§ III. — Insuffisance de connaissances géographiques
chez Tite-Live, concernant Les deux récits étant parallèles dans leur ensemble, il nous sera facile de les comparer et de démontrer notre thèse point par point, en commençant par ce qui concerne l'itinéraire d'Annibal depuis l'endroit où il passa le Rhône : question géographique qui est ici d'un intérêt de premier ordre, puisqu'il s'agit de faits de guerre, et question qui a déjà été débattue bien des fois, sans parvenir à une solution satisfaisante. Jusqu'à l'époque de Polybe, qui nous l'a dit lui-même plus
haut, les Romains et les Grecs ne connaissaient de la vieille Gaule que ses
ports de Narbonne et de Marseille. On regardait comme Gaulois les peuples
placés autour de Narbonne dans l'espace compris entre Or, Tite-Live ne pouvait toucher à un tel récit, pour le rendre sien en apparence, sans connaître exactement ces mêmes lieux, faute de quoi il s'exposait à tomber dans quelque grosse erreur géographique : erreur que, tôt ou tard, la connaissance du terrain permettrait de relever, en témoignage de son procédé historique peu louable. Il fallait donc, ou qu'il allât également de sa personne examiner ces mêmes lieux, ou qu'il se renseignât d'une manière complète et exacte à leur égard. Est-il allé sur les lieux ? Son récit même, comme pour Polybe mais à l'inverse, nous fournira, dans l'occasion, la preuve certaine qu'il n'y est point allé. A-t-il été renseigné d'une manière suffisante ? Examinons les renseignements qu'il put trouver de son temps, pour s'expliquer le récit de Polybe sans avoir vu les lieux, et nous reconnaîtrons que ces renseignements ne pouvaient suffire. A l'époque de Tite-Live, déjà les Romains, profitant comme
toujours de l'imprudence politique de leurs alliés et amis (des Marseillais d'abord, puis des Éduens, qui les
appelèrent chez eux en invoquant leur protection contre des voisins hostiles),
avaient envahi de proche en proche le territoire de Rappelons donc ce que Tite-Live a pu apprendre dans la géographie de Strabon, concernant le cours du Rhône et les passages des Alpes. De Marseille, dit Strabon,
en s'avançant entre les Alpes et le Rhône vers De l'Isère jusqu'à Vienne, capitale
des Allobroges, située sur le Rhône, on compte 320 stades. Lyon est un
peu au-dessus de Vienne, au confluent du Rhône et de De l'autre côté du Rhône, le
pays, dans sa meilleure partie, est occupé par les Volcæ, surnommés Arecomici.
Leur port est Narbonne, qu'on appellerait à plus juste titre le port de toute
Au-dessus des Salyes, et dans la partie septentrionale des Alpes, habitent les Albienses, les Albiæci et les Vocontii. Ces derniers s'étendent jusqu'au pays des Allobroges, et occupent, dans l'intérieur des montagnes, de vastes vallées qui ne le cèdent point à celles même des Allobroges. Après les Vocontii viennent les Iconii, les Tricorii et les Medulli. Ces derniers occupent la partie des montagnes la plus élevée ; car il y a, dit-on, 100 stades de hauteur perpendiculaire (sic) pour y monter, et autant pour en descendre ensuite du côté des frontières de l'Italie. Les Medulli, dont je viens de parler, sont fort au-dessus de la jonction du Rhône et de l'Isère. De l'autre côté des montagnes,
vers l'Italie, on trouve les Taurini, nation ligurienne, et quelques
autres peuples de la même origine. Ce qu'on appelle le royaume d’Ideonus et
de Cottius appartient également à ces peuples. Plus loin, et au-delà du Pô,
habitent les Salassi, au-dessus desquels, au sommet (des Alpes), on
trouve les Centrones, les Caturiges, les Veragri, les Nantuates,
le lac Léman, que le Rhône traverse, et les sources mêmes de ce fleuve.... La meilleure partie du pays des Salassi est une profonde vallée (val d'Aoste), formée par une double chaîne de montagnes, dont ils habitent aussi quelques hauteurs. Ceux qui, venant d'Italie, veulent passer ces montagnes, doivent traverser la vallée, après laquelle le chemin se partage en deux routes : l’une, impraticable aux voitures, passe par les hautes montagnes qu'on nomme les Alpes pennines (Grand Saint-Bernard), l'autre, plus à l'ouest (Petit Saint-Bernard), traverse le pays des Centrones (val de Tarentaise)... Une des routes des montagnes par
où l'on va d'Italie dans Polybe ne nomme que quatre
passages de ces montagnes : l'un, par Que voyons-nous dans tout cela qui pût éclairer Tite-Live
concernant les lieux décrits par Polybe dans son récit de la marche d'Annibal
? Bien peu de choses. Les noms des peuples qui habitaient le long du Rhône ou
