ANNIBAL EN GAULE

 

TROISIÈME PARTIE. — CRITIQUE DU RÉCIT DE TITE-LIVE CONCERNANT L'EXPÉDITION D'ANNIBAL.

 

 

§ V. — Dépréciation du génie d'Annibal et de la valeur de ses troupes par Tite-Live.

 

Nous n'hésitons pas à dire que Tite-Live a manqué très-gravement au premier devoir d'un historien, qui est d'être impartial. Et notre lecteur pourra s'en convaincre lui-même s'il veut bien, à ce point de vue, reporter avec nous son attention sur les quelques pages précédentes de cet auteur, à partir du combat livré sur la rive gauche du Rhône entre les éclaireurs d'Annibal et ceux de Publius Scipion. Considérons d'abord de quelle manière Tite-Live, dans cette partie de son récit, tend à déprécier le génie militaire du grand Carthaginois.

Après ce combat, dit-il, chacun des deux détachements revint auprès de son général. Scipion n'avait pas à se décider sur le parti à prendre : il ne pouvait que régler sa tactique d'après les mouvements que l'ennemi se déciderait à exécuter. Annibal, de son côté, encore indécis entre deux partis à prendre, ou de poursuivre sa marche vers l'Italie, ou d'en venir aux mains avec cette première armée romaine qui s'offrait à lui, avait été détourné de cette dernière pensée par l'arrivée de députés des Boïens avec leur petit roi Magale, qui lui conseillaient d'aller attaquer l’Italie, en évitant jusque-là tout combat, toute diminution de ses forces, et lui promettaient de le guider dans sa marche et d'en partager le péril. (XXI, XXIX.)

Voilà un exemple remarquable de la manière dont Tite-Live a tout à la fois copié et altéré le récit de Polybe. En effet, d'après ce passage, Annibal serait arrivé jusqu'au-delà du Rhône sans avoir son plan de guerre bien arrêté ; et il allait en venir aux mains avec cette armée romaine débarquée à l'embouchure du fleuve, lorsqu'une députation de Boïens, avec leur petit roi Magale, vint si à propos l'en détourner (averterat), et que ces Gaulois, consultés par lui, émirent l'avis (censent) d'éviter pour le moment tout combat, toute diminution de ses forces (nusquam ante libatis viribus), et d'aller d'emblée attaquer l'Italie (Italiam aggrediendam) ; en l'y encourageant par l'assurance (affirmantes) qu'ils le guideraient dans sa marche et en partageraient le péril (se duces itinerum, socios periculi fore). On le voit, d'après Tite-Live, ce sont ces Boïens qui ont décidé du point capital de l'expédition du grand guerrier de Carthage, de cette entreprise que Polybe nous a montrée si pleine de hardiesse et de prudence.

Ainsi se trouverait supprimé ce projet d'Amilcar Barcas, auquel son fils, Annibal, avait été initié dès son enfance, qui depuis lors avait été pour celui-ci l'objet de toutes ses pensées et de tous ses actes ; qu'il avait mûri et dont

 il avait préparé l’exécution durant tant d'années ; cette expédition en Italie pour laquelle nous l’avons vu enfin n'attendre plus en Espagne que l'arrivée des courriers que les Gaulois cisalpins, ses alliés, devaient lui envoyer, et, dès qu'ils arrivent auprès de lui, faire laisser à ses soldats tous leurs bagages personnels, tout ce qu'ils possèdent, et ne conserver que leurs armes, afin de marcher avec plus de célérité. Mais, dès lors, pourquoi arriver à l'improviste sur le Rhône, à quatre journées de distance de la mer, à trois journées au-dessus du point où d'ordinaire on le passait pour aller d'Espagne en Italie ; et là, improviser avec tant d'habileté et de promptitude des moyens de passer un fleuve si grand, si impétueux ; puis, avant même que toutes ses troupes l'aient passé, faire continuer la marche avec les guides gaulois auxquels il avait assigné d'avance ce point de rendez-vous ; et gagner ainsi, comme dit Polybe, l'intérieur des terres européennes, où son armée disparaît pour ainsi dire, sans que le consul Scipion, qui a débarqué avec la sienne à l'embouchure du Rhône, puisse prévoir où cette armée carthaginoise va reparaître en Italie ? Tout cela, disons-nous, est supprimé dans le récit de Tite-Live et écarté de la pensée du lecteur. On n'y voit plus rien ni de cette stratégie prodigieuse, ni de ses conséquences ultérieures en Italie, qui constatent d'une manière si éclatante un plan de guerre admirablement conçu, combiné et exécuté de tous points, et qui nous montrent dans Annibal l'idéal du génie de la guerre.

