§ VII. — Adulation de Tite-Live à l'égard d'Auguste et du peuple romain. Cherchons enfin si Tite-Live n'aurait point, tout au contraire, insinué dans son histoire romaine quelque flatterie à l'adresse d'Auguste ou des siens, et du peuple romain, pour se gagner leur faveur. La question n'est pas sans intérêt au regard de l'opinion vulgaire concernant cet empereur et l'histoire romaine en général ; mais, dans l'examen d'un tel sujet, on le conçoit, nous ne pouvons avoir que des présomptions à soumettre au lecteur : c'est à lui qu'il appartiendra d'en apprécier la probabilité et la valeur. On connaît la flatterie si pleine de délicatesse que Virgile a introduite dans l'épisode de la descente d'Énée aux enfers, à l'adresse de la sœur d'Auguste, Octavie, qui venait de perdre un fils chéri, à peine âgé de dix-huit ans, Marcellus, gendre d'Auguste, et désigné par lui pour être son successeur. On sait quelle émotion éprouva Octavie, qui écoutait auprès d'Auguste la lecture de cet épisode, lorsque Virgile en vint à ce trait : . . . . . . . . . Si qua fata aspera rumpas Tu Marcellus eris. . . . . . De là, pour le poète de Mantoue, une source de faveurs de toute nature. Qui pourrait dire que Tite-Live, l'habile et disert historien, n'a pas vu là un bel exemple à imiter, et l'indication de la vraie voie à suivre pour s'insinuer, lui aussi, dans les bonnes grâces de la famille impériale ? Or, deux siècles auparavant, un autre Marcellus, de la même famille, avait commandé les Romains contre Annibal dans plusieurs rencontres. Tite-Live, et avec lui nos livres classiques, nous présentent ce Marcellus comme ayant fait essuyer au redoutable Carthaginois ses deux premières défaites, toutes les deux auprès de la ville de Nole en Campanie, et une troisième aux environs de Canusium, dans l'Apulie. Polybe n'en dit rien. Il est donc intéressant d'examiner avec soin le récit de ces trois batailles dans Tite-Live, afin de juger s'il n'aurait point, en les décrivant, pensé aux faveurs impériales. A l'arrivée d'Annibal devant Nole, dit-il, Marcellus se retira dans l'intérieur de la place. Le peuple était pour Annibal et le Sénat pour les Romains. Les sénateurs s'entendent avec Marcellus. Celui-ci dispose son armée en trois corps derrière les trois portes qui regardent le camp d'Annibal, ses meilleures troupes à la porte du milieu ; il défend aux habitants de paraître sur les murs ou de s'approcher des portes. Annibal tient son armée rangée devant son camp, en face de la ville. Déjà une grande partie du jour s'était écoulée, sans qu'il eût vu ni exécuter une sortie, ni personne se montrer en armes sur les murs. Alors il renvoie dans le camp une partie des soldats, pour qu'ils en rapportent sur son front de bataille les machines qui servent à l'attaque d'une ville. Pendant que chacun, en ce qui le concerne, s'empresse de courir çà et là sur le front de bataille, et que l'armée en lignes s'approche des murs, la porte du milieu s'ouvrant tout-à-coup, Marcellus commande de sonner la charge, de pousser le cri de guerre et de se précipiter sur l'ennemi : l'infanterie d'abord, la cavalerie ensuite, et tous avec la plus grande impétuosité possible. Déjà une telle attaque avait jeté la terreur et la confusion au centre de l'ennemi[1], lorsque, des deux portes latérales, les lieutenants P. Valerius Flaccus et C. Aurelius chargèrent de même les deux ailes. Il s'y joignit les clameurs des vivandiers, des valets et du reste de la multitude chargée de garder les bagages ; de sorte que les Carthaginois, qui méprisaient cette attaque, surtout à cause du petit nombre des Romains, eurent tout-à-coup devant eux l’apparence d'une très-grande armée. A peine, en vérité, oserais-je affirmer, comme le rapportent divers auteurs[2], qu'on tua aux ennemis deux mille trois cents hommes, tandis que les Romains n'en perdirent pas plus d'un seul, — non plus uno. — Que la victoire ait été aussi grande, ou moindre, on obtint ce jour-là un résultat immense ; et je ne sais si, dans toute cette guerre, on a fait quelque chose de plus grand : car enfin, on fut victorieux, alors qu'il était plus difficile de n'être pas vaincu par Annibal, qu'il ne le fut ensuite de le vaincre. (XXIII, XVI.) En effet, cette première défaite d'Annibal à Nole, telle qu'elle est rapportée ici, ne tiendrait-elle pas du prodige ? Mais, comment croire que Marcellus, avec une petite armée, deux ou trois fois moindre que celle d'Annibal, et composée en très-grande partie des fuyards échappés de la bataille de Cannes (comme l'auteur lui-même l'a dit auparavant), ait trouvé moyen, sans perdre