§ II. — Préparatifs en Espagne. Prise de Sagonte. Arrivée des courriers envoyés par les Gaulois cisalpins. Les Carthaginois étaient fort
sensibles à la perte qu'ils avaient faite de Fidèle aux avis d'Amilcar son père, il ne voulait pas se brouiller ouvertement avec les Romains, qu'il ne fût auparavant paisible possesseur du reste de l'Espagne. Pendant ce temps-là les Sagontins, craignant pour eux et prévoyant le malheur qui devait leur arriver, envoyaient à Rome courriers sur courriers, pour informer exactement les Romains des progrès que faisaient les Carthaginois. On fut longtemps à Rome sans faire grande attention à ces progrès : mais alors on fit partir des ambassadeurs pour s'éclaircir de la vérité des choses. Annibal, après avoir poussé ses
conquêtes jusqu'où il s'était proposé, revint mettre son armée en quartiers
d'hiver à Carthagène, qui était comme la ville capitale de la nation, et
comme le palais de cette partie de l'Espagne qui obéissait aux Carthaginois.
Là il rencontra les ambassadeurs romains et leur donna audience ; ceux-ci,
prenant les Dieux à témoin, lui recommandèrent de ne pas toucher à Sagonte,
qui était sous leur protection, et de demeurer exactement en-deçà de
l'Èbre, selon le traité fait avec Asdrubal. Annibal, jeune alors et passionné
pour la guerre, heureux dans ses projets et animé depuis longtemps contre les
Romains, répondit, comme s'il eût pris le parti des Sagontins, qu'une
sédition s'était depuis peu élevée parmi eux, qu'ils avaient pris les Romains
pour arbitres, et que ces Romains avaient injustement condamné à mort
quelques-uns des magistrats ; qu'il ne laisserait pas cette injustice impunie
; que de tout temps la coutume des Carthaginois avait été de prendre la
défense de ceux qui étaient injustement persécutés. Et en même temps il
dépêchait au sénat de Carthage pour savoir comment il agirait avec les
Sagontins qui, fiers de l'alliance des Romains, en usaient mal avec
quelques-uns des sujets de la république. En un mot, il ne raisonnait pas, il
n'écoutait que la colère et l'emportement dont il était aveuglé. Au lieu de
vraies raisons qui le faisaient agir, il se rejetait sur des prétextes
frivoles, égarement ordinaire de ceux qui, peu touchés de l'honnête, ne
suivent que les passions dont ils se sont laissé prévenir. Combien n'eût-il
pas mieux fait de dire qu'il fallait que les Romains rendissent Il est clair que Polybe parle de ceci comme un Romain,
comme on en parlait dans la maison des Scipions. Néanmoins, en examinant avec
attention les passages soulignés ci-dessus, on entrevoit, croyons-nous, la
vérité des choses. Ainsi, il paraît qu'il existait dans Sagonte deux partis
opposés, l'un en faveur des Romains, l'autre en faveur des Carthaginois ; que
des troubles y étaient survenus à ce sujet ; et que les Romains pris pour
arbitres avaient condamné à mort quelques-uns des magistrats de la cité
favorables aux Carthaginois. Or, un véritable arbitrage étant essentiellement
une intervention pacifique entre des dissidents, la violence même de la
sentence de ces prétendus arbitres prouve clairement qu'elle avait été portée
avec passion et dans l'intérêt même des Romains. Elle autorisait donc Annibal
à employer aussi la violence pour venger la mort de ces magistrats, et pour
soutenir contre les Romains eux-mêmes ceux d'entre les Sagontins qui
préféraient l'alliance carthaginoise à l'alliance romaine. Nous aurons à
