ANNIBAL EN GAULE

 

TROISIÈME PARTIE. — CRITIQUE DU RÉCIT DE TITE-LIVE CONCERNANT L'EXPÉDITION D'ANNIBAL.

 

 

§ III. — Insuffisance de connaissances géographiques chez Tite-Live, concernant la Gaule transalpine et les passages des Alpes.

 

Les deux récits étant parallèles dans leur ensemble, il nous sera facile de les comparer et de démontrer notre thèse point par point, en commençant par ce qui concerne l'itinéraire d'Annibal depuis l'endroit où il passa le Rhône : question géographique qui est ici d'un intérêt de premier ordre, puisqu'il s'agit de faits de guerre, et question qui a déjà été débattue bien des fois, sans parvenir à une solution satisfaisante.

Jusqu'à l'époque de Polybe, qui nous l'a dit lui-même plus haut, les Romains et les Grecs ne connaissaient de la vieille Gaule que ses ports de Narbonne et de Marseille. On regardait comme Gaulois les peuples placés autour de Narbonne dans l'espace compris entre la Méditerranée, l'Océan et les Pyrénées ; mais, du côté du septentrion, on ne connaissait plus rien de l'espace qui s'étend jusqu'au Tanaïs, où finit l'Europe. Il fallut donc que Polybe allât de sa personne examiner les lieux par où le grand Carthaginois avait passé d'une manière si surprenante. Et la preuve que réellement Polybe a été sur les lieux se trouve dans son récit même, où l’on voit qu'il connaissait d'une manière exacte et l'aspect local de l'embouchure de la Saône dans le Rhône, et les détails locaux de l'entrée des Alpes au bord de ce fleuve, à l'endroit où il reçoit le Guiers ; et ceux de la vallée de Maurienne, à l'endroit où elle est fermée par les rochers sur lesquels s'élève aujourd'hui le fort d'Esseillon ; et ceux du faîte du mont Cenis ; et ceux du pas très-difficile qui se rencontre au versant de ce mont du côté de l’Italie, et enfin les diverses distances de tous ces points entre eux. Son récit en fait foi, et cette preuve est certaine.

Or, Tite-Live ne pouvait toucher à un tel récit, pour le rendre sien en apparence, sans connaître exactement ces mêmes lieux, faute de quoi il s'exposait à tomber dans quelque grosse erreur géographique : erreur que, tôt ou tard, la connaissance du terrain permettrait de relever, en témoignage de son procédé historique peu louable. Il fallait donc, ou qu'il allât également de sa personne examiner ces mêmes lieux, ou qu'il se renseignât d'une manière complète et exacte à leur égard. Est-il allé sur les lieux ? Son récit même, comme pour Polybe mais à l'inverse, nous fournira, dans l'occasion, la preuve certaine qu'il n'y est point allé. A-t-il été renseigné d'une manière suffisante ? Examinons les renseignements qu'il put trouver de son temps, pour s'expliquer le récit de Polybe sans avoir vu les lieux, et nous reconnaîtrons que ces renseignements ne pouvaient suffire.

A l'époque de Tite-Live, déjà les Romains, profitant comme toujours de l'imprudence politique de leurs alliés et amis (des Marseillais d'abord, puis des Éduens, qui les appelèrent chez eux en invoquant leur protection contre des voisins hostiles), avaient envahi de proche en proche le territoire de la Gaule transalpine ; et enfin Jules César en avait achevé la conquête. Tite-Live put donc trouver des renseignements géographiques sur le cours du Rhône et les passages des Alpes, soit dans les Commentaires de César, admirablement écrits, mais très-peu explicites à ce sujet ; soit peut-être auprès de quelques vétérans ou de quelques voyageurs revenus de ces contrées, et capable d'en faire une description géographique et topographique ; soit enfin dans la géographie de Strabon, son contemporain, dont l'œuvre représentait l'état des connaissances géographiques à cette époque.

Rappelons donc ce que Tite-Live a pu apprendre dans la géographie de Strabon, concernant le cours du Rhône et les passages des Alpes.

