§ III. — Guerre déclarée. Passage de l'Èbre. Digression géographique. Tout cela s'étant fait pendant le quartier d'hiver, et tout étant réglé pour la sûreté de l'Afrique et de l'Espagne, au jour marqué il se met en marche à la tête de quatre-vingt-dix mille hommes de pied et d'environ douze mille chevaux. Ayant passé l'Èbre, il fait passer sous le joug les Ibergètes, les Bargusiens, les Érénésiens, les Andosiens, c'est-à-dire les peuples qui habitent depuis l'Èbre jusqu'aux monts Pyrénées. Après s'être soumis tous ces peuples, et avoir pris quelques villes d'assaut avec beaucoup de rapidité, quoiqu'après bien de sanglants combats et avec perte, il laissa Annon en-deçà de l'Èbre pour y commander et pour y retenir aussi dans leur devoir les Bargusiens, dont il se défiait, principalement à cause de l'amitié qu'ils avaient pour les Romains. Il détacha de son armée dix mille
hommes de pied et mille chevaux qu'il laissa à Annon, avec les bagages de
ceux qui devaient marcher avec lui. Il renvoya un pareil nombre de soldats
chacun dans sa patrie, premièrement pour se ménager l'amitié des peuples, et
en second lieu pour faire espérer et aux soldats qu'il gardait, et à ceux qui
restaient en Espagne, qu'il leur serait aisé d'obtenir leur congé : motif
puissant pour les porter à prendre les armes dans la suite, s'il arrivait qu'il
eût besoin de son secours. Son armée se
trouvant alors déchargée de ses bagages, et composée de cinquante mille
hommes de pied et de neuf mille chevaux, il lui fait prendre sa marche
par les monts Pyrénées pour aller passer le Rhône. Cette armée n'était pas à
la vérité extrêmement nombreuse, mais c'étaient de bons soldats, des troupes
merveilleusement exercées par les guerres continuelles qu'elles avaient
faites en Espagne. (III, VII.) Ainsi Annibal n'emmène avec lui que l'élite de ses troupes ; et c'étaient des soldats rompus aux fatigues de la guerre ; et notre auteur dit et répète que l'habile général fait laisser les bagages dès le départ d'Espagne. On voit donc immédiatement qu'il s'agit ici d'une expédition où le succès va dépendre de la célérité (Res in celeritate posita est, comme dit César). Nous devons donc nous attendre à voir l'armée carthaginoise marcher avec célérité, c'est-à-dire exécuter d'assez grandes marches, malgré les difficultés des pays qu'elle aura à traverser dans cette expédition, conduite avec tant de prévoyance. N'oublions point, pendant la digression géographique qui va suivre, que nous laissons l'armée d'Annibal au passage des monts Pyrénées. Mais, de peur que par l'ignorance
des lieux on n'ait de la peine à suivre le récit que je vais faire, il est à
propos que je marque de quel endroit partit Annibal, par où il passa, et en
quelle partie de l'Italie il arriva. Pour cela il ne faut pas se contenter de
nommer par leurs noms les lieux, les fleuves et les villes, comme font quelques
historiens, qui s'imaginent que cela suffit pour donner une connaissance
distincte des lieux. Quand il s'agit de pays connus, je conviens que, pour en
renouveler le souvenir, c'est un grand secours que d'en voir les noms ; mais
quand il est question de ceux qu'on ne connaît point du tout, il ne sert pas
plus de les nommer, que si l'on faisait entendre le son d'un instrument, ou
toute autre chose qui ne signifierait rien. Car l'esprit n'ayant pas sur quoi
s'appuyer, et ne pouvant rapporter ce qu'il entend à rien de connu, il ne lui
reste qu'une notion vague et confuse. Il faudrait donc trouver une méthode
par laquelle on conduisît le lecteur à la connaissance des choses inconnues,
en les rapportant à des idées solides et qui lui seraient familières. La première, la plus étendue et
la plus universelle notion qu'on puisse donner, c'est celle par laquelle on