plus d'un seul homme, d'en tuer 2.300 à cette terrible armée d'Annibal : à cette armée qui venait de tailler en pièces, d'un seul coup, deux armées consulaires réunies, et de leur tuer, d'après Tite-Live, 45.000 hommes (Polybe dit 70.000), sans perdre de son côté plus de quelques milliers des siens ? Comment expliquer cela ? Cette armée d'Annibal a-t-elle donc été surprise devant Nole ? N'y était-elle pas rangée en bataille par Annibal lui-même, en face des portes, dans une plaine et à découvert ? N'a-t-elle pas vu arriver l'ennemi ? Il faudrait donc que des soldats si aguerris, si solides à toute épreuve, avant et après cette rencontre, aient été là saisis de stupeur ; que les armes leur soient tombées des mains, devant cette apparence d'une grande armée, et qu'ils se soient laissé égorger comme des agneaux (sauf bien entendu un seul, qui tua son Romain) ? Et Annibal, de son côté, n'aurait donc su ni rien faire avec ses Espagnols et ses Gaulois, ni rien commander à ses Numides, à ses Numides, rapides et meurtriers comme la foudre ? Arrêtons-nous là, et concluons que cette sortie exécutée à Nole par Marcellus, telle qu'elle est décrite par Tite-Live, serait véritablement un fait d'armes assez glorieux pour ce guerrier romain, l'un des ancêtres d'Octavie et de Livie, Tune et l'autre si puissantes auprès d'Auguste, et qu'il y avait là de quoi singulièrement flatter leur fierté patricienne ; mais que le récit de Fauteur est invraisemblable dans beaucoup de détails, si bien qu'on peut, à bon droit, le considérer en grande partie comme imaginaire ; et enfin que cette sortie, eût-elle été telle, ne serait encore qu'une simple sortie (car Marcellus rentra dans la ville et Annibal dans son camp), et qu'un tel fait d'armes ne mériterait pas d'être appelé du nom de première bataille de Nole et première défaite d’Annibal, comme il est dit dans nos livres classiques. Ce premier combat de Nole eut lieu la même année que le désastre de Cannes (2e année de la guerre), vers l'automne. Celui qu'on appelle la deuxième bataille de Nole se livra l’année suivante. Marcellus avait été envoyé à Nole avec deux légions. Annibal s'y présenta. — Son lieutenant Hannon vint l’y joindre avec des recrues et quarante éléphants qu'il amenait de Locres, dit Tite-Live. Marcellus fit d'abord une sortie où les Carthaginois perdirent 30 hommes, et les Romains n'en perdirent pas un seul. Un orage fit suspendre le combat et les troupes rentrèrent. Trois jours après, Annibal envoya un détachement de fourrageurs dans la campagne ; Marcellus, s'en étant aperçu, vient aussitôt lui présenter la bataille. Annibal ne la refuse pas. Elle s'engage. Le détachement sorti da camp s'empresse d'accourir. Les deux généraux animent leurs soldats par toutes sortes d'encouragements et de reproches[3]. Ni les encouragements, ni les
reproches d'Annibal ne peuvent relever le courage des Carthaginois ; ils tournent
le dos et sont repoussés dans leur camp. Les soldats romains veulent les y
attaquer, mais Marcellus les ramène à Nole, au milieu de la joie et des
félicitations générales, même du peuple de cette ville qui avait auparavant
une si grande inclination pour les Carthaginois. Les ennemis perdirent plus
de 5.000 hommes tués, 600 prisonniers, 19 étendards et 6 éléphants, dont deux
furent pris et quatre tués dans la bataille[4]. Du côté des Romains, le nombre des tués ne s'éleva pas à
mille. Le lendemain, par une suspension d'armes tacite, on passa toute la
journée à ensevelir chacun ses morts. Annibal renvoya Hannon dans le
Brutium avec les troupes qu'il lui avait amenées. Il alla lui-même
prendre ses quartiers d'hiver en Apulie, aux environs d'Arpi. (XXIII, XLV, XLVI.) Il est clair que ce deuxième combat de Nole ressemble en
tout au précédent ; qu'ici non plus Tite-Live n'est point explicite à l'égard
de ce que fit Annibal, dont l'armée était bien plus aguerrie et plus
nombreuse que celle de Marcellus ; que l'une et l'autre armée sont restées en
présence après le combat comme auparavant, sauf que le narrateur indique des
pertes notablement plus considérables. Mais, tout fût-il vrai, que, certes,
il n'y aurait encore ici rien de comparable à la déroute de Scipion sur le
Tésin, à la défaite complète des deux armées consulaires sur Nous avons d'ailleurs pour preuve de cette opinion, à défaut du témoignage de Polybe (qui nous manque depuis Cannes), celui de Cornélius Nepos, qui en est probablement un résumé. Rappelons-le ici : Tant qu'Annibal fut en Italie, personne ne put lui tenir tête en bataille rangée, et, après la bataille de Cannes, personne ne campa dans la plaine en face de lui. Cet homme invincible, rappelé en Afrique pour défendre sa patrie, eut à y faire la guerre contre le fils de P. Scipion... (Hannibal, VI.) Voici un second témoignage, dont Auguste lui-même dut
