ANNIBAL EN GAULE

 

DEUXIÈME PARTIE. — EXPÉDITION D'ANNIBAL AU POINT DE VUE GÉOGRAPHIQUE ET MILITAIRE.

ITINÉRAIRE D'ANNIBAL : SA STRATÉGIE ; SA TACTIQUE DANS LES BATAILLES ; SA TACTIQUE POLITIQUE.

 

 

§ XI. — Bataille d'Annibal contre les Allobroges.

 

Maintenant que nous connaissons bien ces premières montagnes des Alpes, et que nous allons suivre Annibal à travers toute la chaîne jusqu'en Italie, il importe de procéder pas à pas, le texte de Polybe à la main. En effet, une fois qu'on est entré dans de telles montagnes, avec un texte qui indique les journées de marche et les caractères orographiques des lieux, la question de vérité ou d'erreur se pose invinciblement. Si le texte ne s'accommode pas du chemin où on se trouve, en général on n'est plus maître de se détourner, ni à droite, ni à gauche, il faut s'arrêter devant le désaccord constaté et convenir de son erreur. Mais si le texte se concilie naturellement avec toutes les exigences particulières du chemin, d'un bout à l'autre, on acquiert la double certitude, et que l'auteur a été véridique, et que l'on est exactement sur l'itinéraire dont il a parlé. Or, cette double certitude est d'une très-grande importance historique dans notre sujet. Car, s'il est démontré que Polybe a dit vrai, non-seulement on a ici une preuve positive qu’il mérite en histoire toute notre confiance ; mais encore il en résulte que Tite-Live nous a transmis à ce même sujet une histoire erronée, en faisant suivre à Annibal un itinéraire tout différent, comme on le verra. Et si l'exactitude de l'itinéraire d'Annibal tracé par nous-même d'après les indications de Polybe, est clairement démontrée par les conditions particulières du chemin que le grand homme de guerre va suivre à travers les Alpes, il en résultera que nombre de savants de la plus grande renommée se sont néanmoins fourvoyés dans cette recherche, et qu'on doit rectifier leurs erreurs dans l'intérêt de l'histoire militaire d'Annibal et de notre propre histoire nationale : ce qui n'est pas chose facile à obtenir. Par ces graves motifs, et afin que le lecteur puisse juger en pleine connaissance de cause si l'itinéraire que nous faisons suivre à Annibal est conforme, ou non, aux indications de notre auteur, reprenons le fil des événements à l'entrée des Alpes, et suivons-les pas à pas, avec le récit de Polybe en regard, jusqu'en Italie.

Au point de la rive gauche du Rhône où se trouvait Annibal d'après les textes précédents, lorsqu'il se disposait à mettre le pied dans les Alpes et que le petit roi de l'île prenait congé de lui, c'est-à-dire auprès de l'embouchure du Guiers, évidemment l'armée carthaginoise arrivait là à l'entrée d'un chemin qui mène en Italie à travers les Alpes. Car ce lieu fut plus tard, sons le nom d'Augustum (aujourd'hui Aoste), une station de l'Itinéraire d'Antonin, de Milan à Vienne, par les Alpes Graies, et ce fut aussi une station du même itinéraire tracé sur la Table théodosienne[1].

Tant qu'Annibal fut dans le plat pays, les chefs des Allobroges ne l'inquiétèrent pas dans sa marche, soit qu'ils redoutassent la cavalerie carthaginoise, ou que les barbares dont elle était accompagnée les tinssent en respect. Mais quand ceux-ci se furent retirés et qu'Annibal commença d'entrer dans les détroits des montagnes, alors les Allobroges coururent en grand nombre s'emparer des lieux qui commandaient ceux par où il fallait nécessairement qu'Annibal passât. (III, X.) — De fait sur notre terrain, dès le bord du Rhône Annibal commençait à entrer dans les détroits des montagnes, en entrant dans la vallée étroite qui s'ouvre au bord du fleuve à Saint-Genix-d'Aoste ; et qui mène en remontant à l'est, sur le plateau de Novalaise, où on débouche par le col de la Crusille. Et il est tout naturel que les Allobroges, à l'approche de l'armée carthaginoise, aient couru en grand nombre s'emparer des points dominants de la montagne de l'Épine, qui commandaient le chemin direct de Novalaise à Chambéry par le col de l'Épine : chemin par où il fallait nécessairement que l’armée d'Annibal passât, pour gagner la grande vallée de Chambéry, la grande voie des Alpes, la voie unique dans cette région ; et points dominants qui commandaient d'une manière si redoutable ce chemin du col de l’Épine, depuis le commencement de la corniche jusqu'au col même, comme on l’a pu voir précédemment avec évidence. C'était donc le seul endroit où les Allobroges pussent espérer de barrer le chemin à Annibal.