conçoit, pour peu d'intelligence que l'on ait, la division de cet univers en
quatre parties, et l'ordre qu'elles gardent entre elles, savoir l'Orient, le
Couchant, le Midi et le Septentrion. Une autre notion, c'est celle par
laquelle, plaçant par l'esprit les différents endroits de la terre sous
quelqu'une de ces quatre parties, nous rapportons les lieux qui nous sont
inconnus à des idées communes et familières. Après avoir fait cela du monde
en général, il n'y a plus qu'à partager de la même manière la terre que nous
connaissons. Celle-ci est partagée en trois parties. La première est l'Asie,
la seconde l'Afrique, la troisième l'Europe. Ces trois parties se terminent
au Tanaïs, au Nil, et au détroit des colonnes d'Hercule. L'Asie contient tout
le pays qui est entre le Nil et le Tanaïs, et sa situation par rapport à l’univers
est entre le levant d'été (nord-est) et le midi. L'Afrique est entre le Nil et les colonnes
d'Hercule, sous cette partie de l'univers qui est au midi et au couchant
d'hiver (sud-ouest) jusqu'au couchant équinoxial (ouest), qui tombe
aux colonnes d'Hercule (détroit de
Gibraltar). Ces deux parties j considérées en
général, occupent le côté méridional de la mer Méditerranée depuis l'orient
jusqu'au couchant. L'Europe, qui leur est opposée,
s'étend vers le septentrion, et occupe tout cet espace depuis l'orient
jusqu'au couchant. Sa partie la plus considérable est au septentrion entre le
Tanaïs et Narbonne, laquelle au couchant n'est pas très-éloignée de
Marseille, ni de ces embouchures du Rhône, par lesquelles ce fleuve se
décharge dans la mer de Sardaigne. C'est autour de Narbonne jusqu'aux monts
Pyrénées qu'habitent les Gaulois, depuis Voilà ce que j'avais à dire pour rendre ma narration plus claire à ceux qui n'ont aucune connaissance des lieux : ils peuvent maintenant rapporter ce qu'on leur dira aux différentes parties de la terre, en se réglant sur celles de l'univers en général. Car, comme en regardant on a coutume de tourner le visage vers l'endroit qui nous est montré, de même en lisant il faut se transporter en esprit dans tous les lieux dont on nous parle. Mais il est temps de reprendre la suite de notre histoire. (III, VII.) Les Carthaginois, dans le temps
qu'Annibal partit, étaient maîtres de toutes ces provinces d'Afrique qui sont
sur Il y a évidemment ici une erreur d'addition à rectifier. Car la distance totale des Marchés aux Colonnes d'Hercule, portée à huit mille stades, est loin de s'accorder avec la somme des distances partielles indiquées ensuite par l'auteur, à savoir :
Mais, comme cette erreur d'addition pourrait cacher quelque erreur plus grave, telle que serait une erreur d'estimation des distances partielles indiquées par Polybe, nous devons tout d'abord vérifier chacune de ces distances partielles. Cela est facile aujourd'hui, grâce aux bonnes cartes que nous possédons, en y portant le compas ouverte l'unité de mesure convenablement petite, par exemple, à l'unité de longueur de vingt-cinq kilomètres. C'est ainsi que nous avons dressé, pour toutes les distances partielles indiquées plus haut, le tableau comparatif suivant :
Il résulte de ce tableau que toutes les estimations de ces distances partielles sont suffisamment approximatives dans Polybe. C'est donc l'addition qui doit être rectifiée ci-dessus : en lisant, nombre rond, sept mille stades, au lieu de huit mille stades, pour indiquer la distance totale des Colonnes d'Hercule aux rochers où aboutissent du côté de la mer intérieure les monts Pyrénées, qui divisent les Espagnols d’avec les Gaulois, et où se trouvent les Marchés. Évidemment on ne saurait imputer cette erreur d'addition à Polybe lui-même. On doit donc croire