§ XV. — Arrivée d'Annibal au faite des Alpes. Deux jours de repos. Allocution aux troupes. Le lendemain, dit
Polybe, les ennemis s'étant retirés, Annibal
rejoignit sa cavalerie (à
Lans-le-Bourg), et s'avança vers la cime
des Alpes. Dans cette route il ne se rencontra plus de Barbares qui
l'attaquassent en corps. Quelques pelotons seulement voltigeaient en quelques
endroits, et, se présentant tantôt à la queue, tantôt à la tête, enlevaient
quelques bagages. Les éléphants lui furent alors d'un grand secours. C'était
assez qu'ils parussent pour effrayer les ennemis et les mettre en fuite. Après
neuf jours de marche, il arriva enfin au sommet des montagnes. Il y
demeura deux jours, tant pour faire reprendre haleine à ceux qui étaient
montés heureusement, que pour donner aux traîneurs le temps de rejoindre le
gros. Pendant ce séjour, on fut agréablement surpris de voir paraître la
plupart des chevaux et des bêtes de charge qui avaient été abattus dans la
route, et qui sur les traces de l'armée étaient venus droit au camp. (III, X.) Annibal a donc mis neuf jours pour parvenir au faîte des Alpes, à dater du jour de son entrée dans ces montagnes au bord du Rhône. Et, en effet, nous avons vu que, pour se rendre de l'embouchure du Guiers au col du mont Cenis, il a mis neuf jours, y compris le jour de repos qu'il donna à son armée dans la ville des Allobroges (Lemincum, aujourd'hui Chambéry), le lendemain de ce rude combat qu'elle eut à soutenir contre eux au mont de l'Épine. Comptons ces neuf jours : deux jours de marche jusqu'à Chambéry[1] ; là un jour de repos ; trois jours de marche jusqu'auprès de Saint-Jean-de-Maurienne ; puis, encore deux jours de marche où Annibal fut d'abord guidé, et ensuite attaqué par les habitants du pays ; enfin, un jour pour gravir le mont Cenis ; cela fait donc en somme neuf jours. Remarquons cette expression du texte, pour faire reprendre haleine à ceux qui étaient montés heureusement ; elle indique bien une grande montée, comme celle qu'il faut gravir de Lans-le-Bourg au col du mont Cenis, où la différence de niveau est de six cent trente mètres. Il est vrai que d'autres passages des Alpes présentent aussi une grande montée pour arriver au point culminant ; l'expression que nous signalons est donc simplement très-juste à l'égard du mont Cenis, sans cependant caractériser ce point de passage. Mais nous en allons trouver ci-après une autre, qui sera tout à fait caractéristique. Remarquons surtout cette expression de la dernière phrase : On fut agréablement surpris de voir paraître la plupart des chevaux et des bêtes de charge qui avaient été abattus dans la route. Voilà, pour ainsi dire, la démonstration de tous les détails implicitement compris dans le récit de l'attaque précédente, et que nous avons développés au sujet de cette terreur répandue parmi les troupes carthaginoises, par l'avalanche de blocs de pierre qui vint subitement d'en haut tomber à travers les rangs, sur toute la colonne de marche engagée en bas dans le chemin. Il n'avait pas été facile ensuite aux hommes d'Annibal de retourner pendant la nuit à la recherche de tant de chevaux et de bêtes de charge, ainsi abattus, blessés, dispersés au fond du vallon, depuis Modane jusqu'à Solières-Envers ; ni même de ramener au chemin ceux que leurs conducteurs n'avaient pas abandonnés dans les lieux où ils s'étaient jetés. De sorte qu'il avait dû en rester bon nombre çà et là dans les réduits du versant et dans le fond du vallon, des deux côtés de l'Arc ; et qu'Annibal avait été forcé de les abandonner en parlant le lendemain matin. Mais ces animaux ainsi abandonnés étant de leur nature des animaux de compagnie, c'est-à-dire qui vivent en troupes dans l'état de liberté, leur instinct et leurs facultés naturelles les firent revenir d'eux-mêmes auprès de leurs semblables dans le camp d'Annibal. Disons à la louange de Polybe, au sujet de la manière dont il rapporte ce fait, qu'il semblerait lui-même, l'ami des Scipions, mû par un sentiment généreux et digne à l'égard d'Annibal, n'avoir pas été insensible à la satisfaction que dut éprouver le guerrier carthaginois, en voyant reparaître ces chevaux et ces bêtes de charge qu'il croyait irrévocablement perdus pour lui, et dont la perte, sans la moindre faute de sa part, eût tant affaibli ses forces et ses espérances. Ainsi voilà Annibal parvenu au sommet des Alpes, sur leur ligne de faite où les eaux se divisent en deux parts, l’une, qu'elles versent au nord-ouest dans le Rhône, et l'autre, qu'elles versent au sud-est dans le Pô. Il s'y trouve actuellement campé au col du mont Cenis, dans ce vallon peu incliné par où l'on commence à descendre du côté de l'Italie. Son armée peut s'y répandre avec toute facilité, depuis le point culminant