§ IV. — Les Romains prennent la résolution d'envoyer en même temps deux armées, l'une en Espagne, l'autre en Afrique. Annibal se préparait à faire
passer à son armée les détroits des monts Pyrénées, où il craignait fort que
les Gaulois ne l'arrêtassent, lorsque les Romains apprirent des ambassadeurs
envoyés à Carthage ce qui s'y était dit et résolu (la déclaration de guerre), et qu'Annibal avait passé l'Èbre avec une armée, aussitôt
l'on prit la résolution d’envoyer en Espagne une armée sous le commandement
de Publius Cornelius, et une autre en Afrique sous la conduite de Tiberius Sempronius.
Pendant que ces deux consuls levèrent des troupes et firent les autres
préparatifs, on se pressa de finir ce qui regardait les colonies, qu'on avait
auparavant destiné d'envoyer dans A peine ces colonies furent-elles établies, que les Gaulois appelés Boïens, qui déjà autrefois avaient cherché à rompre avec les Romains, sans avoir pu rien exécuter, faute d'occasion, apprenant que les Carthaginois approchaient et se promettant beaucoup de leur secours, se détachèrent des Romains, et leur abandonnèrent les otages qu'ils avaient donnés après la dernière guerre. Ils entraînèrent dans leur révolte les Insubriens, qu'un ancien ressentiment contre les Romains disposait déjà à une sédition, et tous ensembles ravagèrent le pays que les Romains avaient partagé. Les fuyards furent poursuivis jusqu'à Mutine (Modène), autre colonie des Romains. Mutine elle-même fut assiégée. Les Gaulois y investirent trois Romains distingués qui avaient été envoyés pour faire le partage des terres ; savoir : C. Lutatius, personnage consulaire, et deux préteurs. Ceux-ci demandèrent à être écoutés, et les Boïens leur donnèrent audience ; mais, au sortir de la conférence, ils eurent la perfidie de s'en saisir, dans la pensée que par leur moyen ils pourraient recouvrer leurs otages. Sur cette nouvelle, Lucius Manlius, qui commandait une armée dans le pays, se hâta d'aller au secours. Les Boïens, le sentant proche, dressèrent des embuscades dans une forêt, et, dès que les Romains y furent entrés, ils fondirent dessus de tous les côtés, et tuèrent une grande partie de l'armée romaine. Le reste prit la fuite dès le commencement du combat. On se rallia à la vérité quand on eut gagné les hauteurs, mais de telle sorte, qu'à peine cela pouvait-il passer pour une honnête retraite. Ces fuyards furent poursuivis par les Boïens, qui les investirent dans un bourg appelé Tanès[1]. La nouvelle vient à Rome, que la quatrième armée était enfermée et assiégée par les Boïens ; sur-le-champ on envoie à son secours les troupes qu'on avait levées pour Publius, et on en donna le commandement à un préteur. On ordonna ensuite à Publius de faire pour lui de nouvelles levées chez les alliés. Telle était la situation des affaires dans les Gaules à l'arrivée d'Annibal, comme nous avions déjà dit dans nos premiers livres. (III, VIII.) Ainsi, il est de plus en plus manifeste que cette guerre
d'Annibal fut autant gauloise que carthaginoise, et que les Gaulois cisalpins
s'étaient entendus d'avance avec le célèbre guerrier de Carthage. Nous les
voyons même, à la nouvelle qu'il approche, et à l'occasion du partage de
leurs terres à la plèbe de Rome, ne pouvoir se contenir, recommencer d'avance
la guerre et la pousser avec ardeur, non sans quelque succès, contre les
envahisseurs de Impius
hœc tant culta novalia miles habebit ! Barbarus has segetes !... Quant à l’inculpation de perfidie formulée ici contre les Gaulois cisalpins, nous ne voulons ni élever aucun doute sur l’exactitude du fait, ni arguer de l'abîme moral qui sépare un peuple défendant ses foyers et ses terres, d'un peuple étranger qui vient les envahir et se les partager. Hélas ! il est vrai, souvent ce triste moyen de la perfidie a été employé dans le désordre moral où la guerre jette les peuples ; mais ici du moins le fait n'aurait eu rien d'excessif de la part des Gaulois, puisqu'il n'avait pour but qu'un simple échange de personnes retenues de force d'un côté et de l'autre. Taudis que nous verrons, de la part des Romains, plusieurs exemples d'une perfidie atroce, rapportés par leurs propres historiens dans le récit de leurs guerres, et entre autres, de celles qu'ils vont bientôt poursuivre en Gaule transalpine. Du reste, on a dit en général et avec juste raison, croyons-nous, que la trahison ou la perfidie sont les prétextes auxquels ont recours naturellement tous les vaincus, pour dissimuler des fautes réelles ou une infériorité réelle, qui ont été la véritable cause de leurs défaites. A ce dernier titre du moins, nous ne refuserions pas nous-même d'admettre qu'Annibal, aux yeux de tous les auteurs romains ou amis des Romains, ne dut être le perfide par excellence, et qu'ils ne l'aient eu ajuste titre en exécration : Dixitque tandem perfidus Annibal... Parentibusgue abominatus Annibal... Ainsi parle Horace. Il n'en est pas pour cela plus certain que ce poète lui-même eût pu constater un seul fait de véritable perfidie imputable à Annibal. Tous ces artifices politiques ne sont pas une des moindres difficultés que l'on rencontre dans la recherche du vrai en matière d'histoire ; car la calomnie politique ne date pas d'hier. Gardons le souvenir de l’armée primitivement levée par Publius Scipion, et qu'on envoie d'urgence à Tanès pour dégager celle que Lucius Manlius commandait dans le pays, et que les Boïens tiennent investie dans ce bourg de Tanès. Car, à l'arrivée d'Annibal en Italie, il sera de nouveau question de ces deux armées commandées par les préteurs, et il sera important alors de savoir où elles sont. |
[1] Tanès, en latin Tanetum, aujourd'hui Taneto, bourg jadis fortifié, situé à environ dix kilomètres sud-est de Parme, sur la route de Modène et sur la rive droite de la rivière Nicia, qui va du sud au nord se jeter dans le Pô.