De Marseille, dit Strabon, en s'avançant entre les Alpes et le Rhône vers la Durance, on trouve les Salyes, qui occupent un espace d'environ 500 stades. On traverse la Durance avec un bac, pour se rendre à Cavaillon, où commence le territoire des Cavares, qui s'étend jusqu'à la jonction du Rhône et de l'Isère. C'est à cet endroit que les Cévennes s'approchent du Rhône ; on y compte 900 stades depuis la Durance. Les Salyes sont répandus tant dans la plaine que dans les montagnes du pays qu'ils occupent. Au-dessus des Cavares, on trouve les Vocontii, les Tricorii, les Iconii et les Medulli...

De l'Isère jusqu'à Vienne, capitale des Allobroges, située sur le Rhône, on compte 320 stades. Lyon est un peu au-dessus de Vienne, au confluent du Rhône et de la Saône. On compte de cette dernière ville à Lyon, par terre et au travers du pays des Allobroges, environ 200 stades, et par eau un peu plus. Autrefois les Allobroges faisaient la guerre avec des armées nombreuses ; mais aujourd'hui ils s'occupent à cultiver les plaines et les vallons des Alpes...

De l'autre côté du Rhône, le pays, dans sa meilleure partie, est occupé par les Volcæ, surnommés Arecomici. Leur port est Narbonne, qu'on appellerait à plus juste titre le port de toute la Gaule, à cause du commerce dont cette ville est en possession depuis un temps immémorial. Les Volcæ s'étendent jusqu'aux bords du Rhône ; les Salyes et les Cavares occupent la rive opposée.

Au-dessus des Salyes, et dans la partie septentrionale des Alpes, habitent les Albienses, les Albiæci et les Vocontii. Ces derniers s'étendent jusqu'au pays des Allobroges, et occupent, dans l'intérieur des montagnes, de vastes vallées qui ne le cèdent point à celles même des Allobroges.

Après les Vocontii viennent les Iconii, les Tricorii et les Medulli. Ces derniers occupent la partie des montagnes la plus élevée ; car il y a, dit-on, 100 stades de hauteur perpendiculaire (sic) pour y monter, et autant pour en descendre ensuite du côté des frontières de l'Italie.

Les Medulli, dont je viens de parler, sont fort au-dessus de la jonction du Rhône et de l'Isère.

De l'autre côté des montagnes, vers l'Italie, on trouve les Taurini, nation ligurienne, et quelques autres peuples de la même origine. Ce qu'on appelle le royaume d’Ideonus et de Cottius appartient également à ces peuples. Plus loin, et au-delà du Pô, habitent les Salassi, au-dessus desquels, au sommet (des Alpes), on trouve les Centrones, les Caturiges, les Veragri, les Nantuates, le lac Léman, que le Rhône traverse, et les sources mêmes de ce fleuve....

La meilleure partie du pays des Salassi est une profonde vallée (val d'Aoste), formée par une double chaîne de montagnes, dont ils habitent aussi quelques hauteurs. Ceux qui, venant d'Italie, veulent passer ces montagnes, doivent traverser la vallée, après laquelle le chemin se partage en deux routes : l’une, impraticable aux voitures, passe par les hautes montagnes qu'on nomme les Alpes pennines (Grand Saint-Bernard), l'autre, plus à l'ouest (Petit Saint-Bernard), traverse le pays des Centrones (val de Tarentaise)...

Une des routes des montagnes par où l'on va d'Italie dans la Gaule transalpine et septentrionale est celle qui passe par le pays des Salassi, et qui mène à Lyon. Cette route se divise en deux chemins : l'un, praticable aux voitures, mais plus long, traverse le pays des Centrones ; l'autre, plus rude et plus étroit, mais plus court, se fait par le mont Pennin...

Polybe ne nomme que quatre passages de ces montagnes : l'un, par la Ligurie, près de la mer Tyrrhénienne ; un autre, qui est celui par lequel Annibal passa, et qui traverse le pays des Taurini ; un troisième, qui passe par le pays des Salassi ; et un quatrième, par celui des Rhæti. Tous quatre sont, dit-il, pleins de précipices[1]...

