ANNIBAL EN GAULE

 

AVANT-PROPOS.

 

 

Dans le volume que nous avons publié précédemment, sous le titre de Jules César en Gaule, nous avons énuméré tous les avantages que les Romains ont dus à la supériorité de leurs armes sur celles des Gaulois. Mais, en étudiant de plus près et plus profondément cette terrible guerre où succomba la Gaule, nous n'avons pas pu méconnaître que les combinaisons de la politique y ont été non moins efficaces que la force des armes. En toute circonstance, du reste, et dans toutes les guerres que les Romains ont successivement entreprises et qui les ont menés à la domination universelle, il en a été de même. Si donc on veut se rendre bien compte des défaites et des malheurs qui ont fini par accabler les Gaulois, malgré les efforts héroïques du patriotisme de la plupart d'entre eux, il faut, avant tout, considérer la politique constamment suivie par les Romains : politique aussi perverse dans ses moyens que dans son but, toute faite de duplicité et de fraude, attentive à semer partout l'esprit de discorde et de faction, à diviser pour régner, et à se présenter comme protectrice des faibles, pour atteindre son but, le pillage et l'oppression de tous.

Cette politique, Jules César s'est appliqué pendant neuf ans à la mettre en pratique dans la Gaule transalpine, où elle lui a permis de surmonter tous les obstacles et toutes les résistances. Et pourtant, à lire ses Commentaires, on pourrait croire qu'il n'a que bien peu fait servir la politique à l'accomplissement de sa conquête. C'est que le grand général était aussi un grand écrivain, et qu'il importait à sa gloire personnelle et au projet qu'il méditait d'usurper le pouvoir suprême à Rome, de voiler aux yeux de tous et de la postérité les manœuvres politiques auxquelles il ne cessa d'avoir recours, et qui furent en réalité son principal moyen de guerre et de succès.

Mais, ce que Jules César laisse à peine deviner dans ses Commentaires, un autre historien, dont l'honnêteté égale le talent et la sagacité, Polybe, dans son Histoire universelle, l'a dévoilé en termes assez clairs pour qu'il soit impossible de s'y méprendre. — Nous savons, dit-il, que la guerre de Philippe a donné occasion à celle d'Antiochus, celle d'Annibal à celle de Philippe, et celle de Sicile à celle d'Annibal, et qu'entre ces guerres il y a un grand nombre de divers événements qui tendaient tous à une même fin. Or, on ne peut apprendre tout cela que dans une histoire universelle ; celle des guerres particulières, comme la guerre de Persée et de Philippe, nous laisse dans une parfaite ignorance de toutes ces choses, à moins qu'en lisant de simples descriptions de batailles, en ne croie voir l'économie et la conduite de toute une guerre. (III, VI.) — C'est donc par l'Histoire universelle de Polybe que nous pourrons reconnaître quelle fut la politique des Romains dans leurs guerres.

Et là, dans le récit des guerres puniques se trouve, non entièrement exposée, mais suffisamment indiquée pour qu'on la puisse bien comprendre, toute la politique de ce redoutable sénat de Rome s'acheminant à la conquête du monde. Elle se montre particulièrement dans la deuxième de ces guerres, qui a vu le grand patriote carthaginois, joignant à la prudence une audace inouïe jusque-là dans l'histoire, s'élancer à travers l'Espagne, la vieille Gaule, le Rhône, les Alpes, et attaquer tout à coup les armées romaines dans la Gaule cisalpine, où d'abord chaque bataille fut pour elles un coup de foudre et un désastre.

C'est que nos ancêtres de la Gaule cisalpine n'avaient pas hésité à s'associer ù ses vues, et prirent une part considérable à son expédition, qui se présentait à eux comme une délivrance, et qui, après celle de Brennus, devint par leur concours une seconde terreur pour Rome et pour son sénat. Car Polybe nous apprend que, avant de quitter l'Espagne, Annibal s'était concerté avec les Gaulois et pouvait compter sur leur concours. Et, en effet, la plupart d'entre eux se rangèrent sous son commandement, et ils combattirent sous ses yeux à Cannes, où ils contribuèrent puissamment à la déroute si célèbre des deux armées consulaires réunies. De sorte qu'il est permis de dire que cette expédition d'Annibal fut une guerre gauloise autant qu'une guerre punique ou carthaginoise.

Après le désastre de Cannes, où fut écrasée la puissant militaire des Romains, dit Polybe, qu'est-ce qui put la relever et sauver l'État ? Ce fut le sénat, ajoute-t-il, sans s expliquer sur les moyens employés. Mais il est permis de présumer que ce fut encore par ses moyens politiques habituels que le sénat romain parvint à prolonger la résistance contre Annibal et cette armée gallo-carthaginoise, avec laquelle il se maintint au cœur de l'Italie durant seize années, sans y avoir jamais éprouvé une seule défaite comparable à la moindre de ses victoires ; mais qui dut finir par s'y épuiser peu à peu, faute de renfort.