En même temps disparaît tout l’enchaînement logique des faits de cette merveilleuse expédition du grand Carthaginois, bien qu'on ne puisse douter que Tite-Live ait puisé toute la substance de son propre récit dans celui de Polybe. Car, comment expliquer ce fait que la députation des Boïens soit arrivée juste au moment et au point où Annibal passait le Rhône, dans un endroit si écarté de la route ordinaire d*Espagne en Italie, s'il ne leur a pas assigné d'avance et cette date et ce point de rendez-vous ? Et si on était convenu d'avance qu'Annibal passerait le Rhône là, comment croire qu'on n'était pas aussi convenu d'avance quelle direction son armée prendrait ensuite ? Ce ne serait donc plus Annibal qui aurait combiné son plan d'expédition, qui a eu pour effet de jeter les Romains en désarroi de toutes parts dès le début ? Ce seraient ces députés Boïens avec leur petit roi Magale qui en auraient improvisé ainsi la partie capitale ! Dès lors, il faut convenir que ces Boïens auraient été des hommes de guerre bien habiles, d'un coup d'œil bien prompt et bien juste.

Mais il faut convenir aussi que les raisons présentées par eux, au dire de Tite-Live, auraient été bien illusoires ; et qu'Annibal aurait dû avoir ensuite de poignants regrets s'il se fût rangé à leur avis par ces raisons-là. Car, en allant ainsi attaquer d'emblée l’Italie, non-seulement il n’évita point toute diminution de ses forces, mais, au contraire, il perdit la moitié de son armée. Tite-Live lui-même dira plus loin (XXI, XXXVIII) que, depuis le passage da Rhône jusqu'en Italie, Annibal perdit 36.000 hommes et surtout un très-grand nombre de chevaux et de bêtes de charge. On voit donc que, dans le récit de cet auteur romain, les faits n'ont plus aucune liaison naturelle, aucun enchaînement logique, en un mot, qu'ils ne sont même plus vraisemblables, bien qu'ils soient extraits du récit véridique de l'auteur grec : c'est-à-dire que Tite-Live, en paraphrasant le récit de Polybe, en a très-gravement altéré le fond même par les détails qu'il y a interpolés.

Considérons encore une autre manière dont Tite-Live a tâché de déprécier le génie militaire d'Annibal. Polybe avait dit, à Rome même et avec toute autorité, que, lorsque le terrible Carthaginois déboucha des Alpes en Italie, il ne lui restait plus que 20.000 hommes de pied et 6.000 chevaux, tous exténués de souffrances et de privations, sans que le déchet de son armée eût rien diminué de son audace. Pour atténuer un tel témoignage, voici comment Tite-Live s'y est pris. Il a tout d’abord exagéré les forces de l'armée d'Annibal à son arrivée en Italie ; puis, dans les diverses batailles qui s'y sont livrées, ou bien il n'a pas mentionné les forces respectives des Carthaginois et des Romains, ou bien il ne les a évaluées que partiellement, ou bien il les a évaluées trop haut du côté des Carthaginois et trop bas du côté des Romains.