Que voyons-nous dans tout cela qui pût éclairer Tite-Live concernant les lieux décrits par Polybe dans son récit de la marche d'Annibal ? Bien peu de choses. Les noms des peuples qui habitaient le long du Rhône ou dans les Alpes ne lui servaient a rien pour cela, puisque Polybe, de son côté, avait jugé inutile de les mentionner, sauf le nom des Allobroges. Tite-Live y apprenait donc seulement que le territoire de ces Allobroges commençait à la rive droite de l'Isère ; que de là il remontait le long du Rhône jusqu'à cette Île de la forme d'un delta, constituée par ce fleuve, avec l’Arar (la Saône) et une chaîne de montagnes très-élevées ; que Vienne, capitale des Allobroges, était située sur le Rhône à une certaine distance au-dessus de l'embouchure de l'Isère, et Lyon un peu plus haut que Vienne, au confluent même de la Saône et du Rhône. Mais où se trouvait cette entrée des Alpes dont parle Polybe, cette entrée dans laquelle Annibal, après avoir poursuivi sa marche le long du fleuve pendant dix jours, s'engagea pour traverser les monts et aller déboucher en Italie chez les Taurini ? Quelle était cette autre grande ville des Allobroges dont il s'empara le soir même du jour où il força cette entrée des montagnes, et dans laquelle il trouva tant de ressources diverses pour son armée ? Où était ce vallon fermé de toutes parts au fond duquel l'armée carthaginoise, attaquée à l'improviste par le peuple rusé du pays et jetée dans le plus grand désordre, ne dut son salut qu'à la sage prévoyance, à l'intrépidité, au coup d'œil sûr et à la présence d'esprit de son général ? Où était ce col des Alpes d'où l'on peut apercevoir dans le lointain les plaines que le Pô arrose de ses eaux ? On voit donc que la Géographie de Strabon ne présentait rien qui pût répondre à ces questions fondamentales et encore à d'autres du même ordre, qui devaient préoccuper Tite-Live : lesquelles toutes, comme autant de jalons topographiques, nous ont guidé de proche en proche sur l'itinéraire d'Annibal, aussi sûrement que si Polybe lui-même nous y eût menés par la main.

Quant à ce que dit Strabon touchant les divers passages des Alpes, faisons une distinction qui est d'un intérêt capital : à savoir, qu'on doit bien se garder de confondre ici, sous ce nom de passage, le point où un chemin des Alpes débouche en Italie, avec le col où ce chemin a franchi le faîte de ces montagnes. Il est clair que deux chemins des Alpes, provenant de deux cols du faîte plus ou moins éloignés l'un de l'autre, peuvent venir converger à un seul et même débouché. Aussi Strabon, en désignant ici le passage qui traverse le pays des Salassi (val d'Aoste), a-t-il eu soin d'ajouter que ce passage correspond à deux chemins, qui y convergent à partir de deux régions bien éloignées, l'un de Lyon, l'autre du pays des Véragres (Bas-Valais) ; l'un qui y arrive par le pays des Centrons (par le col du Petit Saint-Bernard), et l'autre par le mont Pennin (par le col du Grand Saint-Bernard). Strabon ne dit rien de pareil au sujet des trois autres passages des Alpes qu'il désigne avec celui-là : ce qui implique de sa part la pensée qu'il n'y avait à chacun de ces trois derniers passages qu'un seul chemin. C'est donc ainsi que Tite-Live a dû l'entendre, et qu'il l'a entendu, comme nous allons le voir.