avoir connaissance, et qui constate d'une manière indirecte, mais
très-précise, que jamais Marcellus n'a remporté sur Annibal aucune victoire
dans le sens très-grave de ce mot. C'est Horace qui nous le dit en chantant
la gloire d'un autre ancêtre de la famille d'Auguste, C. Claudius Néron, le
premier général romain, dans cette guerre, qui remporta une véritable
victoire, non pas sur Annibal, mais sur Asdrubal son frère, arrivant
d'Espagne par la même route pour se joindre à lui. — Ce
que tu dois, ô Rome ! à la famille des Nérons, dit Horace, est attesté par le fleuve Métaure et par la défaite
d'Asdrubal, et par ce beau jour qui chassa les ténèbres du Latium, le
premier où la douce victoire nous ait souri ; depuis que le terrible
Africain, sur son coursier, vint passer à travers les villes de l'Italie,
comme le feu à travers une forêt de pins, ou l'Eurus par-dessus les eaux de Ensuite Marcellus passa en Sicile, où il assiégea Syracuse, dont les machines d'Archimède ne le laissèrent approcher ni du côté de la mer, ni du côté de la terre, durant trois années ; mais qu'il prit enfin par trahison (XXV, XXIII), et qu'il livra au pillage : pillage dans lequel Archimède fut tué. De retour en Italie, Marcellus, qui s'était mis dans l'esprit, dit Tite-Live (XXVII, XII), que nul général romain n'était aussi capable que lui-même de tenir tête à Annibal, se porta en face de lui aux environs de Canusium, où il combattit plus ou moins heureusement. Et enfin, à son cinquième consulat, ayant voulu harceler de trop près le lion de Carthage, il vint donner maladroitement dans une embuscade de Numides, où il perdit la vie, et où son fils fut blessé : l'autre consul échappa, mais il y reçut aussi une blessure, dont il mourut peu après. Annibal fit rendre au corps de Marcellus les honneurs de la sépulture. (XXVII, XXVII.) Voici le jugement que Polybe a porté sur ce consul et sur
son accident, qui eut lieu, suivant Tite-Live (XXVII,
XV), entre Venusia
et Bantia, aux confins de Marcellus parut en cette occasion plus simple et plus imprudent qu'habile capitaine, et c'est ce qui lui attira cette disgrâce. Je ne puis m'empêcher de rapporter souvent de ces sortes de fautes : car entre celles que je vois commettre aux généraux, celle-ci est une des plus ordinaires. Cependant c'est celle de toutes où paraît le plus l'ignorance d'un général. Car que peut-on attendre d'un général qui ne sait pas qu'un homme qui commande une armée ne doit pas se mêler dans de petites actions qui ne décident pas des affaires capitales ?... Car dire, après avoir manqué son coup, qu'on n'y avait pas pensé, et qu'on n'avait pas prévu que la chose tournerait de certaine manière, c'est, à mon sens, la marque la plus évidente qu'un général puisse donner de son peu d'expérience et de son incapacité. Annibal, par bien des endroits, me paraît un grand capitaine. Mais en quoi je trouve qu'il a excellé, c’est que, pendant tant d'années qu'il a fait la guerre, quoique les conjonctures ne lui aient pas toujours été favorables, il a eu l'adresse d'engager souvent ses ennemis dans des actions particulières, sans que jamais ses ennemis aient pu le tromper lui-même, malgré le grand nombre de combats, et de combats considérables, qu'il a donnés : tant étaient grandes les précautions qu'il prenait pour la sûreté de sa personne. Et l'on ne peut en cela que louer sa prudence. Presque toute une armée périrait que, tant que le général subsiste et peut agir, la fortune fait naître quantité d'occasions de réparer ses pertes. Mais, lui mort, l'armée n'est plus que comme un vaisseau qui a perdu son pilote... (X, V.) On voit, en somme, que Tite-Live a singulièrement surfait le mérite militaire et les succès de Marcellus ; et il est permis de croire qu'il y a été poussé par le motif de ne pas rester trop en arrière de Virgile, d'Horace et des autres courtisans de la famille d'Auguste, qui comptait Marcellus parmi ses ancêtres. Juvénal lui-même n'a-t-il pas dit (S. VII, v. 1er) : Et spes, et ratio studiorum in Cæsare tantum ? Un tel motif est d'autant plus probable, chez Tite-Live, qu'il a encore montré le même excès de zèle pour la gloire de Claudius Néron, autre ancêtre de la famille impériale : ainsi que nous allons le voir. |
[1] La confusion ne dut-elle pas être plutôt du côté des Romains, où la cavalerie chargeait à fond de train par derrière l'infanterie ?
