ANNIBAL EN GAULE

 

DEUXIÈME PARTIE. — EXPÉDITION D'ANNIBAL AU POINT DE VUE GÉOGRAPHIQUE ET MILITAIRE.

ITINÉRAIRE D'ANNIBAL : SA STRATÉGIE ; SA TACTIQUE DANS LES BATAILLES ; SA TACTIQUE POLITIQUE.

 

 

§ XVII. — Le consul Scipion devancé encore par Annibal dans la Gaule cisalpine. Prise de Turin. Épouvante à Rome.

 

Voilà donc Annibal qui débouche des Alpes en Gaule cisalpine. Mais où est le consul Publius Scipion, que nous avons vu plus haut partir de l'embouchure du Rhône avec tant de précipitation, pour arriver aux Alpes avant Annibal ?

Polybe répond : Du côté des Romains, Publius Scipion, qui, comme nous l'avons dit plus haut, avait envoyé en Espagne Cneius son frère, et lui avait recommandé de tout tenter pour en chasser Asdrubal ; Scipion, dis-je, débarqua au port de Pises avec quelques troupes, dont il augmenta le nombre en passant par la Tyrrhénie, où il prit les légions qui, sous le commandement des préteurs, avaient été envoyées là pour faire la guerre aux Boïens. Avec cette armée, il vint ainsi camper dans les plaines du Pô, pressé d'en venir aux mains avec le général carthaginois.

Mais laissons pour un moment ces deux chefs d’armée en Italie, où nous les avons amenés, et, avant que d'entamer le récit des combats qu'ils se sont donnés, justifions en peu de mots le silence que nous avons gardé jusqu'ici sur certaines choses qui conviennent à l’histoire... (III, XI.)

Puis l'auteur se jette ici dans une longue digression qui n'a plus aucun rapport avec le récit de cette guerre, sauf de nous apprendre aux dernières lignes qu'il a voyagé dans les Gaules : ce que nous avons déjà eu l'occasion de mentionner plus haut.

Pour quelle raison tant de détails inutiles, interposés là ? Voici à ce sujet notre opinion particulière, qui se fonde et sur les tendances personnelles de l’auteur, et sur la suite du récit, mais que nous croyons devoir indiquer d'avance, afin qu'on en puisse juger d'une manière complète. C'est que Polybe, si honnête, si excellent historien qu'il soit, paraîtrait néanmoins avoir conservé un peu de partialité en faveur de Publius Scipion et des troupes commandées par ce consul. Il a eu du moins en cela un motif louable, son attachement aux Scipions, à qui il devait la grande considération dont il jouissait dans le monde de Rome. Nous croyons donc que Polybe n'aurait pas voulu mettre ici en pleine lumière l'attitude respective des deux armées, à cette reprise de la seconde guerre punique au sein de l'Italie, après avoir débuté en Gaule transalpine comme on l’a vu ; et que la digression où il se jette ici aurait pour but de distraire le lecteur, afin qu'il ne prête pas une attention trop soutenue à l'attitude et aux mouvements de Publius Scipion, dans les conditions qui sont résultées pour lui consécutivement en Italie, de la stratégie d'Annibal en Gaule transalpine sur les rives du Rhône. Si, par exemple, Polybe eût dit succinctement en indiquant les lieux : Annibal déboucha des Alpes tout près de Turin : le consul Publius se trouvait du côté de Plaisance ou de Pavie 150 kilomètres de Turin et de tous les débouchés des Alpes) : Annibal, aussitôt son armée restaurée, marcha à lui et le rejeta au-delà du Pô, etc. ; quel rôle eût joué le consul Publius Scipion ? Et cependant tel est, croyons-nous, le fond du récit qu'on va lire. Il importe donc que notre lecteur en juge lui-même avec attention, s'il veut apprécier complètement les résultats ultérieurs de la stratégie étonnante d'Annibal en Gaule transalpine.

Rappelons tout d'abord un fait précédent, et la géographie nous éclairera, comme toujours. Dans la Gaule cispadane et non loin de Parme du côté de Modène, sur la grande route presque parallèle au Pô, se trouvait un bourg fortifié appelé Tanès ou Tanetum (aujourd'hui Taneto). C'est là que nous avons vu plus haut se réfugier une armée romaine commandée par le préteur Lucius Manlius, et qui avait été mise en fuite par les Boïens. On envoya de Rome à son secours une seconde armée sous le commandement d'un second préteur. Celle-ci avait d'abord été levée par le consul Publius Scipion pour marcher contre Annibal, mais on l'envoya d'urgence contre les Boïens ; et Scipion en leva une autre qu'il emmena contre Annibal. Ces deux armées étaient sans doute pareilles.

