§ X. — Chemin de l'entrée des Alpes barré à Annibal par les Allobroges. Mais pour venir de l'ouest, dans cette grande vallée et gagner l'Italie, il faut nécessairement ou franchir la grande crête de sa berge occidentale, ou la tourner à Tune de ses extrémités. Et c'est de ce côté-là qu'est arrivé Annibal à travers le plat pays des Allobroges, et il est déjà sur le plateau de Novalaise, c'est-à-dire derrière la grande crête des monts de cette berge occidentale et directement à l'ouest de Lemincum, ou de Chambéry. On peut donc déjà présumer qu'il y est venu pour franchir là cette grande crête, et que ses guides gaulois l'ont amené ainsi en remontant le long du Rhône tout exprès pour arriver là, et de là le faire passer sur la grande voie d'Italie, en profitant d'un chemin praticable qu'ils connaissaient parfaitement. Déjà même le récit de Polybe nous donne à entendre qu'il n'y avait là qu'un seul chemin par lequel l'armée d'Annibal pût atteindre son but, et que ce chemin unique était directement devant elle ; c'est-à-dire que c'était le chemin qui tend directement de Novalaise à Chambéry par le col de l'Épine. Et, en effet, examinons si l'armée carthaginoise eût pu passer ailleurs. Du côté du nord, — certainement aujourd'hui il est facile de franchir la crête des monts vis-à-vis d'Aix-les-Bains, au col du mont du Chat, par la route d'Yenne à Chambéry. Mais cette route, soit pour monter au col, soit pour en descendre, est totalement un ouvrage d'art, même assez moderne. Et, lorsqu'on examine le terrain avec attention, particulièrement dans les détours de la descente du côté du lac du Bourget, il est impossible d'admettre que jadis ait existé là un chemin primitif et naturel, praticable à l’armée carthaginoise avec ses bêtes de charge et ses éléphants. De plus, si un tel chemin y eût existé, et qu'Annibal eût voulu le prendre, outre que la difficulté de forcer le passage du col n’eût pas été moindre qu'ailleurs, sa prudence reconnue eût été ici véritablement en défaut. Car au-delà du col, sous les yeux d'un ennemi redoutable, il eût engagé son armée au versant rapide et rocheux du mont du Chat du côté du lac, en une file de trois ou quatre kilomètres de longueur, dont nul soldat, nulle bête de charge n'eût pu s'écarter, ni à gauche, du côté des rochers escarpés qui bordent le lac, ni à droite, du côté des rochers dominants de la crête dentelée du mont : rochers inaccessibles à tous autres qu'aux hommes du pays. Annibal eût-il pu aller tourner l'extrémité septentrionale de la barrière de monts, en passant au bord du Rhône ? Ici, le péril eût changé de nature, mais il n'eût pas été moindre. En effet, le passage le long du lac du Bourget n'étant possible d'aucun côté, il est clair que dans ce cas Annibal eût été obligé d'engager son armée à travers les vastes marais de Chautagne dans toute leur longueur ; ensuite, de remonter encore plus haut tout le long du Rhône, entre le fleuve et la montagne du Gros-Faux, jusqu'à Seyssel, où cette montagne s'abaisse et permet qu'on la franchisse ; pour revenir par la route de Genève et aboutir enfin à Chambéry sur la grande voie des Alpes. Mais le canal de Savières (qui de nos jours emmène au Rhône le trop plein du lac du Bourget et des marais de Chautagne) n'existait certainement point encore à l'époque d'Annibal ; et, par conséquent, le passage à travers ces marais, complètement inondés alors, devait être absolument impraticable à l'armée carthaginoise en présence des Allobroges hostiles. Du côté du sud, — il existe également, de nos jours, une belle route qui franchit la barrière des monts, à partir du pont de Beau voisin et des Échelles, pour aboutir à Chambéry. Mais il a fallu aussi de grands travaux d'art, même un tunnel, pour la rendre aujourd'hui praticable à une armée. Et ce nom du bourg des Échelles, en rappelle sans doute les difficultés primitives. Enfin, Annibal eût-il pu aller tourner l'obstacle de la chaîne des monts à son extrémité méridionale ? Pour cela il eût fallu d'abord qu'il rétrogradât jusqu'à Cularo (Grenoble), à travers une partie difficile du territoire