§ II. — Amilcar Barcas, père d'Annibal. Son génie militaire : son aptitude éminente à prévoir et à déjouer tous les projets de l'ennemi. Les actions d'Amilcar Barcas se groupent naturellement dans trois époques successives : dans la première guerre punique, en Sicile ; dans la guerre des soldats mercenaires, en Afrique ; et dans la guerre d'Espagne où il fut tué. 1° Il commanda les Carthaginois pendant les six dernières années de la première guerre punique, alors qu'il ne leur restait plus en Sicile que Lilybée (Marsala) et Drépane (Trapani) ; deux places voisines l'une de l'autre, ayant chacune un port, et situées à l'angle occidental de l'île. La dix-huitième année de cette
guerre, dit Polybe (I, XIII), les Carthaginois
ayant fait général de leurs armées Amilcar, surnommé Barcas, ils lui
donnèrent le commandement de la flotte. Celui-ci partit aussitôt pour aller
ravager l'Italie : il fit le dégât dans le pays des Locriens et des Brutiens
: de là il prit avec toute sa flotte la route de Palerme, et s'empara d'Ercie[1], place avec un port située sur la côte de Sicile entre
Éryce[2]
et Palerme, et très-commode pour y loger une armée
même pour longtemps. Il fallait qu'il fût aussi intrépide qu'il l'était,
pour se jeter ainsi au milieu de ses ennemis ; n'ayant ni ville alliée, ni
espérance d'aucun secours. Malgré cela, il ne laissa pas de livrer de
grosses batailles aux Romains, et de leur donner de grandes alarmes. Car
d'abord, se mettant là en mer, il alla désoler toute la côte d'Italie
jusqu'au pays des Cuméens : ensuite les Romains étant venus par terre se
camper à environ cinq stades de son armée devant la ville de Palerme, pendant
près de trois ans il leur donna une infinité de différents combats. Les décrire en détail, ces combats, c'est ce qui n'est pas possible. On doit juger à peu près de cette guerre comme d'un combat de forts et vigoureux gladiateurs... Enfin la fortune, qui présidait à cette espèce de lutte, transporta nos athlètes dans une autre arène : et pour les engager dans un combat plus périlleux, les resserra dans un lieu plus étroit. Malgré la garde que faisaient les Romains sur le sommet et au pied du mont Éryx[3], Amilcar trouva moyen d'entrer dans la ville qui était entre les deux camps. On a de la peine à concevoir comment les Carthaginois purent se défendre là, attaqués comme ils étaient par dessus et par dessous, et ne pouvant recevoir des convois que par un seul endroit de la mer dont ils pouvaient disposer. Toutes ces difficultés, jointes à la disette de toutes choses, n'empêchèrent pas qu'on n'employât au siège de part et d'autre tout l'art et toute la vigueur dont on était capable, et qu'on ne fît toutes sortes d'attaques et de combats. Enfin ce siège finit, non par l'épuisement des deux partis, car ils soutinrent leurs peines avec une constance si grande qu'ils ne paraissaient pas les sentir ; mais après deux ans de siège, on mit fin d'une autre manière à cette guerre, et avant que l'un des deux peuples l'emportât sur l'autre. Les Romains voyant que la guerre
ne prenait pas le train qu'ils avaient espéré, et qu'Amilcar réduisait à rien
tous leurs efforts, se décidèrent à mettre sur mer une troisième flotte,
composée de deux cents galères à cinq rangs, construites sur le modèle de la
Rhodienne[4].
Avec cette flotte, le consul Lutatius vint bloquer Lilybée, Drépane et Éryce.