C'en était fait de son armée, si leurs pièges eussent été plus couverts : mais comme ils se cachaient mal, ou pas du tout, s'ils firent grand tort à Annibal, ils ne s'en firent pas moins à eux-mêmes. Ce général, averti du stratagème des barbares, campa au pied des montagnes, et envoya quelques-uns de ses guides gaulois pour reconnaître la disposition des ennemis. (III, X.) — Il est clair en effet que si Annibal fût venu s'engager aveuglément dans un tel chemin, presque toute son armée eût pu y périr, surtout dans le précipice de la corniche. Il est même probable que ceux de ses soldats qui eussent échappé à ce désastre, n'eussent pu échapper à l'insurrection générale de la population du pays, qui en eût été la conséquence naturelle. Le récit de l'auteur prêterait à entendre que les Allobroges eussent pu se tenir cachés dans ces positions qui commandaient le chemin, mais que de fait ils ne s'y cachèrent point du tout. On pourrait donc s'en étonner, puisque la condition essentielle de tout piège est de surprendre à l’improviste celui à qui on le tend. Mais ici la rue des lieux lève toute incertitude sur le véritable sens du texte. En effet, il eût été impossible à un si grand nombre d'Allobroges de se tenir cachés sur les rochers nus où ils durent prendre position pour dominer le chemin de la corniche. Ils purent donc être aperçus de l'armée d'Annibal dès qu'elle fut sur le plateau de Novalaise, en face de la montagne de l’Épine. Alors ce général, averti du stratagème des Allobroges, suspendit sa marche, campa surplace vis-à-vis de la montagne, et envoya quelques-uns de ses guides gaulois reconnaître la position des ennemis. On voit ici de quelle importance fut pour Annibal le concours de ces guides gaulois venus à sa rencontre avec leur roi Magile, tout exprès pour guider sa marche depuis le passage du Rhône jusqu'en Italie.

Ils revinrent dire à Annibal que, pendant la nuit, les ennemis se retiraient dans une ville voisine. (III, X.) — Ils revinrent donc lui dire que ces Allobroges (qui avaient subitement couru aux armes, sans provision de vivres ni moyens de campement) se retiraient pendant la nuit dans leur ville de Lemincum[2], qui était située par derrière eux, directement au bas de la montagne ; où ils pouvaient descendre en une heure et demie, et d'où, après avoir pris la nourriture et le repos nécessaires, ils pouvaient remonter au col de l’Épine en deux heures et demie environ.

Aussitôt le Carthaginois dresse son plan sur ce rapport ; il fait, en plein jour, avancer son armée près des défilés ; il campe assez proche des ennemis. La nuit venue, il donne l’ordre d'allumer les feux, laisse la plus grande partie de son armée dans le camp, et, avec un corps d'élite, il perce les détroits et occupe les postes que les ennemis avaient abandonnés. (III, X.) — C'est-à-dire que d'abord Annibal, pour se placer mieux à portée d'exécuter le projet qu'il a conçu, fait en plein jour avancer son armée jusqu'au commencement du chemin qui monte de Novalaise au col de l'Épine, et qui est un véritable et périlleux défilé, où il faut passer sur des rochers escarpés et au bord d'un précipice ; et il campe là, assez proche des ennemis, au bas du versant occidental de la montagne, d'où il peut monter subitement en une heure ou deux au col de l'Épine. Puis, la nuit venue, il donne l’ordre d'allumer les feux, afin que les ennemis, en apercevant ces feux du haut des rochers, croient bien que l’armée carthaginoise va rester là toute la nuit ; et que, de leur côté, ils ne manquent pas de se retirer pendant la nuit, comme auparavant, dans leur ville de Lemincum. Enfin, en pleine nuit, lorsqu'il juge que les ennemis doivent avoir quitté leur poste, Annibal lui-même, avec ses guides gaulois et un grand corps d'élite, part de son camp, perce les détroits, c'est-à-dire gravit ce chemin étroit et périlleux qui monte au col de l’Épine, et occupe les postes du haut de la montagne que les ennemis avaient abandonnés. Voilà comment Annibal sut se rendre maître d'un redoutable défilé en pleine nuit et sans coup férir. C'est là assurément une expédition nocturne conçue, préparée et exécutée avec beaucoup de promptitude et d'habileté militaire.