De ces quatre passages des Alpes, évidemment Annibal n'avait passé ni au premier, qui suit la côte de la Méditerranée, ni au quatrième, qui provient de la vallée du Rhin. La question de choix se réduisait donc aux deux autres. Or, le fait de l'arrivée d'Annibal en Italie chez les Taurini, où il s'empara immédiatement de leur capitale, ne pouvant être l'objet d'aucun doute, Tite-Live, après avoir mentionné à cet égard l'autorité de L. Cincius Alimentus, auteur romain qui avait été prisonnier d'Annibal, continue en ces termes : — Or, tout le monde étant d'accord sur ce point, je suis d'autant plus étonné qu'on mette en question de savoir par quel chemin Annibal a traversé les Alpes ; et qu'on croie vulgairement qu'il ait traversé par le mont Pennin (Grand Saint-Bernard) ; et que c'est de là que provienne le nom donné à ce sommet des Alpes. Cælius dit qu'il a traversé par le mont de Crémone[2]. Or, l'un et l'autre de ces deux passages l'eussent amené en Italie, non pas chez les Taurini, mais bien chez les Gaulois Libui (pays de Verceil), par le débouché des montagnes des Salassi (val d'Aoste). Et d'ailleurs, il n’est pas vraisemblable que ces deux chemins, par où l’on arrive en Gaule (cisalpine), fussent ouverts dès cette époque ; et sans aucun doute ceux qui amènent (le long du Rhône) au mont Pennin, lui eussent été fermés par les peuples du pays mi-partis Germains[3]. Et certes, si l’on veut attacher de l'importance à ce nom de mont Pennin, les Veragri[4], qui habitent cette montagne, loin de croire que son nom provienne de ce que jamais les Pœni (les Carthaginois) y aient passé, savent bien, au contraire, qu'il provient de celui du dieu auquel son sommet est consacré, et que les montagnards nomment Pennin (XXI, XXXVIII.).

Le raisonnement que fait là Tite-Live est très-juste ; il démontre de la manière la plus claire qu'Annibal n'a traversé les Alpes ni par le Petit Saint-Bernard, ni par le Grand Saint-Bernard. Et en effet, le récit de Polybe, éclairé par l'examen des lieux, nous a montré l'armée carthaginoise gagnant l'Italie par le chemin du mont Cenis. Personne assurément à l’aspect des lieux ne pourra mettre en doute que de tout temps cette voie naturelle n'ait été connue et des habitants de ces montagnes et des Gaulois qui habitaient sur les rives du haut Rhône et des Gaulois cisalpins qui guidaient l’armée d'Annibal ; et que bien des Fois déjà avant cette armée carthaginoise, des Gaulois en armes n'aient suivi ce même chemin pour aller se joindre à leurs frères de la Gaule cisalpine, comme l'affirme Polybe. Mais Tite-Live, qui n'avait pas jugé à propos d'aller sur les lieux, et à qui la Géographie de Strabon ne faisait connaître (comme on vient de le voir plus haut) qu'un seul chemin qui vînt déboucher en Italie chez les Taurini, le chemin du mont Genèvre (Matrona), chemin facile, connu et pratiqué de temps immémorial (même le seul qui ait été indiqué plus tard dans les Itinéraires romains de cette région des Alpes, et encore dans l'Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem), Tite-Live, disons-nous, dut sans hésiter conclure des considérations précédentes qu'Annibal avait infailliblement franchi les Alpes au mont Genèvre, et partant se croire obligé dans son récit à le faire arriver par ce chemin-là chez les Taurini.

De là, selon nous, toutes ces difficultés insolubles et cette incohérence manifeste que présente le récit de cet auteur, au sujet de l'itinéraire d'Annibal le long du Rhône et à travers les Alpes.

En effet, Tite-Live n'ayant évidemment ici pour base de son histoire que celle de Polybe, qui conduit Annibal au mont Cenis ; et se croyant de son côté obligé à le conduire au mont Genèvre ; il en est résulté que, à chaque pas dans cette dernière direction, la difficulté de rester à peu près d'accord avec Polybe a dû grandir de plus en plus ; et qu'il a dû être bien perplexe, jusqu'à ce qu'enfin il ait pu, à force d'expédients comme on va le voir, faire passer Annibal au mont Genèvre. Pour en juger, examinons comparativement les deux récits.

