ANNIBAL EN GAULE

 

DEUXIÈME PARTIE. — EXPÉDITION D'ANNIBAL AU POINT DE VUE GÉOGRAPHIQUE ET MILITAIRE.

ITINÉRAIRE D'ANNIBAL : SA STRATÉGIE ; SA TACTIQUE DANS LES BATAILLES ; SA TACTIQUE POLITIQUE.

 

 

§ X. — Chemin de l'entrée des Alpes barré à Annibal par les Allobroges.

 

Mais pour venir de l'ouest, dans cette grande vallée et gagner l'Italie, il faut nécessairement ou franchir la grande crête de sa berge occidentale, ou la tourner à Tune de ses extrémités. Et c'est de ce côté-là qu'est arrivé Annibal à travers le plat pays des Allobroges, et il est déjà sur le plateau de Novalaise, c'est-à-dire derrière la grande crête des monts de cette berge occidentale et directement à l'ouest de Lemincum, ou de Chambéry. On peut donc déjà présumer qu'il y est venu pour franchir là cette grande crête, et que ses guides gaulois l'ont amené ainsi en remontant le long du Rhône tout exprès pour arriver là, et de là le faire passer sur la grande voie d'Italie, en profitant d'un chemin praticable qu'ils connaissaient parfaitement. Déjà même le récit de Polybe nous donne à entendre qu'il n'y avait là qu'un seul chemin par lequel l'armée d'Annibal pût atteindre son but, et que ce chemin unique était directement devant elle ; c'est-à-dire que c'était le chemin qui tend directement de Novalaise à Chambéry par le col de l'Épine. Et, en effet, examinons si l'armée carthaginoise eût pu passer ailleurs.

Du côté du nord, — certainement aujourd'hui il est facile de franchir la crête des monts vis-à-vis d'Aix-les-Bains, au col du mont du Chat, par la route d'Yenne à Chambéry. Mais cette route, soit pour monter au col, soit pour en descendre, est totalement un ouvrage d'art, même assez moderne. Et, lorsqu'on examine le terrain avec attention, particulièrement dans les détours de la descente du côté du lac du Bourget, il est impossible d'admettre que jadis ait existé là un chemin primitif et naturel, praticable à l’armée carthaginoise avec ses bêtes de charge et ses éléphants. De plus, si un tel chemin y eût existé, et qu'Annibal eût voulu le prendre, outre que la difficulté de forcer le passage du col n’eût pas été moindre qu'ailleurs, sa prudence reconnue eût été ici véritablement en défaut. Car au-delà du col, sous les yeux d'un ennemi redoutable, il eût engagé son armée au versant rapide et rocheux du mont du Chat du côté du lac, en une file de trois ou quatre kilomètres de longueur, dont nul soldat, nulle bête de charge n'eût pu s'écarter, ni à gauche, du côté des rochers escarpés qui bordent le lac, ni à droite, du côté des rochers dominants de la crête dentelée du mont : rochers inaccessibles à tous autres qu'aux hommes du pays.

Annibal eût-il pu aller tourner l'extrémité septentrionale de la barrière de monts, en passant au bord du Rhône ? Ici, le péril eût changé de nature, mais il n'eût pas été moindre. En effet, le passage le long du lac du Bourget n'étant possible d'aucun côté, il est clair que dans ce cas Annibal eût été obligé d'engager son armée à travers les vastes marais de Chautagne dans toute leur longueur ; ensuite, de remonter encore plus haut tout le long du Rhône, entre le fleuve et la montagne du Gros-Faux, jusqu'à Seyssel, où cette montagne s'abaisse et permet qu'on la franchisse ; pour revenir par la route de Genève et aboutir enfin à Chambéry sur la grande voie des Alpes. Mais le canal de Savières (qui de nos jours emmène au Rhône le trop plein du lac du Bourget et des marais de Chautagne) n'existait certainement point encore à l'époque d'Annibal ; et, par conséquent, le passage à travers ces marais, complètement inondés alors, devait être absolument impraticable à l'armée carthaginoise en présence des Allobroges hostiles.