Quelles étaient, dit-il (XXI, XXXVIII), les forces de l'armée d'Annibal à son arrivée en Italie ? Les auteurs sont loin de s'accorder entre eux sur ce point. Ceux qui les portent au plus haut disent 100.000 hommes de pied et 20.000 chevaux, et ceux qui les réduisent au plus bas disent 20.000 hommes de pied et 6.000 chevaux[1]. L. Cincius Alimentus, qui avait été prisonnier d'Annibal, comme il le dit lui-même, me parait mériter le plus de confiance ; mais il a confondu tout ensemble les troupes amenées par Annibal, avec les Gaulois et les Ligures. Il rapporte donc que, avec cette adjonction, l’armée d’Annibal, à son arrivée en Italie, était de 80.000 hommes de pied et de 10.000 chevaux. Il est vraisemblable qu'il en est venu davantage, et des auteurs le disent. Du reste, L. Cincius Alimentus affirme avoir entendu dire à Annibal lui-même que, depuis le passage du Rhône, il avait perdu 36.000 hommes et un nombre énorme de chevaux et de bêtes de charge, avant de déboucher en Italie chez les Taurini, peuple limitrophe des Gaulois.

Ainsi, Tite-Live tend ici à laisser son lecteur dans la conviction que l'armée d'Annibal, dès son entrée en Italie, et y compris les Gaulois et les Ligures, s'élevait an moins à 80.000 hommes de pied et 10.000 chevaux. Or, nous allons voir un peu plus loin cet auteur en contradiction avec lui-même dans cette évaluation des forces d'Annibal qu'il vient de présenter ici.

Pour le démontrer d'une manière très-claire, il nous suffira de rapprocher les chiffres qu'il indique et ceux qu'indique Polybe, au sujet des diverses batailles qui se livrèrent ensuite jusqu'à celle de Cannes : bataille où furent en présence les deux plus grandes armées de part et d'autre.

Au sujet de la bataille du Tésin, ni Polybe ni Tite-Live ne font connaître le nombre des troupes engagées de part et d'autre.

A la bataille de la Trébie, d'après Polybe, il y eut du côté des Romains 6.000 hommes armés à la légère, 16.000 Romains et 20.000 alliés de troupes de ligne, et 4.000 hommes de cavalerie ; du côté d'Annibal, il y eut 8.000 hommes armés à la légère, 20.000 hommes de troupes de ligne (Gaulois, Espagnols, Africains), et 10.000 hommes de cavalerie, y compris les cavaliers gaulois. Il y eut en outre les éléphants. (III, XV.) — D'après Tite-Live, il y aurait eu à cette même bataille, du côté des Romains, 6.000 hommes armés à la légère, 18.000 Romains, et 20.000 alliés de troupes de ligne, et 4.000 hommes de cavalerie, sans compter un corps auxiliaire de Gaulois cénomans. Du côté d'Annibal, cet auteur indique bien les 8.000 hommes armés à la légère, les 10.000 hommes de cavalerie et les éléphants, mais il passe sous silence l’évaluation numérique des troupes de ligne. (XXI, LIV et LV.)

A la bataille de Trasimène, les forces respectives des armées ne sont indiquées ni par l'un ni par l'autre auteur[2].

A la bataille de Cannes, d'après Polybe (III, XXIV), Annibal eut de son côté 40.000 hommes d’infanterie de ligne, avec 10.000 de cavalerie ; et les Romains eurent du leur, en comptant les alliés, 80.000 hommes d’infanterie et un peu plus de 6.000 chevaux[3]. — Ici Tite-Live (XXII, XXXVI) évalue exactement de même la force numérique de l'armée d'Annibal. Mais, quant à celle de l'armée romaine, il ne se prononce pas entre plusieurs évaluations très-différentes indiquées par divers auteurs, les uns disant simplement qu'on fit une nouvelle levée de 10.000 hommes pour renforcer les armées campées au voisinage de Cannes ; d'autres disant : qu'on créa quatre nouvelles légions, afin de combattre avec huit légions : que de plus on augmenta la force numérique de chaque légion, en ajoutant mille fantassins et cent cavaliers, de manière à les porter chacune à cinq mille hommes d'infanterie et trois cents de cavalerie : et que les alliés durent y joindre autant d'infanterie et le double de cavalerie ; enfin, quelques auteurs soutenant que l'armée romaine, à la bataille de Cannes, présentait en ligne 87.000 hommes de toutes armes[4].