Or maintenant, si l'on pèse avec attention les passages que nous avons soulignés dans le texte, il n'est pas bien difficile d'entrevoir que Publius en Italie s'est trouvé dans une incertitude extrême à tous égards, et peut-être même encore sous le coup des appréhensions qu'avait dû lui inspirer en Gaule transalpine la stratégie d'Annibal. En effet, il débarque à Pises avec quelques troupes, dit l'auteur (car Publius avait envoyé en Espagne, sous le commandement de son frère, une partie de l'armée avec laquelle il s'était porté jusqu'au point de passage du Rhône par Annibal, pour l'y attaquer) ; puis il augmente le nombre de ces troupes en passant par la Tyrrhénie (en lève-t-il là de nouvelles ?), où il prend les légions qui, sous le commandement des préteurs, avaient été envoyées là pour faire la guerre aux Boïens. Ainsi, tout au moins Publius prend avec lui les deux armées des deux préteurs, dont l'une était pareille à celle qu'il avait eue précédemment sur les rives du Rhône, et dont l'autre était à la vérité affaiblie par une défaite précédente.

Avec cette armée, dit le texte (il aurait pu dire, on le voit, avec cette double armée), Publius vint aussi camper dans les plaines du Pô, pressé d'un ardent désir d'en venir aux mains avec le général carthaginois. Or il est manifeste que cette phrase évoque dans l'esprit du lecteur l'idée du consul se portant avec cette forte armée dans les plaines du Pô, non pas à un endroit quelconque, mais à l'endroit même où se trouve actuellement Annibal, assez près et en face de cet ennemi. Cela n'est pas dit positivement : car on reconnaîtrait plus loin que c'eût été inexact. Mais, comme aucun lieu de l'Italie n'a été nommé jusqu'ici dans le texte, sauf les plaines du Pô qui ont plus de 300 kilomètres d'étendue, il ne reste dans la pensée qu'une réminiscence vague de ce rapprochement illusoire des deux armées ennemies, sans qu'aucun point de repère en ait fixé dans l’esprit et la position et le souvenir. De sorte qu'il suffira ensuite de retrouver le consul et Annibal proches l'un de l'autre, pour que tout aille bien.

On ne comprend pas du reste que l'auteur ait pu ajouter immédiatement ces paroles : Mais laissons pour un moment ces deux chefs d'armée en Italie, où nous les avons amenés... puisqu'il n'a nullement dit où ils les a amenés, où ils sont campés. Et enfin, les choses étant ainsi présentées très-convenablement pour le consul, sinon très-clairement pour le lecteur, le narrateur se jette dans une longue digression qui termine ce chapitre, et que nous passons.

Avant de reprendre l’examen du récit au chapitre suivant, il est bon de constater ici, au préalable, par quelle route le consul Publius, avec les troupes qu'il ramenait des bords du Rhône, dut se rendre dans les plaines du Pô, en passant par la Tyrrhénie et y prenant avec lui les deux armées envoyées là pour faire la guerre aux Boïens. La position de ces deux armées, que nous connaissons, va nous guider jusque dans les plaines du Pô. De Pises, Publius Scipion dut prendre la voie Aurélienne (déjà établie depuis vingt-quatre ans) et se diriger au nord en suivant le littoral de la Méditerranée jusqu'au port de Luna, situé à l'embouchure de la Macra (aujourd'hui la Magra), rivière qui séparait jadis la Tyrrhénie de la Ligurie. De là, il dut continuer sa marche dans la direction du nord en gravissant les Apennins sur la rive gauche de la Macra, et en passant à Aptui (Pontremoli), ancienne capitale des Apuani ; pour descendre ensuite directement dans les plaines du Pô par Forum novum (Fornovo) sur le Tarus (le Taro), et y aboutir à Parma (Parme), ville qui appartenait encore alors aux Boïens ; et c'est dans les environs qu'il dut prendre avec lui les deux armées des deux préteurs, qui étaient venues à Tanès tout proche de Parme, l’une au secours de l’autre, comme on l’a vu. Là Publius serait bien déjà dans les plaines du Pô avec toute son année, comme l’exige le texte ; mais il y serait à deux cents kilomètres de tous les débouchés des Alpes, à l'un desquels (près de la ville de Turin) nous avons laissé Annibal campé, lui aussi, dans les plaines du Pô, comme a dit notre auteur. Voyons donc la suite du récit.