Du côté du sud, — il existe également, de nos jours, une belle route qui franchit la barrière des monts, à partir du pont de Beau voisin et des Échelles, pour aboutir à Chambéry. Mais il a fallu aussi de grands travaux d'art, même un tunnel, pour la rendre aujourd'hui praticable à une armée. Et ce nom du bourg des Échelles, en rappelle sans doute les difficultés primitives.

Enfin, Annibal eût-il pu aller tourner l'obstacle de la chaîne des monts à son extrémité méridionale ? Pour cela il eût fallu d'abord qu'il rétrogradât jusqu'à Cularo (Grenoble), à travers une partie difficile du territoire des Allobroges et parmi un peuple hostile, belliqueux, nombreux. Or, ce mouvement rétrograde, cette retraite devant l'obstacle des montagnes, eût pu attirer les Allobroges sur ses derrières, où ne se trouvait plus alors ce petit roi de l’Isle, qui connaissait le pays et qui lui avait formé précédemment avec ses troupes gauloises une arrière-garde. Puis, au-delà de Cularo, il eût fallu qu'Annibal engageât son armée tout le long de l'Isère, entre les eaux torrentueuses de cette rivière et les versants rapides de la chaîne de monts très élevés qui forment ses berges de chaque côté. Or, ces versants eussent pu être occupés d'avance par les Allobroges en armes ; et, de plus, vingt torrents considérables qui se précipitent là en travers de la voie, devaient la rendre jadis impraticable, en la coupant çà et là par de profonds ravins, ou en y amoncelant des déjections énormes, telles qu'on en rencontre fréquemment après une grande pluie, aux débouchés des torrents des Alpes dans les vallées basses. Évidemment, selon nous, engager l’armée carthaginoise dans une telle voie sous les yeux de l'ennemi, c'eût été une imprudence que jamais Annibal n'eût pu commettre. Ainsi, Annibal n'eût pu prendre le parti d'aller tourner l'extrémité méridionale de la barrière de monts qui se dressait devant lui, dans sa position sur le plateau de Novalaise.

Donc, en résumé de toutes ces considérations orographiques, concluons que Polybe était parfaitement fondé à dire : 1° qu'Annibal, du point où il se trouvait ici sur le chemin des Alpes qu'il avait pris au bord du Rhône, devait nécessairement poursuivre sa marche directement par ce même chemin ; et 2° que c'en eût été fait de son armée s'il n'eût pu passer outre. En un mot, Annibal se trouvait là devant des Thermopyles.

Examinons donc les conditions particulières de ce chemin avec beaucoup d'attention, avant d'en venir au combat terrible qui y fut livré.

C'était, avons-nous dit, le chemin qui tend directement de Novalaise à Chambéry par le col de l'Épine : on peut même dire que d'un bout à l'autre, depuis l'embouchure du Guiers jusqu'à Chambéry, il se dirige de l'ouest à l'est sans s'écarter notablement de la ligne droite. L'armée carthaginoise a-t-elle pu suivre ce chemin ? Nous l'avons personnellement suivi à pied, par un temps pluvieux d'automne, saison dans laquelle a dû y passer Annibal (d'après une indication de Polybe qu'on trouvera plus loin) ; nous y avons tout examiné avec attention ; et nous n'hésitons pas à affirmer que c'est encore aujourd'hui un excellent chemin naturel : c'est-à-dire qu'il est aussi bon que puisse l'être un chemin dénué de tout ouvrage d'art, et résultant uniquement des traces imprimées sur le terrain par les hommes et les animaux qui y ont passé. Nous osons même dire qu'une armée comme celle d'Annibal, avec ses bêtes de charge et ses éléphants, pourrait encore de nos jours y passer sans trop de difficulté. Car, de temps immémorial, les habitants du plateau de Novalaise y ont passé avec leurs bêtes de charge pour transporter leurs blés et autres denrées à Chambéry, et ils y passent encore aujourd'hui fréquemment quelles que soient les améliorations faites aux autres chemins. Nous même, bien que nous ne soyons plus ni jeune ni bon marcheur, nous avons fait par ce chemin, sans nous hâter, sans grande fatigue, sans rencontrer aucun obstacle, le trajet de Novalaise a Chambéry tout d'une traite, en cinq heures et demie de temps. Et notre guide, en nous quittant à Chambéry, se proposait de retourner tout de suite et du même jour à Novalaise.