Quoi qu'il en soit, l'Histoire universelle de Polybe va nous fournir, dans ce premier volume de nos Recherches historiques, les renseignements et les indications nécessaires 1° pour faire connaître avec assez de clarté et de certitude la politique employée par le sénat romain, en vue d'étendre sa domination de proche en proche sur tous les peuples de l'univers ; 2° pour expliquer cette étonnante expédition d'Annibal en Italie, telle qu'elle eut lieu, avec tous ses détails géographiques et militaires ; 3° pour mettre en lumière les erreurs de toute nature répandues dans le monde à ce sujet par les auteurs latins, courtisans sans pudeur du peuple romain parvenu au faite de la puissance, et, avec lui, de la famille de son empereur Auguste : mais surtout pour confondre le plus accrédité de tous, Tite-Live, ce calomniateur systématique de notre race gauloise, le plus partial de tous les historiens, le plus audacieux et le plus habile à masquer la vérité.

De plus, il nous a paru que l'histoire d'Annibal, éclairée par Polybe, reflétait une vive lumière sur celle de Vercingétorix, que César, dans ses Commentaires, s'est efforcé d'obscurcir et de dissimuler, dans son intérêt personnel.

La lutte que suscitèrent contre les Romains ces deux généreux guerriers, par un même dévouement au salut de la patrie, offre de part et d'autre la plus grande ressemblance, soit dans la cause de la guerre, qui fut le danger imminent de l'oppression romaine ; soit dans le moyen politique employé, qui fut l'union des peuples en péril contre l’ennemi commun ; soit dans le principal moyen militaire auquel ils eurent recours, qui fut la grande stratégie. Eux seuls peut-être dans l’histoire ont donné l’exemple de deux grandes guerres suscitées contre les conquérants. Et nous verrons que la politique romaine, après avoir été la principale cause qui fit échouer l'expédition d'Annibal en Italie, fit de même, un siècle et demi plus tard, échouer en Gaule transalpine et l'union défensive de toutes les cités gauloises dont Vercingétorix fut le promoteur, et son appel aux armes dans toute la mère-patrie contre l'invasion romaine. Enfin, nous les verrons l'un et l'autre payer de la vie les terribles alarmes qu'ils causèrent à Rome et leurs immenses efforts pour la liberté des peuples.

En résumé : la participation à la guerre d'Annibal fut, de la part des cités gauloises établies en Italie, leur effort suprême contre l'oppression romaine ; et pareillement, la guerre de Vercingétorix fut l'effort suprême des cités-mères contre cette même oppression de plus en plus envahissante ; et ce fut principalement aux procédés et aux combinaisons de leur politique, dans ces deux occasions et dans les deux Gaules, que les Romains durent leurs succès militaires.

En même temps, dans l’une et l'autre guerre, noua verrons ce qu'ont pu faire des soldats de race gauloise sous la conduite de grands généraux.

Ces deux guerres sont donc liées l'une à l'autre : on ne peut les séparer si l'on a à cœur de bien connaître et de bien apprécier notre propre histoire ancienne ; et nous croyons que, pour qui voudra en considérer avec soin les diverses péripéties, elles seront un enseignement politique d'une réelle importance.

Dégager et mettre en lumière cet enseignement, c'est ce que nous avons essayé de faire dans toutes ces Recherches historiques, en nous guidant sur la sentence de Polybe que nous avons prise ci dessus comme épigraphe, et qui va être pour nous une règle générale et invariable. Ainsi, n'ayant nous-même aucune autorité en un tel sujet, nous aurons soin, comme on pourra le voir à chaque pas, de ne rien avancer sans produire quelque preuve, dont le lecteur sera juge.

L'ordre naturel veut que ce volume d'Annibal en Gaule soit le premier de nos Recherches historiques. Le volume de Jules César en Gaule, déjà publié, sera le second. Un troisième (actuellement sous presse) contiendra la suite jusqu'à l'arrivée des armées à Alesia (aujourd'hui Izernore, dans le département de l’Ain). Un quatrième volume sera consacré au blocus d'Alesia, et le cinquième aux deux dernières années de la guerre et à ses conséquences. C'est le résultat de seize années d'études suivies ; et malgré toute l'extension que la matière a prise sous le travail, l'ouvrage est complètement terminé en manuscrit. Il se continue ainsi, depuis les premiers temps de notre histoire nationale pour lesquels nous ayons des documents positifs, jusqu'à la fin des guerres de nos ancêtres contre les Romains, et jusqu'à l'avènement à Rome du gouvernement personnel des Césars : lequel fut, selon nous, une conséquence immédiate des dernières guerres dirigées contre les Gaulois transalpins, sous le commandement de Jules César.

Un mot encore, au sujet de nos cartes[1], qui méritent une attention particulière. C'est la première fois, croyons-nous, qu'on voit paraître dans un ouvrage de cette nature des extraits photographiés de cartes authentiques des lieux. Il y en a trois de cette sorte, parmi les cinq cartes intercalées dans ce volume. Ce sont trois extraits héliographiques des cartes des Alpes dressées par les états-majors de France ou de Piémont. Ces extraits identiques de documents précis et irrécusables sont dus au talent d'un artiste héliographe bien connu, M. Amand-Durand, à qui nous devons ici un témoignage de reconnaissance, pour les soins et le zèle qu'il y a apportés. On en sentira l'utilité quand on verra, dans la carte de l'itinéraire d'Annibal par d'Anville, que cet illustre géographe (sans doute induit en erreur par Tite-Live, qui fait passer Annibal chez les Vocontii) a inscrit le nom de ce peuple au bord du Rhône, à une place où, d'après le géographe Strabon, contemporain de Tite-Live et que nous citerons, il est bien certain qu'Annibal passe, là même, sur le territoire des Cavares.

 

 

 



[1] Non disponibles [FDF].