ANNIBAL EN GAULE

 

TROISIÈME PARTIE. — CRITIQUE DU RÉCIT DE TITE-LIVE CONCERNANT L'EXPÉDITION D'ANNIBAL.

 

 

La comparaison du récit de Tite-Live avec celui de Polybe, concernant l'expédition d'Annibal, présente une grande importance, non-seulement pour se former une idée juste de la seconde guerre punique, mais encore pour jeter la lumière sur toute l'histoire ancienne des Romains et des Gaulois. Car, chercher ici, comme nous savons le faire, à démêler la vérité de l'erreur dans les cas de dissidence de nos deux historiens, c'est poser une question qui porte naturellement sur toute l'œuvre de Tite-Live, d'où est tirée la plus grande partie de notre propre histoire ancienne. On va donc pouvoir apprécier en général la fidélité de cet historien d'après la manière dont il a rapporté l'expédition d'Annibal. — Ab uno disce amnes.

 

§ I. — Conditions dans lesquelles écrivaient respectivement Polybe et Tite-Live. Moyens de contrôle.

 

Comparons d'abord les conditions personnelles dans lesquelles écrivaient ces deux auteurs ; afin que, sachant dès lors quelles ont pu être leurs tendances respectives, nous examinions avec une attention particulière les passages de leur récit où ces tendances ont pu manifestement les pousser l’un ou l'autre dans l’erreur, pour ne rien dire encore de plus grave.

Rappelons-nous que Polybe, historien grec, écrivait à Rome dans la maison des Scipions, auxquels il était redevable de la considération publique dont il y jouissait. Il vivait là au milieu du monde politique de la ville, à une époque où tous les faits de la seconde guerre punique étaient récents, notoires pour tous et présents à l'esprit de chacun. Il a donc dû être enclin, par un sentiment louable de gratitude envers les Scipions, à rapporter les actes de cette illustre famille d'une manière un peu trop favorable ; et, effectivement, nous croyons avoir démontré qu'il en est ainsi dans son histoire. Mais il nous parait impossible de douter de sa fidélité complète et de sa véracité dans tout ce qu'il a dit de triste pour les Romains, et de glorieux pour Annibal, ou pour les Carthaginois et les Gaulois, qui combattirent sous la conduite de ce grand homme de guerre.

Tite-Live, historien romain, d'une famille consulaire, écrivait cent cinquante ans après Polybe, sous Auguste, qui lui avait fait personnellement le plus gracieux accueil. Il vivait donc à une époque où les faits de la seconde guerre punique étaient moins généralement, moins sûrement connus y et où l’amour-propre des Romains y avait déjà mêlé bien des fables. Il écrivait au milieu d'auteurs illustres et de grands poètes qui tous, à l'envi l'un de l'autre, portaient aux nues et le peuple romain, et son empereur si peu scrupuleux ; à une époque où toute la ville s'occupa de ce fameux distique, si vif de flatterie, qui ne pouvait manquer de faire la fortune de son auteur :

Nocte pluit tota, redeunt spectacula mane :

Divisum imperium cum Jove Cæsar habet ;

Alors que Virgile faisait intervenir les dieux pour ou contre la fondation de Rome :

Tantæ molis erat romanam condere gentem !

Alors qu'il traçait ce magnifique tableau de tant de prodiges apparus dans le ciel et sur la terre, à la mort sanglante du fondateur de la dynastie impériale, où le soleil même se couvre la face d'un voile sombre, et fait craindre aux hommes, pour un si grand crime, une nuit éternelle ;

Ille etiam exstineto miseratus Cæsare Romam,

Quum caput obscura nitidum ferrugine texit

Impiaque æternam timuerunt sæcula noctem ;

Alors qu'il élevait Auguste au rang des dieux :

Namque erit ille mihi semper deus ; illius aram

Sæpe xener nostris ab ovilibus imbuet agnus ;

Alors qu'Horace proclamait la dignité des foyers et la noblesse du sang de cet ambitieux Romain, devenu empereur à force d une politique astucieuse et cruelle :

. . . . . . . . . . . . . Victrices catervæ,

Consiliis juvenis[1] revictæ,

Sensere quid mens rite, quid indoles

Nutrita faustis sub penetralibus

Posset, quid Augusti paternus

In pueros animus Nerones.