Entrons dans quelques détails descriptifs concernant ce chemin, afin qu'on puisse mieux saisir tout ce que va dire Polybe du combat que les Allobroges y livrèrent à Annibal.

De Novalaise au col de l’Épine, la longueur du chemin est d'environ 4.800 mètres. La hauteur à laquelle il faut s'élever est de 572 mètres. La pente moyenne du chemin est donc d'environ 12 p. 100. Elle y est assez uniforme.

1° A partir de Novalaise, on se dirige d'abord au nord-est jusqu'à la chapelle Sainte-Rose, petit oratoire de pauvre aspect, situé sur le chemin, à environ 1,800 mètres de distance. Dans cette première partie, le chemin monté à travers des cultures et n'offre rien de remarquable : ce n'est point encore un défilé.

2° A la chapelle Sainte-Rose, le chemin fait un coude à angle droit pour se diriger presque exactement au sud, en profitant d'une immense corniche de rochers escarpés 8ur laquelle il s'engage jusqu'à la distance d'environ 1.500 mètres. Cette corniche (de calcaire jurassique) offre généralement une largeur suffisante pour le passage de deux hommes ou de deux chevaux de front ; avec une pente naturelle et une direction si propices, qu'on n'eût rien pu tracer de plus convenable pour gravir la montagne. Mais c'est là un véritable et dangereux défilé où l'on a, à droite, l'abîme bordé de quelques buissons, et, à gauche, la cassure escarpée des rochers supérieurs, en-dessous desquels sort et déborde la corniche qui sert de chemin, et tout le long de laquelle il faut marcher sur le roc vif.

3° A l'extrémité supérieure de la corniche, le chemin conserve d'abord la même direction en commençant à gravir le vaste dos de la montagne, tout hérissé d'énormes masses rocheuses, dans les intervalles desquelles sont des crevasses pleines de terre fertile, et d'où s’élance une végétation superbe de grands arbres et arbustes divers : sapins, hêtres, tilleuls, frênes, sorbiers, noisetiers, etc. De sorte que le chemin est là sur un terrain difficile et extrêmement couvert. Il s'y engage par où il peut passer, en formant des sinuosités diverses, dont néanmoins l'ensemble constitue une grande courbe à convexité tournée du côté du sud. Cette courbe le ramène graduellement dans la direction de l'ouest à l'est, qu'il atteint en parvenant au col de l'Épine. Là se trouve le point culminant du chemin, qui est à 1.005 mètres au-dessus du niveau de la mer, et d'où la vue domine transversalement, de l'autre côté de la montagne de l'Épine, la grande voie des Alpes, la grande vallée décrite plus haut, qui s'étend du Rhône à l'Isère, et au fond de laquelle on a directement devant soi la ville de Chambéry.

4° Du col de l’Épine pour descendre à Chambéry, la différence de niveau est de 736 mètres. La longueur du chemin jusqu'au bas de la montagne est d'environ 6.000 mètres. La pente moyenne y est donc d'environ 12 p. 100. Mais ici, en général, le terrain ne présentant pas de rochers, étant tout découvert et de nature à bien recevoir le pied de l’homme ou des animaux, la descente y est sûre et facile. Et même des hommes pourraient descendre ou monter de ce côté-là dans toutes les directions, à volonté, et plus ou moins rapidement. De sorte qu'ici le chemin ne peut plus être considéré comme un défilé. Il descend au versant de la montagne et à un degré de pente convenable (moyennant quelques sinuosités) par Villard-Péron, Chamoux et Bissy, où il tombe sur une route longitudinale de la vallée, qu'on prend à droite ; et, après avoir fait encore trois kilomètres, on entre à Chambéry en longeant le Champ de Mars. Mais jadis, très-probablement, le chemin de la montagne coupait à travers le terrain du Champ de Mars pour aller directement à l’ancienne ville de Lemincum, aujourd'hui Lémenc.

Ainsi, en définitive, il n'y a que deux de ces quatre parties du chemin direct de Novalaise à Chambéry par le col de l'Épine qui soient de véritables défilés, la partie qui suit la corniche et la partie qui traverse le dos de la montagne. Jetons-y un dernier coup d'œil.