des Allobroges et parmi un peuple hostile, belliqueux, nombreux. Or, ce mouvement rétrograde, cette retraite devant l'obstacle des montagnes, eût pu attirer les Allobroges sur ses derrières, où ne se trouvait plus alors ce petit roi de l’Isle, qui connaissait le pays et qui lui avait formé précédemment avec ses troupes gauloises une arrière-garde. Puis, au-delà de Cularo, il eût fallu qu'Annibal engageât son armée tout le long de l'Isère, entre les eaux torrentueuses de cette rivière et les versants rapides de la chaîne de monts très élevés qui forment ses berges de chaque côté. Or, ces versants eussent pu être occupés d'avance par les Allobroges en armes ; et, de plus, vingt torrents considérables qui se précipitent là en travers de la voie, devaient la rendre jadis impraticable, en la coupant çà et là par de profonds ravins, ou en y amoncelant des déjections énormes, telles qu'on en rencontre fréquemment après une grande pluie, aux débouchés des torrents des Alpes dans les vallées basses. Évidemment, selon nous, engager l’armée carthaginoise dans une telle voie sous les yeux de l'ennemi, c'eût été une imprudence que jamais Annibal n'eût pu commettre. Ainsi, Annibal n'eût pu prendre le parti d'aller tourner l'extrémité méridionale de la barrière de monts qui se dressait devant lui, dans sa position sur le plateau de Novalaise. Donc, en résumé de toutes ces considérations orographiques, concluons que Polybe était parfaitement fondé à dire : 1° qu'Annibal, du point où il se trouvait ici sur le chemin des Alpes qu'il avait pris au bord du Rhône, devait nécessairement poursuivre sa marche directement par ce même chemin ; et 2° que c'en eût été fait de son armée s'il n'eût pu passer outre. En un mot, Annibal se trouvait là devant des Thermopyles. Examinons donc les conditions particulières de ce chemin avec beaucoup d'attention, avant d'en venir au combat terrible qui y fut livré. C'était, avons-nous dit, le chemin qui tend directement de Novalaise à Chambéry par le col de l'Épine : on peut même dire que d'un bout à l'autre, depuis l'embouchure du Guiers jusqu'à Chambéry, il se dirige de l'ouest à l'est sans s'écarter notablement de la ligne droite. L'armée carthaginoise a-t-elle pu suivre ce chemin ? Nous l'avons personnellement suivi à pied, par un temps pluvieux d'automne, saison dans laquelle a dû y passer Annibal (d'après une indication de Polybe qu'on trouvera plus loin) ; nous y avons tout examiné avec attention ; et nous n'hésitons pas à affirmer que c'est encore aujourd'hui un excellent chemin naturel : c'est-à-dire qu'il est aussi bon que puisse l'être un chemin dénué de tout ouvrage d'art, et résultant uniquement des traces imprimées sur le terrain par les hommes et les animaux qui y ont passé. Nous osons même dire qu'une armée comme celle d'Annibal, avec ses bêtes de charge et ses éléphants, pourrait encore de nos jours y passer sans trop de difficulté. Car, de temps immémorial, les habitants du plateau de Novalaise y ont passé avec leurs bêtes de charge pour transporter leurs blés et autres denrées à Chambéry, et ils y passent encore aujourd'hui fréquemment quelles que soient les améliorations faites aux autres chemins. Nous même, bien que nous ne soyons plus ni jeune ni bon marcheur, nous avons fait par ce chemin, sans nous hâter, sans grande fatigue, sans rencontrer aucun obstacle, le trajet de Novalaise a Chambéry tout d'une traite, en cinq heures et demie de temps. Et notre guide, en nous quittant à Chambéry, se proposait de retourner tout de suite et du même jour à Novalaise. Entrons dans quelques détails descriptifs concernant ce chemin, afin qu'on puisse mieux saisir tout ce que va dire Polybe du combat que les Allobroges y livrèrent à Annibal. De Novalaise au col de l’Épine, la longueur du chemin est
d'environ 1° A partir de Novalaise, on se dirige d'abord au nord-est
jusqu'à la chapelle Sainte-Rose, petit oratoire de pauvre aspect, situé sur
le chemin, à environ 2° A la chapelle Sainte-Rose, le chemin fait un coude à
angle droit pour se diriger presque exactement au sud, en profitant d'une
