LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

LIVRE QUATRIÈME

 

LES EXCÈS DES GENS DE COMMUNE

 

 

Actes agressifs des communes. — Les démêlés relatifs à l'impôt. — Les conflits de juridiction. — Émeutes de Beauvais, de Noyon, de Laon, de Tournai. — Les amendes honorables. — Excès irréligieux commis par les gens de la commune. — L'abbaye de Saint-Valeri bloquée par les bourgeois. — La procession sacrilège de Saint-Riquier. — Conclusion.

 

A l'esprit d'hostilité systématique qui anima le clergé dans ses démêlés avec les bourgeois, correspondent les sentiments tout aussi malveillants qui inspiraient l'autre partie belligérante. On va voir que l'animosité des clercs n'était pas sans quelque fondement.

La commune une fois constituée et organisée, il était dans la nature des choses que la puissance populaire ne respectât pas toujours les limites que lui avaient assignées, au début, la volonté du seigneur et les stipulations mêmes de la charte communale. L'homme est enclin à exercer ses droits avec exagération ; il y songe d'ordinaire plus qu'à ses devoirs. En outre, la liberté est chose contagieuse : on peut malaisément lui faire sa part. Comment obtenir de ces populations du moyen âge, déprimées et aigries par une servitude plusieurs fois séculaire, qu'elles fussent assez raisonnables pour ne point abuser de leur première victoire, pour se contenter de demi-concessions, pour ne pas chercher à briser les entraves maintenues par le contrat de commune ? Pouvaient-elles facilement pratiquer cette sagesse égoïste de garder pour elles l'indépendance conquise et n'être point tentées d'en faire bénéficier le voisin ?

Les gens de commune, une fois leur droit établi, essayèrent de restreindre celui de leurs adversaires et d'agrandir constamment la brèche qu'ils avaient réussi à pratiquer dans la forteresse seigneuriale. Leurs empiétements et la propagande à laquelle ils ne cessèrent de se livrer, leur aliénèrent pour toujours ceux-là même qui, au début, avaient prêté leur concours à l'établissement des institutions libres.

Les communiers du Mans paraissent avoir abusé, dés l'origine, du pouvoir nouveau qu'ils avaient conquis par l'insurrection. Les chroniqueurs les accusent de condamner leurs ennemis sans jugement ; de se montrer cruels dans leurs exécutions ; de pousser la turbulence jusqu'à faire la guerre en tout temps, même en carême[1]. A peine la commune de Saint-Riquier eut-elle été fondée, par l'intermédiaire du roi de France et avec le consentement, plus ou moins volontaire, de l'abbé de Saint-Riquier, que les usurpations commencèrent. Les bourgeois voulaient soumettre les sujets de l'abbaye aux impôts et aux corvées de la commune ; ils empêchaient l'abbé de lever sur les membres du corps communal certaines contributions qui étaient de règle ; ils attiraient dans leur association les paysans des environs ; ils se croyaient autorisés à tenir leurs réunions dans l'église et à disposer des cloches sans l'autorisation de l'abbé. Celui-ci réclama vivement l'aide du roi, de France, qui fut obligé d'intervenir et de rappeler les gens de Saint-Riquier à la stricte obligation du pacte communal[2]. A Soissons, les bourgeois, non contents de diminuer le pouvoir épiscopal par leur propagande, s'approprièrent le promenoir et le palais du prélat pour y tenir leurs réunions et y enfermer leurs prisonniers.

Il est vrai qu'on ne connaît ces faits que par les plaintes mêmes du clergé qui en était victime, par les actes d'accusation dressés contre les communes, par les récits naturellement passionnés des chroniqueurs monastiques. Nous ignorons ce que les bourgeois ont pu répondre aux réquisitoires des clercs. Mais bien que, de la part de ceux-ci, l'exagération soit probable, tout porte à croire cependant que les griefs des seigneurs d'Église n'étaient pas imaginaires. Si les choses se passaient ainsi wu commencement du XIIe siècle, alors que la puissance populaire était encore mal affermie, on devine que les empiétements et la propagande n’ont pas dû cesser, dans la période postérieure, quand les cités libres se furent assises et définitivement organisées. Les propriétés et les droits de la bourgeoisie ne s'accrurent pas toujours par les moyens légaux.