dans les Alpes ne lui servaient a rien pour cela, puisque Polybe, de son
côté, avait jugé inutile de les mentionner, sauf le nom des Allobroges. Tite-Live y apprenait donc
seulement que le territoire de ces Allobroges
commençait à la rive droite de l'Isère ; que de là il remontait le long du
Rhône jusqu'à cette Île de la forme
d'un delta, constituée par ce fleuve, avec l’Arar ( Quant à ce que dit Strabon touchant les divers passages des Alpes, faisons une distinction qui est d'un intérêt capital : à savoir, qu'on doit bien se garder de confondre ici, sous ce nom de passage, le point où un chemin des Alpes débouche en Italie, avec le col où ce chemin a franchi le faîte de ces montagnes. Il est clair que deux chemins des Alpes, provenant de deux cols du faîte plus ou moins éloignés l'un de l'autre, peuvent venir converger à un seul et même débouché. Aussi Strabon, en désignant ici le passage qui traverse le pays des Salassi (val d'Aoste), a-t-il eu soin d'ajouter que ce passage correspond à deux chemins, qui y convergent à partir de deux régions bien éloignées, l'un de Lyon, l'autre du pays des Véragres (Bas-Valais) ; l'un qui y arrive par le pays des Centrons (par le col du Petit Saint-Bernard), et l'autre par le mont Pennin (par le col du Grand Saint-Bernard). Strabon ne dit rien de pareil au sujet des trois autres passages des Alpes qu'il désigne avec celui-là : ce qui implique de sa part la pensée qu'il n'y avait à chacun de ces trois derniers passages qu'un seul chemin. C'est donc ainsi que Tite-Live a dû l'entendre, et qu'il l'a entendu, comme nous allons le voir. De ces quatre passages des Alpes, évidemment Annibal
n'avait passé ni au premier, qui suit la côte de Le raisonnement que fait là Tite-Live est très-juste ; il
démontre de la manière la plus claire qu'Annibal n'a traversé les Alpes ni
par le Petit Saint-Bernard, ni par le Grand Saint-Bernard. Et en effet, le
récit de Polybe, éclairé par l'examen des lieux, nous a montré l'armée carthaginoise
gagnant l'Italie par le chemin du mont Cenis. Personne assurément à l’aspect
des lieux ne pourra mettre en doute que de tout temps cette voie naturelle
n'ait été connue et des habitants de ces montagnes et des Gaulois qui
habitaient sur les rives du haut Rhône et des Gaulois cisalpins qui guidaient
l’armée d'Annibal ; et que bien des Fois déjà avant cette armée
carthaginoise, des Gaulois en armes n'aient suivi ce même chemin pour aller
se joindre à leurs frères de De là, selon nous, toutes ces difficultés insolubles et cette incohérence manifeste que présente le récit de cet auteur, au sujet de l'itinéraire d'Annibal le long du Rhône et à travers les Alpes. En effet, Tite-Live n'ayant évidemment ici pour base de son histoire que celle de Polybe, qui conduit Annibal au mont Cenis ; et se croyant de son côté obligé à le conduire au mont Genèvre ; il en est résulté que, à chaque pas dans cette dernière direction, la difficulté de rester à peu près d'accord avec Polybe a dû grandir de plus en plus ; et qu'il a dû être bien perplexe, jusqu'à ce qu'enfin il ait pu, à force d'expédients comme on va le voir, faire passer Annibal au mont Genèvre. Pour en juger, examinons comparativement les deux récits. On se rappelle avec quel soin, avec quelle précision Polybe nous a fait savoir tout d'abord à quelle distance de la mer Annibal passa le Rhône ; ensuite, à quelle distance de ce point de passage, en remontant le long du fleuve, il arriva auprès de l’Île, puis devant l'Île même ; ensuite, à l’entrée des Alpes sur le bord du Rhône ; comment les Allobroges lui barrèrent à cette entrée un chemin escarpé, où il fallait absolument qu’il passât, et comment, le soir même du jour où il força ce passage, il prit leur ville située tout près de là, et où son armée put se refaire ; comment, à partir de cette ville, il parvint au quatrième jour de marche chez un peuple voisin, qui lui dressa des embûches dans un vallon fermé de toutes parts et peu éloigné de la crête des Alpes, où il fut attaqué dès le lendemain... tous renseignements qui, à la vue des lieux, nous ont guidé comme des jalons plantés sur les pas d'Annibal jusqu'en Italie. Mais pour Tite-Live tout, cela était autant d'entraves, avec lesquelles jamais évidemment il n'aurait pu conduire Annibal au mont Genèvre : et il s'en est affranchi. Après avoir fait marcher Annibal conformément au récit de Polybe, d'abord jusqu'au passage du Rhône, puis, en remontant le long du fleuve jusqu'auprès de l'Île, là, répète-t-il lui-même, l’Arar et le Rhône, deux cours d'eau qui se précipitent de deux régions des Alpes écartées l'une de l'autre, viennent en embrassant une petite plaine confondre leurs eaux. Cette plaine intermédiaire a reçu le nom d'Île, Les Allobroges habitent auprès.... (XXI, XXXI.) Voilà pour nous un repère certain. Ainsi, à ce point du récit de Tite-Live, Annibal se trouve actuellement sur les bords du Rhône, tout au moins dans la région de Vienne. Mais, si Tite-Live lui fait continuer sa marche en