revenir sur ce point. Comment ici Polybe a-t-il pu dire, en terminant,
qu'Annibal a passé pour avoir commencé la guerre non-seulement contre le bon
sens, mais encore contre toutes les règles de la justice ? Lui, Polybe, qui a
dit ailleurs qu'Annibal conduisit cette grande affaire avec beaucoup de
prudence, comme du reste les faits l'ont proclamé d'eux-mêmes ; lui, Polybe,
qui mentionne ici, trois lignes plus haut, la raison la plus juste que les
Carthaginois pussent avoir pour faire la guerre aux Romains, à savoir, la
perte de Les ambassadeurs, ne pouvant plus douter qu'il ne fallût prendre les armes, firent voile vers Carthage, dans le dessein de demander aux Carthaginois, comme ils avaient fait à Annibal, l'observation du traité conclu avec Asdrubal. Mais ils ne pensaient pas qu'en cas que ce traité fût violé, la guerre dût se faire dans l’Italie ; ils croyaient plutôt que ce serait en Espagne, et que Sagonte en serait le théâtre. Le sénat romain, qui se flattait de la même espérance, prévoyant que cette guerre serait importante, de longue durée et fort éloignée de la patrie, crut qu'avant toutes choses il fallait mettre ordre aux affaires d'Illyrie... Les Romains mirent donc tous leurs soins à pacifier et à s'assurer les provinces situées à l'orient de l'Italie ; ils se persuadèrent qu'il serait encore temps de prévenir Annibal, lorsqu'ils auraient fait repentir les Illyriens de leur faute, et châtié l'ingratitude et la témérité de Démétrius. Ils se trompaient : Annibal les prévint et se rendit maître de Sagonte. Ce qui fut cause que la guerre ne se fit pas en Espagne, mais aux portes de Rome et dans toute l'Italie. (III, IV.) Remarquons tout d'abord que notre auteur a passé sous silence la réponse qui fut faite à Carthage aux ambassadeurs romains, qui y allèrent présenter ces mêmes demandes si mal accueillies en Espagne par Annibal. Il paraîtrait donc qu'elles ne le furent pas mieux par le sénat carthaginois. On doit reconnaître ici combien les vues politiques
d'Amilcar Barcas et d'Annibal furent profondes et puis-santés, puisque pas un
seul de tant d'habiles politiques de Rome n'avait su prévoir que la guerre
pût être portée d'Espagne en Italie à travers Cependant les Romains, suivant
leur premier projet, envoyèrent une armée en Illyrie sous la conduite de L. Æmilius,
vers le printemps de la première année de la cent quarantième olympiade. Annibal
alors sortit de Carthagène et s'avança vers Sagonte. Cette ville est située à
sept stades ( Qu'ont fait les Romains de leur côté pour protéger les Sagontins,
leurs amis et alliés ? Ils ont envoyé des ambassadeurs et rien de plus. Ils
ont profité de la faculté qu'ils avaient soin de se ménager dans leurs
traités d'alliance, comme on l'a vu plus haut, à savoir : De porter secours aux alliés selon que les circonstances du moment le leur
permettraient. Or, il paraît qu'au moment où les Sagontins alarmés
envoyaient à Rome courriers sur courriers, précisément alors les Romains
eux-mêmes avaient des raisons de s'inquiéter pour la possession de leurs