Annibal, arrivé dans l'Italie avec l'armée que nous avons vue plus haut, campa au pied des Alpes, pour donner quelque repos à ses troupes. Elles en avaient un extrême besoin. Les fatigues qu'elles avaient essuyées à monter et à descendre par des chemins si difficiles, la disette de vivres, un délabrement affreux, les rendaient presque méconnaissables. Il y en avait même un grand nombre que la faim et les travaux continuels avaient réduits au désespoir. On n'avait pu transporter entre des rochers autant de vivres qu'il en fallait pour une armée si nombreuse, et la plupart de ceux qu'on y avait transportés y étaient restés avec les bêtes de charge. Aussi, quoique Annibal au sortir du Rhône eût avec lui trente-huit mille hommes de pied et huit mille chevaux ; quand il eut passé les monts, il n'avait guère que la moitié de cette armée ; et cette moitié était si changée par les travaux qu'elle avait essuyés, qu'on l'aurait prise pour une troupe de sauvages. (III, XII.)

On voit par ce délabrement et cette faiblesse numérique de l'armée d'Annibal, quelle quantité considérable de troupes les Gaulois cisalpins durent lui fournir dans sa lutte contre toutes les forces des Romains et de leurs alliés : lutte qui se prolongea pendant seize ans au sein de l'Italie, sans qu'il reçût de Carthage aucun renfort notable. La seconde guerre punique fut donc bien, comme nous l'avons dit au début de ce travail, une guerre autant gauloise que carthaginoise.

Le premier soin qu'eut alors Annibal fut de leur relever le courage, et de leur fournir de quoi réparer leurs forces et celles des chevaux. Lorsqu'il les vit en bon état, il tâcha d'abord d'engager les peuples du territoire de Turin, peuples situés au pied des Alpes, et qui étaient en guerre avec les Insubriens, de faire alliance avec lui. Ne pouvant par ses exhortations vaincre leur défiance, il alla camper devant la principale de leurs villes, l'emporta en trois jours et fit passer au fil de l’épée tous ceux qui lui avaient été opposés. Cette expédition jeta une si grande terreur parmi tous les barbares voisins, qu'ils vinrent tous d'eux-mêmes se rendre à discrétion. Les autres Gaulois qui habitaient ces plaines auraient bien souhaité se joindre à Annibal, selon le projet qu'ils en avaient d’abord formé ; mais, comme les légions romaines étaient déjà sorties du pays, et avaient évité les embuscades qui leur avaient été dressées, ils aimaient mieux se tenir en repos, et d'ailleurs il y en avait parmi eux qui étaient obligés de prendre les armes pour les Romains. (III, XII.)

Voilà dans ces derniers mots l'indice de quelques traités d'alliance conclus avec les Romains, de ces traités d'alliance que nous connaissons, et par lesquels le sénat avait soin d'enlacer les peuples limitrophes. Ainsi, dans cette guerre d'Annibal contre les légions romaines, il y eut des Gaulois cisalpins des deux côtés : comme il y eut ensuite des Gaulois transalpins des deux côtés, dans la guerre contre les légions de Jules César. Dans l'une et l'autre guerre, hélas ! ces fautes de patriotisme ont-elles préservé ceux qui les ont commises ? Triste vérité historique pour notre race.

On voit aussi dans ce même texte que le premier soin d'Annibal, en arrivant chez les Taurini, fut de contracter alliance avec ce peuple, chez lequel s'étaient formés deux partis, l'un en sa faveur, et l'autre en faveur des Romains ; ce qui l’obligea, faute de temps pour discuter, à enlever d'assaut la ville principale, et à y exterminer tous les amis des Romains.

Enfin, le récit nous apprend, d'une manière certaine et précise, à quel point des plaines du Pô Annibal se trouve actuellement campé : il est campé devant Turin. On voit donc que du point où il avait auparavant débouché des Alpes, et d'où il avait d'abord parlementé avec les habitants de cette ville, certainement il en était déjà proche, et qu'il n'a dû avoir que bien peu de chemin à faire pour aller s'en emparer. Tout est donc ici complètement d'accord avec la position précédente de son camp et au pied des Alpes, et auprès de Saint-Ambroise, et au débouché du chemin du mont Cenis dans les plaines du Pô : triple condition qu'exigeait finalement l'itinéraire que nous avons fait suivre au général carthaginois dans la traversée des Alpes, et dernière preuve qu'on pût nous demander à l'appui de cet itinéraire. Ici d'ailleurs nous nous trouvons d'accord, non-seulement avec Polybe et Strabon, mais encore avec Tite-Live lui-même.