La plupart des démêlés qui mirent aux prises les magistratures communales avec les évêques, les chapitres ou les abbayes, eurent partout la même origine. Ils étaient relatifs à la justice et à l'impôt.

Les bourgeois tendaient visiblement à soumettre à la taille communale les privilégiés et surtout les gens d'Église qui habitaient la ville. Ils voulaient les obliger à supporter leur part des dépenses d'intérêt commun. En ce point, la raison et la logique étaient pour eux ; mais si l'on se place au moyen âge et qu'on tienne compte de l'opinion du temps, qui admettait et consacrait le privilège clérical, il faut reconnaître qu'ils allaient au delà de leur droit. Dans la pratique, ils n'ont 'guère réussi qu'à atteindre financièrement les faux clercs ou les clercs marchands, ainsi que les officiers et la domesticité des véritables ecclésiastiques. Le privilège de clergie fut cause qu'en 1209 les habitants de Metz se portèrent à des voies de fait sur plusieurs dignitaires ecclésiastiques et que l'interdit frappa la cité entière. Vers la même époque, les bourgeois de Verdun ayant contraint le clergé à payer l'impôt, leur évêque les quitta, rassembla des troupes, et, après avoir assiégé la ville, y rétablit violemment son autorité.

Les conflits de juridiction sont ceux qui ont engendré, entre clercs et bourgeois, les haines les plus persévérantes et les plus graves discordes. La commune ne respectait pas, autant qu'elle l'aurait dû, les nombreuses justices privées qui formaient comme autant d'enclaves gênantes dans son propre ressort. Comment supporter que les territoires des chapitres et des abbayes constituassent, dans chaque cité, de véritables lieux d'asile où les ennemis des institutions communales et les malfaiteurs de toute espèce trouvaient un refuge assuré ? D'autre part, les vassaux, les sujets, les sergents, les domestiques des clercs prétendaient ne relever, connue leurs maîtres, que de la juridiction ecclésiastique. Ces exigences conduisirent les magistrats des communes à violer plu d'une fois les limites des territoires d'Église pour mettre la main sur un coupable. Peu soucieux des réclamations des clercs, ils n'hésitaient pas à juger, à condamner et même â exécuter sur-le-champ celui qu'ils avaient saisi dans ces conditions.

En 1222, à Noyon, un serviteur du chapitre de Notre-Dame est arrêté par les magistrats municipaux dans le cimetière même de Notre-Dame et jeté dans les prisons de la ville. Le chapitre essaye vainement de se faire remettre le prisonnier, lance l'interdit sur la ville et excommunie personnellement le maire et les jurés. Les bourgeois se rassemblent tumultueusement aux cris de Commune ! Commune ! et envahissent de force les bâtiments claustraux. Les portes de la cathédrale furent forcées pendant la célébration des offices, et le peuple, pénétrant en masse dans l'église, maltraita tous ceux qu'il y rencontra, entre autres l'official, dont la robe fut déchirée. Bientôt les violences ne firent qu'augmenter : on brisa les portes de la cathédrale, et le doyen du chapitre fut grièvement frappé. Pendant la nuit, les bourgeois, de plus en plus furieux, scièrent les portes de sa maison ; des pierres furent même jetées contre l'église. Un chanoine, nommé André, fut aussi l'objet de mauvais traitements. Il n'est pas jusqu'aux gardiens de l'église qui ne furent provoqués et accablés de menaces. Les chanoines ne pouvaient plus circuler dans la ville sans être hués et insultés par le peuple, qui les poursuivait dans les rues[3]. Pour apaiser l'émeute, il fallut que Philippe Auguste vînt à Noyon.

Une affaire toute semblable passionna les esprits dans la commune de Beauvais, en 1257. Un sujet du chapitre de Saint-Pierre ayant frappé un homme de la commune, le maire et les pairs de la ville exigèrent que le coupable fût livré à la justice municipale. Le chapitre s'y refusa. La municipalité, plus pacifique qu'a. Noyon, porta le démêlé devant la cour du roi, qui donna raison aux chanoines[4].