provinces d'Illyrie au regard de Voilà, croyons-nous, une preuve incontestable de la perfidie politique des Romains. En effet, de deux choses l'une : — ou 1° leurs traités d'alliances étaient stipulés comme on l'a vu, pour être entendus à la rigueur de la lettre, en ce sens que les Romains restaient libres de porter secours, oui ou non, suivant que les circonstances du moment le leur permettraient, et par suite dans ce cas-ci, de ne porter aucun secours aux Sagontins ; dès lors donc, on doit reconnaître que ces traités étaient perfidement stipulés ; — ou bien 2° ces mêmes traités d'alliance, malgré la lettre de leur stipulation, devaient être entendus dans un esprit supérieur d'équité, en ce sens que les obligations et les avantages étaient strictement réciproques, et que les Romains aussi bien que leurs alliés étaient tenus de porter secours selon que les circonstances du moment l’exigeraient ; dès lors donc, on doit reconnaître que les Romains ont perfidement failli à leurs obligations, en laissant détruire Sagonte sans lui porter aucun secours : d'autant plus que leurs ambassadeurs avaient solennellement recommandé à Annibal de ne pas toucher à Sagonte, qui était sous leur protection. Tandis que dans les traités d'alliance faits par Annibal, traités loyaux et honnêtes, la réciprocité des engagements était absolument complète, comme on a pu en juger. Et cependant, ce sont ces Romains eux-mêmes qui ont osé appeler Annibal le perfide par excellence. Et cette calomnie persiste encore de nos jours ! Et de même, nous verrons que l’histoire de la race gauloise conserve la trace des calomnies romaines. Quelle terrible chose que la calomnie en matière d'histoire ! Mais rentrons dans la question présente. Il est vrai qu'ensuite, lorsque les Romains apprirent qu'Annibal s'était élancé de l'Espagne par-dessus les Pyrénées, le Rhône et les Alpes ; quand ils virent arriver à Rome courriers sur courriers, non plus de Sagonte, mais des colonies récentes, de Plaisance, de Crémone, de Modène, annonçant que le redoutable Africain était en Italie avec une armée ; oh ! alors, au milieu de leurs propres alarmes, ils regrettèrent sans doute amèrement de ne pas être accourus contre lui à Sagonte, et de ne pas l'avoir retenu en Espagne avec toutes leurs forces. Mais il était trop tard. Et ainsi, cette fois-là, ils furent aussi bien que Sagonte dupes de leurs traités, ils furent victimes de leur propre politique. Ce ne fut que justice. Dès que l'on sut à Rome l'attentat d'Annibal contre Sagonte, on envoya sur-le-champ deux ambassadeurs à Carthage, avec ordre, ou de demander qu'on leur livrât Annibal et ceux qui avaient pris part à ses desseins, ou de dénoncer la guerre. La demande de livrer Annibal fut repoussée avec horreur par le sénat de Carthage. A l'appui de cette demande, les ambassadeurs invoquèrent le traité fait à la suite de la première guerre punique, où il était dit : que de part ni d'autre on ne fera aucune peine aux alliés. Les Carthaginois répondirent que dans le temps de ce traité les Sagontins n'étaient point encore alliés du peuple romain. Les Romains refusèrent absolument de répondre à cette apologie... (III, V.) Il était effectivement assez difficile d'y répondre. Le débat s'arrêta donc sur cette question finale : — Oui
ou non, dans le silence du traité, les alliés futurs y étaient-ils
implicitement compris d'avance ? —Question qu'on peut encore se proposer
aujourd'hui comme jadis. Naturellement Polybe est avec les Romains pour
l'affirmative. Car, dit-il, si par ces alliés on avait voulu entendre seulement les alliés
qui l'étaient alors, comme le prétendent les Carthaginois, on aurait ajouté :
que l’on ne ferait point d'autres alliés que ceux que l'on avait déjà ; ou
bien : que les alliés que l'on ferait après le traité n'y seraient pas compris.
(III, VI.)