Le gouvernement de Carthage, qui avait commis la faute grave de rappeler sa
flotte et même de la négliger complètement, se trouvant pris au dépourvu et
ne voulant pas cependant que l’armée d'Éryce manquât des provisions
nécessaires, se hâta d'équiper comme il put un certain nombre de vaisseaux,
qu'il chargea de grains et autres provisions, et qu'il fit partir sous le
commandement d'Hannon, pour aller ravitailler Éryce. Hannon comptait pouvoir
mettre son chargement à terre, et prendre dans l'armée d'Amilcar les soldats
nécessaires pour combattre. Mais Lutatius ne lui en donna pas le temps, il
l'attaqua dès qu'il parut, bien que la mer fût très-agitée. Il s'y décida en
faisant réflexion que, s'il donnait le combat pendant ce gros temps, il
n'aurait affaire qu'à l'armée navale et à des vaisseaux chargés ; qu'au
contraire, s'il attendait le calme et laissait Hannon se joindre à l'armée
d'Éryce, il aurait à combattre contre des vaisseaux allégés de leur charge,
contre l'élite de l'armée de terre ; et, ce qui
était alors plus formidable, dit Polybe, contre
l’intrépidité d'Amilcar. Le consul livra donc immédiatement la bataille
auprès des îles Égales, et remporta facilement la victoire. Carthage, malgré cette défaite,
on restait autant que jamais disposé à la guerre. Mais les ennemis étant
maîtres de la mer, on ne pouvait plus envoyer des secours à l’armée de Sicile
; on était donc forcé de la livrer, pour ainsi dire, et de l'abandonner.
Enfin, on envoya promptement à Amilcar, et l’on remit tout à sa disposition.
Celui-ci se conduisit en sage et prudent capitaine. Tant qu'il vit une lueur
d'espérance, tout ce que la bravoure et l'intrépidité pouvaient faire
entreprendre, il l'entreprit : il tenta, autant que général ait jamais
fait, tous les moyens d’avoir raison de ses ennemis. Mais voyant les affaires
désespérées, et qu'il n'y avait plus de ressources, il ne pensa plus qu'à
sauver ceux qui lui étaient soumis ; prudent et éclairé, il céda aux
conjonctures présentes, et dépêcha des ambassadeurs pour traiter
d'alliance et de paix. Car un général ne porte ajuste titre ce beau nom,
qu'autant qu'il connaît également et le temps de vaincre, et celui de
renoncer à la victoire. Lutatius ne se fit pas beaucoup prier ; il savait
trop bien à quelle extrémité il était lui-même réduit, et combien cette
guerre était onéreuse au peuple romain[5]. Ainsi finit cette guerre des
Romains contre les Carthaginois pour Après s'être formés aux grandes entreprises par des expéditions de cette conséquence, les Romains ne pouvaient rien faire de mieux que de se proposer la conquête de l'univers, et ce projet ne pouvait manquer de leur réussir. Cette réflexion, inspirée à notre auteur par les succès
des Romains dans la première guerre punique, dut également se présenter à
l'esprit d'Amilcar lorsqu'il lui fallut abandonner 2° Dans la guerre des soldats mercenaires ou des étrangers, qu'on appelle aussi guerre d'Afrique, Amilcar eut à combattre contre sa propre armée revenue de Sicile, officiers et soldats qu'il avait si bien instruits lui-même, qu'il avait, pour ainsi dire, initiés à toutes les ressources de son propre génie dans la guerre. Après que cette armée eut repassé en Afrique, le gouvernement de Cartilage, dont les finances étaient épuisées, ne put lui payer immédiatement son arriéré de solde ; de là une insurrection terrible de tous ces étrangers, auxquels se joignirent les populations d'Afrique précédemment soumises aux Carthaginois. De sorte que la ville de Carthage, à peu près réduite à n'avoir que ses propres citoyens pour la défendre contre des révoltes si redoutables, fut pendant plus de trois ans constamment dans l'angoisse et à deux doigts de sa perte, et qu'elle ne dut enfin son salut qu'à l'immense