Il ne nous reste donc plus qu'à découvrir où est actuellement le consul Publius. Suivons le texte.

Annibal alors jugea qu'il n'y avait point de temps à perdre, qu'il fallait avancer dans le pays et hasarder quelque exploit, qui pût établir la confiance parmi les peuples qui auraient envie de prendre parti en sa faveur. Il était plein de ce projet, lorsqu'il eut avis que Publius avait déjà passé le Pô avec son armée, et qu'il était proche. Il eut d'abord de la peine à le croire. Il n’y avait que peu de jours qu'il avait laissé ce consul aux bords du Rhône ; la route depuis Marseille jusque dans la Tyrrhénie est longue et difficile à tenir, et, depuis la mer de Tyrrhénie jusqu'aux Alpes en traversant l'Italie, c'est une marche très-longue et très-difficile pour une armée. Cependant, comme cette nouvelle se confirmait de plus en plus, il fut étonné que Publius eût entrepris cette route, et l'eût faite avec tant de diligence. (III, XII.)

Ainsi, Annibal jugeait qu’il n'y avait pas de temps à perdre, qu'il fallait avancer dans le pays, et, pendant qu'il réfléchissait à cela, qu'il était plein de ce projet, avis lui vint que Publius avait déjà passé le Pô avec son armée, et qu'il était proche. D'après ce langage de l'auteur, quel est celui des deux chefs d'armée qui paraît marcher vers l'autre ? Personne, croyons-nous, n'hésitera à dire que c'est Publius. Il est d'autant plus naturel de le penser, que le texte ajoute : Annibal eut d'abord de la peine à le croire ; c'est-à-dire évidemment à croire que ce consul eût pu arriver si vite, si inopinément proche de lui, malgré toutes les difficultés qu'avait dû lui présenter le trajet depuis les bords du Rhône, où il l'avait laissé peu de jours auparavant, est-il dit, jusqu'aux Alpes — notons-le bien. Car le lecteur, qui sait déjà qu'Annibal est actuellement campé devant Turin, c'est-à-dire au pied même des Alpes, et qui apprend ici tout simplement qu'il est plein de son projet d'avancer dans le pays, doit infailliblement, lui lecteur, croire que le consul Publius, qui a déjà passé le Pô et qui est proche d'Annibal, et qui a poussé sa marche jusqu'aux Alpes, se trouve aussi actuellement proche de Turin et en face d'Annibal. De cette manière donc, le consul paraîtrait avoir présumé au juste, ou bien avoir su d'avance par où Annibal déboucherait des Alpes, ou du moins en avoir été informé à temps pour pouvoir venir lui faire face à son débouché dans les plaines du Pô, et l'y attaquer plus tôt que le général carthaginois ne s'y attendait. De sorte que le consul Publius aurait ainsi déjoué toute la stratégie d'Annibal, et qu'Annibal resterait stupéfait de tant de diligence de sa part. Également, de notre côté, rien de tout ce que nous avons dit plus haut concernant cette stratégie du grand homme de guerre, ne mériterait la moindre attention. Mais nous finirons par reconnaître plus loin qu'entendre ainsi le présent texte de Polybe, ce serait prendre le contre-pied de la vérité ; car rien de tout cela ne se rencontrerait vrai. Il faut donc se garder de tomber ici dans cette illusion.

A cet effet, considérons d'abord la réalité des choses, afin de juger positivement si le consul a fait tant de diligence qu'on le dit. Les données de l'itinéraire d'Annibal nous en fournissent le moyen. Et, pour faciliter cette recherche en fixant les idées, prenons dans les plaines du Pô un point de repère connu, auprès duquel nous supposerons le consul présent, et qui nous sera encore utile plus loin : admettons qu'il se trouve actuellement sur la rive gauche du Tésin, près de son embouchure dans le Pô, c'est-à-dire près de Ticinum, appelée ensuite Papia, et aujourd'hui Pavie. Là, il aurait bien déjà passé le Pô avec son armée, comme l'exige ce texte.