A Tournai, en 1227, le droit d'asile avait été plus particulièrement mis en cause. Un meurtrier, nommé Jacques le Clerc, s'était réfugié dans le cloître de Notre-Dame. Les prévôts et les jurés demandèrent qu'il leur fût livré. Sur le refus des chanoines, qui alléguèrent l'inviolabilité de l'enceinte claustrale, la municipalité le fit enlever de force, condamner à mort et exécuter. L'évêque de Tournai, pris comme arbitre du conflit, se prononça pour le droit du chapitre. Il soutint que lorsqu'un criminel se réfugiait dans un lieu consacré, tout ce que pouvait faire la commune, c'était d'en garder les alentours, jusqu'au moment où arriverait le délégué du clergé qui était chargé d'arrêter le coupable et de le livrer à la justice ecclésiastique[5].

En 1294, à Laon, deux nobles menacés par la justice municipale pour avoir frappé un bourgeois sont poursuivis par le peuple, et se sauvent à grand'peine jusque dans la cathédrale, où ils demandent asile au chapitre. Un chanoine, parent de l'un d'eux, les fit monter dans l'une des tours, où il les enferma en attendant la nuit, dans l'espérance qu'on pourrait alors les faire évader. Cependant la multitude avait envahi l'église et délibérait sur les moyens à employer pour les faire sortir, leur promettant qu'il ne leur serait fait aucun mal : sur leur refus, des gardes furent placés près des portes de leur asile, afin d'empêcher une évasion nocturne, et l'on attendit le jour. Le lendemain, sur les neuf heures du matin, le tocsin sonne, les portes de la ville sont fermées et tous les habitants s'assemblent en armes. Bientôt la foule entre en tumulte dans la cathédrale, sans être arrêtée par le service religieux qu'on y célébrait en ce moment : elle brise les portes de la tour, se saisit des deux nobles, les arrache violemment de leur asile avec le chanoine qui les avait recueillis, aux cris redoublés de Commune ! Commune ! On les traîne ensuite, par les pieds et par les cheveux, dans les rues et sur les places, jusqu'à la maison du bourgeois qui avait été victime de leur brutalité. Arrivée là la foule exaspérée les frappe à coups de poing, de bâton, de hache et de pic, malgré l'intervention du doyen de l'archidiacre et du bailli du roi ; enfin on les jette dans la prison municipale, où l'un d'eux ne tarda pas à succomber des suites de ses blessures[6].

Émeutes ou procès, tel était le résultat ordinaire de ces conflits de juridiction, qui, à peine apaisés, renaissaient sans cesse plus aigus. Dans la violence de la lutte, le peuple ne se livrait pas seulement à des voies de fait sur la personne des clercs : il employait, pour se venger ou pour contraindre ses adversaires à capituler, des procédés d'une nature singulière. Organisant autour d'eux une sorte de grève alimentaire, il les affamait. Tous les habitants de la ville, ou du moins tous les membres de la commune, s'engageaient à ne rien vendre, à quelque prix que ce fût, aux clercs et à leurs sergents. Ainsi agirent les bourgeois de Beauvais, en 1179, et ceux de Reims, en 1235. Vers la même époque, le maire et les échevins d'Arras, en lutte avec leur évêque et leurs chanoines, les prirent également par la famine. Les bourgeois, du reste, n'avaient pas inventé ce moyen ingénieux. Un évêque de Beauvais mit sa propre cité en état de blocus et interdit aux localités voisines d'apporter des vivres aux bourgeois de la commune, avec lesquels il se trouvait en guerre déclarée. L'abbé de Vézelay fit de même pour venir à bout de ses vilains. Clercs et bourgeois n'avaient rien à se reprocher.