supériorité militaire d'Amilcar. Au moment où il fut appelé à remplacer un autre général, reconnu incapable de faire face à de tels ennemis, la situation paraissait désespérée. Les mercenaires dirigés par deux des leurs qu'ils avaient nommés chefs, Spendius et Mathos[6], occupaient tous les environs de Carthage. Ils avaient un camp de 20.000 hommes à Tunis, ils faisaient le siège d'Utique[7] avec un corps d'armée de 35.000 hommes, et celui d'Hippone-Zaryte (Bizerte) avec un autre corps d'armée de la même force. Amilcar fit promptement changer la face des choses. Les Carthaginois, dit Polybe, lui firent une armée composée de soixante et dix éléphants, de tout ce que l’on avait amassé d’étrangers, des déserteurs des ennemis, de la cavalerie et de l’infanterie de la ville ; ce qui montait environ à 10.000 hommes. Dès sa première action il étourdit si fort les ennemis, que les armes leur tombèrent des mains, et qu'ils levèrent le siège d'Utique. Aussi cette action était-elle digne des premiers exploits de ce capitaine, et de ce que la patrie attendait de lui. En voici le détail. Sur l'isthme qui joint Carthage à
l'Afrique, sont répandues çà et là des collines fort difficiles à franchir,
et entre lesquelles on a pratiqué des chemins qui conduisent dans les terres.
Quelque forts que fussent déjà tous ces passages par la disposition des
collines, Mathos les faisait encore garder exactement ; outre que le Macar[8], fleuve profond, qui n'est guéable presque nulle part, et
sur lequel il n'y a qu'un seul pont, ferme en certains endroits l'entrée de
la campagne à ceux qui sortent de Carthage. Ce pont même était gardé, et on y
avait bâti une ville : de sorte que non-seulement une armée, mais même un
homme seul pouvait à peine passer dans les terres sans être vu des ennemis. Amilcar, après avoir essayé tous les moyens de vaincre ces obstacles, s'avisa enfin de cet expédient. Ayant pris garde que, certains vents venant à s'élever, l'embouchure du Macar se couvre de sable, et qu'il s'y forme comme une espèce de banc, il dispose tout pour le départ de l’armée, sans rien dire de son dessein à personne. Ces vents soufflent, il part la nuit, et se trouve au point du jour de l'autre côté du fleuve sans avoir été aperçu, au grand étonnement et des ennemis et des assiégés. Il traverse ensuite la plaine, et marche droit à la garde du pont. Spendius vient au-devant de lui, et environ 10.000 hommes de la ville bâtie auprès du pont s'étant joints aux 15.000 d'Utique, ces deux corps se disposent à se soutenir l'un l'autre. Lorsqu'ils furent en présence, les étrangers, croyant les Carthaginois enveloppés[9], s'exhortent, s'encouragent et en viennent aux mains. Amilcar s'avance vers eux, ayant à la première ligne les éléphants ; derrière eux la cavalerie avec les armés à la légère, et à la troisième ligne les pesamment armés. Mais les ennemis fondant avec précipitation sur lui, il change la disposition de son armée, fait aller ceux de la tête à la queue ; et, ayant fait venir des deux côtés ceux qui étaient à la troisième ligne, il les oppose aux ennemis. Les Africains et les étrangers s'imaginent que c'est par crainte qu'ils reculent, ils quittent leur rang, courent sur eux, et chargent vivement. Mais dès que la cavalerie eut fait volte-face, qu'elle se fut approchée des pesamment armés, et eut couvert tout le reste des troupes, alors les Africains, qui combattaient épars et sans ordre, effrayés de ce mouvement extraordinaire, quittent prise d'abord et prennent la fuite. Ils tombent sur ceux qui les suivaient, ils y jettent la confusion, et les entraînent ainsi dans leur perte. — On met à leurs trousses la cavalerie et les éléphants, qui en écrasent sous leurs pieds la plus grande partie[10]. Il périt dans ce combat environ six mille hommes, tant Africains qu'étrangers, et on fit deux mille prisonniers. Le reste se sauva, partie dans la ville bâtie au bout du pont, partie au camp d'Utique. Amilcar, après cet heureux succès, poursuit les ennemis. Il prend d'emblée la ville où les ennemis s'étaient réfugiés, et qu'ils avaient ensuite abandonnée pour se retirer à Tunis. Battant ensuite le pays, il se soumit les villes, les unes par composition, les autres par force. Ces progrès dissipèrent la crainte des Carthaginois, qui commencèrent pour lors à avoir un peu moins mauvaise opinion de leurs affaires. II y avait alors dans l'armée de
Spendius un certain Numide, nommé Naravase, homme des plus illustres de sa
nation et plein d’ardeur militaire, qui avait hérité de son père beaucoup
d'inclination pour les Carthaginois ; mais qui en avait encore davantage depuis
qu'il avait connu le mérite d'Amilcar. Croyant que l'occasion était belle
de se gagner son amitié, il vient au camp, ayant avec lui environ cent
Numides. Il approche des retranchements, et reste là sans crainte, faisant
signe de la main. Amilcar surpris lui envoie un cavalier. Il dit qu'il
demandait une conférence avec ce général. Comme celui-ci hésitait et avait peine
à se fier à cet aventurier, Naravase donne son cheval et ses armes à ceux qui
l'accompagnent, et entre dans le camp tête levée et avec un air d'assurance à
étonner tous ceux qui le regardaient. On le reçut néanmoins, et on le
conduisit à Amilcar. Il lui dit qu'il voulait du bien à tous les Carthaginois,
en général, mais qu’il souhaitait surtout
être l'ami d'Amilcar ; qu'il n'était venu
que pour lier amitié avec lui, disposé de son côté à entrer dans toutes ses
vues et à partager tous ses travaux. Ce discours, joint à la confiance et à
l'ingénuité avec laquelle ce jeune homme parlait, donna tant de joie à
Amilcar, que non-seulement il voulut l'associer à ses actions, mais qu'il lui
fit serment de lui donner sa fille en mariage, pourvu qu'il demeurât fidèle aux
Carthaginois. L'alliance faite, Naravase vint, amenant avec lui deux mille Numides qu'il commandait. Avec ce secours, Amilcar met son armée en bataille : Spendius s'était aussi joint aux Africains pour combattre, et était descendu dans la plaine ; on en vient aux mains : le combat fut opiniâtre, mais Amilcar eut le dessus. Les éléphants se signalèrent dans cette occasion, mais Naravase s'y distingua plus que personne. Autarite[11] et Spendius prirent la fuite. Dix mille des ennemis restèrent sur le champ de bataille, et on en fit quatre mille prisonniers. Après cette action, ceux des prisonniers qui voulurent prendre parti dans l'armée des Carthaginois y furent bien reçus, et on leur donna les armes prises sur les ennemis. Pour ceux qui ne voulurent pas, Amilcar, les ayant assemblés, leur dit : qu'il leur pardonnait toutes les fautes passées, et que chacun d'eux pouvait se retirer où bon lui semblerait ; mais que si dans la suite on en prenait quelqu'un portant armes offensives contre les Carthaginois, il n'y aurait aucune grâce à espérer pour lui. Mathos, Spendius et Autarite,
voyant l'humanité dont Amilcar usait envers les prisonniers, craignirent que
les Africains et les étrangers, gagnés par cet attrait, ne courussent
chercher l'impunité qui leur était offerte ; ils tinrent conseil pour
chercher ensemble par quel nouvel attentat ils pourraient mettre le comble à
la rébellion. Pour que cette rébellion fût sans retour, ils poussèrent
leurs soldats, au moyen de faux avis, à commettre un nouveau forfait contre
Gescon, qu'ils tenaient lié et enfermé dans un cachot. Ils l'y avaient jeté,
lui et les siens, dans une occasion précédente, au mépris du droit des gens,
et après avoir pillé la somme qu'il apportait pour payer l'arriéré de solde.
