§ VII. — Le consul romain, déconcerté par cette stratégie d'Annibal, prend le parti de retourner en Italie, pour l'attendre à quelque débouché des Alpes. Trois jours après le décampement
des Carthaginois, le consul romain arrive à l'endroit du fleuve par où les
ennemis l'avaient passé. Sa surprise fut d'autant plus grande, qu'il s'était
persuadé que jamais ils n'auraient la hardiesse de prendre cette route pour
aller en Italie, tant à cause de la multitude des barbares dont ces quartiers
sont peuplés, que du peu de fond qu'on peut faire sur leurs promesses. Comme
cependant ils l'avaient fait, il retourna au plus vite à ses vaisseaux,
et embarqua son armée. Il envoya son frère en Espagne, et revint par mer en
Italie pour arriver aux Alpes par Voilà donc à quoi se réduisit ce début de la deuxième guerre punique sur le Bas-Rhône, le voilà évidemment terminé, sans même que les armées ennemies se soient aperçues l'une l'autre ; et cette guerre mémorable devra recommencer ailleurs, on ne sait où positivement. Car ici le consul se trouve complètement dérouté par la stratégie d’Annibal, qui a décampé depuis trois jours, dit le texte, en remontant le long du Rhône comme s'il eût voulu entrer dans le milieu des terres européennes : terres qui étaient alors complètement inconnues des Romains, d'après notre auteur lui-même. Où donc le consul pourrait-il aller attendre Annibal en Italie ? Sait-il à quel débouché l'armée carthaginoise va sortir des Alpes ? Un tel résultat est assez singulier pour que nous tâchions de discerner bien clairement, de part et d'autre, la pensée supérieure qui l'a amené et tout l'enchaînement des faits. Car Polybe, sans manquer de rapporter avec fidélité les faits généraux, a bien pu n'en pas mettre tous les détails en pleine lumière, par un motif louable d'attachement à la noble famille des Scipions, qui lui avait fait sa position dans le monde de Rome. Par exemple, ici on pourrait croire que le consul Publius Scipion va réellement arriver avant Annibal au débouché des Alpes du côté de l'Italie : quoique Polybe sût fort bien que ce serait une erreur de le croire, et qu'Annibal sera déjà parvenu en Italie depuis nombre de jours, lorsque le consul, devancé encore par lui au débouché des Alpes, pourra pour la première fois apercevoir (de ses propres yeux) l'armée carthaginoise dans les plaines du Pô, comme nous le constaterons plus loin. Mais ce qui nous intéresse bien davantage, c'est que, dans cette recherche, nous commencerons à entrevoir le génie militaire d'Annibal. C'était effectivement une prodigieuse entreprise que d'aller
attaquer Aussi avons-nous vu ce grand stratégiste, plein de
hardiesse et surtout de prudence, faire toutes ses dispositions en conformité
rigoureuse avec un plan de guerre si difficile à exécuter. Au départ, il
laisse en Espagne tous les bagages non indispensables et il n'emmène avec lui
que des soldats d'élite, merveilleusement exercés par les guerres
continuelles qu'ils avaient faites sous sa conduite. Puis, avec cette petite
armée aussi forte qu'alerte, dès que les courriers des Gaulois d'Italie
viennent lui annoncer que tout est prêt de leur côté et que les guides amenés
par le roi Magile sont au point marqué pour le passage du Rhône, il franchit
les Pyrénées, traverse une partie de Le consul, de son côté, n'a-t-il fait aucune faute ? Pour
en bien juger, considérons de nouveau l'ordre des événements tel que
l'indique Polybe : Les Romains, dit-il, ayant été informés qu'Annibal avait passé l’Èbre, prirent
la résolution d'envoyer en Espagne une armée, sous le commandement de Publius
Cornélius. Les préparatifs terminés, Publius, avec soixante vaisseaux,
rangeant la côte de Ligurie, arriva le cinquième jour dans le voisinage de
Marseille, et ayant abordé à la première embouchure du Rhône, qu'on appelle
l'embouchure de Marseille (Graou du Levant),
il mit ses troupes à terre. Il apprit là qu'Annibal avait passé les Pyrénées
; mais il croyait ce général encore bien éloigné, tant à cause des
difficultés que les lieux lui devaient opposer, que du grand nombre des
Gaulois, au travers desquels il fallait qu'il marchât. (III, VIII.) Ne serait-ce pas naturel que le consul, à l'instant même où il apprend qu'Annibal a passé les Pyrénées, quitte le bord de la mer, où très-certainement Annibal n'ira point passer, et qu'il aille mettre son armée en position sur la route d''Espagne au passage du Rhône (à Tarascon), pour empêcher les Carthaginois de traverser le fleuve ? Publius reste-t-il donc encore au bord de la mer ? Polybe n'en dit rien, et poursuit en ces termes : Cependant Annibal, après avoir obtenu des Gaulois, partie par argent, partie par force, tout ce qu'il voulait, arriva au Rhône avec son armée, ayant à sa droite la mer de Sardaigne. Sur la nouvelle que les ennemis étaient arrivés, Publius, soit que la célérité de cette marche lui parût incroyable, soit qu'il voulût s'instruire exactement de la vérité delà chose, envoya à la découverte trois cents cavaliers des plus braves, et y joignit, pour les guider