§ IV. — Insuffisance de connaissances géographiques chez
Tite-Live, concernant la Gaule
cisalpine.
Tite-Live, du moins, connaissait-il convenablement la
géographie de la Gaule
cisalpine, où était sa propre ville natale, Padoue ? On en peut douter.
En effet, tout le monde connaît aujourd'hui la position de
Plaisance sur la rive droite du Pô. On sait que sur cette même rive droite du
fleuve, un de ses affluents devenu célèbre, la Trébie, qui porte encore
aujourd'hui le même nom (Trebia) et qui sort des Apennins,
coulant du sud au nord, vient se jeter dans le fleuve à quatre ou cinq
kilomètres en amont de Plaisance. On sait encore que, sur la rive gauche du Pô,
un autre affluent célèbre, le Tésin, qui a de même conservé son ancien nom (Tidnus),
et qui provient des Alpes, coulant du nord au sud, vient se jeter dans ce
fleuve à plus de quarante kilomètres en amont de Plaisance. Ainsi Plaisance
est située sur la rive droite du Pô, en aval des embouchures de ces deux
affluents du roi des fleuves, comme l'appelle Virgile. C'est donc un fait
géographique, un fait incontestable, que, pour gagner
Plaisance par la rive droite du Pô, à partir de la région m le Tésin s'y
jette sur l'autre rive, il faut passer la Trébie ; et que, pour gagner cette
même ville, à partir d'un camp placé sur la rive
droite de la Trébie,
il n'est nullement besoin dépasser cette rivière. Or, pour que le
récit de Tite-Live, au sujet des batailles du Tésin et de la Trébie soit intelligible,
il faut, de toute nécessité, supposer le contraire de ces deux propositions
géographiques. Pour le prouver, suivons sur la carte les diverses marches que
P. Scipion aurait exécutées en Gaule cisalpine, d'après ce que dit cet auteur
dans divers chapitres de son XXIe livre.
Au chapitre XXXII, Scipion, à son retour des bords du
Rhône, serait revenu en Italie par Gênes.
Ipse.... Genuam
repetit.
Au chapitre XXXIX, il aurait débarqué à Pise. — Cela fut cause, dit l'auteur, que le consul P. Cornélius, lorsqu'il eut débarqué à
Pise... se dirigea à la hâte du côté
du Pô ; afin de combattre l'armée
d'Annibal avant qu'elle eût eu le temps de se refaire. Mais lorsque le
consul arriva à Plaisance, déjà Annibal avait levé le camp où son armée
s'était refaite, et avait enlevé d'assaut la ville capitale des Taurini...
Déjà même il avait quitté cette ville et s'avançait
vers le pays des Gaulois qui habitent sur les rives du Pô (vers Milan), bien
persuadé qu'ils n'hésiteraient pas à le suivre, dès qu'il serait présent
parmi eux... Déjà les armées se trouvaient
presque en présence l’une de l'autre... Cependant
Scipion franchit le premier le Pô, et étant allé camper sur le bord du
Tésin, avant de faire avancer son armée en ordre de bataille, et pour
encourager les soldats, il les harangua en ces termes...
Ensuite, — les Romains jettent un
pont sur le Tésin, et y établissent un fort pour le défendre... Le pont terminé, l’armée romaine y passe et entre sur le
territoire des Insubriens, où elle prend position à cinq mille pas du lieu où
était campé Annibal... (XXI, XLV.)
On sait que la capitale des Insubriens était Milan. Ainsi,
pour que l’armée romaine soit entrée sur leur territoire en franchissant le
Tésin, il est clair qu'elle a dû passer cette rivière de la rive droite à la
rive gauche. Elle avait donc, à en croire Tite-Live, précédemment passé le Pô
en amont de l’embouchure du Tésin. Et comme, pour passer le Pô, elle était
sortie de Plaisance sans que l'auteur dise qu'elle ait passé la Trébie, on peut déjà
'présumer qu'il a cru la ville de Plaisance située sur la rive droite du Pô,
en amont de l'embouchure de la
Trébie, ou même plus haut que l'embouchure du Tésin sur la
rive opposée. Ce n'est encore là qu'une présomption d'erreur géographique de
la part de Tite-Live ; mais nous en allons trouver des preuves certaines dans
ce qu'il dit ensuite de la marche des armées sur la rive droite du Pô, après
la bataille du Tésin.
