ANNIBAL EN GAULE

 

DEUXIÈME PARTIE. — EXPÉDITION D'ANNIBAL AU POINT DE VUE GÉOGRAPHIQUE ET MILITAIRE.

ITINÉRAIRE D'ANNIBAL : SA STRATÉGIE ; SA TACTIQUE DANS LES BATAILLES ; SA TACTIQUE POLITIQUE.

 

 

§ XIX. — Coup d'œil général sur la première bataille d'Annibal contre les Romains et sur les conséquences de sa stratégie en gagnant l'Italie.

 

Pour achever de démontrer notre thèse, il ne nous reste plus qu'à jeter un coup d'œil rapide et sommaire sur la bataille du Tésin et ses conséquences immédiates rapportées plus haut dans les textes cités.

Il importe d'abord de reconnaître avec toute certitude le lieu où fut livrée cette première bataille d'Annibal contre les Romains[1]. A ce sujet, nous devons signaler dans le récit de Polybe une contradiction, qui semblerait provenir encore de son désir de faire croire que Publius Scipion marcha contre Annibal résolument et avec diligence. Mais aujourd'hui que tout le monde connaît la géographie des plaines du Pô, rien n'est plus facile que de constater et de rectifier cette contradiction. En effet, il est dit tout d'abord que les deux armées s'avancèrent l'une contre l'autre le long du Tésin, les Romains ayant la rivière à leur gauche et les Carthaginois à leur droite, qu'ils marchèrent ainsi pendant deux jours et encore une partie du troisième, avant d'en venir aux mains. Par conséquent, l'armée romaine devait être alors parvenue sur un point de la rive gauche du Tésin situé à plus de deux journées de distance de son embouchure dans le Pô, c'est-à-dire qu'elle devait se trouver dans la région de Turbigo et de Magenta, où jadis comme aujourd'hui la route de Novaria à Mediolanum (de Novare à Milan) franchissait le Tésin. Or, de là, toute l'armée romaine, infanterie et cavalerie, eût-elle pu, comme il est dit ensuite dans le texte, aller passer le Pô le soir même de la bataille et avant la nuit en hiver ? Évidemment non, si grande qu'ait été sa vitesse de marche. La contradiction est donc manifeste, et il faut nécessairement opter entre les deux affirmations de l'auteur.

Mais le choix à faire ne saurait être douteux. Car le passage du Pô en toute hâte par l'armée romaine fut un fait considérable, notoire à cette époque, et en connexion stricte avec la bataille du Tésin elle-même ; Polybe ne pouvait donc se dispenser de l'indiquer dans son histoire de cette bataille. Tandis que, en alléguant une marche de Publius Scipion poussée directement contre Annibal pendant plus de deux journées consécutives, il donnait à l'attitude du consul son ami un aspect plus convenable ; et personne ne pouvait le contredire à une époque où la géographie exacte de ces contrées était généralement ignorée, comme nous le verrons dans Tite-Live.

Il faut donc nécessairement admettre que cette bataille fut livrée sur la rive gauche du Tésin, et qu'elle eut lieu à une petite distance de l'embouchure de cette rivière dans le Pô, c'est-à-dire aux environs de l'ancienne ville de Ticinum, appelée ensuite Papia, et en français Pavie. Par conséquent, la bataille elle-même, au lieu d'être vaguement indiquée sous le nom traditionnel de bataille du Tésin, pourrait être appelée avec plus d'exactitude bataille de Ticinum ou de Pavie : puisqu'elle eut lieu sur ce même terrain qui devint célèbre, dix-sept siècles plus tard, par une autre bataille désastreuse, où du moins un roi de France, en annonçant que tout était perdu, put ajouter fors l'honneur. Et déjà, au sujet de la première défaite sur ce terrain, notre auteur lui-même, comme on l'a vu, semblerait avoir désiré, trop désiré peut-être, que son ami le consul en pût dire autant.

Mais, en vérité, dans son propre récit, il n'est pas difficile d'apercevoir que la défaite de Publius Scipion fut certainement très-peu honorable : disons le mot, que ce fut une véritable fuite à outrance. Comment en douter lorsqu'on voit ce consul partir du champ de bataille avec toute son infanterie, sans qu'elle eût combattu, et se hâter de la faire passer sur l'autre rive, non du Tésin (où il avait ordonné qu'on jetât un pont, dit l'auteur), mais du Pô, où il avait fait jeter un pont de planches sur lequel passa l'armée, et en tète duquel il avait posté d'avance six cents hommes, pour favoriser sa retraite, dit Polybe ? Sa retraite, est-ce bien le nom qu'on doit donner à cette marche poussée avec tant de précipitation et de terreur, qu'on coupe ce pont avant que les six cents hommes qui étaient au bout pussent se retirer en deçà du fleuve, peut-être même avant que l'ennemi en fût proche : puisqu'au moment où Annibal y arriva, Publius était déjà loin sur l'autre rive ? Quel contraste en regard du général carthaginois, qui dit si nettement à ses troupes qu'elles n'ont plus rien à espérer que de leur courage et de la victoire !

