ANNIBAL EN GAULE

 

DEUXIÈME PARTIE. — EXPÉDITION D'ANNIBAL AU POINT DE VUE GÉOGRAPHIQUE ET MILITAIRE.

ITINÉRAIRE D'ANNIBAL : SA STRATÉGIE ; SA TACTIQUE DANS LES BATAILLES ; SA TACTIQUE POLITIQUE.

 

 

§ V. — Annibal franchit les Pyrénées. Il passe le Rhône, et prend là des guides envoyés par les Gaulois cisalpins.

 

Au commencement du printemps, les consuls romains, ayant fait tous les préparatifs nécessaires à l'exécution de leurs desseins, se mirent en mer, Publius avec soixante vaisseaux pour aller en Espagne, et Tiberius Sempronius avec cent soixante vaisseaux longs à cinq rangs, pour se rendre en Afrique. Celui-ci s'y prit d'abord avec tant d'impétuosité, fit des préparatifs si formidables à Lilybée, assembla de tous côtés des troupes si nombreuses, qu'on eût dit qu'en débarquant il voulait mettre le siège devant Carthage même. Publius, rangeant la côte de Ligurie, arriva le cinquième jour dans le voisinage de Marseille, et, ayant abordé à la première embouchure du Rhône, qu'on appelle l’Embouchure de Marseille, il mit ses troupes à terre.

Il apprit là qu'Annibal avait passé les Pyrénées ; mais il croyait ce général encore bien éloigné, tant à cause des difficultés que les lieux lui devaient opposer, que du grand nombre des Gaulois à travers lesquels il fallait qu'il marchât. Cependant Annibal, après avoir obtenu des Gaulois, partie par argent, partie par force, tout ce qu'il voulait, arriva au Rhône avec son armée, ayant à sa droite la mer de Sardaigne.

Sur la nouvelle que les ennemis étaient arrivés, Publius, soit que la célérité de cette marche lui parût incroyable, soit qu'il voulût s'instruire exactement de la vérité de la chose, envoya à la découverte trois cents cavaliers des plus braves, et y joignit, pour les guider et soutenir, les Gaulois qui servaient pour lors à la solde des Marseillais. Pendant ce temps-là, il fit rafraîchir son armée, et il délibérait avec les tribuns quels postes on devait occuper, et où il fallait donner bataille aux ennemis.

Annibal, arrivé à environ quatre journées de l’embouchure du Rhône, entreprit de le passer, parce que le fleuve n'avait là que la simple largeur de son lit[1]. (III, VIII.)

Tout d'abord, remarquons incidemment que, dans cette occasion, la célérité de la marche d'Annibal parut incroyable au consul Publius ; sans doute diaprés la date à laquelle il savait que l’armée carthaginoise avait passé les monts Pyrénées. On voit donc déjà ici que l’armée carthaginoise faisait de très-grandes marches. Qu'on veuille bien garder le souvenir de ce fait, que nous aurons à rappeler plus loin.

Tâchons maintenant de déterminer d'une manière plus approximative quels étaient les deux points du cours du Rhône où se trouvaient alors, d'une part, l'armée romaine sur la rive gauche du fleuve, et d'une autre part, l'armée carthaginoise sur la rive droite.

L'armée romaine, sur la rive gauche, devait être pour le moins au-dessus du delta de la Camargue, auprès d'Arles ou plus probablement à Tarascon ; soit parce que c'était là qu'en venant d'Espagne on passait habituellement le Rhône, dont le cours y est très-ralenti ; soit pour y trouver des ressources en subsistances ; soit enfin, pour que le consul avec les tribuns pussent, comme le dit Polybe, examiner d'avance quels postes on devait occuper et où il fallait donner bataille aux ennemis. Ce dernier trait du récit démontre avec évidence que le consul Publius et les tribuns avaient compté que ce serait là, à la place même où ils avaient pris position, qu'Annibal se présenterait, pour y passer le Rhône avec son armée.

