ANNIBAL EN GAULE

 

DEUXIÈME PARTIE. — EXPÉDITION D'ANNIBAL AU POINT DE VUE GÉOGRAPHIQUE ET MILITAIRE.

ITINÉRAIRE D'ANNIBAL : SA STRATÉGIE ; SA TACTIQUE DANS LES BATAILLES ; SA TACTIQUE POLITIQUE.

 

 

§ XVIII. — Les armées ennemies s'approchent l'une de l'autre. Bataille du Tésin. Bataille de la Trébie.

 

Cependant Annibal et Publius s'approchaient l'un de l'autre, et tous deux animaient leurs troupes par les plus puissants motifs que la conjoncture présente leur offrait.

Enfin, voilà Annibal et Publius qui s'approchent pour combattre. C'est de Turin sans doute qu'Annibal s'est mis en marche, car, depuis que l'auteur a parlé de la prise de cette ville, il n'a point dit qu'Annibal l'eût quittée. Quant à Publius, rien encore ne nous indique de quel endroit de ces immenses plaines du Pô il arrive ainsi vers Annibal. Et nous ne savons pas mieux où et à quelle distance réciproque Annibal et lui s'y trouvent actuellement et animent leurs troupes, chacun de la manière qu'il juge la meilleure pour les disposer à combattre vaillamment.

Voici la manière dont Annibal s'y prit. Il assembla son armée, et fit amener devant elle tout ce qu’il avait fait de jeunes prisonniers sur les peuples qui l’avaient incommode dans le passage des Alpes. Pour les rendre propres au dessein qu'il s'était proposé, il les avait chargés de chaînes, leur avait fait souffrir la faim, avait donné ordre qu'on les meurtrît de coups. Dans cet état, il leur présenta les armes que les Gaulois prennent lorsqu'ils se disposent à un combat singulier. Il fit mettre aussi devant eux des chevaux et des saies très-riches, et ensuite il leur demanda qui d'entre eux voulaient se battre l'un contre l'autre à ces conditions, que le vainqueur emporterait pour prix de sa victoire les dépouilles qu'ils voyaient, et que le vaincu serait délivré par la mort des maux qu'il avait à souffrir. Tous ayant élevé la voix et demandé à combattre, il ordonna qu'on tirât au sort, et que ceux sur qui le sort tomberait entrassent en lice. A cet ordre, les jeunes prisonniers lèvent les mains au ciel, et conjurent les Dieux de les mettre au nombre des combattants. Quand le sort se fut déclaré, autant ceux qui devaient se battre eurent de joie, autant les autres furent consternés. Après le combat, ceux des prisonniers qui n'en avaient été que spectateurs félicitaient tout autant le vaincu que le vainqueur, parce qu'au moins la mort avait mis fin aux peines qu'ils étaient contraints de souffrir. Ce spectacle fit aussi la même impression sur les Carthaginois, qui, comparant l'état du mort avec les maux de ceux qui restaient, portaient compassion à ceux-ci et croyaient l'autre fort heureux.