Dans la partie de la corniche, non-seulement une armée en marche par ce chemin se trouverait engagée là dans un défilé étroit, ayant à droite l'abîme et à gauche des rochers escarpés ; mais encore il ne serait pas bien difficile à un ennemi connaissant les lieux, de survenir dans le haut, et de précipiter de là des blocs de roche sur cette armée en marche dans le chemin. Dès lors donc, elle s'y trouverait dans une position véritablement terrible, où elle pourrait être écrasée, sans avoir de son côté ni moyen de se défendre, ni moyen de s'abriter, ni moyen de s'enfuir si le chemin est obstrué aux deux extrémités.

Notons bien que le chemin passe là sur le roc vif, couvert d'aspérités plus ou moins volumineuses et saillantes, qui ont dû être initialement à angles très-vifs ; mais qui sont aujourd'hui arrondies en tous sens de la manière la plus complète, même les bosses les plus énormes, sans qu'on aperçoive nulle part la moindre trace d'ornière. Voilà donc là, sous les yeux, un témoignage matériel, pertinent, incontestable et persistant, que des millions d'hommes et de bêtes de charge y ont passé dans la suite des âges. — Si, du haut de cette corniche, on jette un coup d'œil sur le pays qu'elle domine, on découvre, à gauche, le joli lac d'Aiguebelette au pied de la montagne ; devant soi, le fertile plateau de Novalaise, à la limite duquel s'élèvent encore les ruines superbes du château féodal de Montbel ; un peu à droite, le col de la Crusille par où le chemin arrive du bord du Rhône ; enfin, au-delà et bien loin dans la brume, on aperçoit les plaines immenses du plat pays des anciens Allobroges, à travers lequel Annibal est arrivé en remontant le long du Rhône : on distingue même le cours sinueux du fleuve que signalent ses reflets argentés.

Dans la partie qui franchit le vaste dos de la montagne, le chemin passe tantôt sur le roc vif, comme à la corniche, et tantôt sur un terrain ordinaire. Il est pour ainsi dire enfoui parmi les masses de rochers et de grands arbres ; si bien qu'il serait généralement partout facile à un ennemi qui connaîtrait les lieux, de se glisser très-près d'une armée en marche par ce chemin, sans avoir été aperçu d'elle auparavant, et sans avoir à redouter d'en être poursuivi. Voilà donc encore une partie du chemin très-périlleuse, bien qu'elle le soit beaucoup moins que celle de la corniche.

Enfin, signalons deux branches accessoires du chemin de l'Épine, qui sont tracées sur la carte de l'état-major (dont on a un extrait sous les yeux), et qui ont dû jouer un rôle important dans le combat dont nous allons lire ci-après les divers détails.

L'une de ces branches, que nous appellerons la branche courte, se détache du chemin presqu'à l'extrémité supérieure de la corniche et traverse directement le dos de la montagne, pour aller se rattacher au chemin, à 600 mètres environ au-delà du point culminant. Elle y arrive par une pente très-rapide, impraticable aux bêtes de charge. Cette branche représente ainsi la corde de l'arc décrit par le chemin dans le haut de la montagne, ce qui justifie le nom de branche courte par lequel nous la désignons.

L'autre branche, que nous appellerons la branche du Crucifix (du nom d'un col où elle passe), se sépare du chemin à Novalaise même, pour se diriger au sud-est, aller gravir la montagne de l'Épine à l'est du milieu du lac d'Aiguebelette par des sinuosités nombreuses, la franchir au col du Crucifix (situé au sud et à environ 3.000 mètres de distance du col de l'Epine), et se rallier au chemin, soit à environ 1.600 mètres au-delà du col de l'Épine, soit encore plus loin et plus bas, à divers carrefours de petits chemins naturels. Le col du Crucifix est à 912 mètres au-dessus du niveau de la mer ; et, par conséquent, il est de 93 mètres moins élevé que le col de l'Épine. Celte moindre élévation explique naturellement l’intérêt public qu'il y avait à passer au col du Crucifix avec les bêtes de charge ; et les quelques travaux d'art qu'on y a exécutés témoignent de la difficulté primitive d'y passer. Ainsi donc, à l'époque d'Annibal, de même que la branche courte du chemin, la branche du Crucifix pouvait être suivie par les hommes, non par les bêtes de charge.