Mais pas du tout : Annibal (sans doute par une de ses perfidies habituelles) trompe l'attente des Romains et arrive sur le Rhône, à environ quatre journées de son embouchure, dit Polybe, c'est-à-dire à une centaine de kilomètres plus haut que l'endroit où le consul Publius l’attend avec l'armée romaine, pour lui disputer le passage du fleuve. C'est qu'Annibal, de son côté| venant passer le Rhône avec la pensée bien arrêtée de hâter sa marche et de ne livrer bataille qu'en Italie, comme nous le verrons bientôt, avait tout intérêt à s'écarter le plus possible du territoire des Marseillais, amis des Romains, et à arriver sur le fleuve en un point de son cours où on ne l'attendit pas. Nous verrons, de plus, que tout ce qu'il gagnait ainsi de chemin vers le haut du Rhône, était autant de gagné pour son itinéraire au-delà du fleuve. C'est donc à environ quatre journées de marche de l'embouchure du Rhône qu'il va faire passer son armée. Et c'est cela surtout qui dut tromper toutes les prévisions et déjouer tous les plans combinés par le consul Publius Scipion avec les tribuns pour lui disputer le passage ; on le comprend assez, bien que notre auteur, ami dévoué des Scipions, ne mette pas ce fait en évidence. Et c'est encore à partir de là que nous aurons à discuter la marche d'Annibal jusqu'en Italie. Ce point du cours du Rhône où passa l'armée d'Annibal est donc très-important à déterminer tout d'abord avec un peu d'exactitude.

Quelle était la mesure précise de la journée de marche que Polybe a employée ici pour unité de mesure des distances ? Il est clair que ce n'est point en particulier la longueur du chemin fait en un jour par l'armée d'Annibal, puisqu'elle n'a nullement parcouru la distance en question. On doit donc entendre ici, comme en général, par journée de marche, l'étendue de chemin qu'une armée fait d'ordinaire en un jour, c'est-à-dire la marche réglementaire, le justum iter des Romains, chez qui notre auteur écrivait. Or, d'après Végèce[2], la marche réglementaire des armées romaines était de vingt mille pas, qui équivalent, nombre rond, à trente kilomètres. Dès lors, nous pouvons déterminer sur les cartes le point en question. Ouvrons donc le compas à quatre fois trente kilomètres, c'est-à-dire à 120 kilomètres (ce que permet le mot environ qu'on lit dans le texte), et nous trouverons que, à mesurer depuis l'embouchure orientale du Rhône (Graou du Levant), le point cherché tombe au-dessus du confluent de l'Ardèche, au-dessus des courants rapides du Pont-Saint-Esprit ; disons, pour fixer les idées, à Bourg-Saint-Andéol. C'est donc très-approximativement à ce point du cours du Rhône où l’on voit aujourd'hui, sur la rive droite Bourg-Saint-Andéol, et sur la rive gauche Pierrelatte, qu'a eu lieu le passage du fleuve par l'armée d'Annibal. Du reste, quelques kilomètres de moins entre ce point et la mer ne feraient naître aucune difficulté, comme on pourra s'en convaincre plus loin.

Pour cela (pour passer le Rhône) Annibal commença par se concilier l'amitié de tous ceux qui habitaient sur les bords, et acheta d'eux tous leurs canots et chaloupes, dont ils ont grand nombre, à cause de leur commerce par mer. Il acheta outre cela tout le bois qui était propre à construire encore de tels bâtiments, et dont il fît, en deux jours, une quantité extraordinaire de bateaux : chacun s'efforçant de n’avoir pas besoin de secours étranger pour passer le fleuve. 

Tout était déjà préparé, lorsqu'un grand nombre de barbares s'assembla sur l'autre bord pour s'opposer au passage des Carthaginois. Annibal alors faisant réflexion qu'il n'était pas possible d'agir par force contre une si grande multitude d'ennemis j et que cependant il ne pouvait rester là, sans courir risque d'être enveloppé de tous les côtés, détacha à l'entrée de la troisième nuit une partie de son armée, sous le commandement d'Annon, fils du roi Bomilcar, et lui donna pour guides quelques gens du pays. Ce détachement remonta le fleuve jusqu'à environ deux cents stades (37 kilomètres), où il trouva une petite île qui partageait la rivière en deux[3] ; on s'y logea, on y coupa du bois dans une forêt voisine, et les uns façonnant les pièces nécessaires, les autres les joignant ensemble, en peu de temps ils se firent autant qu'il fallait de radeaux pour passer le fleuve, et le passèrent en effets sans que personne s'y opposât. Ils s'emparèrent ensuite d'un poste avantageux, et y restèrent tout ce jour-là pour se délasser et se disposer à exécuter l’ordre qu'Annibal leur avait donné. (III, VIII.)

