§ I. — Exposé des causes par Polybe. Je crois, dit Polybe, qu'entre les causes pour lesquelles les Romains ont
fait la guerre aux Carthaginois, la première est le ressentiment d'Amilcar
surnommé Barcas et père d'Annibal. Car, quoiqu'il eût été défait en
Sicile[1], son courage n'en fut point abattu. Les troupes qu'il
avait commandées à Éryce étaient encore entières et dans les mêmes sentiments
que leur chef. Si, cédant au temps, il avait fait la paix après la bataille
qu'avaient perdue sur mer les Carthaginois, son indignation restait toujours
la même, et n'attendait que le moment d'éclater. Il aurait même pris les
armes aussitôt après, sans la guerre que les Carthaginois eurent à soutenir
contre les soldats mercenaires[2]. Mais il fallut d'abord penser à cette révolte, et s'en
occuper tout entier. Ces troubles apaisés, les Romains étant venus déclarer
la guerre aux Carthaginois, ceux-ci n'hésitèrent pas de se mettre en défense,
se persuadant qu'ayant la justice de leur côté, ils ne manqueraient pas
d'avoir le dessus. Mais comme les Romains eurent fort peu d'égard à cette
justice, les Carthaginois furent obligés de s'accommoder aux conjonctures.
Accablés et n'ayant plus de ressources, ils consentirent, pour vivre en paix,
de vider Et l'on ne doit point douter que
cette nouvelle exaction n'ait été la seconde cause de la guerre qui l’a
suivie. Car Amilcar, animé par sa propre indignation et par celle que ses
concitoyens en avaient conçue, n'eut pas plutôt affermi la tranquillité de sa
patrie par la défaite des révoltés, qu'il tourna toutes ses pensées vers
l’Espagne, s'imaginant bien qu'elle serait pour lui d'un puissant secours
pour la guerre qu’il méditait contre les Romains. Les grands progrès qu'il fit dans ce vaste pays doivent être regardés comme la troisième cause de la seconde guerre punique : les Carthaginois ne s'y engagèrent que parce qu'avec le secours des troupes espagnoles, ils crurent avoir de quoi faire tête aux Romains. Quoique Amilcar soit mort dix
ans auparavant que cette guerre
commençât, il est cependant aisé de prouver qu'il en a été le
principal auteur. Entre les raisons sans nombre dont on pourrait se
servir pour cela, je n'en rapporterai qu'une qui mettra la chose en évidence.
Après qu'Annibal eut été vaincu par les Romains, et qu'il fut sorti de sa
patrie pour s'aller réfugier chez Antiochus, les Romains envoyèrent des
ambassadeurs chez ce prince dans le dessein de le sonder et de voir quelles
pourraient être ses vues. Les ambassadeurs tâchèrent de lui rendre Annibal
suspect, et pour cela ils lui firent assidûment leur cour[3]. La chose réussit selon leurs souhaits. Antiochus
continua de se défier d'Annibal, et ses soupçons ne firent qu'augmenter.
Enfin l’occasion se présenta de s'éclairer l'un l'autre sur cette défiance.
Annibal se défendit du mieux qu'il put. Mais, voyant que ses raisons ne
satisfaisaient pas Antiochus, il lui tint enfin ce discours : — Quand mon père se disposa à entrer dans l'Espagne avec une
armée, je n’avais alors que neuf ans : j’étais auprès de l’autel pendant
qu’il sacrifiait à Jupiter. Après les libations et les autres cérémonies
prescrites, Amilcar ayant fait retirer tous les ministres du sacrifice, il me
fit approcher, et me demanda en me caressant, si je n’aurais pas envie de le
suivre à l’armée : je répondis, avec cette vivacité naturelle à mon âge,
non-seulement que je ne demandais pas mieux, mais que je le priais instamment
de me le permettre. Là-dessus il me prit la main, me conduisit à l’autel, et
m'ordonna de jurer, sur les victimes, que
jamais je ne serais ami des Romains. Jugez par là quelles sont mes
dispositions : quand il ne s'agira que de susciter des affaires aux Romains,
vous pouvez compter sur moi comme sur un homme qui vous sera sincèrement
dévoué : quand vous penserez à vous accommoder et à faire la paix avec eux,
n’attendez pas que l’on vous prévienne contre moi, mais défiez-vous et
tenez-vous sur vos gardes, je ferai certainement tout ce qui sera en moi pour
traverser vos desseins. — Ce discours,
qui paraissait sincère et partir du cœur, dissipa tous les soupçons
qu'Antiochus avait auparavant conçus contre la fidélité d'Annibal. On conviendra que ce témoignage de la haine d'Amilcar et de tout le projet qu'il avait formé contre les Romains, est précis et sans réplique. Mais cette haine paraît encore plus dans ce qu'il fit ensuite. Car il leur suscita deux ennemis, Asdrubal son gendre et Annibal son fils, qui étaient tels, qu'après cela il ne pouvait rien faire de plus, pour montrer l'excès de la haine qu'il leur portait. Asdrubal mourut avant de pouvoir faire éclore son dessein : mais Annibal trouva dans la suite l'occasion de se livrer avec éclat à l'inimitié qu'il avait héritée de son père contre les Romains. (III, III.) On voit donc clairement que, dans la pensée de Polybe, les
causes de la seconde guerre punique furent au nombre de trois, 1° la haine
d'Amilcar contre les Romains ; 2° la perte de |
[1] Quoiqu'il eût été défait en Sicile. — Nous verrons plus loin qu'Amilcar n'avait nullement été défait en Sicile.
[2] Contre les soldats mercenaires. — Nous verrons plus loin que ces soldats mercenaires étaient ces troupes mêmes qu'Amilcar avait commandées en Sicile, à Éryce, et dont notre auteur vient de parler cinq lignes plus haut. Tout ceci ne présente donc pas la netteté habituelle du langage de Polybe, et porterait à croire qu'il n a pas pu dire librement toute sa pensée. Mais tout s'éclaircira plus loin.
[3] CORNÉLIUS NEPOS, auteur très-estimé, contemporain de Jules César et d'Auguste, s'exprime plus nettement sur ce même fait. Les Romains, dit-il, envoyèrent des ambassadeurs auprès d'Antiochus, pour sonder ses dispositions, et pour tâcher par des insinuations secrètes de rendre Annibal suspect à ce roi, comme s'ils l'eussent eux-mêmes corrompu et amené à des sentiments tout autres qu'auparavant. Ils y réussirent : et Annibal ayant découvert leurs menées... Ad quem quum legati venissent Romani, qui de ejus voluntate explorarent, darentque operam consiliis clandestinis, ut Hannibalem in suspicionem regi adducerent, tanquam ab ipsis corruptum, alia atque antea sentire : neque id frustra fecissent, idque Hannibal comperisset... (Hannibal, II.) — On voit quelle infâme politique pratiquait le sénat romain. On voit aussi que du temps de Jules César, les plus honnêtes gens de Rome ne se trouvaient point mal à l'aise en signalant de tels actes du sénat à la postérité. Qu'on nous permette d'ajouter ici par anticipation la réflexion suivante. On ne doit donc pas s'étonner que Jules César à son tour ait usé si largement de la calomnie. Car elle était, on le voit, de tradition parmi les Romains, et elle pouvait lui être si utile pour atteindre son but, comme on le verra dans ses Commentaires.