Comment donc, au milieu de tout ce monde d'adulateurs, Tite-Live, de son côté, n'aurait-il pris aucun souci de faire sa cour à Auguste et au peuple romain ? Comment se serait-il fait scrupule d'imiter, autant que possible, ces grands modèles, afin de gagner également et la faveur du prince et la faveur publique ? On doit convenir que ce serait bien extraordinaire chez un écrivain placé dans de telles circonstances, doué lui-même de tant d'imagination, de tant de facilité, et possédant un si brillant style. Il est donc à craindre que Tite-Live n'ait pas assez pris garde qu'un récit de fantaisie, toujours acceptable en poésie, où la forme l'emporte sur le fond, devient tout-à-fait blâmable et indigne en histoire, où le fond doit toujours l'emporter sur la forme ; et qu'il ait mérité le reproche adressé par Polybe à deux historiens de la première guerre punique, Philinus et Fabius, tous les deux enclins à la partialité, en sens contraire l'un de l'autre.

Le premier, dit Polybe, suivant l'inclination qu'il avait pour les Carthaginois, leur fait honneur d'une sagesse, d'une prudence et d'un courage qui ne se démentent jamais, et représente les Romains d'une conduite tout opposée. Fabius, au contraire, donne toutes ces vertus aux Romains et les refuse toutes aux Carthaginois. Dans toute autre circonstance, une pareille disposition n'aurait peut-être rien que d'estimable. Il est d'un honnête homme d'aimer ses amis et sa patrie, de haïr ceux que ses amis haïssent, et d'aimer ceux qu'ils aiment. Mais ce caractère est incompatible avec le métier d'historien. On est obligé de louer ses ennemis, lorsque leurs actions sont vraiment louables, et de blâmer sans ménagement ses plus grands amis, lorsque leurs fautes le méritent. La vérité est à l'histoire ce que les yeux sont aux animaux. Si l’on arrache à ceux-ci les yeux, ils deviennent inutiles ; et si de l’histoire on ôte la vérité, elle n'est plus bonne à rien. Soit amis, soit ennemis, on ne doit à l'égard des uns et des autres que la justice... En un mot, il faut qu'un historien, sans aucun égard pour les auteurs des actions, ne forme son jugement que sur les actions mêmes. (I, II.)

Pour discerner avec sécurité la vérité de l'erreur, s'il y a lieu, dans l’histoire de la seconde guerre punique par Tite-Live, et pour ne pas nous égarer dans une entreprise si délicate, quels sont nos moyens de contrôle ? Outre l'histoire de Polybe, relatant les mêmes faits, et dont nous venons de constater l'autorité prépondérante à tous égards, nous avons encore ce qu'a dit d'Annibal Cornélius Nepos, l'honnête ami d'Atticus et de Cicéron, qui paraît s'être tenu sagement en dehors du monde des courtisans d'Auguste, et dont le livre dut être à la même époque entre les mains de tous les lettrés et de tous les politiques de la ville. Mais surtout, notre moyen de contrôle le plus sûr, c'est la connaissance aujourd'hui vulgaire du terrain de la vieille Gaule, de celui des Alpes et de celui de la Gaule cisalpine. Nous pouvons donc espérer que, grâce à tous ces moyens auxiliaires, nous parviendrons à distinguer nettement la vérité de l'erreur, dans les cas de contradiction entre nos deux historiens.

 

 

 



[1] Le jeune Drusus, dans la guerre de Rhétie et de Vindélicie. On sut qu'Auguste l'avait adopté, après avoir épousé sa mère, la fameuse Livie.