immense corniche de rochers escarpés 8ur laquelle il s'engage jusqu'à la
distance d'environ 3° A l'extrémité supérieure de la corniche, le chemin
conserve d'abord la même direction en commençant à gravir le vaste dos de la
montagne, tout hérissé d'énormes masses rocheuses, dans les intervalles
desquelles sont des crevasses pleines de terre fertile, et d'où s’élance une
végétation superbe de grands arbres et arbustes divers : sapins, hêtres,
tilleuls, frênes, sorbiers, noisetiers, etc. De sorte que le chemin est là
sur un terrain difficile et extrêmement couvert. Il s'y engage par où il peut
passer, en formant des sinuosités diverses, dont néanmoins l'ensemble
constitue une grande courbe à convexité tournée du côté du sud. Cette courbe
le ramène graduellement dans la direction de l'ouest à l'est, qu'il atteint
en parvenant au col de l'Épine. Là se trouve le point culminant du chemin,
qui est à 4° Du col de l’Épine pour descendre à Chambéry, la
différence de niveau est de Ainsi, en définitive, il n'y a que deux de ces quatre parties du chemin direct de Novalaise à Chambéry par le col de l'Épine qui soient de véritables défilés, la partie qui suit la corniche et la partie qui traverse le dos de la montagne. Jetons-y un dernier coup d'œil. Dans la partie de la corniche, non-seulement une armée en marche par ce chemin se trouverait engagée là dans un défilé étroit, ayant à droite l'abîme et à gauche des rochers escarpés ; mais encore il ne serait pas bien difficile à un ennemi connaissant les lieux, de survenir dans le haut, et de précipiter de là des blocs de roche sur cette armée en marche dans le chemin. Dès lors donc, elle s'y trouverait dans une position véritablement terrible, où elle pourrait être écrasée, sans avoir de son côté ni moyen de se défendre, ni moyen de s'abriter, ni moyen de s'enfuir si le chemin est obstrué aux deux extrémités. Notons bien que le chemin passe là sur le roc vif, couvert
d'aspérités plus ou moins volumineuses et saillantes, qui ont dû être
initialement à angles très-vifs ; mais qui sont aujourd'hui arrondies en tous
sens de la manière la plus complète, même les bosses les plus énormes, sans
qu'on aperçoive nulle part la moindre trace d'ornière. Voilà donc là, sous
les yeux, un témoignage matériel, pertinent, incontestable et persistant, que
des millions d'hommes et de bêtes de charge y ont passé dans la suite des
âges. — Si, du haut de cette corniche, on jette un coup d'œil sur le pays
qu'elle domine, on découvre, à gauche, le joli lac d'Aiguebelette au pied de
la montagne ; devant soi, le fertile plateau de Novalaise, à la limite duquel
s'élèvent encore les ruines superbes du château féodal de Montbel ; un peu à
droite, le col de Dans la partie qui franchit le vaste dos de la montagne, le chemin passe tantôt sur le roc vif, comme à la corniche, et tantôt sur un terrain ordinaire. Il est pour ainsi dire enfoui parmi les masses de rochers et de grands arbres ; si bien qu'il serait généralement partout facile à un ennemi qui connaîtrait les lieux, de se glisser très-près d'une armée en marche par ce chemin, sans avoir été aperçu d'elle auparavant, et sans avoir à redouter d'en être poursuivi. Voilà donc encore une partie du chemin très-périlleuse, bien qu'elle le soit beaucoup moins que celle de la corniche. Enfin, signalons deux branches accessoires du chemin de l'Épine, qui sont tracées sur la carte de l'état-major (dont on a un extrait sous les yeux), et qui ont dû jouer un rôle important dans le combat dont nous allons lire ci-après les divers détails. L'une de ces branches, que nous appellerons la branche courte, se détache du chemin presqu'à
l'extrémité supérieure de la corniche et traverse directement le dos de la
montagne, pour aller se rattacher au chemin, à L'autre branche, que nous appellerons la branche du Crucifix (du nom d'un col où elle passe), se sépare du chemin à
Novalaise même, pour se diriger au sud-est, aller gravir la montagne de
l'Épine à l'est du milieu du lac d'Aiguebelette par des sinuosités
nombreuses, la franchir au col du Crucifix (situé
au sud et à environ |