et soutenir, les Gaulois qui servaient pour lors à la solde des Marseillais. Pendant ce temps-là, il fit rafraîchir son armée, et il délibérait avec les tribuns quels postes on devait occuper, et où il fallait livrer bataille aux ennemis. Annibal arrivé à environ quatre journées de l'embouchure du Rhône, entreprit de le passer, parce que ce fleuve n'avait là que la simple largeur de son lit (c'est-à-dire que son cours y était plus large et moins rapide). (III, VIII.) Il est clair qu'Annibal, de bien loin avant l'endroit où la route ordinaire d'Espagne arrive sur le Rhône (dès Montpellier peut-être ou au moins dès Nîmes), s'est jeté à gauche au bas du versant des Cévennes, et a gagné (par Uzès et Bagnols) un point du cours du Rhône situé au-dessus du confluent de l'Ardèche (Bourg-Saint-Andéol). Si donc Polybe eût dit tout de suite qu'Annibal arriva sur le Rhône à environ quatre journées de la mer, on eût vu aussitôt de combien le consul s'était laissé distancer par Annibal, quoique les Marseillais eussent mis à sa disposition, pour lui servir d'éclaireurs, les cavaliers gaulois qui étaient à leur solde et qui devaient connaître parfaitement ces contrées. Et maintenant que le consul se détermine enfin à envoyer à la découverte, et qu'il délibère avec les tribuns sur le meilleur plan de bataille ; est-ce donc assez de délibérer ? Et comment peuvent-ils, dans cette délibération, combiner un plan de bataille sans savoir ce que fait l'ennemi à trois ou quatre journées de distance d'eux ? Et quand ils le sauront, au retour de leurs éclaireurs, que pourront-ils faire avec leur armée à cette distance des Carthaginois ? Pensent-ils donc qu'Annibal va mettre vingt à trente jours pour passer le Rhône, et que l'armée romaine a le temps de se rafraîchir ? En avait-elle même bien besoin après cinq jours seulement de navigation ? On a vu les suites, maintenant irréparables, de toute cette temporisation de la part de Publius dans de telles conjonctures. Mais il en résulta une dernière conséquence, bien plus grave, et qui, pour ne s'être manifestée qu'en Italie, n’en est pas moins strictement liée aux faits accomplis sur le Bas-Rhône. Nous demandons la permission de l'indiquer tout de suite en deux mots, sauf à y revenir plus tard pour en constater toute la portée. Polybe dit ici que Publius retourna au plus vite à ses vaisseaux et embarqua son armée, et revint par mer en Italie pour arriver aux Alpes avant Annibal. On devrait donc croire qu'il alla attendre Annibal au débouché des Alpes, pour y attaquer son armée dans l'état de délabrement où elle ne pouvait manquer de se trouver à ce moment-là. Mais où serait-il allé attendre cette armée, puisqu'il ne pouvait savoir le moins du monde où elle irait déboucher en Italie ? Et, de fait, si nous regardons tout de suite au chapitre XIII, nous voyons que Publius, après avoir débarqué au port de Pises et avoir rallié à son armée beaucoup de renforts, se porta sur la ligne du Pô, dans la région où est située Plaisance ; qu'il fît jeter un pont volant sur le fleuve, l'y passa, et s'avança sur sa rive gauche jusqu'au Tésin ; que là, tournant à droite, il marcha à la rencontre d'Annibal, qui arrivait contre lui le long de cette rivière (les Romains ayant la rivière à leur gauche et les Carthaginois à leur droite, dit le texte) ; et enfin que la première bataille eut lieu là, sur le bord du Tésin, rive gauche, non loin de Pavie. Or voici, d'après Polybe, comment elle se termina : — Publius décampe aussitôt, traverse les plaines et se hâte
d'arriver au pont du Pô et de le faire passer à son armée, ne se croyant pas
en sûreté, blessé dangereusement comme il l'était, dans un pays plat et au
voisinage d'un ennemi qui lui était beaucoup supérieur en cavalerie. Annibal
le suivit jusqu'au pont du Pô. Il ne put aller plus loin. Le consul, après
être passé sur le pont, en avait fait enlever la plupart des planches. Il
prit prisonniers environ six cents hommes que le Romain avait postés à la
tète du pont pour favoriser sa retraite.... — Ce qui prouve d'une
manière évidente que Publius, n'ayant pu ni savoir à quel débouché des Alpes
paraîtrait Annibal, ni garder de près tous les débouchés à la fois, fut forcé
de se tenir en position à grande distance, afin de pouvoir faire face de tous
les côtés où pouvait se présenter Annibal. C'est-à-dire que, réellement,
Publius fut dans l'impossibilité de garder aucun débouché des Alpes, et forcé
de rester à grande distance de tous, au milieu d'un pays plat, où Annibal eut
l'avantage dans la bataille par sa cavalerie, supérieure à celle des Romains. On voit la gravité de cette dernière conséquence de la stratégie d'Annibal sur le Bas-Rhône : sans parler de l'effet moral et du trouble qui en résultèrent de toutes parts parmi les Romains à la reprise de la deuxième guerre punique en Italie, ainsi que nous aurons soin de le constater quand nous en serons là. N'oublions donc ni à quel stratégiste le consul dérouté eut affaire ; ni que, pour notre auteur, ce consul malheureux était un Scipion. |