ANNIBAL EN GAULE

 

DEUXIÈME PARTIE. — EXPÉDITION D'ANNIBAL AU POINT DE VUE GÉOGRAPHIQUE ET MILITAIRE.

ITINÉRAIRE D'ANNIBAL : SA STRATÉGIE ; SA TACTIQUE DANS LES BATAILLES ; SA TACTIQUE POLITIQUE.

 

 

§ XII. — Ville des Allobroges prise par Annibal.

 

Annibal fit ensuite passer ces défilés, quoique avec beaucoup de peine, à ce qui lui était resté de chevaux et de bêtes de charge ; puis, se faisant suivre de ceux qui lui parurent le moins fatigués du combat, il fut attaquer la ville d'où les ennemis étaient sortis sur lui. Elle ne lui coûta pas beaucoup à prendre. Tous les habitants, dans l'espérance du butin qu'ils croyaient faire, l'avaient abandonnée. Il la trouva presque déserte. Cette conquête lui fut d'un grand avantage. Il tira de cette ville quantité de chevaux, de bêtes de charge et de prisonniers ; et outre cela du blé et de la viande pour deux ou trois jours, sans compter que par là il se fit craindre de ces montagnards, et leur ôta l'envie d'interrompre une autre fois sa marche. (III, X.)

On voit d'abord par cette expression de l'auteur, à ce qui lui était resté de chevaux et de bêtes de charge, quelles graves pertes de cette sorte les Allobroges firent éprouver ici à Annibal, puisqu'il n'en avait plus, après ce combat, qu'un reste de ce qu'il en avait possédé auparavant. Quant à la ville dont il s'agit[1], le tour et les expressions mêmes du récit de Polybe démontrent qu'elle était située très-près du défilé où les Allobroges tentèrent de barrer le chemin à Annibal. Car cette tentative est présentée ici comme une sortie exécutée par les habitants de cette ville contre lui ; et ils se retiraient pendant la nuit dans l'intérieur de la ville ; et Annibal semblerait n'avoir eu, comme on dit familièrement, que deux pas à faire pour aller s'en emparer. De plus, cette même ville devait être très-considérable, puisqu'Annibal y trouva de grandes ressources : d'abord, un grand nombre de chevaux, de bêtes de charge et de prisonniers, qui durent être pour lui un renfort bien opportun, après les pertes qu'il venait d'éprouver ; puis, du blé et de la viande, pour une provision de deux ou trois jours à toute son armée, qui était d'environ quarante mille hommes. Or, l'ancienne ville de Lemincum (Chambéry) présentant toutes ces conditions réunies, et elle seule les présentant dans cette région des Alpes, il devient indubitable ici que ce fut bien de cette ancienne ville des Allobroges, située directement au bas du col de l'Épine, qu'Annibal s'empara dans cette occasion.

Réciproquement, Lemincum ayant été la seule ville d'une telle importance et située dans cette région du pays des Allobroges, dont Annibal ait pu s'emparer dans cette occasion, cela suffirait pour constater que ce fut bien réellement par le col de l'Épine[2], seul passage assez proche de Lemincum, qu'Annibal arriva de l’ouest sur la grande voie d'Italie, après un combat meurtrier que les habitants de cette ville lui livrèrent sur le chemin même par lequel il monta à ce col. Ainsi, l'une quelconque des deux démonstrations implique l'autre.

Une dernière conséquence de la disposition de ces lieux serait d'induire à rectifier l'appréciation historique de cette prise d'armes des Allobroges contre Annibal. En effet, d'une part, au dire de Polybe : tous les habitants de cette ville des Allobroges, dans l'espérance du butin qu'ils croyaient faire, l'auraient abandonnée. Mais comment admettre qu'ils aient eu l'espérance de piller une armée d'environ quarante mille hommes, aguerrie, munie de l'excellente épée espagnole, et qui était probablement elle-même plus avide de butin à faire, que chargée de butin déjà fait, puisqu'il a fallu que le petit roi de l’Île lui fournît un complément des choses les plus indispensables ? Tandis qu'il est si naturel d'admettre que ces Allobroges de Lemincum aient pris l'alarme à la nouvelle qu'une telle armée se dirigeait du côté de leur ville, et qu'ils l'aient abandonnée : les uns, incapables de porter les armes, pour se réfugier au loin ; les autres, pleins d'une courageuse résolution, pour monter à la hâte et barrer le chemin au col de l'Épine, seul passage par où l’armée carthaginoise pût arriver chez eux, seul lieu où ils pussent lui barrer le passage, et seule manière dont ils pussent s'en préserver. D'une autre part, selon notre auteur, par la prise de Lemincum Annibal se fit craindre de ces montagnards et leur ôta l'envie d'interrompre une autre fois sa marche. Mais, d'après son propre récit du combat, il aurait pu dire de même, et avec encore plus de raison, que les Allobroges ôtèrent à Annibal l'envie de passer une autre fois par là. Car c'est assez l'ordinaire à la guerre que, de part et d'autre, on en sorte avec des pertes sensibles. En vérité, Annibal se souciait bien d'avoir donné une leçon de prudence aux Allobroges ! Il n'avait qu'une seule pensée : parvenir en Italie. Parviendrait-il en Italie ? C'était la seule question qui pût le préoccuper dans un tel moment, où il entrait en lutte avec les premières difficultés des Alpes ; et où il venait de voir diminuer si gravement les ressources de son immense entreprise.

Ainsi les peuples qu'il rencontrait sur son chemin et les difficultés des Alpes n'intéressaient Annibal que comme des causes de retard dans sa marche et d'affaiblissement dans la force de son armée. Par conséquent, s'il combattit au défilé de la montagne de l'Épine, ce fut parce qu'il ne put passer ailleurs pour gagner la grande voie d'Italie, et que les Allobroges lui barrèrent courageusement ce défilé, seul moyen qui leur offrît l'espoir de préserver leur ville du pillage accoutumé d'une armée étrangère.

En résumé, au sujet de cette première partie de l'itinéraire d'Annibal à travers les Alpes, d'une part, nous avons vu dans le récit de Polybe un grand nombre de traits particuliers qui exigeaient chacun des conditions particulières sur le terrain correspondant ; et d'une autre part, sur le terrain que nous avons suivi, nous avons rencontré successivement et dans le même ordre un même nombre de conditions particulières, qui sont chacune en parfait accord avec chacun des traits du récit de Polybe. Voilà donc autant de preuves évidentes, certaines et irrécusables, que Polybe a décrit l'itinéraire du guerrier carthaginois avec une parfaite connaissance des lieux, et que nous avons nous-même exactement suivi cet itinéraire.

 

 

 



[1] Nous devons reconnaître ici que depuis longtemps un savant de Genève, Deluc, a émis et soutenu l'opinion, que la ville prise par Annibal le soir de sa première bataille dans les Alpes, était l'antique Lemincum des Allobroges, actuellement Chambéry. Mais c'est là le seul point commun entre son opinion et la nôtre : car nos deux itinéraires arrivent à Chambéry par deux chemins tout différents, et prennent ensuite deux directions tout-à-fait différentes.

[2] Le col du Mont du Chat, par lequel Deluc fait passer l'armée d'Annibal (Voir DE LATEYPONNIÈRE, Recherches historiques sur le département de l'Ain, Bourg, Dufour, 1838, t. I, p. 6), est à dix-sept ou dix-huit kilomètres de Chambéry, et par conséquent trop éloigné de cette ville des Allobroges pour s'accorder avec le récit de Polybe à ce sujet.