Nous trouvons dans ce qu'on vient de lire deux données importantes pour bien se rendre compte de l’itinéraire d'Annibal. Premièrement, quand on se rappelle qu'il avait fait laisser les gros bagages en Espagne, a6n de marcher plus vite, et que son armée était composée de soldats tirés de vingt peuples différents, quelle idée ne doit-on pas prendre de la perfection avec laquelle il avait su organiser cette armée et la munir de tout ce qui était indispensable, quand on la voit préparer ainsi, en deux ou trois jours et avec si peu de ressources, tout ce qu'il fallait pour exécuter le passage du Rhône ? Secondement y il est constaté ici qu'une partie de cette armée, en remontant le long du fleuve, dont les rives dans cette région sont partout assez difficiles, a pu accomplir de nuit et tout d'une traite une marche de deux cents stades, c'est-à-dire de 37 kilomètres ; et qu'elle a pu encore, avant de se reposer, abattre des arbres, en construire des radeaux et passer le fleuve dès le matin du jour suivant. On est donc forcé d'admettre que l'armée d'Annibal ne le cédait en rien aux armées romaines, ni dans son organisation, ni dans son activité de marche. C'est là un fait important à constater pour la détermination de son itinéraire.

Ce général faisait aussi de son côté tout ce qu'il pouvait pour faire passer le reste de l'armée. Mais rien ne l'embarrassait plus que ses éléphants, qui étaient au nombre de trente-sept. Cependant, à la cinquième nuit, ceux qui avaient traversé les premiers, s'étant avancés vers les barbares à la pointe du jour[4], alors Annibal, dont les soldats étaient prêts, disposa tout pour le passage. Les pesamment armés devaient monter les plus grands bateaux, et l'infanterie légère les plus petits. Les plus grands étaient au dessus et les plus petits au dessous ; afin que ceux-là soutenant la violence du cours de l'eau, ceux-ci en eussent moins à souffrir. On pensa encore à faire suivre les chevaux à la nage, et pour cela un homme sur le derrière des bateaux en tenait par la bride trois ou quatre de chaque côté. Parce moyen, dès le premier passage Y on en devait jeter un assez grand nombre sur l'autre bord. A cet aspect, les barbares sortent en foule et sans ordre de leurs retranchements, persuadés qu'il leur serait aisé d'arrêter les Carthaginois à la descente.

Cependant Annibal voit sur l'autre bord une fumée s'élever, c'était le signal que devaient donner ceux qui étaient passés les premiers, lorsqu'ils seraient près des ennemis. II ordonne aussitôt que l’on se mette sur la rivière, en recommandant à ceux qui étaient sur les grands bateaux de se raidir tant qu'ils pourraient contre la rapidité du fleuve. On vit alors le spectacle du monde le plus émouvant et le plus capable d'inspirer la terreur. Sur les bateaux, les uns s'encourageaient mutuellement avec de grands cris, les autres luttaient pour ainsi dire avec la violence des flots. Les Carthaginois restés sur le bord (rive droite) animaient par des cris leurs compagnons ; les barbares, sur l'autre bord, demandaient à combattre, en poussant des hurlements affreux ; en même temps, les Carthaginois qui étaient de l'autre côté du fleuve (rive gauche), fondant tout d'un coup sur les barbares, les uns mettent le feu au camp, les autres en plus grand nombre chargent ceux qui gardaient le passage. Les barbares sont effrayés, une partie courre au camp pour arrêter l'incendie, le reste se défend contre l'ennemi. Annibal animé par le succès, à mesure que ses gens débarquent, les range en bataille, les exhorte à bien faire, et les mène aux ennemis, qui, épouvantés et déjà mis en désordre par un événement si imprévu, furent tout d'un coup enfoncés et obligés de prendre la fuite.

Annibal, maître du passage, et en même temps victorieux, pensa aussitôt à faire passer ce qu'il lui restait de troupes sur l'autre bord, et campa cette nuit le long du fleuve.

Le matin, sur le bruit que la flotte des Romains était arrivée à l'embouchure du Rhône, il détacha cinq cents chevaux numides pour reconnaître où étaient les ennemis, combien ils étaient, et ce qu'ils faisaient. Puis, après avoir donné ses ordres pour le passage des éléphants, il assembla son armée, fit approcher Magile, petit roi qui Tétait venu trouver des environs du Pô, et fit expliquer aux soldats, par un interprète, les résolutions que les Gaulois avaient prises, toutes très-propres à donner du cœur et de la confiance aux soldats ; car, sans parler de l'impression que devait faire sur eux la présence de gens qui les appelaient à leur secours et qui leur promettaient de partager avec eux la guerre contre les Romains, il semblait qu'on ne pouvait se défier de la promesse que les Gaulois faisaient de les conduire jusqu'en Italie par des lieux où ils ne manqueraient de rien, et par où leur marche serait courte et sûre. Magile leur faisait encore des descriptions magnifiques de la fertilité et de l’étendue du pays où ils allaient entrer, et vantait surtout la disposition où étaient les peuples de prendre les armes en leur faveur contre les Romains.

