§ VIII. — Île de Retournons maintenant auprès du général carthaginois qui s'achemine paisiblement vers les Alpes, en remontant le long du Rhône avec ses guides gaulois et le roi Magile. Reprenons la suite du récit de Polybe. Annibal, après quatre jours de
marche, vint à un endroit appelé l'Île, lieu fertile et
très-peuplé, et auquel on a donné ce nom parce que le Rhône et A partir du point de passage du Rhône (de Bourg-Saint-Andéol, ou de Pierrelatte sur la
rive gauche), quatre marches de l'armée carthaginoise (de Le texte dit que : là Annibal arriva auprès (πρός) d'un endroit appelé l'Île. Le savant Letronne, dont les lettres déplorent encore la perte, a parfaitement compris et fait ressortir l'importance de ce mot, πρός, que nous retrouverons plus bas, et qui est l’analogue de ad des Latins, comme έν est l'analogue de in. Il en conclut qu'Annibal n'entra point avec son armée dans l'Île en question, mais seulement passa auprès de cette Île[1]. Nous en signalerons nous-même une autre preuve plus loin. Nous nous rangeons donc complètement à l'opinion de Letronne sur ce point décisif : sur ce point grammatical seulement, non sur l'itinéraire qu'il en a déduit. Et en conséquence, pour ne laisser dans l'esprit de notre lecteur aucune incertitude sur le sens du texte de Polybe, au lieu d'adopter simplement la version de dom Thuillier, — Annibal vint à un endroit appelé l'Île, — ou même celle de Letronne, — Annibal arriva à ce qu'on appelle l'Île, — nous croyons devoir rendre le sens constaté par cette autre expression française : — Annibal arriva auprès d'un endroit appelé l'Île, — expression qui ne laisse subsister aucune incertitude sur le sens vrai du texte en question. Du reste, Isaac Casaubon, dans son excellente version latine de Polybe, et Tite-Live lui-même, qui eut incontestablement sous les yeux le texte de Polybe, ont l'un et l'autre rendu ici le mot πρός par le mot latin ad. Quel était ce territoire de Remarquons d'abord que tout le monde s'accorde à prendre
le Rhône pour l'un des côtés du Delta cherché. La dissidence n'a lieu que
relativement au cours d'eau qui formait l'autre côté. Or, un savant de grande
autorité, Casaubon, dans la préface de son excellente édition de Polybe[2], dit qu'il a
consulté plusieurs manuscrits grecs, et ici on lit, dans le texte qu'il
donne, l’Arar ( D'un autre côté, Tite-Live s'exprime ainsi : — En quatre jours de marche, Annibal parvint auprès de l’Île.
Là deux cours d'eau, l’Arar et le Rhône, qui se précipitent de
deux points des Alpes écartés l'un de l’autre, viennent se réunir, en
embrassant une certaine étendue de terres cultivées. On a donné le nom d'Île
à ce pays de plaine compris dans leur intervalle : les Allobroges habitent
auprès[3].
— On voit donc que ce passage de Tite-Live est copié sur celui de Polybe. Par
conséquent, on doit considérer comme certain que le texte de Polybe, tel
qu'il nous est parvenu, et tel que Tite-Live le lisait à Rome, présente ici,
avec le nom du Rhône, le nom de l’Arar,
c'est-à-dire de Cependant beaucoup de commentateurs de Polybe et de
Tite-Live, considérant sans doute cette leçon comme inconciliable avec les
quatre journées de marche indiquées en même temps, ou bien encore avec
d'autres détails qui vont suivre et que nous discuterons, ont cru devoir
adopter ici une autre leçon. La plupart de ces savants, entre autres Rollin,
Mandajors, Dureau de L'origine de cet expédient paraîtrait (d'après une note de Rollin citée par Dureau de D'une part, le pays de plaine qui est compris entre le
Rhône et Tandis que, de l'autre part, le pays de plaine qui est
compris entre le Rhône et l'Isère, en amont du point où cette rivière se
jette dans le fleuve, et qui est limité dans leur intervalle du côté de Test,
par de hautes montagnes, ne présente point la forme d'un Delta, mais
évidemment celle d'un quadrilatère. En effet, les quatre côtés de ce
quadrilatère sont : 1° la partie du cours du Rhône qui constitue l'un des
côtés du Delta ci-dessus dit, en coulant de l’est à l'ouest, depuis l'embouchure
du Guiers jusqu'à Lyon ; 2° une seconde partie de ce même fleuve, qui coule
du nord au sud, depuis Lyon jusqu'à l'embouchure de l'Isère ; 3° le cours de
l'Isère, qui se dirige du nord-est au sud-ouest, depuis près de Voreppe
jusqu'à l'embouchure de cette rivière dans le Rhône ; et enfin, 4° la chaîne
de montagnes située du côté de l'orient et qui règne du sud au nord, depuis
Voreppe jusqu'à l'embouchure du Guiers. De ces quatre côtés, trois sont à peu
près d'égale longueur, et le quatrième, formé par les montagnes, n'offre que
la moitié de cette longueur commune des trois autres. De sorte que, pour voir
dans ce quadrilatère réel le Delta, le triangle à trois côtés égaux, dont
parle Polybe, ou bien on fera abstraction de la première partie du cours du
Rhône qui coule de l'est à l'ouest depuis l'embouchure du Guiers jusqu'à Lyon
: et alors nous demandons où sont les montagnes presque inaccessibles qui
doivent, selon Polybe, former le Delta avec les deux cours d'eau,
c'est-à-dire qui devraient s'étendre ici depuis Voreppe jusqu'à Lyon. Ou bien