On vient déjà de voir que, d'après lui, comme d'après
Polybe, cette bataille fut livrée sur la rive gauche da Tésin.
La nuit qui suivit la bataille,
poursuit Tite-Live, les soldats ayant reçu l’ordre
de faire en silence leurs préparatifs de départ, l'armée décampa des bords du
Tésin et se hâta de gagner la rive du Pô ; où, le pont volant qu’on y avait
jeté n'étant pas encore détaché, elle passa le fleuve sans tumulte et sans
être poursuivie par l'ennemi. Elle parvint à Plaisance avant
qu'Annibal fût bien informé qu'elle était partie des bords du Tésin.
Néanmoins il fit prisonniers environ six cents hommes restés sur la rive de
son côté, faute d'avoir été assez alertes à détacher le pont. Mais il ne put
lui-même passer le fleuve, le pont s'en allant déjà au fil de l'eau... Les auteurs les plus dignes de foi disent qu'il lui fallut
remonter pendant deux jours le long du fleuve pour trouver un lieu où
il pût jeter un pont et le passer... De ce
point de passage, Magon, avec la cavalerie, arriva du même jour devant
l'ennemi à Plaisance. Peu de jours après, Annibal vint établir son camp à
six milles de Plaisance, et, dès le lendemain, il rangea son armée en
lignes, et offrit la bataille à l'ennemi. (XXI,
XLVII.)
Ainsi, voilà les légions parvenues à Plaisance, — Placentiam pervenere — et Annibal campé à six
mille (9 kilomètres)
de Plaisance, — sex millia a Placentia castra
communivit. — Et, attendu que la Trébie vient se jeter dans le Pô à une distance
de Plaisance moitié moindre que 9 kilomètres, et qu'Annibal arrivait en
descendant le long du fleuve, il doit se trouver campé sur la rive gauche de la Trébie.
La nuit suivante eut lieu une
attaque des Gaulois aux portes du camp des Romains... Scipion comprit bien que c'était l'indice d'une défection
prochaine de tous les Gaulois ; et, quoiqu'il souffrit encore beaucoup de sa
blessure, néanmoins, la nuit suivante, dès la quatrième veille (environ trois heures du matin), il décampa en silence pour gagner une autre position
auprès de la Trébie,
où des collines et la hauteur des lieux présentassent plus de difficultés aux
mouvements de la cavalerie ennemie. Il ne réussit pas cette fois, comme sur
le Tésin, à déjouer la vigilance d'Annibal, qui envoya les Numides à sa
poursuite... Mais ceux-ci perdirent du
temps... et l'ennemi échappa de leurs mains :
quand ils arrivèrent aux bords de la Trébie, déjà les Romains l'avaient passée et
traçaient leur camp sur l’autre rive ; ils ne purent que massacrer un
petit nombre de traînards restés en deçà. (XXI,
XLVIII.)