On se rappelle avec quel soin, avec quelle précision Polybe nous a fait savoir tout d'abord à quelle distance de la mer Annibal passa le Rhône ; ensuite, à quelle distance de ce point de passage, en remontant le long du fleuve, il arriva auprès de l’Île, puis devant l'Île même ; ensuite, à l’entrée des Alpes sur le bord du Rhône ; comment les Allobroges lui barrèrent à cette entrée un chemin escarpé, où il fallait absolument qu’il passât, et comment, le soir même du jour où il força ce passage, il prit leur ville située tout près de là, et où son armée put se refaire ; comment, à partir de cette ville, il parvint au quatrième jour de marche chez un peuple voisin, qui lui dressa des embûches dans un vallon fermé de toutes parts et peu éloigné de la crête des Alpes, où il fut attaqué dès le lendemain... tous renseignements qui, à la vue des lieux, nous ont guidé comme des jalons plantés sur les pas d'Annibal jusqu'en Italie.

Mais pour Tite-Live tout, cela était autant d'entraves, avec lesquelles jamais évidemment il n'aurait pu conduire Annibal au mont Genèvre : et il s'en est affranchi. Après avoir fait marcher Annibal conformément au récit de Polybe, d'abord jusqu'au passage du Rhône, puis, en remontant le long du fleuve jusqu'auprès de l'Île, , répète-t-il lui-même, l’Arar et le Rhône, deux cours d'eau qui se précipitent de deux régions des Alpes écartées l'une de l'autre, viennent en embrassant une petite plaine confondre leurs eaux. Cette plaine intermédiaire a reçu le nom d'Île, Les Allobroges habitent auprès.... (XXI, XXXI.) Voilà pour nous un repère certain. Ainsi, à ce point du récit de Tite-Live, Annibal se trouve actuellement sur les bords du Rhône, tout au moins dans la région de Vienne.

Mais, si Tite-Live lui fait continuer sa marche en remontant le long du Rhône jusqu'à l'entrée des Alpes, comme l'indique Polybe, c'est-à-dire en somme pendant dix jours, à partir du point où il a passé le fleuve : en quel lieu se trouvera l'armée carthaginoise ? La Géographie de Strabon ne répond rien à cette question, et probablement nul voyageur consulté par Tite-Live n'a pu y répondre. Aussi voit-on que l'auteur latin en a pris son parti, et que de là, de cette région de Vienne, il ramène Annibal au mont Genèvre. Et pour en venir à bout, que fait-il ? Il supprime les communications d'Annibal avec les habitants de l'Île, ce qui lui permet de ne pas le faire remonter précisément jusque-là. Et cette compétition à la royauté qui avait fait prendre les armes aux deux frères, princes de cette Île, Tite-Live la transporte telle quelle chez les Allobroges, il l’attribue à deux princes des Allobroges : ce qui est, on le voit, une assez grande liberté historique. Mais il ajoute que l'un de ces deux princes allobroges s'appelait Brancus : comment donc pourrait-on ne pas ajouter foi à son récit ? Cependant il reste encore une question à résoudre : pourquoi a-t-il parlé de cette Île, qui ne présente plus le moindre intérêt au sujet de la marche d'Annibal ? Quant aux secours que le général carthaginois en tira, Tite-Live les lui fait fournir de même par celui des deux princes allobroges qu'Annibal est censé avoir remis sur le trône, comme il y remit le roi de l’Île dont parle Polybe. Mais il a fallu encore que Tite-Live supprimât le secours le plus important qu'Annibal tira de cette Île, à savoir, cette arrière-garde que le petit roi du pays forma de ses propres troupes, et avec laquelle il l'accompagna sur le territoire des Allobroges, jusqu'à l'entrée des Alpes, pour lui prêter son appui dans le cas où ce peuple belliqueux tenterait de l'attaquer. En effet, comment comprendre qu'un roi allobroge se fût mis à la tête de l'armée allobroge, pour protéger la marche d'Annibal sur le territoire des Allobroges ?

Il est donc manifeste que Tite-Live a copié ici le récit de Polybe, sauf qu'il en a retranché tout ce qui implique l'arrivée d'Annibal sur la rive gauche du haut Rhône. Mais on voit aussi avec la même évidence qu'il n’a pu y réussir qu'en brisant tous les liens naturels du récit de l'auteur grec.