La question vitale du maintien ou du retrait de la commune donna lieu à des troubles autrement graves. On sait que le refus du clergé d'autoriser l'établissement du régime communal eut pour conséquence, sur certains points, l'assassinat de l'évêque ou de l'abbé, c'est-à-dire, dans l'opinion des contemporains, le plus monstrueux des attentats. Il suffit, de rappeler le massacre de l'évêque de Laon, en 1112, et celui de l'abbé de Saint-Pierre le Vif, en 1149. Peu s'en fallut qu'en 1305 les bourgeois de Châteauneuf-de-Tours, à qui le chapitre de Saint-Martin de Tours refusait la commune, n'en vinssent à de pareilles extrémités. Ils assaillirent le cloître où se réfugièrent le doyen, les chanoines, les clercs et tous les familiers du chapitre. L'une des portes fut incendiée, les autres forcées ; les insurgés lé parcoururent, blessèrent à mort un clerc, tuèrent un chanoine et un écuyer ; poursuivirent un vicaire l'épée nue, forcèrent les prisons du chapitre. Ils assaillirent à coups de pierres leurs adversaires qui fuyaient dans l'église et dans la salle capitulaire, où ils les tinrent bloqués pendant plusieurs jours , empêchant quiconque de leur faire passer des vivres ou de leur rendre tout autre service, dans l'espoir de les réduire par la famine[7].

La répression sanglante qui suivait de près ces crimes politiques, au lieu de calmer les passions populaires, ne servait qu'à les exciter. Les haines et les rancunes restaient perpétuellement avivées. Mme pour des faits d'une gravité moindre, la pénitence et les amendes imposées aux communes par les tribunaux ecclésiastiques, par la cour du roi, ou par une juridiction d'arbitrage, étaient souvent hors de proportion avec la faute commise. Les bourgeois subissaient la peine, mais gardaient au fond du cœur le souvenir de l'humiliation. Ils n'attendaient que l'occasion de se venger par une nouvelle émeute et un redoublement de violences.

En 1216, les gens de la commune de Nieuport, près de Dunkerque, étaient en conflit avec les chanoines de Sainte-Walburge, de Furnes, au sujet de la dîme sur les poissons. Les délégués du chapitre s'étant présentés pour la recevoir, la populace se jeta sur eux, tua deux prêtres et blessa grièvement un clerc. Excommuniée par l'autorité ecclésiastique, elle finit par rentrer en grâce auprès de l'Église, mais à quel prix ? Les plus coupables, au nombre de vingt-cinq, échevins ou simples habitants, devaient, dans l'année, faire le voyage d'outre-mer et ne revenir qu'au bout d'un an, après avoir assisté, à leurs frais, à des processions en vingt-six églises différentes, sans autres vêlements que leurs caleçons, les pieds nus, et portant des verges avec lesquelles on leur donnait la discipline. Cent autres personnes, parmi les notables, étaient tenues d'assister également à ces processions. La commune dut bâtir trois chapelles, donner 50 livres à un couvent de religieuses, indemniser les parents des prêtres tués, comme s'ils eussent appartenu à la noblesse, indemniser aussi le prêtre blessé, construire, au profit du comte de Flandre, une forteresse du prix de 1000 livres pour empêcher de nouveaux troubles ; donner enfin au comte de Flandre 40 livres tous les ans, le jour commémoratif de l'assassinat[8].

La sentence rendue en 1227 contre les gens de Tournai, par leur évêque, décrétait les peines suivantes : Tous les bourgeois, pieds nus, les prévôts et les jurés en chemise et les autres magistrats de la commune en vêtement de laine, étaient condamnés à se rendre à la tombe de celui qu'ils avaient fait mettre à mort. Là les prévôts et les jurés devaient déterrer le corps de leurs propres mains et le porter jusqu'à l'endroit fixé pour la sépulture définitive. A cet endroit on proclamerait à haute voix que la commune n'avait aucune juridiction sur le clergé. Les magistrats étaient tenus ensuite d'abattre la potence municipale et d'en porter les débris jusqu'au marché, où on les brûlerait. Puis, prévôts, jurés et chefs des corporations d'arts et métiers devaient se rendre en pèlerinage à Cambrai, Lille, Bruges et Gand, si l'évêque le jugeait convenable. En outre la commune était condamnée à donner 300 livres pour bâtir une maison et une chapelle destinées aux prêtres en retraite.

Une pareille sentence comportait des formalités trop humiliantes pour que la commune de Tournai pût s'y soumettre. Elle les racheta moyennant une forte somme payée à l'évêque. Mais il n'a pas tenu aux clercs que ces stipulations exorbitantes ne fussent exécutées. On sait, par l'histoire de la commune de Laon, au XIIIe siècle, que des pénitences presque aussi onéreuses furent réellement acceptées et accomplies par les bourgeois. Ce n'étaient pas toujours les tribunaux ecclésiastiques qui faisaient expier aux communes les excès commis sur le clergé. La cour du roi se montrait aussi rigoureuse dans ses arrêts.