Mais ces belliqueux Allobroges, quand ils remonteront de Lemincum, eux pour qui la montagne ne présente aucune difficulté insurmontable, vont-ils laisser défiler paisiblement l’armée d'Annibal, et se contenteront-ils du rôle de spectateurs ?

Au point du jour, les barbares, se voyant dépostés, quittèrent d'abord leur dessein ; mais, comme les bêtes de charge et la cavalerie, serrées dans ces détroits, ne suivaient que de loin, ils saisirent cette occasion pour fondre de plusieurs côtés sur cette arrière-garde. — Évidemment ces Allobroges, qui remontaient de grand matin au col de l’Épine, en s'apercevant de près que leur poste était occupé par les troupes d'Annibal, ne purent songer à les attaquer là, dans des conditions si désavantageuses pour eux. Il dut donc y avoir un moment d'indécision de leur part. Mais une pensée se présentait naturellement : à savoir, qu'une partie seulement de l'armée d'Annibal devait être là, faute d'espace suffisant pour en recevoir davantage, et faute de temps pour y être monté ; tout le reste de l'armée, avec les bêtes de charge et la cavalerie, devait donc être encore en ce moment de l'autre côté de la montagne, dans le chemin et dans le camp. Aussitôt ces Allobroges, qui connaissaient tous les détails de la montagne et qui n'avaient pas besoin de suivre un chemin pour retourner à leurs postes de la veille, les voilà tous montant avec ardeur, en s'écartant d'un côté ou de l'autre du col de l’Épine, et chacun comme il peut s'insinuant sur le dos de la montagne et tout le long du chemin, particulièrement au dessus de la corniche. Ils viennent ainsi attaquer de plusieurs côtés à la fois cette partie de l’armée qui monte par le chemin avec la cavalerie et les bêtes de charge, mais surtout l’accabler de blocs de roche tout le long de la corniche. En même temps d'autres des leurs sans doute courent passer au col du Crucifix, pour aller par là plus facilement et plus rapidement attaquer le camp des Carthaginois au pied de la montagne. Cette partie de l'armée d'Annibal se trouvait donc en réalité dans une position extrêmement périlleuse.

Il périt là grand nombre de Carthaginois, beaucoup moins cependant sous les coups des barbares, que par la difficulté des chemins. Ils perdirent là surtout beaucoup de chevaux et de bêtes de charge qui, dans ces défilés et sur ces rocs escarpés, se soutenant à peine, tombaient au premier choc. Le plus grand désastre vint des chevaux blessés, qui tombaient dans ces sentiers étroits, et qui en roulant poussaient et renversaient les bêtes de charge et tout ce qui marchait derrière. (III, X.)

Quelle description pittoresque de ce qui dut avoir lieu sur ce terrain où nous nous trouvons amenés par les textes précédents ! Comme tout ce tableau s'encadre topographiquement dans le chemin qui monte de Novalaise au col de l'Épine ! Ainsi, dès la première phrase, où il est dit que il périt là grand nombre de Carthaginois, beaucoup moins cependant sous les coups des barbares, que par la difficulté des chemins, on voit tout de suite que nécessairement il se trouvait là un précipice où la plupart de ces Carthaginois trouvèrent la mort. Car il n'est pas possible que la perte d'un grand nombre d'hommes provienne de difficultés quelconques d'un chemin, si ce n'est d'un précipice attenant à ce chemin et dans lequel ces hommes ont pu tomber. A la seconde phrase, on voit encore mieux comment sont survenus de tels accidents. Les Carthaginois, y est-il dit, perdirent là surtout beaucoup de chevaux et de bêtes de charge qui, dans ces défilés et sur ces rocs escarpés, se soutenant à peine, tombaient au premier choc. Ici, il est évident que ces animaux marchaient sur le roc vif, où le moindre choc les faisait glisser, s'abattre, et tomber dans le précipice. Et d'où pouvaient provenir ces chocs, sinon des blocs de pierre lancés du haut par les Allobroges ? Enfin, dans la troisième et dernière phrase, il est dit que le plus grand désastre vint des chevaux blessés, qui tombaient dans ces sentiers étroits, et qui, en roulant, poussaient et renversaient les bêtes de charge et tout ce qui marchait derrière. Or, pour que cela ait été le plus grand désastre, il faut croire que ces chevaux blessés poussaient et renversaient, non pas seulement dans le chemin, mais aussi dans le précipice même, les bêtes de charge et tout ce qui marchait par derrière ; car une chute simplement par terre est bien rarement mortelle. Ce qui ne peut laisser aucun doute, c'est que de fait les troupes carthaginoises avec leurs chevaux et leurs bêtes de charge montaient sur des rocs escarpés j et par un chemin très-rapide et aussi très-dangereux de sa nature même.

