Idée qu’elles donnent
de celle de Manéthon, d’où elles sont extraites. — Des sources où Manéthon
avait puisé, et de quelle nature devait être son Histoire d’Égypte.
M. Champollion parle souvent de l’Histoire d’Égypte de Manéthon, et
quelquefois, comme si ce qui nous en reste formait encore une véritable
histoire, où la suite des faits appuierait assez la chronologie pour
conserver à celle-ci un caractère imposant. Cette manière de voir ou de
s’exprimer demande une explication il y a ici équivoque ou malentendu ; il
faut les lever. Les Anciens, en effet, font mention d’une Histoire
d’Égypte composée par Manéthon, mais qui n’est pas parvenue jusqu’à nous, et
qu’ils ne font pas même assez connaître, pour que nous puissions nous en
former une idée juste. Jules Africain, et Eusèbe aussi, si l’on veut, en
avaient extrait la succession des dynasties, les noms des rois de chacune,
l’ordre et la durée de leurs règnes : ce n’était plus là qu’une nomenclature
chronologique ; et quelques traits isolés, clairsemés dans une longue suite
de siècles, quand ils ne seraient pas la plupart fabuleux ou insignifiants,
n’en feraient point une Histoire. Il n’y a donc rien dans ce qui nous reste de
l’ouvrage de Manéthon qui puisse servir de preuve à sa prodigieuse
chronologie. Dans les divisions réelles ou factices qui la partagent sous le
nom impropre de dynasties, point de ces évènements remarquables, qui,
dépendant les uns des autres et se soutenant mutuellement, donneraient la
mesure du temps que leur développement avait exigé, et vérifieraient ainsi la
durée que l’Histoire assigne, soit à chaque règne, soit à la dynastie
entière. Dans le passage d’une dynastie à l’autre, point de signes du changement
survenu dans l’ordre de la succession au trône ; rien qui apprenne comment ou
pourquoi la dynastie précédente a fini, comment s’est établie la dynastie
suivante ; rien par conséquent qui constate si l’une a remplacé l’autre, si
chacune est à sa place, si toutes forment une série liée par les faits et
véritablement continue. Il faut croire sur la seule parole de Manéthon, comme
il faudrait admettre sur la foi seule de Ctésias cette longue et stérile
liste de rois Assyriens, qui ne lui a coûté que des noms et des chiffres pour
nous reporter à la tour de Babel. 1° Le nom de dynastie s’emploie dans l’Histoire
pour marquer une suite de princes de la même race et qui ont régné dans le
même pays : telle est la signification usitée, et c’est ainsi probablement
que Manéthon l’entendait. Mais il n’est pas possible d’en vérifier
l’application dans sa liste dénuée de faits ; il est même visible en
plusieurs endroits, que la même famille passe d’une première dynastie à une
seconde, à une troisième même. Les monuments de Thèbes en ont fourni une preuve
irrécusable, et qu’on ne pouvait découvrir dans Manéthon, qui ne donne
presque jamais les noms vrais, les noms royaux des Pharaons : ils nous
montrent la race de Ramessès commençant vers le milieu de la XVIIIe dynastie,
et se prolongeant fort avant dans la XIXe. Il faudrait donc aujourd’hui, si
l’on veut maintenir le plan de Manéthon, changer les idées et la
signification des termes : on n’a pas hésité. Les chefs de dynastie ne sont
plus les rois qui ont les premiers mis le trône dans leur famille, mais des
rois plus illustres que leurs ancêtres, et qui ont mérité par-là d’être
placés à la tête d’une dynastie nouvelle. C’est ainsi que l’on se fait des
principes, selon le besoin du système dont on est préoccupé ; que l’on
établit une règle générale sur un ou deux exemples particuliers, qui
pourraient encore être légitimement contestés. Pour tout homme qui les
examinera sans prévention, les dynasties Égyptiennes ne présenteront que des
divisions arbitraires, faites dans le seul but de couper les temps, sans
égard à la suite des diverses races régnantes, aux événements qui ont amené
leur élévation ou leur chute, à la durée de chacune d’elles, à la filiation
des rois, aux noms mêmes que ces rois avaient portés, et qui auraient pu la
faire reconnaître ; parce qu’en effet les Écrivains qui entreprenaient de
remplir, avec quelques souvenirs vagues, quelques matériaux altérés et
confus, les milliers de siècles qu’ils se figuraient devant eux, ne savaient
rien de tout cela. 2° On dira peut-être que si nous avions l’ouvrage
entier du prêtre de Sébennytus, on y verrait tout ce que nous demandons :