L'Église avait le droit de se défendre, mais elle en usa trop souvent d'une manière impolitique : au lieu de se ramener les esprits, elle acheva de se les aliéner. La lutte engagée avec le clergé prit, en plus d'une circonstance, un caractère non seulement anticlérical, mais antireligieux. Le peuple, excité, exaspéré, ne se contentait pas toujours de violer les territoires ecclésiastiques, de blesser ou tuer les prêtres et les moines qui lui résistaient. Il alla — chose plus inquiétante — jusqu'à tourner en ridicule ce qui était, en temps normal, l'objet de sa vénération ou de sa terreur superstitieuse. Ses fureurs ne s'arrêtèrent pas devant le sacrilège. Il se passa même, en plein XIIe siècle, des faits qui étonnent ceux qui connaissent le moyen âge, les idées, les croyances et les préjugés de ce temps.

L'histoire de la commune de Vézelay offre, à cet égard, des particularités déjà dignes de remarque. On y voit les bourgeois, frappés de l'anathème ecclésiastique, se familiariser avec l'excommunication. L'un d'entre eux étant mort pendant la guerre sans merci que se faisaient la commune et l'abbé de Vézelay, ses concitoyens l'enterrèrent sans l'assistance d'aucun prêtre, et suivirent le corps jusqu'au cimetière, portant eux-mêmes la croix et chantant l'office des trépassés. Dans l'émeute qui eut lieu à Beauvais, en 1305, les communiers, après avoir pillé le palais de l'évêque, pénétrèrent dans les chapelles, y brisèrent les portes, serrures, fenêtres et vitraux, emportèrent les calices, les livres, les ornements bénits, et s'amusèrent à souiller le lieu saint[9]. A Cambrai, la populace en était arrivée à poursuivre de ses huées les prêtres, moines et frères convers, toutes les fois qu'elle en rencontrait[10].

Dans cet ordre de faits, les épisodes les plus caractéristiques se passèrent à Corbie, à Saint-Valeri-sur-Somme et à Saint-Riquier.

En 1238, la lutte entre les Corbéiens et leur abbé arrivait à l'état aigu. Le maire et les jurés maltraitèrent et jetèrent en prison des sergents de l'abbaye. Puis, à la tête d'une partie de la commune, ils entrèrent de force dans le monastère, pénétrèrent jusqu'aux appariements de l'abbé et ne craignirent pas de se porter à des voies de fait sur sa personne. .Un bourgeois étant mort intestat et excommunié, ses biens avaient été placés sous le séquestre et confiés à la garde de plusieurs religieux. Ces religieux furent frappés et expulsés par les émeutiers. C'est en vain que l'abbé, pour se défendre, jeta l'interdit sur la ville. Les bourgeois refusèrent de s'y soumettre, s'emparèrent du cimetière abbatial, et, peu soucieux des prohibitions canoniques, y enterrèrent ceux d'entre eux qui mouraient en état d'excommunication[11].

A Saint-Valeri, l'état de guerre entre la municipalité et l'abbaye était permanent. Le maire et les jurés avaient été, deux fois déjà excommuniés par l'abbé, en raison des voies de fait dont ils s'étaient rendus coupables à l'égard des moines et des personnes placées sous la sauvegarde de l'abbaye. Au lieu de donner satisfaction à l'autorité ecclésiastique, les magistrats municipaux en vinrent à la révolte ouverte. Ils jetèrent en prison les sergents de l'abbaye et soumirent celte abbaye elle-même à un blocus rigoureux. Les moines, afin de faire lever ce blocus, sortirent processionnellement, avec l'eucharistie et le saint chrême, pour se rendre à l'église Saint-Martin, où ils pensaient être plus en sûreté. Sans se laisser intimider par cet appareil religieux, les magistrats tirent sonner la cloche communale, se jetèrent sur la procession, l'attaquèrent à coups d'épée et de bâton et obligèrent les moines â se réfugier dans le presbytère de l'église Saint-Martin. Ils en barricadèrent extérieurement les portes et les fenêtres, et tinrent les moines prisonniers durant trois jours, sans leur donner à manger ni à boire. Pendant ce temps, ils organisaient, autour de l'église, une procession dérisoire, déguisés en dignitaires du clergé, vociférant et aspergeant, comme avec de l'eau bénite, tout ce qui se trouvait sur leur passage. Non contents de ce sacrilège, ils brûlèrent les portés de l'église et jetèrent dans le feu l'image de la Vierge et celle de saint Jean-Baptiste. Peu de temps après, un enfant de la commune étant mort, deux jurés excommuniés, après avoir pris ironiquement le titre de prieur et de prévôt, s'affublèrent d'étoles de paille et donnèrent la sépulture au corps, en parodiant les cérémonies de l'Église[12].