On voit donc ici clairement que Tite-Live n'a pas voulu mettre, ou du moins n'a pas mis son lecteur en position de comparer les forces numériques des deux armées qui combattirent à Cannes : sans doute parce que cela eût fait ressortir avec trop d'avantage et d'une manière trop incontestable et trop éclatante, soit le génie d'Annibal dans cette bataille, soit les qualités militaires de l'armée gallo-carthaginoise qui combattit là sous ses ordres.

Quoi qu'il en soit, Tite-Live reconnaît ici que l'armée d'Annibal à Cannes, la plus forte armée qu'il ait jamais eue en Italie, ne s'élevait qu'à 50.000 hommes de toutes armes. Le voilà donc en contradiction flagrante avec ce qu'il a dit plus haut, à savoir qu'Annibal avait eu, dès son entrée en Italie, une armée de 90.000 hommes, y compris les Gaulois et les Ligures.

Tenons-nous-en là. On voit assez avec quelle habileté, avec quel art occulte Fauteur romain a cherché à insinuer peu à peu dans l'esprit de son lecteur, sans qu'il puisse trop s'en apercevoir, la dépréciation la plus injuste du génie militaire d'Annibal, soit dans la grande stratégie, soit dans la tactique des batailles. N'est-ce pas là une véritable perfidie historique ?

 

 

 



[1] On reconnaît ici les deux chiffres indiqués par Polybe.

[2] Notons, en passant, que Tite-Live dit s'être guidé, pour le récit de cette bataille, sur ce qu'en rapporte Fabius, auteur contemporain : ce même Fabius, que Polybe a signalé dans les termes cités plus haut. On voit où Tite-Live puisait ses renseignements.

[3] Polybe dit à ce sujet : On fit encore dans cette occasion ce qui ne s'était pas fait jusqu'alors ; on composa l'armée de hait légions, chacune de cinq mille hommes, sans les alliés. Car, comme nous l'avons déjà dit, les Romains ne lèvent jamais que quatre légions, dont chacune est d'environ quatre mille hommes et de deux cents chevaux. Ce n'est que dans les conjonctures les plus importantes qu'ils y mettent 5.000 des uns et 300 des autres. Pour les troupes des alliés, leur infanterie est égale à celle des légions, mais il y a trois fois plut de cavalerie. On donne à chaque consul la moitié de ces troupes auxiliaires et deux légions. On les envoie chacun de leur côté, et la plupart des batailles ne se donnent que par un consul, deux légions et le nombre d'alliés que nous venons de marquer. Il arrive très-rarement que l'on se serve de toutes ces forces en même temps et pour la même expédition. Ici les Romains emploient, non-seulement quatre, mais huit légions : il fallait qu'ils craignissent étrangement les suites de cette affaire. (III, XXIII.)

Ces huit légions étaient donc composées chacune de 10.000 fantassins (dont moitié Romains, moitié alliés), et de 1.200 cavaliers (dont un quart Romains, trois quarts alliés) ; et ensemble elles devaient former une armée de 80 mille hommes de pied et 9.600 chevaux. Polybe indique 3.000 chevaux de moins à la bataille de Cannes ; mais cette différence peut s'expliquer d'une manière très-naturelle, par la difficulté de se procurer immédiatement, dans de telles conjonctures, un nombre suffisant de chevaux.

Remarquons encore que ces détails fournis par Polybe sur la composition des légions et des armées romaines s'accordent exactement avec ce qu'il a dit plus haut de la force numérique des deux armées consulaires réunies sur les bords de la Trébie contre Annibal.

En rapprochant ceci de ce que nous avons dit au même sujet dans notre premier volume de Jules César en Gaule, on se convaincra que nous y avons évalué la force numérique des légions romaines dans cette guerre, non pas trop haut, mais probablement encore trop bas.

[4] Ces deux dernières opinions, qui au fond ne diffèrent pas l'une de l'autre, ne sont ensemble que la reproduction de ce que dit Polybe, dans ce passage que nous venons de citer plus haut, en note.