§ I. Importance des détails précis dans cette deuxième partie du sujet. Il est un principe incontestable qu'en matière d'histoire il n'est pas permis de recourir à l'imagination. Il est d'ailleurs bien évident que personne, même un homme d'État, ou un homme de guerre, ne saurait apprécier judicieusement l'expédition d'Annibal sans en connaître les divers détails d'une manière positive, claire et aussi complète que possible. Car, sans la connaissance exacte des difficultés de toute nature que ce grand homme eut à vaincre, soit de la part des peuples, soit de la part des lieux et des choses, comment apprécier son génie politique et son génie militaire ? Prenons pour exemple l’éloge qu'en a fait un homme de guerre, dont nul certes ne contestera la compétence, Napoléon Ier. Annibal, dit-il dans le Mémorial, cet homme le plus audacieux de tous, le plus étonnant peut-être, si hardi, si sûr? si large en toutes choses, qui à 26 ans conçoit ce qui est à peine concevable, exécute ce qu'on devait tenir pour impossible ; qui, renonçant à toute communication avec son pays, traverse des peuples ennemis ou inconnus qu’il faut attaquer et vaincre, escalade les Pyrénées et les Alpes, qu'on croyait insurmontables, et ne descend en Italie qu'en payant de la moitié de son armée la seule acquisition de son champ de bataille, le seul droit de combattre ; qui occupe, parcourt et gouverne cette même Italie durant seize ans, met plusieurs fois a deux doigts de sa perte la terrible et redoutable Rome, et ne lâche sa proie que quand on met à profit la leçon qu'il a donnée d'aller le combattre chez lui. En examinant à fond cet éloge éclatant, qu'y voyons-nous ? Nous voyons d'abord que, suivant l'illustre écrivain, le trait caractéristique du génie d'Annibal aurait été l'audace, et qu'au moment où il entreprit son expédition, il n'aurait eu que 26 ans. Tandis que Polybe lui attribue alors 29 ans, c'est-à-dire plus de maturité d'esprit ou d'expérience de la guerre, et affirme pertinemment (comme on l’a vu dans notre épigraphe) que la qualité suprême avec laquelle Annibal conduisit cette grande affaire fut la prudence (et il va nous en fournir vingt preuves dans l'occasion). Ces deux, juges, si compétents l'un et l'autre, ne s'accordent donc point dans leur appréciation du génie d'Annibal. Il est clair d'ailleurs que tout ce langage figuré de l'éloge qui précède reviendrait à dire d'un seul mot, en langage familier, qu'Annibal a fait l'impossible : ce qui n'est pas aussi explicite qu'on pouvait l'espérer d'un tel panégyriste. Et même cela risquerait d'induire en erreur au sujet d'un fait certain, à savoir, que déjà plus d'une fois avant Annibal, dès l'époque de Tarquin l'Ancien, des armées gauloises avaient traversé les Alpes. Et entre autres, une armée de Gaulois Gésates venait de les traverser huit ans auparavant, dans cette même région. Quant à trouver admirable qu'Annibal ait payé de la moitié de son armée la seule acquisition de son champ de bataille, le seul droit de combattre, c'est ici surtout qu'on sent le défaut d'une connaissance précise de ses actes. Car, si un tel désastre de son armée résulta de son audace, on ne saurait l'admirer ; et s'il avait ses raisons pour payer d'un tel prix un champ de bataille particulier, c'était bien ici l’occasion d'expliquer ce point capital. En effet, si la pensée d'Annibal eût été simplement de faire la guerre aux Romains, dans ce cas, après la prise de Sagonte et le passage de l’Èbre, il lui eût suffi d'attendre en Espagne, pour y avoir bientôt un champ de bataille très-convenable et le droit de combattre l’armée romaine qu'on y envoya aussitôt contre lui. Il n'est pas douteux qu'Annibal ait parcouru l'Italie en vainqueur durant seize ans, mais on ne peut pas dire, dans le sens propre des mots, qu'il ait en même temps occupé et gouverné cette même Italie. Jamais on ne le vit maître du pays qu'autour de lui-même et dans la mesure du rayon d'action de sa propre armée : tous ses lieutenants détachés çà et là y furent battus. Enfin, de ce que les Romains en vinrent à porter la guerre sur le territoire de Carthage, on n'en peut pas conclure qu'ils eurent besoin, pour s'y décider, de mettre à profit la leçon qu'Annibal avait donnée d'aller le combattre chez lui. Car déjà, durant la première guerre punique, le consul M. Attilius Regulus s'était porté avec une armée sur le territoire de Carthage. Et même au début de cette seconde guerre punique, dès que les Romains apprirent qu'Annibal avait passé l'Èbre, leur première pensée fut d'envoyer une armée en Afrique pour y attaquer les Carthaginois, en même temps qu4ls envoyaient une autre armée en Espagne contre Annibal. Mais la première n'était pas encore partie de Lilybée, quand Annibal survint en Italie ; et il fallut la rappeler en toute hâte pour venir y défendre les foyers, comme nous le verrons. En résumé, si tout n'est point parfait dans cet éloge d'Annibal par Napoléon Ier, il est facile de voir que cela tient surtout à ce que le grand prisonnier de Sainte-Hélène n'eut que des renseignements insuffisants au sujet des actes de son héros : et c'est pourquoi il n'a pu en faire un éloge digne de l'un et de l'autre. Rien n'est donc plus important au sujet de cette guerre d'Annibal, que de constater et la mise à exécution de son plan politique indiqué plus haut, et l'itinéraire qu'il a suivi, et la stratégie par laquelle il a dérouté les Romains, et sa tactique habituelle dans les batailles. Et si nous parvenons à bien démontrer tout cela, dès lors chacun pourra, selon la portée de son propre jugement, apprécier cette étonnante expédition et se former une idée nette du génie prodigieux de cet homme. Pour constater la mise à exécution de son plan politique conformément à la grande pensée de son père, Amilcar Barcas, il nous suffira le plus souvent de souligner divers traits du récit de Polybe, qui paraissent en être des indices manifestes, et nous nous arrêterons seulement à quelques passages, qui lèveront tous les doutes. Quant à ce qui concerne la marche et les actes militaires, du célèbre guerrier, plus d'une fois nous serons obligé d'entrer dans des détails un peu arides ; mais l'intérêt de la question nous fait espérer que le lecteur voudra bien les suivre patiemment avec nous. Du reste il se convaincra lui-même que ces détails sont indispensables à connaître, et que nous n'avons pu lui en épargner la discussion. Reprenons donc maintenant la suite du récit de notre auteur. |