Ainsi excités, les soldats de Spendius se jettent
sur ceux de Gescon, qui étaient au nombre d'environ sept cents. On les mène
hors des retranchements, on les conduit à la tète du camp, où d'abord on leur
coupe les mains, en commençant par Gescon, cet homme qu'ils mettaient peu de
temps auparavant au-dessus de tous les Carthaginois, qu'ils reconnaissaient
avoir été leur protecteur, qu'ils avaient pris pour arbitre de leurs
différends ; et après lui avoir coupé les oreilles, rompu et brisé les
jambes, on les jeta tout vifs dans un fossé. Cette nouvelle pénétra de
douleur les Carthaginois ; ils envoyèrent ordre à Amilcar et à Hannon de
courir au secours et à la vengeance de ceux qui avaient été si cruellement
massacrés. Ils dépêchèrent encore des hérauts d'armes, pour demander à ces impies
les corps des morts. Mais, loin de livrer ces corps, ils menacèrent que les
premiers députés ou hérauts d'armes qu'on leur enverrait, seraient traités
comme l'avait été Gescon. En effet, cette résolution passa ensuite en loi,
qui portait que tout Carthaginois que l’on prendrait perdrait la vie dans les
supplices, et que tout allié des Carthaginois leur serait renvoyé les mains
coupées, et cette loi fut toujours observée à la rigueur[12]. Dès ce moment-là, ce ne fut plus une guerre, mais une véritable extermination réciproque, des représailles affreuses. On vit alors, d'une manière bien
sensible, dit Polybe, combien une expérience
fondée sur la science de commander remporte sur une aveugle et brutale
pratique de la guerre. Amilcar tantôt attirait une partie de leur armée à l’écart,
et, comme un habile joueur d'échecs, l’enfermant de tous côtés, la mettait en
pièces ; tantôt, faisant semblant d'en vouloir à toute l'armée, il conduisait
les uns dans des embuscades qu'ils ne prévoyaient point, ou tombait sur les
autres de jour ou de nuit lorsqu'ils s'y attendaient le moins, et jetait aux
bêtes tout ce qu'il faisait sur eux de prisonniers. Un jour enfin, que l'on
ne pensait point à lui, s'étant venu camper proche des étrangers, dans un
lieu fort commode pour lui, et fort désavantageux pour eux, il les serra de
si près que, n'osant combattre, et ne pouvant le fuir, à cause d'un fossé et
d'un retranchement dont il les avait enfermés de tout côté, ils furent
contraints, tant la famine était grande dans leur camp, de se manger les uns
les autres : Dieu punissant, par un supplice égal, l'impie et barbare
traitement qu'ils avaient fait à leurs semblables. Ce lieu était un défilé, appelé C'est ainsi qu'Amilcar délivra sa patrie des soldats mercenaires et des Africains qui s'étaient joints à eux dans cette terrible insurrection, qui fut appelée la guerre inexpiable, et qui dura trois ans et quatre mois ou environ. Pendant qu'elle durait, d'autres soldats mercenaires que
le gouvernement de Carthage avait à sa solde pour garder On inventa aussi de nouveaux supplices contre les Carthaginois qui étaient dans l'île ; il n'y en eut pas un d'épargné. Après cela, on prit les villes, on envahit toute l'île, jusqu'à ce qu'enfin, les naturels du pays, ayant pris les armes, chassèrent tous ces étrangers et les obligèrent de se retirer en Italie. Ces étrangers de Sardaigne,
dit Polybe, étant venus d’eux-mêmes offrir cette
île aux Romains, ceux-ci formèrent le projet d'y passer. La guerre d'Afrique terminée, les Carthaginois se
disposant à reprendre possession de leur île, c'en fut assez pour
déterminer les Romains à leur déclarer la guerre, prétextant que ce
n'était pas contre les peuples de Sardaigne qu'ils faisaient des préparatifs,
mais contre eux. Les Carthaginois qui étaient sortis comme par miracle de