Des manifestations encore plus singulières se produisirent, trente ans plus tard, dans la commune de Saint-Riquier : Chaque année, pendant la fête dite du Lendit, les moines de l'abbaye parcouraient processionnellement la ville, avec les reliques de leur fondateur et celles de saint Vigor. Le jour de l'ouverture du Lendit de l'année 12641 des bourgeois de Saint-Riquier prirent un chat et le mirent, après l'avoir tué, dans une châsse semblable à celle qui renfermait le corps de saint Riquier. Un os de cheval, qui devait figurer l'os du bras de saint Vigor, fut, nais dans un autre reliquaire et les profanateurs, vêtus de pelisses fourrées et munis d'eau soi-disant, bénite, portèrent ces deux objets en forme de procession. Arrivés sur un point de la ville qui n'est pas désigné, ils déposèrent leurs chasses, et deux individus, qui avaient reçu des instructions pour le rôle qu'ils allaient jouer, vinrent les joindre et firent semblant de se battre avec acharnement. Leurs complices crièrent alors, au milieu de la foule qui les entourait : Saint Riquier le vieux, tu ne passeras pas outre, si tu ne mets l'accord et rétablis l'union entre ces deux hommes ennemis l'un de l'autre. A peine ces mots étaient-ils prononcés que les deux adversaires, cessant de se battre, tombèrent dans les bras l'un de l'autre et se donnèrent le baiser de paix. Alors les auteurs de cette mascarade s'écrièrent que ce miracle avait été fait par la seule vertu de la châsse de saint Riquier.

Ce n'est pas tout ; on édifia un oratoire et une chapelle avec un autel paré de draps d'or et de courtines et l'on y déposa les deux châsses contenant le chat mort et l'os de cheval, comme reliques authentiques de saint Riquier et de saint Vigor. Les pèlerins et les voyageurs, ignorant le sacrilège, s'arrêtaient pour prier. L'oratoire, paré de grands luminaires, dit le texte, subsista deux jours et deux nuits, qui se passèrent en danses déshonnêtes. Le maire et les échevins y assistaient, donnant à ce conseil aide et faveur, au détriment de toute l'Église universelle.

Comment se terminèrent ces scènes étranges ? Il parait que la papauté ordonna une enquête et lança contre le maire et les échevins de Saint-Riquier une sentence d'excommunication si, dans le plus bref délai, ils ne témoignaient point de leur repentir. La guerre entre l'abbaye et la commune n'en continua peut-être qu'avec plus de vivacité. Au commencement du XIVe siècle, les bourgeois ne se contentèrent pas de parodier les choses saintes ; leur hostilité prit une tournure plus grave pour l'abbaye.

