements inabordables, Vercingétorix retiré sur le plateau de l'oppidum, n'ayant par-devant lui, pour toute défense, qu'un simple mur gaulois, pareil, selon toute probabilité, à celui de Gergovia, sur lequel on pouvait faire monter un homme en le tirant à soi du haut par la main (XLVII) ; pareil à celui d'Avaricum, où les légions ont pu, par surprise, monter en masse au pas de course (XXVII). Vercingétorix se contente de ce petit rempart ; il néglige tout le reste et se tient là tranquillement enfermé, en attendant l'effet de ses ordres. César nous dit, il est vrai, qu'avant qu'il eût élevé le supplément de fortifications ajouté à ses lignes, parfois les Gaulois attaquaient les ouvrages et faisaient par plusieurs portes de l'oppidum des sorties poussées avec la plus grande vigueur (LXXIII). Mais cette phrase nous paraît être un nouvel artifice du narrateur, et voici pourquoi nous avons cette pensée : D'une part, on comprend fort bien que, en voyant les Romains travailler aux lignes, les Gaulois, inoccupés dans l'oppidum, soient descendus vers les travailleurs pour les attaquer, leur lancer des flèches, des pierres ; car le tempérament gaulois en rend suffisamment compte. Mais que ces engagements aient été poussés avec la plus grande vigueur, — opera nostra Galli tentare summa vi conabantur ; — que Vercingétorix ait médité et dirigé, dès le commencement du blocus, des attaques vigoureusement suivies contre les lignes romaines, nous ne saurions le comprendre. En effet, ou son but en cela aurait été de sortir de l'oppidum, et alors (que sa grande ombre nous pardonne le mot) il se serait mis dans cette ridicule situation, d'avoir attendu que la porte fût tout à fait fermée pour tâcher de sortir ; ou bien, de propos délibéré, il aurait tenté d'assaillir les Romains dans leurs retranchements y et alors il aurait été en opposition flagrante avec sa propre tactique, lui qui a déclaré ne vouloir en aucune circonstance, et même à égalité de terrain, livrer bataille aux légions ; à plus forte raison ici où il aurait eu un très-grand désavantage du terrain. On ne saurait donc assigner un but raisonnable à des sorties poussées par les Gaulois avec la plus grande vigueur, comme le dit César dans la phrase que nous signalons. Mais, d'une autre part, on comprend très-clairement et la facilité qu'avait le narrateur d'introduire dans l'économie du récit l’idée de violentes sorties tentées par les Gaulois (en exagérant quelques tentatives passagères et sans importance contre les travaux) — tentare —, et l’intérêt politique de César à y introduire cette idée. En effet, l’image de ces sorties violentes était nécessaire et suffisante pour voiler son altitude militaire à Alésia. Elle était nécessaire, sans quoi son récit eût offert là un singulier contraste que voici en deux mots : C'était presque impossible à l'armée romaine affaiblie... d'exécuter de si immenses travaux ; et cependant César ordonna d'en exécuter bien davantage. L'idée en question était donc indispensable, et elle était suffisante pour motiver cet accroissement excessif de travaux. Car elle insinue dans l'esprit du lecteur que les Gaulois font des tentatives désespérées pour se dégager de l’étreinte des lignes romaines ; et cela suffit pour qu'aussitôt le lecteur se dise à lui-même : donc César a l'offensive à Alésia ; donc néanmoins, et bien qu'il soit le plus fort, César a raison de se retrancher encore plus fortement dans ses lignes ; car, avec des ennemis désespérés, il est toujours bon, si fort qu'on soit, de préserver plus sûrement ses propres troupes. Mais il est assez clair que déjà le fossé en saut de loup, de vingt pieds de largeur et d'autant de profondeur, suffisait parfaitement pour arrêter les Gaulois de l'oppidum, puisque nous les verrons ci-après tenter vainement de le franchir. Ainsi, en réalité, César exécute ce supplément excessif de défenses afin de se rendre absolument inabordable de toutes parts ; et (s'il peut lui-même nourrir son armée), d'attendre ainsi l'effet de la famine sur les troupes qui lui barrent le chemin à Alésia. Maintenant que nous croyons avoir écarté ce petit voile qui était placé là, considérons uniquement les faits indiqués, comparons librement l'attitude militaire des deux ennemis établis là face à face, et demandons-nous lequel des deux a l'offensive ? Lequel se tient sur la défensive ? La réponse ne nous paraît pas pouvoir être douteuse. Dira-t-on que César exécute un blocus et qu'il ne veut point exposer ses soldats ? Il faut convenir au moins que ce blocus fait exception par la