Ainsi, en définitive, ce désastre de l’armée carthaginoise eut lieu dans un chemin qui était un défilé, qui montait très-rapidement, où l’on marchait sur le roc vif, et le long duquel régnait un précipice où tombèrent et périrent un grand nombre d'hommes, de chevaux et de bêtes de charge. Pouvait-on rencontrer dans notre auteur un texte plus caractéristique du chemin qui monte de Novalaise au col de l’Épine ; chemin que nous avons décrit ci-dessus et dont le lecteur a la carte sous les yeux ?

Annibal, pour remédier à ce désordre, qui, par la perte de ses munitions, allait l'exposer au risque de ne pas trouver de salut, même dans la fuite, courut au secours à la tète de ceux qui, pendant la nuit, s'étaient rendus maîtres des hauteurs, et, tombant d'en haut sur les ennemis, il en tua un grand nombre ; mais, dans le tumulte et la confusion qu’augmentaient encore le choc et les cris des combattants, il perdit aussi beaucoup de son monde. Malgré cela, la plus grande partie des Allobroges fut enfin défaite, et le reste réduit à prendre la fuite. (III, X.)

Sans doute Annibal, par précaution ici (comme nous le verrons faire plus loin dans une situation semblable), avait laissé en arrière-garde ses troupes pesamment armées, sur la solidité desquelles il pouvait particulièrement compter, en cas de quelque attaque subite de la part des Allobroges. Mais, le chemin étant un défilé plein de troupes, de chevaux et de bêtes de charge, il était presque absolument impossible d’y passer d'en bas ou d'en haut, pour porter secours aux points intermédiaires où l'armée était ainsi attaquée. Heureusement pour Annibal, du col de l’Épine où il se trouvait de sa personne, la courte branche du chemin (que nous avons décrite plus haut) lui permettait de se porter rapidement et directement en bas au point le plus périlleux de l'attaque, c'est-à-dire sur les rochers qui commandent le chemin de la corniche : rochers du haut desquels les Allobroges accablaient de blocs de pierre et faisaient tomber dans le précipice les Carthaginois, les chevaux et les bêtes de charge qui remplissaient ce chemin. Il parvint donc ainsi, comme le dit notre auteur, à tomber d'en haut sur les ennemis et à en tuer un grand nombre. Mais, dans le tumulte et la confusion du combat sur de tels rochers, il perdit aussi beaucoup de son monde. Enfin, les Allobroges durent céder et prendre la fuite sur tous les points. Concluons donc que les lieux dont nous venons de parler s'accordent, de la manière la plus exacte, avec le récit de Polybe concernant cette bataille des Allobroges[3].

 

 

 



[1] Voici les indications successives de l'Itinéraire d'Antonin : — A Mediolano per Alpes Graias Vienna : Arehrigium, — Bergintrum, — Darantasia, — Obilonnum, — ad Publicanos, — Mantala, — Lemincum, — Labiscone, — Augustum, — Bergusia, — Vienna.

Voici celles de la Table théodosienne : Ariolica, — in Alpe Graia, — Bergintrum, — Aximam, — Darantasia, — Obilonna, — ad Publicanos, — Mantala, - Leminco, — Laviscone, — Augustum, — Bergusium, — Vigenna.

[2] Est-ce sur l'emplacement de Lémenc, ou plus au nord sur celui de Chambéry-le-Vieux, qu'était bâtie la ville des Allobroges à l'époque d'Annibal ? C'est aux savants de la ville actuelle de Chambéry qu'il appartiendrait de résoudre cette question intéressante d'archéologie, au moyen des anciens documents que leur ville doit posséder.

[3] Certainement, selon nous, Polybe lui-même a visité ces lieux-là ; ou bien il a été renseigné par quelque témoin oculaire du passage d'Annibal à cet endroit ; peut-être même par quelqu'un de ces Allobroges qui y dirigèrent contre les Carthaginois cette attaque meurtrière. Sans cela, nous ne saurions comprendre que Polybe en ait pu donner une description si exactement d'accord avec la disposition des lieux. — Serait-ce encore un de ces Allobroges qui combattirent au mont de l'Épine, qui aurait rapporté de là dans ses foyers un bouclier carthaginois, découvert en 1714 près du village du Passage, situé à 10 kilomètres sud-ouest d'Aoste ?