ANNIBAL EN GAULE

 

TROISIÈME PARTIE. — CRITIQUE DU RÉCIT DE TITE-LIVE CONCERNANT L'EXPÉDITION D'ANNIBAL.

 

 

§ IX. — Dernier mot et résumé de cette critique du récit de Tite-Live concernant l'expédition d'Annibal.

 

On a vu plus haut le traité d'alliance conclu entre Annibal et Philippe, roi de Macédoine : plus on l'examine, plus on acquiert la conviction que ce fut bien là un traité d'alliance défensive, contre l'extension indéfinie de la domination romaine sur tous les peuples limitrophes y sans exception. On peut constater encore dans l'ouvrage de Polybe (III, V) que cet auteur eut à sa disposition tous les documents officiels du gouvernement romain. Il n'est donc pas possible de mettre en doute que le traité cité par lui ne mérite à ce sujet toute créance. On ne saurait non plus contester que l'ambition romaine mit alors en péril, en péril imminent, tous les peuples mentionnés au traité dont il s'agit, aussi bien que les Carthaginois.

Or, Tite-Live, en rapportant ce même traité, lui donne dans sa rédaction un sens tout-à-fait contraire : il en fait un traité d'alliance offensive, conclu entre deux conquérants ambitieux, Annibal et Philippe, pour s'aider l'un l'autre à asservir les peuples, Annibal ceux de l'Italie, et Philippe ceux de la Grèce. En un mot, Tite-Live a complètement changé, à l'inverse, le sens et la portée de ce traité.

Xénophanès, dit-il, parvint au camp d'Annibal et conclut avec lui un traité d'alliance à ces conditions :Que le roi Philippe, avec la flotte la plus considérable qu'il pourrait mettre en mer (et on jugeait qu'il pourrait la porter à deux cents vaisseaux), traverserait en Italie, y ravagerait les côtes et y pousserait la guerre sur terre et sur mer ;que, la guerre terminée, toute l'Italie, avec la ville de Rome elle-même, resteraient au pouvoir des Carthaginois et d'Annibal, et que tout le butin appartiendrait à Annibal ;qu'après la conquête de l'Italie, les deux alliés passeraient en Grèce, et y feraient la guerre aux rois qu'il plairait à Philippe de désigner ;que toutes les cités du continent, avec toutes les îles situées à la convenance de la Macédoine, resteraient au pouvoir du roi Philippe et incorporées à ses États. (XXIII, XXXIII.)

On voit quelle différence capitale existe entre ce traité et celui que rapporte Polybe. Il est évident que dans Polybe, c'est un traité d’alliance défensive, ayant pour but la sécurité commune des peuples contre l’ambition romaine ; et qu'au contraire, dans Tite-Live, ce serait un traité d'alliance offensive, ayant pour but, d'une part, la conquête de toute l'Italie, pour Annibal et les Carthaginois, avec tout le butin pour Annibal seul ; et, d'une autre part, la conquête des cités de la Grèce et des îles situées à la convenance de la Macédoine, pour le roi Philippe. Or, il est incontestable que Tite-Live avait sous les yeux l’Histoire universelle de Polybe. Il connaissait donc, comme nous, le texte du traité cité par Polybe, et toute la créance que cet auteur méritait à ce sujet. Par conséquent, nous nous croyons autorisé à conclure que Tite-Live a, sciemment et de propos délibéré, changé dans son Histoire romaine le texte du traité d'alliance conclu entre Annibal et le roi Philippe de Macédoine. Serait-ce aller trop loin que de dire qu'ici il aurait commis un faux en matière de documents historiques ? Nous en laissons le jugement au lecteur.

Tout au moins Tite-Live, dans la rédaction de ce traité, serait en contradiction avec ce qu'il a dit auparavant des conditions du traité d'alliance conclu par Annibal avec les députés de Capoue, conditions qu'il indique en ces termes : — Que nul général ou magistrat carthaginois n'aura la moindre autorité sur les citoyens de la Campanie ;que nul citoyen de la Campanie ne pourra être astreint contre son gré au service militaire ou à quelque autre charge ;que Capoue conservera ses lois et ses magistrats ;qu'Annibal remettra aux Campaniens trois cents prisonniers romains, à leur choix, pour les échanger contre les cavaliers campaniens qui servent en Sicile. Telles furent les conditions du traité. (XXIII, VII.)

Il est manifeste que ces conditions du traité conclu avec les Campaniens sont contraires à l'esprit de ce traité d'alliance offensive qu'Annibal, à en croire Tite-Live, aurait conclu d'autre part avec Philippe, roi de Macédoine ; tandis que ce même traité d'Annibal avec les députés de Capoue pourrait être considéré à bon droit comme une annexe, toute naturelle, du traité d'alliance défensive conclu entre Annibal et Philippe, tel que le rapporte Polybe. Et, enfin, il est clair que les conditions de ce traité avec les Campaniens viennent à l’appui de l’opinion que nous avons émise à propos de la politique d'Annibal dans son expédition en Italie.