Annibal, ayant par cet exemple mis son armée dans la disposition où il la souhaitait, s'avança au milieu de l'assemblée, et dit qu'il leur avait donné ce spectacle, afin qu'ayant vu dans ces infortunés prisonniers l’état où ils étaient eux-mêmes réduits, ils jugeassent mieux de ce qu'ils avaient à faire dans les conjonctures présentes ; que la fortune leur proposait à peu près un même combat à soutenir, et les mêmes prix à remporter ; qu'il fallait ou vaincre, ou mourir, ou vivre misérablement sous le joug des Romains : que, victorieux, ils emporteraient pour prix, non des chevaux et des saies, mais toutes les richesses de la république romaine, c'est-à-dire tout ce qui était le plus capable de les rendre les plus heureux des hommes ; qu'en mourant au lit d'honneur, le pis qui leur pouvait arriver serait de passer, sans avoir rien souffert, de la vie à la mort, en combattant pour la plus belle de toutes les conquêtes ; mais que, si l'amour de la vie leur faisait montrer le dos à l'ennemi, ou commettre quelque autre lâcheté, il n'y avait pas de maux et de peines auxquels ils ne dussent s'attendre ; qu'il n'était personne parmi eux, qui, se rappelant le chemin qu'il avait fait depuis Carthage la Neuve, les combats où il s'était trouvé dans la route, et les fleuves qu'il avait passés, fût assez stupide pour espérer qu'en fuyant il reverrait sa patrie ; qu'il fallait donc renoncer entièrement à cette espérance, et entrer pour eux-mêmes dans les sentiments où ils étaient tout à l'heure à l'égard des prisonniers ; que, comme ils félicitaient également le vainqueur et celui qui était mort les armes à la main, et portaient compassion à celui qui vivait après sa défaite, de même il fallait qu’en combattant, leur premier objet fût de vaincre, et, s'ils ne pouvaient pas vaincre, de mourir glorieusement sans aucun retour sur la vie ; que, s’ils venaient aux mains dans cet esprit, il leur répondait de la victoire et de la vie ; que jamais armée n'avait manqué d'être victorieuse, lorsque par choix ou par nécessité elle avait pris ce parti ; et qu'au contraire des troupes qui, comme les Romains, étaient proches de leur patrie, et avaient, en fuyant, une retraite sûre, ne pouvaient pas ne point succomber sous l'effort de gens qui n'espéraient rien que de la victoire.

Le spectacle et la harangue firent tout l'effet qu'Annibal avait en vue. On vit le courage renaître dans le cœur du soldat. Le général, après avoir loué ses troupes de leurs bonnes dispositions, congédia l'assemblée, et donna ordre qu'on se tint prêt à marcher le lendemain. (III, XII.)

On le voit, Annibal met avec fermeté sous les yeux de ses soldats le spectacle d'hommes combattant dans une situation pareille à la leur, dans les conditions où ils se trouvent amenés en Italie ; et, après avoir ainsi démontré clairement à tous qu'il ne leur reste plus d'espoir que dans la victoire, il se contente d'ajouter que, s'ils en viennent aux mains dans cette conviction, la victoire leur est assurée et toutes les richesses de Rome et de l'Italie sont à eux. Effectivement, ce généreux guerrier, si dévoué à sa patrie, pouvait-il faire appel à ce noble sentiment de la patrie chez des soldats tirés de tant de nations différentes ? Aussi leur parle-t-il déjà de la gloire, qui s'accommode de tout acte de courage militaire et de toutes sortes de guerres.

Remarquons bien qu'Annibal ici, non-seulement relève le courage de son armée, mais encore y fait entrer avec enthousiasme tous les jeunes prisonniers, Allobroges ou autres Gaulois, tombés entre ses mains dans les combats livrés au passage des Alpes.

Publius s'était déjà avancé au-delà du Pô, et, pour passer le Tésin, il avait ordonné que l'on y jetât un pont. Mais, avant d'aller plus loin, les troupes assemblées, il fit sa harangue. (III, XIII.)

Comme l'auteur vient de dire plus haut (p. 269) que Publius avait déjà passé le Pô avec son armée, sans doute ici il veut ajouter que le consul s'était déjà avancé par-delà le Pô jusqu'au Tésin (Ticinus), rivière qu'il se proposait de passer ; car il avait ordonné qu'on y jetât un pont. Mais remarquons bien que Publius ne passe pas actuellement le Tésin ; nous verrons même qu'il ne le passera point du tout dans la suite, et qu'il ne sera plus question de ce pont sur le Tésin. On est donc autorisé à induire ici que ce membre de phrase où le consul ordonne de jeter un pont sur le Tésin, a été placé là par l'auteur, son ami, pour bien montrer que Publius va attaquer Annibal ; d'autant plus qu'il ajoute ces mots : Mais, avant d'aller plus loin, les troupes assemblées, il fait sa harangue. Nous aurons soin de regarder où il se dirigera ensuite.