Or précédemment sur les bords du Rhône, lorsque Publius était arrivé au point où Annibal avait passé ce fleuve, à Pierrelatte, le général carthaginois avait déjà décampé de là depuis trois jours écoulés ; c'était donc son quatrième jour de marche en remontant vers les sources du fleuve, pour gagner l'entrée des Alpes ; et il dut camper ce soir-là près de Saint-Vallier, avons-nous dit. Le lendemain matin, chacun de son côté se remit en marche le long du Rhône, Publius en descendant de Pierrelatte vers sa flotte, et Annibal, en remontant de Saint-Vallier vers l'entrée des Alpes. Comptons les jours à partir de ce jour-là.

Pour Annibal, c'était son cinquième jour de marche vers l'entrée des Alpes ; il lui fallut donc, à partir de Saint-Vallier, encore six jours de marche effective pour arriver à l'entrée de ces montagnes : 6

Et probablement cinq jours d'arrêt devant l'Ile, soit pour passer le fleuve et aller remettre le roi sur son trône, soit pour restaurer l'armée carthaginoise et mettre en état ses armes, ses vêtements, ses chaussures, soit pour donner le temps à celle du roi de l'Ile de faire ses préparatifs et de venir sur la rive gauche du fleuve se placer en arrière-garde : 5

Et quinze jours employés à la traversée des Alpes : 15

Et huit jours de repos au pied des Alpes, soit pour refaire les débris de son armée, hommes et bêtes, tout délabrés, exténués de fatigues, de privations et de souffrances, jusqu'à ce qu'ils fussent bien remis et en bon état, comme dit le texte, soit pour parlementer avec les habitants de Turin : 8

Et un jour pour aller camper devant cette ville : 1

Et trois jours pour s'en rendre maître : 3

Cela fait donc, en somme, trente-huit jours écoulés depuis le départ de Saint-Vallier jusqu'à la prise de Turin : 38

Le jour même où Annibal partait de Saint-Vallier, Publius Scipion, de son côté, partait de Pierrelatte. Il lui fallut quatre jours pour arriver à sa flotte, où tous les bagages étaient déjà rembarqués d'avance : 4

Et quatre jours de navigation jusqu'à Pises (bien qu'il n'en eût mis que cinq pour venir d'Ostie) : 4

Et sept jours de marche jusqu'à Parme, avec un jour de repos intermédiaire : 8

Et deux jours jusqu'à Plaisance 2

Et deux jours jusqu'à Pavie : 2

Cela fait donc, en somme vingt jours : 20

Ce laps de temps a donc dû suffire au consul Publius pour arriver avec son armée en Italie sur la rive gauche du Pô et près de Pavie, à partir des bords du Rhône et du point même où Annibal l'y avait laissé ; et cet espace de vingt jours a dû suffire au consul sans que pour cela il ait eu besoin de presser sa marche au-delà de la vitesse réglementaire des armées romaines, laquelle était de vingt milles (30 kilomètres) par jour démarche.

Ainsi, en résumé, contrairement à l'aspect du récit de Polybe, le consul Publius Scipion aurait pu, à partir des bords du Rhône où Annibal l'avait laissé, et même sans faire beaucoup de diligence, parvenir dans les plaines du Pô près de Pavie, dix-huit jours environ avant la prise de Turin par Annibal.

Et par conséquent, si la suite du récit nous démontre que le consul n'était pas même encore parvenu près de Pavie le jour où Annibal s’emparait de Turin, non-seulement il n'aurait fait aucune diligence pour venir lui faire face, mab encore il se serait arrêté pour l’attendre, dans quelque position lointaine, à cinq ou six journées (plus de 150 kilomètres) de Turin et de tous les débouchés des Alpes. Retenons seulement ceci : que le jour de la prise de Turin, Publius avec son armée pouvait être arrivé à Pavie depuis déjà dix-huit jours écoulés. Et continuons de suivre le récit, jusqu'à ce que nous sachions précisément où il est.

Publius fut dans le même étonnement à l'égard d'Annibal. Il croyait d'abord que ce grand capitaine n'oserait pas tenter le passage des Alpes avec une armée composée de tant de nations différentes ; ou que, s'il le tentait, il ne manquerait pas d'y périr. Mais, quand on lui vint dire qu'Annibal non-seulement était sorti des Alpes sain et sauf, mais assiégeait encore quelques villes d'Italie, il fut extrêmement frappé de la hardiesse et de l'intrépidité de ce général. (III, XII.)