Magile retiré, Annibal s'approcha, — et commença par rappeler à ses soldats ce qu'ils avaient fait jusques alors : il dit que, quoiqu'ils se fussent trouvés dans des actions extraordinaires, et dans les occasions les plus périlleuses, ils n'avaient jamais manqué de réussir, parce que, dociles à ses conseils, ils n'avaient rien entrepris que sur ses lumières ; qu'ils ne craignissent rien pour la suite ; qu'après avoir passé le Rhône et s’être acquis des alliés aussi affectionnés que ceux qu’ils voyaient eux-mêmes, ils avaient déjà surmonté les plus grands obstacles ; qu'ils ne s'inquiétassent point du détail de l'entreprise ; qu'ils n'avaient qu'à s'en reposer sur lui ; qu'ils fussent toujours prompts à exécuter ses ordres ; qu'ils ne pensassent qu'à faire leur devoir, et à ne point dégénérer de leur première valeur. — Toute l’armée applaudit, et témoigna beaucoup d'ardeur. Annibal la loua de ses bonnes dispositions, fit des vœux aux Dieux pour elle, lui donna ordre de se tenir prête pour décamper le lendemain matin, et congédia l’assemblée. (III, VIII et IX.)

On peut constater de nouveau ici l'alliance faite d'avance entre les Carthaginois et les Gaulois cisalpins pour cette expédition d'Annibal en Italie.

On doit remarquer surtout que le général carthaginois se propose de faire partir dès le lendemain matin ses troupes qui ont déjà passé le Rhône, sans attendre celles qui sont encore sur l'autre rive avec les trente-sept éléphants ; quoiqu'il sache fort bien qu'une armée romaine est dans le voisinage et pourrait venir attaquer ces dernières troupes au passage du fleuve. Ce qui montre avec évidence que son plan est très-arrêté dans sa pensée, qu'il veut marcher en toute hâte et ne livrer bataille qu'en Italie.

Sur ces entrefaites arrivent les Numides qui avaient été envoyés à la découverte. La plupart avaient été tués, le reste mis en fuite. A peine sortis du camp, ils étaient tombés dans la marche des coureurs romains envoyés aussi par Publius pour reconnaître les ennemis ; et ces deux corps s'étaient battus avec tant d'opiniâtreté, qu'il périt d'une part environ cent quarante chevaux tant Romains que Gaulois ; et de l'autre, plus de deux cents Numides. Après ce combat, les Romains en poursuivant s'approchèrent des retranchements des Carthaginois, examinèrent tout de leurs propres yeux, et coururent aussitôt pour informer le consul de l’arrivée des ennemis. Publius, sans perdre de temps, mit tout le bagage sur les vaisseaux, et fit marcher le long du fleuve toute son armée dans le dessein d'attaquer les Carthaginois. (II, IX.)

D'après les détails qu'on vient de lire, au sujet de ce combat, les cavaliers qui coururent informer le consul de l'arrivée des ennemis, durent parvenir auprès de lui dès le soir même du jour du combat ou dans la nuit qui suivit. Et le consul, de sa position (à Tarascon) où il avait compté qu'Annibal viendrait passer le Rhône, dut partir avec toute son armée dès le lendemain matin en remontant le long du fleuve, pour aller attaquer Annibal à l'endroit où il venait de le passer à l'improviste avec une partie de ses troupes (à Pierrelatte). Or, nous sommes déjà avertis et nous allons voir immédiatement que, le même jour et à la même heure, Annibal de son côté partait du point où il avait passé le Rhône (de Pierrelatte), en remontant de même le long du fleuve. Ainsi, comme il y a de la mer à Tarascon une journée de marche, et quatre journées de la mer au point où Annibal passa le Rhône, on voit déjà qu'Annibal va marcher devant Publius à trois journées de distance, et que le rusé Carthaginois va encore déjouer tous les plans du consul.

Le lendemain, à la pointe du jour, Annibal posta toute sa cavalerie du côté de la mer, comme en réserve, et donna ordre à l’infanterie de se mettre en marche. Pour lui, il attendit que les éléphants et les soldats qui étaient restés sur l'autre bord eussent rejoint.