Constatons d'abord ici qu'enfin nous apprenons, pour la première fois, où se trouve ce consul, qui est censé depuis si longtemps accourir avec ses légions, pour combattre Annibal à son débouché des Alpes en Italie. Nous savons donc maintenant où est Publius, sinon en quel lieu précis, du moins assez approximativement. Il est sur la ligne militaire du Tésin, entre le lac Verbanus (lac Majeur) et le Pô ; ligne militaire souvent mentionnée depuis dans l'histoire des guerres d'Italie.

Lisons la harangue que Publius adressa aux soldats sur les bords du Tésin, avant de s'y trouver en face du guerrier carthaginois, qui va bientôt survenir.

Il s'étendit d'abord beaucoup sur la grandeur et la majesté de l'empire romain, et sur les exploits de leurs ancêtres : venant ensuite au sujet pour lequel il avait pris les armes, il dit que, quand même jusqu'à ce jour ils n'auraient jamais essayé leurs forces contre personne, maintenant qu’ils savaient que c'était aux Carthaginois qu'ils avaient affaire, dès lors, ils devaient compter sur la victoire : que c'était une chose indigne qu'un peuple vaincu tant de fois par les Romains, contraint de leur payer un tribut servile, et depuis si longtemps assujetti à leur domination, osât se révolter contre ses maîtres. Mais, à présent, ajouta-t-il, que nous avons éprouvé qu'il n'ose, pour ainsi dire, nous regarder en face, quelle idée, si nous pensons juste, devons-nous avoir des suites de cette guerre ? La première tentative de la cavalerie numide contre la nôtre lui a fort mal réussi. Elle y a perdu une grande partie de son monde, et le reste s'est enfui honteusement jusqu'à son camp. Le général et toute son armée n'ont pas été plus tôt avertis que nous étions proches, qu’ils se sont retirés, et ils l'ont fait de façon que c'était autant une fuite qu'une retraite. C'est par crainte et contre leur dessein qu'ils ont pris la route des Alpes. Annibal est dans l'Italie, mais la plus grande partie de son armée est enterrée dans les Alpes, et ce qui s'en est échappé est dans un état à n'en pouvoir attendre aucun service. La plupart des chevaux ont succombé à la longueur et aux fatigues de la marche, et le peu qu'il en reste ne peut être d'aucun usage. Pour vaincre de tels ennemis, vous n'aurez qu'à vous montrer. Et pensez-vous que j'eusse quitté ma flotte, que j'eusse abandonné les affaires d'Espagne, où j'avais été envoyé, et que je fusse accouru à vous avec tant de diligence et d'ardeur, si de bonnes raisons ne m'eussent persuadé et que le salut de la république dépendait du combat que nous allons livrer, et que la victoire était sûre ?

Ce discours, soutenu de l'autorité de celui qui le prononçait, et qui d'ailleurs ne contenait rien que de vrai, fit naître dans tous les soldats un ardent désir de combattre. Le consul, ayant témoigné combien cette ardeur lui faisait de plaisir, congédia l'assemblée, et avertit qu'on se tint prêt à marcher au premier ordre. (III, XIII.)

Il est clair que cette harangue se ressent de la gêne où s'est trouvé notre auteur pour la composer, de manière à être à la fois d'accord et avec l'aspect sous lequel il désirait présenter Publius Scipion, et avec son attitude véritable telle que les faits la démontraient. Quelle différence avec la simplicité, la fermeté et la grandeur de celle que ces mêmes faits lui ont permis de placer dans la bouche d'Annibal ! Dans la harangue de Publius Scipion, tout n'est que faux éclat, phrases habilement tournées et vanteries pitoyables. Aussi, comme il arrive toujours en pareil cas, les faits qui vont suivre lui donneront-ils immédiatement un éclatant démenti sur presque tous les points que nous avons soulignés dans le texte. Ils démontreront en particulier et avec évidence que la cavalerie d'Annibal, si diminuée qu'elle fût, pouvait encore lui être de quelque usage. Suivons donc le récit jusqu'à la fin de ce qui concerne la bataille qui va se livrer, pour en finir sur ce point.