l’histoire marchant parallèlement avec la chronologie, et justifiant chaque
époque par les faits propres qui s’y rapportaient. Mais d’abord ne serait-ce pas raisonner sur ce que
nous ne connaissons pas, et lui attribuer des avantages qui pouvaient lui
manquer, pour donner à ce qui nous est connu ceux qui certainement lui
manquent ? Puisque l’Histoire de Manéthon est perdue pour nous, il faut bien
nous contenter des débris qui nous restent ; et s’ils ne suffisent pas pour
garantir l’authenticité de sa chronologie, il faut renoncer franchement à
l’établir jamais par ce moyen. Faisons mieux, et cherchons dans ces débris mêmes
ce qu’était au fond, ce que pouvait être, cette Histoire d’Égypte qu’on vante
sans la connaître ; ils n’en donneront pas une idée aussi avantageuse. Les
anciens Auteurs à qui nous les devons, et qui avaient l’histoire entière sous
les yeux, n’ont pas affecté sans doute de choisir les traits les moins
saillants ; et il est vraisemblable au contraire, puisqu’ils en ont conservé si peu, qu’ils se
sont attachés aux plus remarquables, à ceux qu’ils ont regardés comme les
plus propres à intéresser le lecteur, ou à caractériser le peuple Égyptien,
le gouvernement de ses rois, l’esprit enfin de son histoire. Que voit-on
cependant dans Jules Africain, dans Eusèbe et dans les autres ? Nous l’avons
déjà observé : des fables, des minuties, des choses extraordinaires, et en
cela encore puériles, rien, ou presque rien, de ce qu’on s’attend à trouver
dans une histoire vraie d’une grande nation. Nous croyons utile d’en
présenter ici le tableau. Le Fondateur de la monarchie Égyptienne fournit le
premier trait de ses annales, et ce n’est pas un des moins singuliers : Menès
est déchiré ou pollué par un hippopotame. Athoth, son fils, bâtit un palais à
Memphis ; il était médecin, et on lui attribue un livre d’anatomie. Grande
famine sous Venephrès, qui construisit des pyramides aux environs de
Cochomen. Grande peste sous Semempsis, septième descendant de Menés. Sous Bochus, premier roi de la IIe dynastie, il y
eut un prodige, ou une ouverture de la terre, près de Bubaste. Sous Choüs
commença le culte d’Apis, de Mnévis et du bouc de Mendès. Sous Biophis, il
fut décidé que les femmes pourraient régner. Sous Nephercherès, le Nil roula
pendant onze jours des eaux mêlées de miel. Sesochris était d’une grande taille, il avait cinq
coudées de haut et trois de large. Ces deux dynasties sont celles qui
contiennent le plus de faits : on voit de quelle nature et de quel intérêt. Du temps de Néchérophès, premier roi de la IIIe
dynastie, les Libyens s’étant révoltés, la lune parut plus grosse qu’à
l’ordinaire ; ce qui les effraya tellement, qu’ils se soumirent d’eux-mêmes.
Thosorthrus se rendit habile dans l’art de guérir ; il trouva celui de bâtir
en pierres de taille, et s’appliqua à bien former les caractères de lettres. Dans la IVe, Suphis fait construire la plus grande
des pyramides ; il contemple les dieux, et compose un livre sacré. Dans la
Vie, Othoès est tué par ses gardes ; Phiops n’a que six ans lorsqu’il
commence à régner, et vit cent ans ; Nitocris, le plus noble et la plus belle
des femmes de son temps, remarquable par sa couleur rouge, fait élever la troisième
pyramide. Dans la IXe, Acthoès, plus cruel qu’aucun de ses prédécesseurs et
devenu furieux, est dévoré par un crocodile. Dans la XIe, Amménémès est mis à
mort par ses propres eunuques. Dans la XIIe, le grand Sésostris, il est vrai,
que les Égyptiens mettent au premier rang après Osiris, et dont les exploits
sont rappelés ici avec un soin particulier : de plus, Lacharès, son
successeur, qui bâtit dans l’Arsénoïte un labyrinthe pour lui servir de
tombeau. La dynastie des rois Pasteurs, qui est la XVe dans
Jules Africain, n’est pas plus riche en faits que les précédentes ; mais nous
avons ailleurs cet épisode de l’histoire d’Égypte, le plus important morceau
qui nous soit resté de Manéthon, et auquel nous donnerons toute l’attention
qu’il mérite, lorsque le moment d’en parler sera venu. Les deux dynasties
Thébaines, la XVIIe et la XIXe, embrassent les plus beaux siècles de la
monarchie ; et cependant, ce qui étonne, elles ne rappellent pas un seul des
évènements qui durent signaler ces règnes, dont tant de monuments attestent
la splendeur. Les suivantes, qui se rapprochent des temps connus, ne doivent