Or, voici comme les éléphants passèrent : après avoir fait plusieurs radeaux, d'abord on en joignit deux l'un à l'autre, qui faisaient ensemble cinquante pieds de largeur, et on les mit au bord de l’eau, où ils étaient retenus avec force et arrêtés à terre. Au bout qui était hors de l'eau, on en attacha deux autres, et l'on poussa cette espèce de pont sur la rivière. Il était à craindre que la rapidité du fleuve n'emportât tout l'ouvrage. Pour prévenir ce malheur, on retint le côté exposé au courant par des cordes attachées aux arbres qui bordaient le rivage. Quand on eut poussé ces radeaux à la longueur d'environ deux cents pieds, on en construisit deux autres beaucoup plus grands que l’on joignit aux derniers. Ces deux-là furent liés fortement l’un à l'autre, mais ils ne le furent pas tellement aux plus petits, qu'il ne fût aisé d'en détacher ces derniers. On avait encore attaché beaucoup de cordes aux petits radeaux, par le moyen desquelles les nacelles destinées à les remorquer pussent les affermir contre l'impétuosité de l'eau, et les emmener jusqu'au bord avec les éléphants. Les deux grands radeaux furent ensuite couverts de terre et de gazons, afin que ce pont fût semblable en tout au chemin qu'avaient à faire les éléphants pour en approcher.

Sur terre ces animaux s'étaient toujours laissé manier à leurs conducteurs ; mais ils n'avaient encore osé mettre les pieds dans l'eau. Pour les faire entrer sur les radeaux, on met à leur tête deux éléphants femelles, qu'ils suivent sans hésiter. Ils arrivent sur les derniers radeaux, on coupe les cordes qui tenaient ceux-ci attachés aux deux plus grands, les nacelles remorquent et emportent bientôt les éléphants loin des radeaux qui étaient couverts de terre. D'abord ces animaux effrayés, inquiets, allèrent et vinrent de côté et d'autre. Mais l’eau dont ils se voyaient entourés leur fit peur, et les retint en place. C'est ainsi qu'Annibal, en joignant des radeaux deux à deux, trouva le secret de faire passer le Rhône à la plupart de ses éléphants. Je dis à la plupart, car ils ne passèrent pas tous de la même façon. 11 y en eut qui, au milieu du trajet, tombèrent de frayeur dans la rivière. Mais leur chute ne fut funeste qu'aux conducteurs. Pour eux, la force et la longueur de leurs trompes les tira du danger. En levant ces trompes au-dessus de l'eau, ils respiraient et éloignaient tout ce qui pouvait leur nuire, et par ce moyen ils vinrent droit au bord malgré la rapidité du fleuve. (III, IX.)

Le passage du Rhône, exécuté ainsi par Annibal, a causé l'admiration de savants militaires, très-compétents pour l'apprécier. Mais nous ne nous arrêterons pas à des considérations de cette nature ; notre but principal ici étant de démontrer l'itinéraire suivi par le grand Carthaginois, et surtout la portée qu'eut cette stratégie, exécutée en Gaule transalpine, sur les premières batailles livrées en Italie. Et d'ailleurs, à la traversée des Alpes, où nous allons bientôt arriver et qui présentait des difficultés encore plus grandes que celles du passage du Rhône, les combats qu'il a dû y livrer et le terrain où nous reconnaîtrons qu'il a été victorieux, proclameront d'eux-mêmes assez haut son coup d’œil prompt et sûr, son énergie inébranlable, son sang-froid, sa prudence et toutes les ressources de son génie dans les situations les plus périlleuses.

 

 

 



[1] C'est-à-dire n'avait là (d'autre difficulté) que la simple largeur de son lit : ou qu'il n'y avait point d'île en cet endroit. Car une île au point de passage eût nécessité deux embarquements et deux débarquements.

[2] De re militari, I, IX. Le texte sera cité plus loin.

[3] On peut constater sur la belle Carte hydrographique de France, qu'au-dessus de l'embouchure de l'Ardèche jusqu'à Montélimar et même plus haut, les îles dans le lit du Rhône sont beaucoup plus grandes et plus nombreuses que partout ailleurs. Est-ce dû aux conditions hydrauliques du fleuve dans cette région particulière, où l'Ardèche, la Drôme, l'Isère et tant d'autres cours d'eau torrentueux, viennent l'encombrer de leurs déjections ?

[4] Ainsi, le corps de troupes détaché au commencement de la troisième nuit, après s'être reposé sur la rive gauche du Rhône le quatrième jour et la quatrième nuit, était descendu avec précaution le long du fleuve le cinquième jour et la cinquième nuit, de manière à arriver tout près des ennemis dès l'aube du sixième jour : en comptant comme premier jour celui où Annibal arriva au bord du Rhône, quelle que fût l'heure.