Le lendemain les deux armées s'avancèrent l'une contre l'autre le long du Tésin, du côté qui regarde les Alpes, les Romains ayant le fleuve à leur gauche, et les Carthaginois à leur droite. Au second jour, les fourrageurs ayant donné avis que l'ennemi était proche, on campa chacun dans l'endroit où il était. Au troisième, Publius avec sa cavalerie soutenue des armés à la légère, et Annibal avec sa cavalerie seule, marchèrent chacun de son côté dans la plaine, pour reconnaître les forces l’un de l'autre. Quand on vit à la poussière qui s'élevait que l'on n'était pas loin, on se mit en bataille. Publius fait marcher devant les archers avec la cavalerie gauloise, forme son front du reste de ses troupes, et avance au petit pas. Annibal lui vient au devant, ayant au centre l'élite de la cavalerie à frein, et la numide sur les deux ailes pour envelopper l’ennemi.

Les chefs de la cavalerie ne demandant qu'à combattre, on commence à charger. Au premier choc, les armés à la légère eurent à peine lancé leurs premiers traits, qu'épouvantés par la cavalerie carthaginoise qui venait sur eux, et craignant d'être foulés aux pieds des chevaux, ils plièrent et s'enfuirent par les intervalles qui séparaient les escadrons. Les deux corps de bataille s'avancent ensuite, et en viennent aux mains. Le combat se soutient longtemps à forces égales. De part et d'autre beaucoup de cavaliers mettent pied à terre, de sorte que l'action fut d'infanterie comme de cavalerie. Pendant ce temps-là les Numides enveloppent, et fondent par derrière sur ces gens de trait qui d'abord avaient échappe à la cavalerie, et les écrasent sous les pieds de leurs chevaux. Ils tombent ensuite sur les derrières du centre des Romains, et le mettent en fuite. Les Romains perdirent beaucoup de monde dans ce combat, la perte fut encore plus grande du côté des Carthaginois[1]. Une partie des Romains s'enfuit à vauderoute (à la débandade), le reste se rallia auprès du consul.

Publius décampe aussitôt, traverse les plaines et se hâte d'arriver au pont du Pô, et de le faire passer à son armée, ne se croyant pas en sûreté, blessé dangereusement comme il l'était, dans un pays plat et au voisinage d'un ennemi qui lui était beaucoup supérieur en cavalerie. Annibal attendit quelque temps que Publius mit en œuvre son infanterie : mais, voyant qu'il sortait de ses retranchements, il le suivit jusqu'au pont du Pô. Il ne put aller plus loin : le consul, après avoir passé sur le pont, en avait fait enlever la plupart des planches. Il prit prisonniers environ six cents hommes, que le Romain avait postés à la tête du pont pour favoriser sa retraite, et, sur le rapport qu'ils lui firent que Publius était déjà loin, il rebroussa chemin le long du fleuve, pour trouver un endroit où il pût aisément jeter un pont.

Après deux jours de marche, il fît faire un pont de bateaux, et ordonna à Asdrubal de passer avec l'armée. Il passa lui-même ensuite, et donna audience aux ambassadeurs qui lui étaient venus des lieux voisins. Car, aussitôt après la journée du Tésin, tous les Gaulois du voisinage, suivant leur premier projet, s'empressèrent à l’envi de se joindre à lui, de le fournir de munitions, de grossir son armée. Tous ces ambassadeurs furent reçus avec beaucoup de politesse et d'amitié.

Quand l'armée eut traversé le Pô, Annibal, au lieu de le remonter, comme il avait fait auparavant, le descendit dans le dessein d'atteindre l’ennemi. Car Publius avait aussi passé ce fleuve, et, s'étant retranché auprès de Plaisance, qui est une colonie des Romains, il se faisait là panser lui et les autres blessés, sans aucune inquiétude pour ses troupes, qu'il croyait avoir mises à couvert de toute insulte. Cependant Annibal, au bout de deux jours de marche depuis le Pô, arriva aux ennemis, et le troisième il rangea son armée en bataille sous leurs yeux. Personne ne se présentant, il se retrancha à environ cinquante stades (9 kilomètres) des Romains. (III, XIII.)