prudence inouïe que César y apporte ; car, jamais il n'a rien exécuté de comparable, même contre les légions de Pompée près de Dyrrachium, même contre celles de Scipion et de Labienus qui le serraient de si près à Ruspina, au début de la guerre d'Afrique ; et cependant le récit de cette dernière guerre ne permet pas de douter que César ne s'y tînt, en ce moment-là, complètement sur la défensive[5]. Dans une autre circonstance de la guerre de Gaule, César avait pareillement jugé et prononcé que la place de Gergovia ne pouvait non plus être prise qu'à l’aide d'un blocus : ce qui ne l’a cependant point empêché d'y attaquer Vercingétorix, alors que, se croyant le plus fort, il avait réellement l'offensive. Tandis que, au sujet du blocus d'Alésia, le récit ne dit nulle part que César ait jamais songé à attaquer Vercingétorix dans cet oppidum, ni que Vercingétorix ait fait aucuns travaux de défense, sauf ce mur en pierres sèches du versant oriental de la colline de l’oppidum, défense incomplète et qu'il négligea immédiatement, comme on l'a vu, dès que les armées se trouvèrent établies la en opposition face à face. La conclusion à tirer de tout cet ensemble de faits est
donc : que Vercingétorix veut rester en position dans l’oppidum d'Alésia et y
reste sans paraître s'inquiéter d'être attaqué ; par conséquent il a ses
raisons pour se tenir là, et il compte sur son armée pour y demeurer à son
gré. Tandis que César, tout au contraire, ne trouve jamais sa position assez
prudente, assez inabordable. Tel est le double fait fondamental, constaté
dans le récit même de César. Tout dans les Commentaires continue donc
bien de s'accorder avec ce qui a été dit précédemment au sujet de la
situation historique, à savoir que : Vercingétorix,
établi dans l’oppidum d’Alésia, y barre de nouveau à César le chemin de Nous avons d'ailleurs des textes accessoires qui le démontrent assez clairement. Eutrope (ou Paul Orose), dans son abrégé de la guerre de Gaule, tiré d'œuvres de Suétone aujourd'hui perdues, s'exprime ainsi : Ensuite les Romains et les Gaulois occupèrent deux collines opposées l’une à l'autre, où, après s'être attaqués un grand nombre de fois avec des résultats divers, enfin les Romains furent vainqueurs, grâce à la bravoure singulière des cavaliers germains, leurs amis depuis longtemps, qu'ils avaient fait venir à leur secours dans cette occasion. Cette lutte des deux armées dans deux positions opposées, face à face, — duo colles sibi invicem obversos, — s'accorde bien, on le voit, avec l'idée d'une retraite barrée. l’acite, de son côté, a parlé d'Alésia au sujet de
quelques nominations à des places vacantes dans
le Sénat de Rome, sous l'empereur Claude (l'an de Rome, 801, c'est-à-dire moins d'un siècle après le blocus
d'Alésia). Des personnages de Or, parmi les raisons qu'ils faisaient valoir se trouve celle-ci : Ils vont s'emparer de toutes les places, ces RICHES, dont les aïeux et les bisaïeux, à la tête de nations ennemies, ont fait périr nos armées par le fer et sous leurs coups, et ont barré le chemin au divin Jules auprès d'Alésia. Ceci est récent : que serait-ce donc si l'on rappelait les anciens souvenirs, et que ces mêmes hommes ont renversé de leurs propres mains le Capitole et l'autel protecteur de Rome ?[6]... Or, ces choses-là étaient dites devant le cinquième César ; elles touchaient à l’étoile du chef de la dynastie ; et cependant l’empereur Claude, qui entendait ces paroles, ne mit nullement en doute le fait historique. Car, au contraire, il convoqua le Sénat pour faire lui-même à la séance qui s'ensuivit l'exposé de la politique traditionnelle du peuple romain, et dans son discours à ce sujet on trouve le passage suivant : Mais (disent les opposants) nous avons été en guerre avec les Sérnons. Est-ce donc que les Volsques et les Èques n'ont jamais rangé une armée en bataille contre nous ? Nous avons été sous la main des Gaulois ? Mais n'avons-nous pas aussi livré des otages aux Étrusques ? et n'avons-nous pas subi le joug des Samnites ?[7] L'autorité de l’acite suffirait bien pour qu'on ne pût pas
révoquer en doute que cette discussion politique et ce discours de l'empereur
Claude aient réellement eu lieu dans le Sénat romain ; mais nous en avons une
seconde preuve, très-positive, dans un document archéologique bien connu, qui
existe à Lyon. Nous voulons parler des tables claudiennes, tables de
bronze où est inscrit ce discours de l'empereur Claude, et qui ont été
découvertes dans la ville de Lyon en un point de la rue appelée depuis lors rue des l’ables-Claudiennes.