qu'elle provient du fait de quelque copiste, qui probablement aura lu dans le manuscrit grec, ,η (8.000), au lieu de ,ζ (7.000), qui devait y être écrit. Une erreur de cette sorte paraît effectivement très-possible dans la lecture d'un manuscrit ; et on ne saurait se fonder là-dessus pour mettre en suspicion d'inexactitude les diverses évaluations de distances fournies çà et là par Polybe. Nous disons ceci pour qu'on veuille bien se le rappeler quand nous en serons à la marche d'Annibal au-delà du Rhône, où nous rencontrerons dans le récit une autre erreur de la même nature que le lecteur aura à apprécier. Depuis le passage du Rhône en allant vers ses sources, jusqu'à ce commencement des Alpes d'où l'on va en Italie, on compte quatorze cents stades. Les hauteurs des Alpes, après lesquelles on se trouve dans les plaines d'Italie, qui sont le long du Pô, s'étendent encore à douze cents stades. Il fallait donc qu'Annibal traversât environ neuf mille stades pour venir de la nouvelle Carthage en Italie. Il avait déjà fait presque la moitié de ce chemin, mais ce qui lui en restait à faire était le plus difficile. (III, VIII.) Voilà un texte très-important. En effet, Polybe ici nous indique d'avance, par deux grands traits, l'itinéraire que va suivre Annibal depuis le passage du Rhône jusqu'en Italie. Il considère d’un coup d'œil d'ensemble toute l'étendue de son itinéraire, apprécie la longueur de chacune de ses grandes parties bien distinctes, et les compare entre elles. Le guerrier carthaginois, après le passage du Rhône, aura à exécuter d'abord une marche de quatorze cents stades en remontant le long du fleuve vers ses sources ; au bout de cette marche, il devra être au commencement des Alpes et à l'entrée d'un passage qui mène en Italie ; et en prenant ce passage des Alpes, il ira déboucher en Italie dans les plaines qui sont le long du Pô, après une traversée de douze cents stades. Voilà qui est clair et net. Nous n'avons donc rien de mieux à faire que de suivre ponctuellement ces indications fondamentales concernant l'itinéraire en question. Et si le terrain de la rive gauche du Rhône avec celui des Alpes se prêtent naturellement à un tel itinéraire ; et si de plus ils satisfont, l'un et l'autre, à tous les détails descriptifs que nous rencontrerons à ce sujet dans le texte de Polybe, nous devrons être assurés de suivre exactement l'itinéraire d'Annibal. Puis, notre auteur compare le chemin déjà fait par
Annibal, dans sa position actuelle au passage des monts Pyrénées, avec le
chemin qui lui reste à faire jusqu'en Italie. Et ici encore il s'est glissé
dans le chiffre 9.000 une erreur d'addition qui découle manifestement de la
précédente. En effet : pour faire le compte de la distance totale à franchir
depuis Carthagène jusqu'en Italie, si d'abord on cherche la distance
partielle de Carthagène aux monts Pyrénées, ou aux Marchés, et que pour cela,
du chiffre précédent 8.000, qui exprime la distance totale des Colonnes aux
Marchés avec 1.000 d'erreur en plus, on retranche 3.000, qui exprime la
distance partielle des Colonnes à Carthagène, l'erreur de 1.000 passera dans
le reste 5.000. De sorte que, en ajoutant à ce reste les chiffres des autres
distances partielles jusqu'en Italie, on aura manifestement dans cette
nouvelle somme 1.000 d'erreur en plus : c'est-à-dire qu'on aura 9.000 stades
au lieu de 8.000 stades ( Une autre raison pour rectifier cette même erreur, peut se déduire des chiffres des distances partielles indiquées simultanément par Polybe. En effet, il indique D'abord :
Puis,