Comment ne pas reconnaître, à tant d'indices manifestes, à tant de signes positifs, que l'armée romaine tout entière a pris la fuite à la bataille du Tésin ?

Alors les Gaulois qui s’étaient joints à Annibal, voyant les affaires des Carthaginois sur un bon pied, complotèrent ensemble de tomber sur les Romains, et, restant dans leurs tentes, épiaient le moment de les attaquer, Après avoir soupe, ils se retirèrent dans leurs retranchements, et s'y reposèrent la plus grande partie de la nuit. Mais à la petite pointe du jour ils sortirent au nombre de deux mille hommes de pied et d'environ deux cents chevaux, tous biens armés, et fondirent sur les Romains qui étaient les plus proches du camp. Ils en tuèrent un grand nombre, en blessèrent aussi beaucoup, et apportèrent les têtes de ceux qui étaient morts au général carthaginois. (III, XIII.)

Doit-on bien ajouter foi à ce trait du récit ? Un tel acte de sauvagerie serait unique, croyons-nous, dans l'histoire de ces Gaulois cisalpins. Et si ces Gaulois, qui s'étaient joints à Annibal, dit le texte, allèrent hardiment attaquer les avant-postes de Scipion, qui se croyait à l'abri de toute attaque, en quoi cela constituerait-il un complot ? N'étaient-ce pas des soldats de l’armée d'Annibal ? On est donc induit à ne voir dans tout cela qu'un petit moyen imaginé par l'auteur, pour tâcher de motiver ci-après un départ nocturne de Scipion, qui paraîtra néanmoins exécuté sous l'impulsion de la terreur.

Annibal reçut ce présent avec reconnaissance ; il les exhorta à continuer de se signaler, leur promit des récompenses proportionnées à leurs services, et les renvoya dans leurs villes, pour publier parmi leurs concitoyens les avantages qu'il avait jusqu'ici remportés, et pour les porter à faire alliance avec lui. Il n'était pas besoin de les y exhorter. Après l'insulte que ceux-ci venaient de faire aux Romains, il fallait que les autres, bon gré mal gré, se rangeassent du parti d'Annibal. Ils vinrent en effet s'y ranger, amenant avec eux les Boïens, qui lui livrèrent les trois Romains que la République avait envoyés pour faire le partage des terres, et qu'ils avaient arrêtés contre la foi des traités, comme je l'ai rapporté plus haut. Le Carthaginois fut fort sensible à leur bonne volonté, il leur donna des assurances de l'alliance qu'il faisait avec eux, et leur rendit les trois Romains, qu'il les avertit de tenir sous bonne garde, pour retirer de Rome par leur moyen les otages qu'ils y avaient envoyés, selon ce qu'ils avaient d'abord projeté. (III, XIII.)

Cette trahison des deux mille Gaulois donna de grandes inquiétudes à Publius, qui craignait avec raison que ces peuples, déjà indisposés contre les Romains, n'en prissent occasion de se déclarer tous en faveur du Carthaginois. Pour aller au-devant de cette conspiration, vers les trois heures après minuit il lève son camp, et s’avance vers la Trébie (la Trebia) et les hauteurs qui en sont proches, comptant que, dans un poste si avantageux et au milieu de ses alliés, on n'aurait pas l'audace de venir l'attaquer[2]. Sur l'avis que le consul était décampé, Annibal lui mit en queue la cavalerie numide, laquelle il fit suivre peu après par l'autre, qu'il suivait lui-même avec toute l'armée. Les Numides entrèrent dans le camp des Romains, et, le trouvant désert et abandonné, ils y mirent le feu. Ce fut un bonheur pour l'armée romaine, car si les Numides, sans perdre de temps, l'eussent poursuivie et eussent atteint les bagages en plaine comme ils étaient, ils auraient fort incommodé les Romains. Mais, lorsqu'ils les joignirent, la plupart avaient déjà passé la Trébie. Il ne restait plus que l’arrière-garde, dont ils tuèrent une partie, et prirent le reste prisonnier. (III, XIV.)