la dernière guerre, et qui n'étaient point du tout en état de se mettre mal
avec les Romains, cédèrent au temps, et aimèrent mieux leur abandonner 3° La guerre d'Afrique terminée, les Carthaginois envoyèrent en Espagne une armée, sous la conduite d'Amilcar. Celui-ci partit avec Annibal son fils, âgé pour lors de neuf ans, traversa le détroit formé par les colonnes d'Hercule, et rétablit en Espagne les affaires de sa république. Pendant neuf ans qu'il resta dans ce pays, il soumit à Carthage un grand nombre de peuples, les uns par les armes, les autres par la négociation. Enfin, il finit ses jours d'une manière digne de ses premiers exploits, les armes à la main et sur un champ de bataille, où, ayant en tête une armée très-nombreuse et très-aguerrie, il fit des prodiges de courage et de valeur. (II, I.) Tel fut Amilcar Barcas, père d'Annibal. De toutes les qualités qui constituèrent son immense supériorité dans la guerre, nous n'en voulons considérer qu'une seule, la moins éclatante, mais la principale, qui est de même la plus puissante en politique, et qui va ici nous mener droit à notre but. Nous voulons parler de sa pénétration d'esprit, à laquelle rien n'échappait, et qui suppose un travail assidu, l'observation attentive de tout, avec une méditation incessante et infatigable. Ce fut à cette qualité suprême d'observer sans cesse l’ennemi et de tout comprendre au moindre indice, qu'il dut sa sécurité constante au milieu des plus grands périls, pendant neuf ans d'une guerre sans trêve, en Sicile et en Afrique, où il ne cessa d'être environné des années les plus redoutables et les plus entreprenantes. Nous l'avons vu : jamais une seule fois il na été pris en défaut ; jamais une seule fois il n'a éprouvé le moindre échec qu'on pût mentionner. |
[1] Ercie et son port étaient situés au nord et à environ un kilomètre de Palerme.
[2] Éryce était une place forte située au versant du mont Éryx, tout proche de Drépane (Trapani).
[3] Mont Éryx : mont très-élevé, situé tout proche de Drépane, et au versant duquel était la place forte à Éryce, où l’on ne pouvait monter que par un chemin très-long et très-escarpé. Les Romains avaient réussi à se faire livrer cette place par des traîtres ; et, pour la garder, ils s'étaient contentés d'établir deux camps, l'un au pied du mont sur le chemin de Drépane, l'autre au sommet sur un plateau où était érigé le riche temple de Vénus Érycine,
. . . . . . . .
. . . . . . Erycina ridens,
Quam Jocus circum volat et Cupido. (Horace)
[4]
[5]
Suivant CORNÉLIUS
NEPOS Amilcar montra une noble fierté dans la conférence pour la
paix, et Lutatius refusant d'abord de traiter à moins que lui et les siens, qui
avaient défendu Éryce, ne livrassent leurs armes avant de quitter
[6] Spendius : Campanien, autrefois esclave chez les Romains, homme violent et hardi jusqu'à la témérité : craignant que son maître qui le cherchait ne l’attrapât, et ne lui fit souffrir les supplices et la mort, qu'il méritait selon les lois romaines, il dit et fît tout ce qu'il put pour empêcher un accommodement avec les Carthaginois.
Mathos : Africain, homme libre à la vérité, et qui avait servi dans l'armée : mais, comme il avait été un des principaux auteurs des troubles passés, de crainte d'être puni de son crime et de celui où il avait engagé les autres, il était entré dans les vues de Spendius, et, tirant à part les Africains, leur faisait entendre qu'aussitôt que les autres nations auraient été payées et se seraient retirées, les Carthaginois devaient éclater contre eux et les punir de manière à épouvanter tous leurs compatriotes. (Polybe, I, XV.)