L'auteur romain admet cependant d'une manière formelle qu'Annibal, en remontant le long du Rhône, parvint auprès de l’Île comprise entre ce fleuve et la Saône au-dessus de leur confluent, — ad Insulam pervenit. Ibi Arar Rhodanusque amnes... Annibal est donc bien, selon lui, plus ou moins près de ce confluent, c'est-à-dire dans la région de Vienne, ville qui était, à l'époque où il écrivait, la capitale des Allobroges.

Comment, de la région de Vienne, Tite-Live va-t-il conduire Annibal au mont Genèvre ? Sans doute il s'était renseigné de toutes parts, autant que possible. Voici ce qu'il dit : — Après avoir rétabli la paix chez les Allobroges, Annibal, pour gagner les Alpes, ne s'y porta point directement, mais il se détourna à gauche chez les Tricastini[5] : delà, traversant l'extrémité du territoire des Vocontii[6], il se dirigea chez les Tricorii[7], et arriva à la Druentia (la Durance), sans avoir rencontré aucun obstacle sur sa route. C'est une rivière des Alpes, bien plus difficile à passer que tous les autres cours d'eau de la Gaule. Son volume d'eau est énorme, et cependant on ne peut y naviguer, parce que, n'étant contenue par aucuns bords, elle coule çà et là dans plusieurs branches à la fois, en formant sans cesse de nouveaux gués et de nouveaux gouffres ; et, par la même raison, un homme à pied ne sait où il pourra la passer : avec cela, roulant des rochers qui ont très-peu de cohésion, elle ne présente rien de stable, rien de sûr à celui qui y met le pied ; et, comme elle se trouvait alors grossie par les pluies, il en résulta un grand tumulte dans le passage des troupes, qui ajoutaient à tout cela leur propre désordre et leurs cris inarticulés. (XXI, XXXI.)

Les Tricastini, les Vocontii, les Tricorii, la Druentia, voilà quatre points de repère qui sont incontestables, quatre jalons qui se suivent très-bien. Par conséquent, selon Tite-Live, Annibal, après avoir d'abord remonté le long du Rhône pendant quatre jours, et être parvenu jusqu'auprès de l’Île (c'est-à-dire dans la région de Vienne chez les Allobroges), au lieu de continuer sa marche en remontant le long du fleuve pendant dix jours, comme le dit Polybe, aurait rebroussé chemin directement jusque chez les Tricastins, jusque dans le pays de Saint-Paul-Trois-Châteaux, c'est-à-dire jusqu'à l'endroit même où il avait précédemment passé le fleuve. Et là, se détournant à gauche, Annibal aurait traversé le territoire des Voconces le long de sa frontière méridionale, où se trouve l’ancienne capitale de ce peuple, Vasio (Vaison) ; puis, il aurait gagné le pays des Tricoriens, le pays de Gap ; ensuite il aurait passé la Durance : rivière qui se trouva, d'après ce qu'en dit ici Tite-Live, grossie par les pluies d'une manière bien extraordinaire, car, à cet endroit, elle n’est encore véritablement qu'un ruisseau. En somme donc, Tite-Live avait bien raison de dire qu'Annibal, à partir du voisinage de l’Île pour gagner les Alpes, ne s'y rendit pas directement. Ne pourrions-nous pas dire nous-même, avec autant de raison, qu'un tel itinéraire serait incroyable de la part d'Annibal et de ses guides gaulois ?

Après le passage de la Durance, poursuit Tite-Live, Annibal parvint aux Alpes par un chemin tout-à-fait en plaine (campestri maxime itinere), et sans être inquiété par les Gaulois qui habitaient le pays. Et à cette occasion, il fait une description fantastique des Alpes, qui démontre bien que cet auteur ne les a jamais vues.