[2] Sans doute encore ce même historien Fabius.
[3] Ici Tite-Live, comme d'habitude, place un beau discours dans la bouche de chaque général. Celui qu'il prête à Annibal se termine par une phrase qui mérite d'être signalée. — Enlevez Nole, dit-il à ses soldats (bien qu'ils combattent dans une plaine), enlevez cette ville bâtie en rase campagne, qui n'est défendue en aucun point par un fleuve ou une mer ; et de là, chargés des dépouilles d'une ville si opulente, je vous conduirai où vous voudras, ou bien je vous y suivrai ! — Vel ducam vos quo voletis, vel sequar ! A-t-on jamais vu un homme sensé prêter à un général quelconque une telle pensée ? Qu'un général promette à ses soldats de les conduire où ils voudront, et au besoin de les suivre, n'est-ce pas le renversement total des rôles naturels ? Tite-Live aurait-il donc voulu insinuer ici l'idée que les soldats d'Annibal ne songeaient qu'à retourner à Capoue ? A Capoue, où ils n'ont jamais passé que l'hiver précédent, pas même tout cet hiver, durant seize années de séjour en Italie, et dont néanmoins, en si peu de temps, les délices de toute nature, dit le même auteur (XXIII, XVIII), les auraient énervés sans retour, corps et âmes. Cela aurait donc été bien promptement fait et bien durable. Remarquons que néanmoins on les voit ensuite tailler en pièces, avec leur première vigueur, soit l'armée de Centenius en Lucanie (où ils lui tuent 15.000 hommes), soit celle de Fulvius, à Herdonée (où ils tuent environ 13.000 Romains, et aussi parmi eux Fulvius). Marcellus lui-même va bientôt apprendre à ses dépens que les Numides d'Annibal n'ont rien perdu, ni de leur vigilance surprenante, ni de leur vigueur de bras. Cette calomnie romaine des délices de Capoue n'en est pas moins restée dans l’histoire, de même que celle de la foi punique et celle de la perfidie d'Annibal, toutes les trois sans autre raison, paraît-il, que la simple assertion intéressée des auteurs romains.
[4] Suivant Polybe et Tite-Live lui-même, le dernier des 37 éléphants qu'Annibal avait amenés en Italie fut celui sur lequel il traversa les marais de Clusium, et dont parle aussi Juvénal en ces termes :
O qualis facies et quali digna tabella,
Quum gœtula ducem portaret bellua luscum !
Qu'on nous permette de faire remarquer ici incidemment qu'en réalité, et toute ironie philosophique à part, un tel sujet, bien étudié, serait magnifique pour un tableau d'histoire.
Quant aux éléphants que Tite-Live fait figurer après la bataille de Cannes, on peut, sans un scepticisme outré, se demander s'ils ont jamais existé. Car ce n'était point une chose facile que de débarquer des éléphants sur la côte d’Italie, où croisaient de toutes parts des vaisseaux romains, et dont presque tous les ports étaient occupés par eux. Et en admettant qu'on eût réussi à y déposer de tels animaux à l'improviste, comment les conduire sans obstacle auprès d'Annibal, qui était sans cesse en marche et qui ne put, de longtemps après la bataille de Cannes, se rendre maître d'un port ? Comment, par exemple, quelques mois après cette bataille, put-il avoir avec lui devant Casilinum ces éléphants auxquels Tite-Live fait jouer un rôle de cavalerie légère, bien que les Numides dussent aussi y être présents ? (XXII, XVIII.) Du reste nous avons ici contre l'auteur romain son propre témoignage, lorsqu'il dit ensuite d'Annibal : Et aucun renfort ne lui était envoyé de Carthage, — nec ab domo quicquam mittebatur, — où on ne s'occupait que de conserver l'Espagne, comme s'il n'eût eu en Italie que des succès. (XXVIII, XII.) Les éléphants que Tite-Live fait figurer dans la guerre d'Annibal après la bataille de Cannes, seraient-ils donc aussi fabuleux que tant d'autres embellissements de l’histoire romaine ? Mais c'est là une question qui ne mérite pas les recherches qu'exigerait une réponse pertinente.
[5] Précisément dans le pays natal d'Horace :
. . . . . . . .
. . . . Lucanus, an Appulus, anceps :
Nam Ventisinus arat finem sub utrumque colonus.
(Sat., II, I, 34.)
Voir encore pour Bantia, OD., III, IV, 15.