II est certain maintenant que le véritable motif du départ nocturne des Romains, c'était de passer la Trébie avant qu'Annibal pût les atteindre. Ce départ nocturne explique aussi tout naturellement l'attaque tardive des Numides, lancés trop tard à la poursuite de l'ennemi. Car qu’eussent-ils pu brûler sur l’emplacement du camp des Romains ? Et dans quel intérêt y eussent-ils mis le feu ?

Publius passa la rivière et mit son camp auprès des hauteurs. Il se fortifia d'un fossé et d'un retranchement, et, en attendant les troupes que Sempronius lui amenait[3], il prit grand soin de sa plaie, pour être en état de combattre, si l'occasion s'en présentait. Cependant Annibal s'approche et campe à quarante stades (7 kilomètres) du consul.

Là les Gaulois qui habitaient dans ces plaines, partageant avec les Carthaginois les mêmes espérances, leur apportèrent vivres et munitions en abondance, prêts eux-mêmes à entrer de leur part dans tous les travaux et tous les périls de cette guerre. (III, XIV.)

Voilà donc l'alliance des Gaulois avec Annibal mise complètement à exécution ; et désormais la guerre va se poursuivre, d'un côté, par les Carthaginois et les Gaulois, réunis sous les ordres de ce général, de l'autre côté, par les Romains et leurs alliés, réunis sous les ordres des consuls : sauf ceux de ces alliés qu'Annibal parviendra à détacher de l’alliance romaine, et a faire passer de son côté. L'expédition d'Annibal fut donc bien, comme nous l'avons dit, une guerre autant gauloise que carthaginoise.

Voilà même déjà les deux armées ennemies en présence sur le terrain où va se livrer la grande bataille de la Trébie, dès que l'autre consul sera arrivé. Elle fut livrée en plein hiver, et eut lieu sur la rive gauche de cette rivière, à une certaine distance du Pô. Annibal, suivant sa tactique et par une habile manœuvre, attira en-deçà de cette rivière, sur le terrain qu'il avait choisi d'avance, les armées romaines réunies au nombre de trente-six mille hommes d'infanterie et quatre mille de cavalerie ; puis, là, il trouva moyen de les envelopper et de les tailler en pièces, bien qu'il n'eût que vingt mille hommes d'infanterie et dix mille de cavalerie (dont six à sept mille cavaliers gaulois qui s'étaient joints à lui). Le courage et le sang-froid sauvèrent de ce désastre dix mille hommes de l'armée romaine, lesquels, en bon ordre et combattant vaillamment, se firent jour à travers les Gaulois et les Africains, pour gagner sur leur droite la route de Plaisance qui longe le Pô, par laquelle ils repassèrent la Trébie et se retirèrent dans cette place. La victoire des Carthaginois fut complète et leur perte peu considérable, dit Polybe. Quelques Espagnols seulement et quelques Africains restèrent sur le champ de bataille ; ce furent les Gaulois qui perdirent le plus des leurs. Ce qui induit à penser que ces derniers prirent une part importante à cette rude bataille. (III, XV.)