[7] Utique. — On ne sait plus aujourd'hui avec exactitude quelle était la position de cette ville jadis célèbre et importante. On présume qu'elle était à la place où l’on voit aujourd'hui Satcor, sur le golfe de Tunis on de Carthage. Toutefois il est certain qu'Utique était sur la rive gauche et tout près de l'embouchure du fleuve Macar, aujourd'hui Medjerda.
[8] Le Macar, autrement dit le Bagrada. Son nom récent, le Medjerda, semble rappeler son nom ancien, Macar.
[9] Vu qu'ils étaient là vingt-cinq mille étrangers contre dix mille Carthaginois.
[10] Cette tactique d'Amilcar, telle que nous la comprenons, serait fort simple ; et notre lecteur pourrait facilement se la représenter d'une manière générale à l'aide d'une petite figure tracée comme nous allons le dire.
Soient trois lignes parallèles représentant les trois lignes de bataille d'Amilcar : 1° les éléphants, 2° la cavalerie mêlée d'armés à la légère, 3° les pesamment armés.
Au commandement d'Amilcar, la troisième ligne se divise au milieu, et ses deux moitiés, tout en marchant à l'ennemi, s'écartent l'une de l'autre par une marche oblique à droite et à gauche ; jusqu'à ce qu'il y ait entre elles un espace suffisant pour que la cavalerie y puisse passer.
Aussitôt la cavalerie qui est par-devant se divise elle-même au milieu de sa ligne, pour y former deux têtes de colonnes en tournant à droite et à gauche en arrière, et en même temps les deux moitiés de la ligne convergent au centre en deux colonnes, pendant que les deux têtes de colonnes s'élancent du centre en arrière au galop, tous les cavaliers à la suite, pour aller s'engouffrer dans l'ouverture de la troisième ligne, qui se referme sur eux ; puis, chaque colonne de son côté, tournant par derrière à droite et à gauche, revient obliquement en avant, reparaît devant l'ennemi à chaque extrémité de la troisième ligne, la dépasse de toute sa propre longueur, et s'arrête en place.
Dès lors la manœuvre est terminée conformément au texte, comme il est facile de le vérifier en y revenant point par point. En un mot, Amilcar a fait exécuter là à son ordre de bataille une sorte de culbute, dont le résultat a été d'entourer de trois côtés les ennemis (pêle-mêle avec ses éléphants qui les écrasent sous leurs pieds) et de les refouler ainsi contre leurs derniers rangs.
[11] Autarite : chez des Gaulois mercenaires qui avaient été à Éryce. Il ne lui en restait plus là que deux mille. Une grande partie de ceux qu'il avait commandés en Sicile s'étaient, après la capitulation, engagés au service des Romains.
[12] Polybe place ici la réflexion suivante :
Après cela, n'est-il pas vrai de dire que, si le corps humain est sujet à certains maux qui s'irritent quelquefois jusqu'à devenir incurables, l’âme en est encore beaucoup plus susceptible ? Comme dans le corps il se forme des ulcères que les remèdes enveniment, et dont ils ne font que hâter les progrès, et qui d'un antre côté laissés à eux-mêmes ne cessent de ronger les parties voisines, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à dévorer : de même dans l'âme il s'élève certaines vapeurs malignes, il s'y glisse certaine corruption qui porte les hommes à des excès dont on ne voit pas d'exemple parmi les animaux les plus féroces. Leur faites-vous quelque grâce, les traitez-vous avec douceur, c'est piège et artifice, c'est ruse pour les tromper, ils se défient de vous et vous haïssent d'autant plus que vous faites plus d'efforts pour les gagner. Si l'on se roidit contre eux, et que l'on oppose violence à violence, il n'est point de crimes, point d'attentats, dont ils ne soient capables de se souiller : ils se font gloire de leur audace, et la fureur les transporte jusqu'à leur faire perdre tout sentiment d'humanité.