Est-ce une retraite qui continue, lorsqu'on voit ensuite ce consul Publius, sous prétexte d'une conspiration éventuelle (qui, même réalisée, n'eût rien offert d'urgent à quelques heures près), décamper à trois heures du matin en hiver, pour aller se mettre plus fortement à couvert derrière la Trébie ? Est-ce toujours une simple retraite, cette marche dans laquelle, à l'arrivée des Numides qu'Annibal a mis à ses trousses dès le jour venu, et qui chargent son arrière-garde avant qu'elle ait passé la rivière, Publius Scipion leur abandonne cette arrière-garde tout entière, sans revenir à son secours, et la leur laisse tailler en pièces comme un troupeau, sous ses yeux, jusqu'à ce qu'enfin les Numides, sans doute las de tuer, fassent prisonniers ceux qui restent ?

Nous avons donc maintenant la preuve certaine que le consul Publius Scipion, à son retour des bords du Rhône pour venir attendre Annibal au débouché des Alpes, n'est réellement venu que jusqu'à Plaisance, ensuite à Pavie ; et qu'il l’a attendu là, derrière la ligne militaire du Tésin, c'est-à-dire à plus de cent cinquante kilomètres du débouché des monts par lequel Annibal arriva en Italie. Annibal, de son côté, serait venu sur ce premier champ de bataille à partir de Turin, d'abord par la route de Milan jusqu'au Tésin ; puis, le Tésin passé, il aurait tourné à droite, et serait descendu le long de la rivière pendant deux jours pour arriver en face du consul. Et après la bataille, l'armée romaine acculée au Pô, entre le Tésin et l'Adda, se serait jetée en toute hâte au-delà du fleuve.

Or nous avons vu plus haut que Publius a pu, même sans outrepasser dans sa marche la vitesse réglementaire des armées romaines, parvenir à Pavie dix-huit jours avant la prise de Turin par Annibal, ou six jours avant qu'Annibal débouchât des Alpes à Saint-Ambroise sur la Doire-Ripaire. Et comme il eût pu de Pavie, en cinq jours de marche, pousser jusqu'à Saint-Ambroise, on voit qu'il eût pu y parvenir la veille du jour, tout au moins le jour même où l'armée carthaginoise y arriva si tard, en si triste état. Et dès lors Publius eût pu barrer le chemin à Annibal au passage de la Chiusa : défilé étroit où passe le chemin du mont Cenis, immédiatement avant de déboucher à Saint-Ambroise, et où, mille ans après le passage d'Annibal, les Lombards barrèrent l'entrée de l’Italie à l’armée de Charlemagne, qui fut obligé d'aller les attaquer à revers, en franchissant la crête des montagnes latérales à une très-grande hauteur : ce que n'eût certainement pu faire Annibal dans les conditions où son armée se trouvait là. L'armée carthaginoise eût donc été perdue sans ressources.

Mais, pour cela, il eût fallu que le consul pût savoir, ou pût prévoir qu'Annibal déboucherait des Alpes par ce passage de la Chiusa ; et c'est précisément ce que la stratégie d'Annibal sur les rives du Rhône avait rendu non-seulement impossible à savoir, mais encore tout à fait improbable dans la pensée de qui que ce fût, comme nous l'avons démontré plus haut, et comme d'ailleurs Tite-Live nous en fournira la preuve positive.

Donc le consul Publius Scipion, dans son ignorance absolue du point où Annibal déboucherait en Italie, ne put que l'y attendre à une certaine distance des Alpes, et l'attendit de fait près de Plaisance, ainsi qu'on l'a vu. Là, pendant environ un mois que ses soldats y durent rester oisifs, et dans l'attente continuelle, fiévreuse, de voir à chaque instant paraître cette armée africaine, si rapide et si hardie dans sa marche qu'eux-mêmes, Romains, n'avaient pu arriver à temps pour l'apercevoir au passage du Rhône, d'où elle avait déjà décampé depuis trois jours vers les régions inconnues du milieu des terres européennes ; et qui pouvait d'un jour à l'autre déboucher des Alpes avec ses éléphants, ici, ou là, ou ailleurs ; ces soldats de Publius, disons-nous, durent bientôt avoir le cerveau plein d'hallucinations et de ces terreurs superstitieuses, dont aucun Romain n'était exempt à cette époque, même dans les temps calmes. Il ne faut donc point s'étonner que les soldats de Publius, si braves qu'ils pussent être dans les circonstances ordinaires, aient dans cette occasion lâché pied avec tant d'épouvante.

On comprend donc avec évidence ce résultat si remarquable de la stratégie d'Annibal en Gaule transalpine, le désarroi dans la défense qui se manifesta consécutivement en Italie lorsqu'il déboucha des Alpes, et qui dut être, sans parler de son immense supériorité militaire, un élément important de ses succès et de la terreur des Romains dans la seconde guerre punique.