Signalons nous-même un fait plus étonnant et plus admirable. Quelle discipline, quelle confiance des soldats dans les chefs, et quelle soumission absolue à leurs ordres Annibal ne dut-il pas avoir introduit dans cette armée provenant de vingt nations différentes, pour que, arrêtée à la descente des Alpes par un mauvais pas, comme nous l'avons vue, sous l'urgence du froid, de la faim et de toutes les souffrances, apercevant à ses pieds un pays chaud et fertile où déjà les chevaux étaient descendus, elle ait attendu patiemment pendant trois jours que les éléphants pussent descendre avant elle, et qu’elle soit descendue la dernière !

Ajoutons encore incidemment que jamais aucun de ces soldats de tant de nations différentes n'a, que l’on sache, trahi Annibal pendant toute cette longue guerre, où certainement les occasions ne durent pas leur manquer. C'est une chose singulière, dit Polybe, qu'Annibal ait été dix-sept ans en guerre, à la tête d'une armée composée de diverses nations, de pays et de langage différents, qu'il conduisait à des expéditions étonnantes, et dont on pouvait à peine espérer quelques succès, sans que jamais on lui ait tendu le moindre piège, sans que jamais aucun de ses soldats se soit avisé de le trahir[1]. D'où l'on peut induire avec assez de probabilité que jamais Annibal n'a employé des traîtres. Et c'est là cependant l'homme que les Romains ont osé appeler le perfide par excellence ! Non pas leur Jules César, pour qui la trahison fut un moyen habituel, dont l'emploi faillit en certaines occasions lui coûter la vie, par exemple devant Dyrrachium ! Car qui peut jamais être sûr de la sincérité d'un traître ?

Revenons, et faisons remarquer ici que cette nouvelle, qui apprit au consul non-seulement qu'Annibal était sorti des Alpes sain et sauf, mais encore qu'il assiégeait quelques villes d'Italie, constate par elle-même qu'elle provint de Turin et qu'elle en partit dix à douze jours après qu'Annibal eut débouché des Alpes dans les plaines du Pô. Or, en ajoutant le nombre de jours qu'elle exigea pour parvenir du pays de Turin jusqu'à l'endroit où le consul se trouvait alors et que nous connaîtrons bientôt, cela ferait au moins une quinzaine de jours. Le consul n'aurait donc été informé de l'arrivée d'Annibal au débouché des Alpes dans les plaines du Pô, que douze à quinze jours après que le fait avait eu lieu. Qu'on juge par là de la distance à laquelle il se trouvait du débouché par où sortit Annibal.

A Rome, ce fut la même surprise, lorsqu'on y apprit ces nouvelles. A peine avait-on entendu parler de la prise de Sagonte, et envoyé un des consuls en Afrique pour assiéger Carthage, et l'autre en Espagne contre Annibal, qu'on apprend que cet Annibal est dans l'Italie à la tête d'une armée, et qu'il y entreprend sur les villes. Cela parut un paradoxe. L'épouvante fut grande, on envoya sur le champ à Lilybée pour dire à Tiberius que les ennemis étaient en Italie, qu'il laissât les affaires dont il était chargé, pour venir au plus tôt au secours de la patrie. Tiberius sur ces ordres fit reprendre à sa flotte la route de Rome, et, pour les troupes de terre, il ordonna de les mettre en marche, et leur marqua le jour où l'on devait se trouver à Ariminum (Rimini). C'est une ville située sur la mer Adriatique à l'extrémité des plaines qu'arrose le Pô, du côté du midi. Dans ce soulèvement général et l’étonnement où jetaient des événements si extraordinaires, on était extrêmement inquiet et attentif sur ce qui arriverait. (III, XII.)

Dans cette circonstance, où il ne s'agit plus d'un Scipion, et où d'ailleurs les faits mentionnés étaient de notoriété publique, Polybe montre à découvert le trouble et l'alarme qui se répandirent d'un bout à l'autre de l'Italie, à la nouvelle qu'Annibal y était parvenu à travers les Alpes. On voit qu'aussitôt l'autre consul reçoit de Rome l'avis de tout abandonner en Sicile pour accourir défendre la patrie. Polybe dit plus loin que les troupes parties de Lilybée, et qui sans doute passèrent là la mer à Rhegium (Reggio), marchèrent pendant quarante jours de suite pour gagner Ariminum et qu'on leur avait fait prêter serment de s'y rendre au jour marqué.

 

 

 



[1] Exemples de vertus et de vices, LV.