Ici, on le voit, il n'est plus possible de mettre en doute
que Tite-Live ait réellement ignoré quelle était la véritable situation de
Plaisance par rapport à la
Trébie, et qu'il ait cru que cette ville se trouvait placée
en amont de l’embouchure de cette rivière dans le Pô. En effet, d'après lui,
Annibal serait allé passer le fleuve à deux journées de marche plus haut que
l'embouchure du Tésin ; et, de ce point de passage, il serait redescendu par
la rive droite du Pô jusqu'à six milles de Plaisance, où se trouvait Scipion, comme on l'a vu plus
haut. Et de Plaisance, Scipion serait allé passer
la Trébie
; et Annibal aurait envoyé les Numides à la
poursuite des Romains ; et les uns et
les autres seraient arrivés à la Trébie. Il faudrait donc de toute nécessité
que les uns et les autres eussent été précédemment campés d'un même côté de
cette rivière, du côté de la rive gauche. Par conséquent, il devient
manifeste que Tite-Live a cru que la ville de Plaisance était située
sur le Pô en amont de l’embouchure de la Trébie dans ce fleuve.
Si on en veut encore douter, examinons ce qu'il dit ensuite
au sujet de la bataille de la Trébie. Voilà Scipion sur la rive droite de
cette rivière, où il attend son collègue Sempronius, qui lui amène d'Ariminum (Rimini)
une armée de renfort. Annibal est resté sur la rive gauche de la Trébie. Sempronius
arrive, et, après quelques escarmouches, la bataille s'engage sur cette rive
gauche, où Annibal attire les Romains.
A l’aube du jour, dit
Tite-Live, Annibal envoya la cavalerie numide
au-delà de la Trébie provoquer l’ennemi aux portes de son camp et lancer des
traits contre ses postes de garde pour l'attirer au dehors... Sempronius fit sortir d'abord toute sa cavalerie, puis six
mille hommes d'infanterie, et enfin toutes ses troupes... Ce jour-là il faisait très-froid et il neigeait. Les
Numides s'enfuient et repassent la
Trébie, Les Romains les poursuivent et entrent dans l’eau,
qui leur monte jusqu'à la poitrine...
Annibal s'avance, plein d'espoir,
avec son armée en bon ordre. Le consul fait sonner la retraite pour rappeler
ses troupes en désordre, et il les range en bataille. On en vient aux mains...
Magon s'élance de son embuscade.....
Les Romains, se voyant ainsi
entourés sur les flancs et acculés à la rivière, dix mille des leurs s'ouvrirent
un chemin à travers le centre de l'armée ennemie, composé d'Africains et de
Gaulois, dont ils firent un grand carnage ; puis, ne pouvant ni
retourner au camp, dont ils étaient séparés par la Trébie, ni bien voir,
à cause du mauvais temps, de quel côté il fallait porter secours aux leurs,
ils poussèrent tout droit jusqu'à Plaisance... La nuit suivante, les soldats laissés pour garder le camp des
Romains, et ce qu'il y restait de cette nombreuse armée, passèrent la Trébie sur des radeaux,
sans que les Carthaginois aient tenté de s'y opposer : soit parce qu'ils ne
s'en aperçurent point au milieu du bruit de la tempête, soit parce qu'ils
feignirent de ne point s'en apercevoir, la fatigue et les blessures ne leur
laissant pas la force de se remettre en marche ; de sorte que Scipion
ramena silencieusement toutes ses troupes à Plaisance. (XXI, LVI.)
Ainsi, d'après les divers passages soulignés ici, il nous
parait incontestable que Tite-Live a réellement cru que la ville de
Plaisance, sur la rive droite du Pô, était située en
amont de l’embouchure de la
Trébie dans le fleuve, peut-être même plus haut
que l’embouchure du Tésin sur la rive opposée.
De sorte que, tout en copiant comme d'habitude le récit de Polybe, qui
explique la tactique d'Annibal à cette bataille d'une manière exacte
géographiquement, et très-claire à comprendre en regard du terrain, Tite-Live
ici, par sa propre erreur géographique, a rendu cette tactique du général
carthaginois complètement inintelligible quand on considère le terrain.
Nous pouvons donc définitivement conclure que Tite-Live
n'avait point, en ce qui concerne la géographie de la vieille Gaule, des
Alpes et même de la Gaule
cisalpine, des connaissances suffisantes pour traiter un sujet tel que
l'expédition d'Annibal en Italie.
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