Mais il est clair que l'absence d'une stipulation contraire ne saurait
constituer un droit non stipulé dans un traité. On peut donc a fortiori
retourner le même argument en ces termes : Si par ces alliés on avait voulu
entendre aussi les alliés futurs, on aurait ajouté : que les alliés que l'on
ferait après le traité y seraient compris. Donc tout au moins la question
demeure entière. Or, Polybe lui-même conclut finalement en ces termes : Mais s'il est vrai que les Carthaginois n'aient déclaré la
guerre que parce que, chassés de Quant au passage de l'Èbre par les Carthaginois, comme il n'avait pas encore eu lieu, il ne put être une cause de la guerre, mais il va en être le premier acte[1]. La guerre fut donc déclarée solennellement par les ambassadeurs romains dans l'assemblée du sénat de Carthage, et acceptée d'une voix unanime par tous les sénateurs. Annibal était alors à Carthagène. Aussitôt il s'occupa de pourvoir à la sûreté de l'Afrique et de l'Espagne. Il donna ses instructions et ses conseils à son frère Asdrubal, à qui il allait remettre le commandement de l'Espagne. Il choisit et répartit de la manière la plus convenable toutes les troupes qui devaient y rester, etc. Annibal, ayant ainsi pourvu à la
sûreté de l'Afrique et de l'Espagne, n'attendit plus que l’arrivée des
courriers que les Gaulois lui envoyaient. Car il les avait priés de
l'informer de la fertilité du pays qui est au pied des Alpes et le long du
PÔ, quel était le nombre des habitants, si c'était des gens belliqueux, s'il
leur restait quelque indignation contre les Romains pour la guerre que
ceux-ci leur avaient faite auparavant, et que nous avons rapportée dans
le livre précédent, pour disposer le lecteur à entendre ce que nous avions à
dire dans la suite. Il comptait beaucoup sur les Gaulois, et se promettait
de leur secours toutes sortes de succès. Pour cela il dépêcha avec soin à
tous les petits rois des Gaules, tant à ceux qui régnaient en-deçà qu'à ceux
qui demeuraient dans les Alpes mêmes, jugeant bien qu'il ne pouvait porter la
guerre en Italie qu'en surmontant toutes les difficultés qu'il y aurait à
passer dans les pays dont nous venons de parler, et qu'en faisant entrer les
Gaulois dans son entreprise. Enfin les courriers arrivèrent et lui
apprirent quelles étaient les dispositions et l’attente des Gaulois,
la hauteur extraordinaire des Alpes, la peine qu'il devait s'attendre à
essuyer dans ce passage, quoique absolument il ne fût pas impossible.
(III, VII.) Il est donc déjà manifeste, malgré toute la réserve qu'y met Polybe, qu'Annibal avait médité et préparé longtemps d'avance son expédition en Italie ; qu'il s'était entendu pour cela avec les Gaulois, surtout avec les Gaulois cisalpins ; et que ceux-ci lui ont fourni tous les renseignements dont il avait besoin pour déterminer son itinéraire, avec des guides sûrs pour exécuter sa marche suivant l'itinéraire adopté : itinéraire où il devait s'attendre à rencontrer dans la traversée des Alpes des difficultés extrêmes, mais non pas insurmontables. Le printemps venu, Annibal fit sortir ses troupes des quartiers d'hiver. Les nouvelles qu'il reçut de Carthage sur ce qui s'était fait en sa faveur lui enflèrent le courage, et, sûr de la bonne volonté des citoyens, il commença pour lors d'exhorter ouvertement les soldats à faire la guerre aux Romains. Il leur représenta de quelle manière les Romains avaient demandé qu'on le leur livrât, lui et tous les officiers de l'armée. Il leur parla avec avantage de la fertilité du pays où ils allaient entrer, de la bonne volonté des Gaulois et de l’alliance qu'ils devaient faire ensemble. Les troupes lui ayant marqué qu'elles étaient prêtes à le suivre partout, il loua leur courage, leur annonça le jour du départ et congédia l'assemblée. (III, VII.) |
[1] Comme le passage du Rubicon par Jules César, à son retour de la guerre de Gaule transalpine, fut de sa part, non la cause, mais le premier acte de la guerre civile. Les deux faits sont exactement comparables ; et déjà Annibal aurait pu dire au passage de l'Èbre, aussi bien que César au passage du Rubicon : Le sort en est jeté. Jacta alea est (Suétone) Sauf néanmoins cette différence profonde : que le Carthaginois jouait le coup pour le salut de sa patrie et le Romain pour la ruine de la sienne.