on conservera tout le cours du Rhône depuis l'embouchure du Guiers jusqu'à
celle de l'Isère, pour représenter un seul côté du Delta : et alors voilà un
côté, d'un prétendu triangle à trois côtés égaux, qui est à lai seul plus
grand que la somme des deux autres côtés ! Ce que les géomètres n'ont
encore jamais vu dans aucun triangle possible. Et même ce côté, d'une
longueur impossible, formant de fait un angle droit à Lyon, peut-il être
accepté pour le côté rectiligne d'un delta, qui est l'image même à laquelle
notre auteur a eu recours, pour faire comprendre plus clairement quelle est
la forme de l'ancienne lie de Remarquons enfin que là où l'Isère se jette dans le Rhône,
le terrain n'est pas aiguisé en pointe par les deux cours d'eau ; qu'il ne
l'est même à aucune embouchure des divers affluents du fleuve qui viennent
s'y jeter plus bas que Mais auparavant, nous devons soumettre au lecteur une modification qu'il convient d'introduire dans la version de dom Thuillier. En effet, dans la phrase qui suit, dom Thuillier a omis de rendre distinctement le sens d'un premier membre de cette phrase qui est dans le texte grec, et qui est très-important pour la détermination de l'Île dont l'auteur vient de parler. Lorsqu'Annibal, dit Polybe, eut poussé sa marche jusque devant cette Île, il se trouva que, dans cette Île même, deux frères, armés l'un contre l'autre, se disputaient le royaume. — Πρός ήν άφικόμενος, καί καταλαβών έν αύτή δύο άδελφούς... Le sens général du récit et en même temps le rapprochement et l'opposition des deux mots πρός et έν dans ce texte de Polybe, nous autorisent, croyons-nous, à rendre ici πρός par le mot français devant, qui équivaut à auprès, et offre l'avantage d'évoquer naturellement dans l'esprit l'idée du fleuve interposé : ce qui rend le sens vrai du texte plus clair dans sa version en français. Au lieu de tout cela, dom Thuillier dit simplement : Annibal trouva dans cette île deux frères qui, armés l'un contre l’autre, se disputaient le royaume. On ne distingue donc plus ici, dans cette version incomplète, que depuis le moment indiqué dans la phrase précédente, Annibal en quatre jours de marche arriva auprès d'un endroit appelé l’Île, moment où il se trouvait déjà (dans la région de Saint-Vallier) sur le territoire des Allobroges, limitrophes de l’Île, et par conséquent où il était déjà jusqu'à un certain point auprès de l'Île, Annibal a encore poursuivi sa marche pendant un espace de temps indéterminé, et qu'il est actuellement parvenu tout-à-fait auprès ou en face de cette île, et y apprend ce qui se passe à l'intérieur. Reprenons donc maintenant le récit de notre auteur avec ce complément du texte, ainsi rétabli dans la version de dom Thuillier. Lorsque Annibal eut poussé sa
marche jusque devant cette île, il se trouva que dans cette île même deux
frères armés l'un contre l'autre se disputaient le royaume. Le plus ancien
mit Annibal dans ses intérêts et le pria de l’aider à se maintenir dans la
position où il était[4]. Le Carthaginois n'hésita point, il voyait trop combien
cela lui serait avantageux. Il prit donc les armes, et se joignit à l'aîné
pour chasser le cadet. Il fut bien récompensé du secours qu'il avait donné au
vainqueur. On fournit à son armée des vivres et des munitions en abondance.
On renouvela ses armes qui étaient vieilles et usées. La plupart de ses
soldats furent vêtus, chaussés, mis en état de franchir plus aisément les
Alpes. Mais le plus grand service qu'il en tira, fut que ce roi se mit avec
ses troupes à la queue de celles d'Annibal, qui n'entrait qu'en tremblant
sur les tenues des Gaulois nommés Allobroges, et les escorta jusqu'à
l'endroit d'où ils devaient entrer dans les Alpes. (III, X.) Rien de plus naturel que tous ces détails sur le terrain
où nous nous trouvons. Quel est le point où Annibal, en remontant le long du
Rhône sur la rive gauche, dut arriver devant notre île, devant Ainsi, en résumé, nous croyons avoir démontré jusqu'ici avec certitude : 1° Qu'Annibal, après avoir passé le Rhône à quatre
journées de distance de la mer, au-dessus de l'embouchure de l'Ardèche (dans la région de Bourg-Saint-Andéol), et
après être remonté le long du fleuve sur sa rive gauche pendant quatre jours,
se trouvait déjà parvenu (dans la région de
Saint-Vallier) sur le territoire des Gaulois nommés Allobroges,
limitrophes de ce pays de 2° Qu'ensuite Annibal, après avoir poursuivi sa marche sur
la rive gauche du Rhône jusqu'en face de cette Île de |
[1] Voir le Journal des Savants, numéros de janvier et de décembre 1809.
[2] Édition imprimée par Wechel, Paris, 1609.
[3] Quartis castris ad Insulam pervenit. Ibi Arar Rhodanusque amnes, diveret ex Alpibus decurrentes, agri aliquantum amplexi, confuunt, in unUm. Mediis campis Insulæ nomen inditum : incolunt prope Allobroges (XXI, XXXI.)
[4] Premier exemple d'un prince gaulois faisant appel à l'intervention étrangère dans son intérêt personnel. Triste exemple qui fut imité par d'autres, et qui devint au temps de Jules César une cause de désastres pour notre mère-patrie.