Ainsi, en définitive, l'itinéraire d'Annibal à travers les peuples inconnus de la Gaule transalpine, son passage du Rhône, fleuve si impétueux, et sa traversée des Alpes par une voie si difficile, proclament bien haut la prévoyance et la prudence, en un mot, la sagesse de ce grand homme de guerre, encore plus que son habileté militaire et son audace.

Qu'est-ce donc qui a pu sauver Rome ? Trois choses, croyons-nous.

La première, ce fut que les alliés aborigènes du centre de l'Italie, trompés sans doute alors de même que huit ans auparavant, ne cessèrent de soutenir énergiquement les Romains durant toute cette guerre ; tandis que les alliés d'origine grecque, dont un certain nombre passèrent du côté d'Annibal, ne montrèrent aucune énergie.

La seconde, ce fut qu'Annibal, calomnié à Carthage par un parti politique qui lui faisait de l'opposition et que son absence rendait puissant, ne reçut de sa patrie aucun renfort, et ne fut guère soutenu que par les Gaulois cisalpins et les Ligures, durant seize années qu'il se maintint au cœur de l'Italie contre toutes les forces de Rome.

La troisième, ce fut la fermeté, l'habileté et l’activité politique du sénat : ce fut que le gouvernement national des Romains, en vertu de sa constitution propre, montra une énergie sans égale et fit des efforts incroyables, jusqu'à mettre sur pied dans une même année dix-huit légions. Voici du reste ce qu'en dit Polybe, à l'occasion de la bataille de Cannes :

A peine avait-on appris à Rome la défaite de Cannes, qu'on y reçut la nouvelle que le préteur envoyé dans la Gaule cisalpine y était malheureusement tombé dans une embuscade, et que son armée y avait été toute taillée en pièces par les Gaulois[2].

Tous ces coups n'empêchèrent pas le sénat de prendre toutes les mesures possibles pour sauver l’État. Il releva le courage du peuple, il pourvut à la sûreté de la ville, il délibéra dans la conjoncture présente avec courage et avec fermeté. La suite le fit bien connaître. Quoique alors il fût notoire que les Romains étaient vaincus et obligés de renoncer à la gloire des armes, cependant la forme même du gouvernement, et les sages conseils du sénat, non-seulement les ont remis en possession de l’Italie par la défaite des Carthaginois, mais leur ont encore en peu de temps assujetti toute la terre. C'est pourquoi, lorsque après avoir rapporté dans ce livre-ci toutes les guerres qui se sont faites en Espagne et en Italie pendant la cent-quarantième olympiade, et dans le suivant, tout ce qui s'est passé en Grèce pendant la même olympiade, nous serons venus à notre temps, nous ferons alors un livre exprès sur la forme du gouvernement romain. C'est un devoir dont je ne puis me dispenser sans ôter à l'histoire une des parties qui lui convient le plus. Mais j'y suis encore porté par l'utilité qu'en tireront les personnes constituées en autorité, ou pour réformer des États déjà établis, ou pour en établir de nouveaux. (III, XXIV.)

On le voit, dans l'opinion de Polybe, le gouvernement de la république romaine aurait été un gouvernement modèle, qui fut capable de tenir en échec la puissance militaire d'Annibal, et auquel les Romains durent leur salut. L'examen de ce gouvernement serait donc intéressant et bien placé ici ; mais il nous a paru plus convenable de le reporter à la fin de notre travail sur la guerre de Gaule transalpine qui fut dirigée par Jules César ; vu que, selon nous, le renversement de ce gouvernement national des Romains, pour y substituer le gouvernement personnel des Césars, fut le but prémédité et la conséquence immédiate de cette dernière guerre de Gaule.

Voici enfin, pour terminer, ce que Polybe dit d'Annibal lui-même : — Si l’on demande qui était l'auteur et comme l'âme de toutes les affaires qui se passaient alors à Rome et à Carthage, c'était Annibal. Il faisait tout en Italie par lui-même, et en Espagne par Asdrubal son aîné, et ensuite par Magon. Ce furent ces deux capitaines qui défirent en Espagne les généraux romains. C'est sous ses ordres qu'agirent dans la Sicile, d'abord Hippocrate, et après lui l'Africain Mytton. C'est lui qui souleva l'Illyrie et la Grèce, et qui fit avec Philippe un traité d'alliance pour effrayer les Romains et distraire leurs forces. Grands Dieux ! qu'un homme, qu'une âme est grande et digne d'admiration, lorsque la nature la rend propre à exécuter tout ce qu'il lui plaît d'entreprendre ![3]

 

 

 



[1] Sur ce point, comme sur l'itinéraire d'Annibal à travers les Alpes, etc., nous sommes en désaccord avec notre célèbre géographe d'Anville, qui place la bataille du Tésin sur la rive droite de cette rivière. Et lorsqu'il nous est arrivé de nous écarter de son opinion, nous avons eu soin d'en constater nos motifs dans le texte de Polybe, comme on l'a vu précédemment.

[2] Sans doute dans la bataille de la forêt Litana.

[3] Exemples de vertus et de vices, X.