On sait que cet empereur romain était né dans la métropole gauloise, et sans
doute son discours y fut exposé aux regards de tous par le zèle intéressé de
ces Éduens qu'il avait fait nommer sénateurs romains dans cette occasion. Or
cette rue des l’ables-Claudiennes étant située au promontoire
qui termine la colline de Il n'est donc point de fait historique mieux constaté que
celui-ci : Vercingétorix posté à Alésia barrait à
Jules César la porte de sortie de Nous ne voyons en Gaule que la région d'Izernore qui puisse avoir été le théâtre de ce
grand acte. Qu'on veuille bien considérer, à la grande cassure des monts
Jura, l’étroit passage de Voilà donc les Thermopyles de Et maintenant c'est à chacune des opinions intéressées qu'il appartient de répondre à son tour sur ce même point. Reprenons de notre côté l'examen de la suite du texte des commentaires. |
[1] Hostes equitatu superiores esse (LXV). — Sed, quoniam abundet equitatu, perfacile esse factu frumentationibus pabulationibusque Romanos prohibere (LXIV).
[2] Avec les savants modernes nous prendrons, pour la valeur du pied romain, en centimètres, le chiffre 29,5 ; et pour la valeur du pas romain, en mètres, le chiffre 1,481. (Le pas romain est un pas complet, composé de deux de nos pas simples ou de deux enjambées.)
[3]
Telle fut la première ligne de la contrevallation, qui présentait un
développement de 11.000 pas ou de
[4] Scrobes trium in altitudinem pedum fodiebantur, paulatim angustiore ad summum fastigio. — Ce texte a été l'objet de beaucoup de controverses. Juste Lipse a adopté le même sens que nous ; mais, pour cela, il a voulu changer la leçon, et lire ad infimum, au lieu de ad summum. Or, ce changement de la leçon ne nous parait point nécessaire pour qu'on puisse accepter cette version simple et naturelle du texte.
Constatons d'abord que le mot fastigium, qui d'ordinaire sert à indiquer une hauteur, telle que sont la crête d'une colline ou le faite d'un édifice, peut aussi être employé dans un sens tout à fait opposé (dans le sens négatif, comme disent les géomètres), c'est-à-dire que le mot fastigium peut avoir été employé ici par César pour indiquer la profondeur, le fond même des trous dont il s'agit. Voici, en effet, comment s'exprime Virgile, au sujet des trous que l’on creuse pour y planter la vigne :
Forsitan et scrobibus quæ sint fastigia quæras.
Ausim vel tenui vitem
committere suleo ;
Altitu ac penitus terræ defigitur arbos...
(Géorg. II.)
On voit clairement que Virgile prend ici le mot fastigium dans le sens de la profondeur des trous où l’on plante la vigne. D'ailleurs, qui ne sait que ce n'est pas le seul exemple de l'emploi d'un même mot latin dans deux sens directement opposés. Ne voyons-nous pas souvent, et ici même dans ces commentaires de César, le mot altitudo pris dans le sens de profondeur ? César n'a-t-il pas dit dans une même phrase : Helvetii continentur, una exporte flumine Rheno latissimo atque altissimo... altera ex parte, monte Jura altissimo... ? — Ainsi l’on ne peut douter que le mot fastigium ne désigne ici le fond des trous dont parle César.
Dès lors, l'expression conjointe, ad summum, doit pareillement, sans aucun doute, être prise dans ce même sens, dans le sens de la profondeur, et par conséquent elle doit indiquer le sommet inférieur, le sommet du côté creux que représentent chacun de ces trous.
Une seconde conclusion à tirer de ce rapprochement des textes de César et de Virgile (conclusion qui se rattache à la discussion comparative des divers lieux présentés comme étant l'emplacement d'Alésia), c’est qu'un lieu qui joue le rôle de fastigium par rapport à un autre lieu, ne peut absolument pas être au même niveau. Il peut être plus élevé ou moins élevé, suivant que le mot fastigium est pris dans le sens positif ou négatif ; mats il faut toujours absolument qu'il existe, entre le lieu auquel on applique ce caractère, et tout autre lieu par rapport auquel on rapplique, une notable différence de niveau. Par conséquent, la colline centrale d'Alise-Sainte-Reine, ou celle d'Alaise, ne peut, relativement à celles de leur entourage (qui se trouvent, affirme-t-on, au même niveau), jouer le rôle indiqué par le mot fastigium, que César a employé dans la topographie d'Alésia.
[5] De bello Africano, XXX et XXXI.
[6] l’acite, Annales, XI, XXIII.
[7] l’acite, Annales, XI, XXIII.