Arrêtons-nous là, et récapitulons nos observations sur ces divers points.

Nous avons démontré :

1° Que Polybe, dont l'œuvre est empreinte d'un bout à l'autre du cachet de la sincérité, s'est trouvé en situation particulièrement favorable pour connaître la vérité sur l'expédition d'Annibal en Italie, et que le récit qu'il en a laissé mérite une confiance qu'on ne saurait accorder à celui de Tite-Live ;

2° Que Tite-Live, qui pourtant a trouvé bon d'emprunter à ce récit de Polybe ses traits principaux, d'en suivre l’ordre et souvent d'en reproduire le tour, a eu l’art de si bien l'arranger dans les détails, qu'il est permis de dire qu'il y a systématiquement, pour la plus grande gloire des Romains, altéré la vérité des faits, ou par des interpolations, ou par des omissions, ou par des insinuations, ou par des variantes, qui en changent la signification et en dénaturent la portée ;

3° Que Tite-Live n'avait pas, pour traiter un tel sujet, les connaissances géographiques nécessaires en ce qui concerne la Gaule transalpine et les Alpes : d'où l'itinéraire incroyable qu’il fait suivre à Annibal dans la traversée de ces régions ;

4° Qu'il n'avait pas même des connaissances géographiques suffisantes concernant la Gaule cisalpine dans le haut des plaines que le Pô arrose de ses eaux : d'où son récit des batailles du Tésin et de la Trébie, qui ne peut se concilier avec la situation des lieux ;

5° Qu'il s'est efforcé, par tous les moyens, de déprécier le génie militaire d'Annibal : soit dans sa stratégie prodigieuse, qui déjoua toutes les prévisions du sénat de Rome et jeta le désarroi dans la défense de l'Italie par les consuls : soit dans sa tactique sur les champs de bataille, où il réussit généralement à attirer les armées romaines dans quelque situation dangereuse, à les y envelopper avec la sienne, bien que celle-ci fût beaucoup moins nombreuse, et à les tailler en pièces d'une manière effroyable ;

6° Qu'il a manqué de loyauté envers les Gaulois, en leur imputant gratuitement des actes de mollesse physique et morale dans les fatigues inséparables de la guerre, et, ce qui eût été plus honteux, des défaillances et des actes de lâcheté dans les combats, alors qu'il savait très-bien que, sans remonter plus haut, ces Gaulois avaient pris la plus grande part au désastre des Romains à la bataille de Cannes ; qu'ils avaient bravement aidé à la plupart des autres défaites infligées aux Romains par Annibal ; et qu’à la même époque ils avaient, tout seuls, complètement exterminé une armée romaine de 25.000 hommes, envoyée chez eux sous le commandement d'un préteur, pour y opérer une diversion ;

7° Qu'au contraire il s'est montré l'adulateur peu scrupuleux, non-seulement du peuple romain, mais encore de la famille d'Auguste ; qu'en particulier, dans son récit du désastre d'Asdrubal sur les rives du Métaure, il a falsifié l'histoire pour flatter la famille impériale dans un de ses ancêtres, en même temps qu'il s'est efforcé de complaire à la passion jalouse et haineuse des Romains contre les Gaulois ;

8° Et enfin, qu'à l'occasion de cette expédition d'Annibal, il a mis le comble à toute son audace d'historien, en substituant au traité d'alliance défensive conclu entre Annibal et le roi Philippe (tel que l'avait publié Polybe presque à l'époque de cette guerre et au milieu des patriciens de Rome), un traité d'alliance offensive, c'est-à-dire un traité conçu dans un esprit tout contraire : substitution qui, faite sciemment et de propos délibéré, constituerait un véritable faux en histoire, et devrait faire perdre tout crédit à celui qui s'en serait rendu coupable.

Tite-Live n'en reste et n'en restera pas moins un historien classique par excellence. C'est avec ses livres que s'est faite et se fait encore la plus grande partie de l'histoire romaine qu'on nous enseigne. C'est à cette source d'erreurs et de déceptions que n'ont cessé de puiser, depuis plusieurs siècles, les savants professeurs qui se sont chargés de nous enseigner, à nous, les commencements de l'histoire des Gaulois, c'est-à-dire, de notre propre histoire nationale. Et nous n'avons pas assurément la prétention de vouloir et de croire que les protestations de notre prose toute unie puissent diminuer, en rien, l'autorité qui s'attache à la richesse d'imagination et aux élégances de style d'un tel écrivain.

Qu'il nous soit seulement permis de nous approprier la pensée de Polybe, que nous avons prise pour épigraphe de notre avant-propos, et de répéter avec lui, en finissant : — Si de l’histoire on ôte la vérité, à quoi sert-elle ? A rien.