On voit donc ici avec certitude que, d'après Polybe lui-même, la somme totale de ces distances partielles, ou la distance totale depuis Carthagène jusqu'en Italie, était, nombres ronds, non pas de 9.000 stades, mais bien seulement de 8.000 stades. On voit en même temps qu'Annibal, parvenu au passage des monts Pyrénées, avait bien déjà fait presque la moitié de ce chemin total. Mais, qu'on rectifie ou non cette seconde erreur d'addition, les distances partielles ne pouvant être contestées, la comparaison établie ici par Polybe, entre le chemin déjà fait par Annibal et le chemin qui lui reste à faire, n'est point troublée, et elle ne perd rien de son importance : car elle nous fournit une donnée précieuse concernant l'itinéraire d'Annibal au-delà du Rhône, comme on va s'en convaincre. En effet. maintenant que nous avons pu constater sur les cartes l'exactitude suffisamment approximative des distances partielles indiquées plus haut par Polybe, à savoir : de Carthagène à l’Èbre 2.200 stades ; de l’Èbre aux marchés ou aux monts Pyrénées 1.600 stades ; et de même 1.600 stades des monts Pyrénées au point de passage du Rhône (à quatre journées de marche de son embouchure, comme on le verra plus loin) ; nous pouvons désormais nous appuyer sur ces évaluations de distances partielles sans aucune crainte d'erreur notable. Or l'armée carthaginoise est censée être actuellement au passage des monts Pyrénées, et Polybe nous dit qu'Annibal a déjà fait presque la moitié du chemin de Carthagène en Italie. Ce qui revient à dire que la distance depuis Carthagène jusqu'aux monts Pyrénées est un peu moindre que la distance depuis les monts Pyrénées jusqu'en Italie. Or la distance partielle de l’Èbre aux monts Pyrénées (1.600 stades) étant égale à la distance partielle des monts Pyrénées au passage du Rhône (1.600 stades), on en peut faire abstraction de part et d'autre sans troubler la comparaison de grandeur formulée ci-dessus. Dès lors donc il n'y reste plus dans le premier terme que la distance de Carthagène à l’Èbre, 2.200 stades ; et dans le second terme, il ne reste plus que la distance du point de passage du Rhône à l'entrée des Alpes (1.400 stades) avec la traversée des Alpes (1.200 stades), en somme, 2.600 stades. De sorte que 1° la pensée de Polybe, dans cette comparaison, peut incontestablement être réduite à cette autre formule plus simple : La longueur du chemin déjà fait par Annibal, depuis Carthagène jusqu'à l'Èbre, est un peu moindre que la longueur du chemin qui lui reste à faire, depuis le point de passage du Rhône jusqu'en Italie ; et que 2° le chiffre de 2.200 stades, qui représente le premier terme de cette comparaison, étant certain d'après la vérification sur les cartes, la même certitude s'ensuit jusqu'à un certain point dans le second terme, pour le chiffre 2.600 stades ; lequel effectivement ne peut plus ni grandir davantage, ni diminuer jusqu'à 2.200 stades, sans être en opposition évidente avec la pensée de Polybe dans cette comparaison. Pour résumer tout ceci en deux mots, disons : d'après la
pensée de Polybe, le chemin que va suivre Annibal, depuis le point de passage
du Rhône jusqu'en Italie, doit nécessairement être un peu plus long, mais
seulement un peu plus long que 2.200 stades ( |
[1]
Monument élevé à la mémoire de deux frères Philènes de Carthage, lesquels, dans
l'intérêt de leur patrie, se dévouèrent à être enterrés là tout vifs. Ces autels des Philènes étaient situés sur la côte
nord d'Afrique au fond de
[2] Le stade des Grecs usité à cette époque, le stade olympique, équivalait à 184m,83.
[3] Ces rochers, ou les Marchés, ou Emporiæ, étaient situés à l'extrémité orientale des Pyrénées, où est aujourd'hui Emporias, ville maritime d'Espagne, sur le golfe de Rosas.
[4]
D'après les Itinéraires romains et
[5]
On voit qu'il s'agit ici des bornes militaires des Romains, qui étaient
espacées de