jusqu'à ce petit lac auprès duquel on voit aujourd'hui l'hospice de secours établi depuis plusieurs siècles à ce col de passage. Et Annibal demeure là pendant deux jours, qui sont les dixième et onzième jours à dater de son entrée dans les Alpes. On était alors sur la fin de l’automne, et déjà la neige avait couvert les sommets des montagnes[2]. Les soldats consternés par le ressentiment des maux qu'ils avaient soufferts, et ne se figurant qu'avec effroi ceux qu'ils avaient encore à essuyer, semblaient perdre courage. Annibal les assemble ; et comme du haut des Alpes, qui semblent être la citadelle de l'Italie, on voit à découvert toutes ces vastes plaines que le Pô arrose de ses eaux, il se servit de ce beau spectacle, l'unique ressource qui lui restait, pour remettre ses troupes de leur frayeur. En même temps il leur montra du doigt où Rome était située, et leur rappela quelle était pour elles la bonne volonté des peuples qui habitaient le pays qu'elles avaient sous les yeux. Le lendemain il lève le camp et commence à descendre. (III, XI.) Ce texte est décisif dans la question du véritable
itinéraire d'Annibal à travers les Alpes ; En effets oublions pour un moment
toute la série de preuves par lesquelles nous vêtions d'établir, en le
suivant pas à pas depuis le passage du Rhône,
qu'il est actuellement parvenu au col du mont Cenis, et ne conservons que la
proposition fondamentale du récit de Polybe, à savoir : qu'Annibal est entré
dans les Alpes au bord du Rhône, à une certaine distance de la mer, comprise
entre quatre et quatorze journées de marche. Celte proposition générale va
nous suffire, avec le texte ci-dessus et la suite du récit, pour démontrer
qu'Annibal a franchi la ligne de faîte des Alpes au col du mont Cenis. 1° Polybe nous montrera ci-après Annibal au sortir des Alpes s'emparant tout d'abord de l'ancienne ville des Taurini, aujourd'hui Turin. Strabon, Tite-Live et après eux tous les auteurs qui ont parlé de la marche d'Annibal, le font également déboucher en Italie par le pays de Turin. Il est donc déjà incontestable que ce fut dans le pays de Turin qu'Annibal arriva en Italie. 2'° Concédons largement que, pour déboucher ainsi des Alpes dans le pays de Turin, après y être entré sur le bord du Rhône et à une distance de la mer comprise entre quatre et quatorze journées de marche, Annibal ait pu franchir la ligne de faîte sur un point quelconque de toute retendue de cette ligne qui se trouve comprise entre le col du mont Genèvre et celui du mont Pennin, aujourd'hui Grand Saint-Bernard. Mais, si l'on excepte ces deux cols extrêmes avec celui du Petit Saint-Bernard et celui du Mont-Cenis, aucun autre col, dans toute cette étendue de la ligne de faîte, n'eût été praticable a une armée telle que celle d'Annibal, même dans la belle saison, ou praticable même à de simples fantassins passé le mois de septembre. Or nous venons de voir dans le texte ci-dessus qu'Annibal a franchi la ligne de faîte des Alpes sur la fin de l'automne, et lorsque déjà la neige avait couvert les sommets des montagnes. Donc, tous les autres passages étant fermés dans cette saison, il n'a pu absolument franchir la ligne de faîte des Alpes qu'à l'un de ces quatre cols désignés plus haut, ou du mont Genèvre, ou du Grand Saint-Bernard, ou du Petit Saint-Bernard, ou du mont Cenis. 3° Mais, de ces quatre passages par l’un desquels nécessairement Annibal a dû franchir la ligne de faite des Alpes, un seul, le passage du mont Cenis, présente la condition orographique exigée ici par le texte de Polybe : seul il présente à son point culminant, avec un emplacement convenable pour y faire camper pendant deux jours une armée telle que celle d'Annibal, la possibilité de découvrir au loin les vastes plaines que le Pô arrose de ses eaux. Au col du mont Genèvre,
qui est à Au contraire le col du mont Cenis, qui est à La double condition orographique exigée par ce texte de Polybe est donc complètement présentée au col dd mont Cenis ; tandis qu'elle n'est présentée à aucun des trois autres cols où Annibal, dans l'hypothèse sommaire admise ci-dessus, eût pu franchir la ligne de faite des Alpes. En conséquence, nécessairement c'est par le col du mont Cenis qu'Annibal a franchi la ligne de faite des Alpes, pour parvenir en Italie. Notons enfin les paroles qu'ici encore Polybe met dans la bouche du général carthaginois, concernant la bonne volonté des Gaulois cisalpins à son égard, et qui suffiraient à elles seules pour constater son entente préalable avec ces Gaulois, au sujet de son expédition en Italie. |
[1]
Les Itinéraires romains et
[2] Suivant l'Art de vérifier les dates avant l'ère chrétienne (Paris, 1819, t. IV, p. 496 de l'édition in-8°), Annibal serait parvenu au sommet des Alpes le 9 novembre.