C'est ici, après tous ces détails de l'itinéraire suivi par Annibal, et par conséquent, au-delà de Gap, au-delà du point de passage de la Durance, et encore après ce chemin en plaine par lequel il serait parvenu aux Alpes, que Tite-Live a placé le combat d'Annibal contre les Allô-broges, ce combat livré, selon Polybe, à l'entrée des Alpes tout proche des bords du haut Rhône, et chez les Allobroges : lesquels Allobroges, non un autre peuple, tentèrent de lui barrer le passage sur des rocs escarpés où il fallait absolument qu'il passât. Et de plus, Tite-Live, quelle que pût être la différence des lieux de part et d'autre, s'est contenté simplement de reproduire en latin la description pittoresque de ce combat, telle qu'on la trouve dans Polybe, sans y rien changer, on peut le dire ! Et nous ne craignons pas d'ajouter que jamais personne ne parviendra à découvrir dans cette région supérieure du cours de la Durance, où Tite-Live fait passer Annibal, une disposition de lieux à laquelle s'applique naturellement cette description qu'il a copiée dans Polybe : sauf, bien entendu, que Tite-Live à cette occasion ne parle nullement des Allobroges. Car, avec l'Histoire de Polybe qu'il avait sous les yeux, ii avait encore la Géographie de Strabon, où il voyait de la manière la plus claire que le pays des Allobroges était bien loin de la rive gauche de la Durance.

N'insistons pas davantage sur ce point, et résumons en quelques mots ce que nous venons de démontrer.

Le récit de Polybe ne laissant subsister aucune incertitude sur la marche d'Annibal, en remontant tout le long du Rhône, depuis le point où il avait passé ce fleuve, jusqu'auprès de l’Île, Tite-Live n'y a rien changé. Mais ensuite, pour indiquer la marche d'Annibal depuis le voisinage de l’Île jusqu'en Italie, Polybe n'ayant nommé qu'un seul des peuples placés sur le chemin d'Annibal, et Tite-Live n'ayant pas une connaissance suffisante du terrain de la vieille Gaule et des Alpes, mais sachant avec certitude qu'Annibal avait débouché en Italie chez les Taurini, et ne connaissant qu'un seul passage des Alpes qui vînt y déboucher, celui du mont Genèvre (Matrona), l'auteur romain a cru pouvoir là, comme ailleurs, copier librement le récit de l'auteur grec sans avoir à redouter aucune critique géographique, et il a fait passer Annibal par le mont Genèvre. Mais, tout en s'appropriant le récit de Polybe, Tite-Live y a prudemment supprimé les indications de distances partielles qui le caractérisaient, et y a substitué d'autres jalons ; sans néanmoins rien changer aux descriptions locales, qui constatent encore mieux aujourd'hui son plagiat, grâce à la connaissance du terrain des Alpes, devenue pour nous vulgaire. Car tout le monde sait aujourd'hui que deux voies des Alpes peuvent mener du voisinage de Lyon dans le pays de Turin, l'une par le mont Genèvre, l'autre par le mont Cenis ; et nous avons constaté par vingt preuves topographiques qu'Annibal jadis a suivi cette dernière voie pour gagner l'Italie. On reconnaît donc ici avec évidence, avec toute certitude, que Tite-Live, en cherchant à s'approprier le mérite du récit de Polybe, s'est jeté de lui-même dans une erreur aussi énorme que celle qu'on commettrait de nos jours, par exemple, en appliquant à un voyage de Paris à Lyon par le Bourbonnais le récit descriptif d'un voyage de Paris à Lyon par la Bourgogne.

 

 

 



[1] Strabon, Géographie, IV, I et VI ; V, I. — Version de Cobay.

[2] On va voir immédiatement, par la géographie, qu'il s'agit ici du Petit Saint-Bernard. Il se pourrait donc qu'il y ait quelque erreur de leçon dans la dénomination de Cremonis jugum (mentionnée uniquement par cet auteur latin) et qu'on doive lire ici Centromum ou Centronicum jugum.

[3] Par les peuples du Valais. Aujourd'hui encore, on y parle français jusqu'à Sion, et allemand au delà.

[4] Le peuple du Bas-Valais.

[5] Les Tricastins, peuple du pays de Saint-Paul-Trois-Châteaux, — jadis Noviomagus, — Senomago dans la Table Théodosienne, — Augusta Tricastinorum dans Pline (III, IV).

[6] Les Voconces. Nous avons vu dans la Géographie de Strabon qu'ils occupaient le versant des Alpes au-dessus des Cavares jusqu'au pays des Allobroges. Vaison, — Vasio, — était leur ville principale.

[7] Les Tricoriens, peuple du pays de Gap, — Vapincum.