remontant le long du Rhône jusqu'à l'entrée des Alpes, comme l'indique
Polybe, c'est-à-dire en somme pendant dix jours,
à partir du point où il a passé le fleuve : en quel lieu se trouvera l'armée
carthaginoise ? Il est donc manifeste que Tite-Live a copié ici le récit de Polybe, sauf qu'il en a retranché tout ce qui implique l'arrivée d'Annibal sur la rive gauche du haut Rhône. Mais on voit aussi avec la même évidence qu'il n’a pu y réussir qu'en brisant tous les liens naturels du récit de l'auteur grec. L'auteur romain admet cependant d'une manière formelle
qu'Annibal, en remontant le long du Rhône, parvint auprès de l’Île comprise entre ce fleuve et Comment, de la région de Vienne, Tite-Live va-t-il
conduire Annibal au mont Genèvre ? Sans doute il s'était renseigné de toutes
parts, autant que possible. Voici ce qu'il dit : — Après
avoir rétabli la paix chez les Allobroges, Annibal, pour gagner les Alpes, ne
s'y porta point directement, mais il se détourna à gauche chez les Tricastini[5] : delà, traversant l'extrémité du territoire des Vocontii[6], il se dirigea chez les Tricorii[7], et arriva à Les Tricastini, les
Vocontii, les Tricorii, Après le passage de C'est ici, après tous ces détails de l'itinéraire suivi
par Annibal, et par conséquent, au-delà de Gap, au-delà du point de passage
de N'insistons pas davantage sur ce point, et résumons en quelques mots ce que nous venons de démontrer. Le récit de Polybe ne laissant subsister aucune
incertitude sur la marche d'Annibal, en remontant tout le long du Rhône,
depuis le point où il avait passé ce fleuve, jusqu'auprès de l’Île,
Tite-Live n'y a rien changé. Mais ensuite, pour indiquer la marche d'Annibal
depuis le voisinage de l’Île jusqu'en
Italie, Polybe n'ayant nommé qu'un seul des peuples placés sur le chemin
d'Annibal, et Tite-Live n'ayant pas une connaissance suffisante du terrain de
la vieille Gaule et des Alpes, mais sachant avec certitude qu'Annibal avait
débouché en Italie chez les Taurini, et ne connaissant qu'un seul passage des
Alpes qui vînt y déboucher, celui du mont Genèvre (Matrona), l'auteur
romain a cru pouvoir là, comme ailleurs, copier librement le récit de
l'auteur grec sans avoir à redouter aucune critique géographique, et il a
fait passer Annibal par le mont Genèvre. Mais, tout en s'appropriant le récit
de Polybe, Tite-Live y a prudemment supprimé les indications de distances
partielles qui le caractérisaient, et y a substitué d'autres jalons ; sans
néanmoins rien changer aux descriptions locales, qui constatent encore mieux
aujourd'hui son plagiat, grâce à la connaissance du terrain des Alpes,
devenue pour nous vulgaire. Car tout le monde sait aujourd'hui que deux voies
des Alpes peuvent mener du voisinage de Lyon dans le pays de Turin, l'une par
le mont Genèvre, l'autre par le mont Cenis ; et nous avons constaté par vingt
preuves topographiques qu'Annibal jadis a suivi cette dernière voie pour
gagner l'Italie. On reconnaît donc ici avec évidence, avec toute certitude,
que Tite-Live, en cherchant à s'approprier le mérite du récit de Polybe,
s'est jeté de lui-même dans une erreur aussi énorme que celle qu'on
commettrait de nos jours, par exemple, en appliquant à un voyage de Paris à
Lyon par le Bourbonnais le récit descriptif d'un voyage de Paris à Lyon par |
[1] Strabon, Géographie, IV, I et VI ; V, I. — Version de Cobay.
[2] On va voir immédiatement, par la géographie, qu'il s'agit ici du Petit Saint-Bernard. Il se pourrait donc qu'il y ait quelque erreur de leçon dans la dénomination de Cremonis jugum (mentionnée uniquement par cet auteur latin) et qu'on doive lire ici Centromum ou Centronicum jugum.
[3] Par les peuples du Valais. Aujourd'hui encore, on y parle français jusqu'à Sion, et allemand au delà.
[4] Le peuple du Bas-Valais.
[5]
Les Tricastins, peuple du pays de Saint-Paul-Trois-Châteaux, — jadis Noviomagus, — Senomago
dans
[6]
Les Voconces. Nous avons vu dans
[7] Les Tricoriens, peuple du pays de Gap, — Vapincum.