En 1330, ils avaient battu grièvement un neveu de l'abbé qu'ils avaient rencontré masqué, se rendant à une réunion joyeuse. Le jeune homme courut se réfugier dans le monastère, avec les personnes qui l'accompagnaient et qui, selon toute apparence, appartenaient aussi au couvent. Les bourgeois qui les poursuivaient blessèrent un religieux et plusieurs autres habitants du monastère qui, pour éviter de plus grands malheurs, fermèrent la porte, mais non sans difficulté ; car la foule s'y pressait et menaçait de les lapider. Alors on entendit les cris : Aux cloches ! aux cloches ! proférés par les gens de la commune. Peu d'instants après, le maire et les communiers accoururent en foule, armés de doloires, de haches, d'arbalètes, d'arcs et de flèches : Détruisons ce monastère, criaient-ils, tuons ces ribauds de moines, brûlons leurs privilèges. Et l'attaque commença. Tandis que les uns mettaient le feu à une grande quantité de paille qu'ils avaient déposée contre la porte, d'autres lançaient des pierres et des traits ou perçaient un mur pour pénétrer dans l'intérieur. Malgré la résistance des officiers du roi, qui essayèrent d'arrêter les assaillants, quatre ou cinq cents d'entre eux réussirent à pénétrer dans l'abbaye, qui fut naturellement mise au pillage. L'abbé de Saint-Riquier, alors en voyage, arriva pendant que ces événements se passaient. Les gens de la commune saisirent la voiture qui contenait ses bagages et jetèrent sacs et coffres sur la grande route.

Ici encore nous savons à peine comment se termina l'incident. Le parlement de Paris, saisi de l'affaire, condamna la commune à payer à l'abbaye une indemnité équivalant à près de 150.000 francs de notre monnaie, et au roi une amende de plus de 250.000 francs[13].

Les excès irréligieux auxquels se portait la populace urbaine pouvaient, à juste titre, inquiéter l'Église. Ce n'est pas sans raison que Jacques de Vitry a jeté aux communes l'accusation, très grave au moyen âge, de favoriser et même d'engendrer l'hérésie. Les parodies sacrilèges des gens de Saint-Valeri et de Saint-Riquier indiquent clairement une disposition d'esprit qui était le résultat de la guerre permanente engagée partout entre le clergé et les bourgeois. A partir de la seconde moitié du XIIe siècle, les hérésies se multiplient, en effet, dans la région communale par excellence, celle de l'Artois, de la Flandre, de la Picardie et du Soissonnais. Les violences exercées par le clergé ou contre le clergé, et, d'autre part, l'abus de l'excommunication, ont porté leur fruit naturel. La croyance s'altère, le scepticisme se glisse dans les âmes, le respect pour los choses saintes diminue. Le mouvement communal aura donc, par ce côté, contribué à la décadence de l'esprit religieux, qui se manifeste déjà au XIIIe siècle, et, par suite, à celle du régime social du moyen âge, dont la foi était le principal fondement.

Dans ces innombrables conflits des communes avec l'Église, il est bien difficile à l'historien de faire la part des responsabilités, de dire jusqu'à quel point le clerc était autorisé û défendre ses droits traditionnels, et le bourgeois à étendre les libertés conquises. Les contemporains eux-mêmes auraient été embarrassés de se prononcer en parfaite connaissance de cause. Or il s'en faut que nous ayons entre les mains toutes les pièces du procès. On ne connaît ces conflits que par les réquisitoires des clercs, les bulles des papes ou les arrêts des agents de la royauté, témoignages émanant de personnes peu favorables à la cause populaire. Bornons-nous donc à constater que l'Église a souvent agi avec intolérance et passion ; que son joug a été pesant, sa sévérité excessive et impolitique ; mais que, d'autre part, les gens de commune se sont montrés singulièrement agressifs, impatients, d'humeur difficile, toujours prêts à méconnaître le droit d'autrui et à briser les résistances qui faisaient obstacle à leur ambition.

 

 

 



[1] Actus pontif. Cenomann., dans les Hist. de Fr., t. XII, p. 540 ; [éd. Basson et Ledru, p. 578].

[2] Aug. Thierry, Mon. inéd., VI, p. 578-579.

[3] Lefranc, Histoire de Noyon, 38.

[4] Guizot, Hist. de la civilisation en France, IV, 397.

[5] Wauters, les Libertés communales, 604-605.

[6] Melleville, Histoire de Laon, II, 219.

[7] Giry, Etablissements de Rouen, I, 206.

[8] Wauters, les Libertés communales, 571.

[9] [Labande, Histoire de Beauvais, p. 80-81].

[10] Wauters, les Libertés communales, p. 599. [Cf. Dubrulle, Cambrai à la fin du moyen âge (1904), passim.]

[11] Aug. Thierry, Mon. inéd., t. III, p. 442.

[12] Aug. Thierry, Mon. inéd., IV, 706.

[13] Aug. Thierry, Mon. inéd., IV, 596.