Ensuite Annibal mit son armée en quartiers d'hiver, pour le reste de la saison, dans la Gaule cisalpine. — , dit Polybe, il retenait dans les prisons les prisonniers romains qu'il avait faits dans la dernière bataille, et leur donnait à peine le nécessaire ; au lieu qu'il usait de toute la douceur possible à V égard de ceux qu'il avait pris sur les alliés. Il les assembla un jour, et leur dit : que ce n'était pas pour leur faire la guerre qu'il était venu, niais pour prendre leur défense contre les Romains : qu'il fallait donc, s'ils entendaient leurs intérêts, qu'ils embrassassent son parti ; puisqu'il n'avait passé les Alpes que pour remettre les Italiens en liberté, et les aider à rentrer dans les villes et dans les terres d'où les Romains les avaient chassés. Après ce discours, il les renvoya sans rançon dans leur patrie. — C'était une ruse, ajoute Polybe, pour détacher des Romains les peuples d'Italie, pour les porter à s'unir avec lui et soulever en sa faveur tous ceux dont les villes ou les ports étaient soumis à la domination romaine. (III, XVI.)

Pouvait-on rencontrer dans Polybe une confirmation plus précise et plus complète de l'opinion que nous avons formulée dans la première partie de ce travail, concernant le but politique de l’expédition d'Annibal en Italie ? Quant à la remarque ajoutée par notre auteur, que c'était là une ruse, on peut répondre, non-seulement que c'était là une ruse honnête, mais encore que lui-même Polybe a apprécié tout différemment un moyen identique, employé en Espagne contre les Carthaginois par Scipion l’Africain : car il a, au contraire, comblé de louanges ce consul à ce même sujet. (X, VI.) Si grande est l'influence des sentiments personnels, même chez les plus honnêtes historiens !

Nous voici parvenu au terme de notre programme dans cette deuxième partie de notre travail. Car Annibal, dès le printemps venu, va sortir de la Gaule, en franchissant les Apennins au sud de Mutina (Modène) et de Bononia (Bologne), pour entrer par Fesulæ (Fésules, près de Florence) chez les alliés de Rome placés au centre de l’Italie. De Fésules, le redoutable Carthaginois passera l’Arnus (l'Arno), traversera dans une grande partie de leur longueur les marais de Clusium (aujourd'hui canalisés), qui régnaient jadis entre l'Arno et le Tibre, à l'ouest et proche d’Arretium (Arezzo) et de Cortona (Cortone) ; il en sortira le quatrième jour entre cette dernière ville et le lac de Trasimène, qu'il tournera du côté nord-est. Là, par les plus fines manœuvres, il attirera à sa suite dans un défilé de montagnes l'armée romaine, qui se trouvait à Arretium sous le commandement du consul Flaminius, l'y enveloppera et l'y taillera en pièces, avec ce consul lui-même. Puis, quittant la route de Rome pour se diriger par Perusia (Pérouse) et Spoletium (Spolète), il gagnera la côte de l’Adriatique auprès de la ville d'Adria dans le Picenum ; et après que son armée s'y sera reposée et restaurée, il passera au-delà de Rome dans le midi de l’Italie, parmi les populations d'origine grecque, pour tâcher de les faire entrer dans l'alliance générale contre les Romains, et où nous le reverrons à l'occasion de la critique du récit de Tite-Live, troisième et dernière partie de notre travail.

Mais, avant de passer à cette troisième partie, jetons un dernier coup d'œil sur la reprise de cette deuxième guerre punique en Gaule cisalpine, et sur les conséquences de la stratégie d'Annibal en Gaule transalpine.

 

 

 



[1] On ne comprend guère comment la perte a pu être plus grande du côté du vainqueur que du côté du vaincu mis en déroute. D'autant qu'on va voir le consul décamper à l'instant avec toute son infanterie, qui était restée dans son camp, et se jeter au-delà du Pô avec toutes les apparences d'une fuite.

[2] Voilà encore les mots trahison, conspiration, placés là évidemment pour donner le change sur le véritable motif de ce brusque départ de Publius Scipion, à trois heures du matin en hiver : départ dont le but patent, d'après la suite du récit, était d'échapper à une attaque d'Annibal dans la première position qu'il avait prise, lui Scipion, et d'aller, à la faveur de la nuit, occuper une position plus forte. Il semblerait vraiment que la terreur continue d'agiter l'armée romaine.

[3] Nous avons vu que Publius Scipion avait déjà deux armées romaines réunies sous ses ordres : en voici une troisième qui vient en renfort.