pas nous occuper ici ; elles deviendront le sujet d’observations d’un autre
genre. Voilà donc ce que nous savons de l’Histoire des
quatorze premières dynasties de Manéthon. Nous le demandons : quelle idée
donnent de cette partie de son ouvrage, et même de l’ouvrage entier, de
pareils fragments ? Ce ne sont pas eux sans doute qui ont fait naître le préjugé
favorable, l’espèce d’exaltation qu’on a manifestée dès le principe ; mais
n’avaient-ils pas de quoi tempérer l’exaltation, et faire tomber bientôt le
préjugé ? Nous ne prétendons pas non plus que tout fût de cette force, dans
l’Histoire de Manéthon : mais ne devait-on pas craindre que ce qui était
perdu ne se rapprochât trop de ce qui restait ? Car enfin, écrite de la même
main, et sous l’influence du même esprit, elle devait en porter partout plus
ou moins l’empreinte. 3° Il est un moyen direct et infaillible de connaître
ce qu’était foncièrement la portion qui nous manque de l’Histoire d’Égypte,
et de fixer le degré de confiance qui pouvait lui être dû, aussi sûrement que
si nous l’avions sous les yeux : c’est de chercher à quelles sources l’Auteur
l’avait puisée. On se représente Manéthon, maître de toutes les archives des
temples, fouillant à son gré dans leurs différents dépôts, y trouvant des
annales fidèlement rédigées depuis l’origine de la dynastie, et formant ainsi
sur des pièces authentiques, une narration suivie et complète, dont
l’exactitude ne laisse rien à désirer, et dont la véracité ne permet aucun
doute. Ces idées ne sont pas absolument neuves, mais sur quoi sont-elles
fondées ? Sur ce que l’Écrivain lui-même dît de sa personne et de son
travail, ce qui serait déjà un peu suspect. Dans sa lettre à Ptolémée Philadelphe, il prend les
titres de Grand-prêtre et de Scribe des lieux sacrés qui sont en Égypte[1]. Accordons-lui ces hautes
dignités : ne demandons pas quelles en étaient les prérogatives ; si elles le
mettaient à la tête de tous les collèges de prêtres, si elles lui donnaient
l’inspection des archives de tous les temples. Il a pu obtenir de pouvoirs extraordinaires pour
travailler à sa grande Histoire d’Égypte, s’il est vrai, comme il l’assure,
que Ptolémée lui en eût donné l’ordre. Ce n’est pas là ce qui nous importe :
la question est de savoir où il a fait ses recherches, et ce que ses
recherches lui ont produit ; c’est là-dessus qu’il faut l’entendre. Dans sa
Lettre dédicatoire, il parle des Livres d’Hermès Trismégiste, qu’il connaît
bien et qu’il fera connaître à Ptolémée. Il s’étend plus au long sur ces
Livres, dans un passage tiré d’un autre de ses écrits, et cité également par
le Syncelle : il y fait mention de colonnes situées dans le Pays Sériadique,
et couvertes de caractères de la Langue sacrée, sculptés par Thoth, le
premier Hermès avant le déluge, traduits après cet événement en Langue
Grecque par Agathodæmon, fils du second Hermès, et déposés dans l’intérieur
des temples. Que dire de ce récit absurde ? Que penser de ces mémoires
antérieurs au déluge ? Et c’est de là cependant, que Manéthon aurait tiré, en
partie du moins, cette Histoire des dynasties, qu’on nous propose
sérieusement d’admirer et d’admettre. Ce n’est pas que le récit de Manéthon ne soit
susceptible d’une interprétation raisonnable, et que, ramené à un sens qu’il
cache, et qui en serait le sens primitif et vrai, il ne devînt très
intelligible, et ne jetât un grand jour sur l’Histoire et la chronologie des
Égyptiens. Il ne faudrait que trouver en Égypte un déluge
propre à ce pays, que les nationaux auraient confondu avec le cataclysme
universel, ou dont ils auraient conservé plus distinctement la mémoire. On
verrait alors quel est ce Thoth, premier Hermès, qui vivait avant le déluge ;
pourquoi ses Livres n’ont point péri ; comment ils se sont conservés,
(traduits ou non traduits en quelque langue et à quelque époque qu’ils
l’aient été) conservés, disons-nous, entre les mains des prêtres, dans les
archives publiques, dans les dépôts, quels qu’ils fussent, où Manéthon a pu
les lire et les copier. Cette idée, au reste, n’est point une conjecture en
l’air ; elle a été savamment et clairement développée par l’Historien des temps fabuleux, et
trancherait dans le vif la question qui nous occupe ; mais une pareille
discussion n’est pas de notre sujet, et mènerait trop loin. Prenons le récit
tel qu’il est, et bornons-nous aux considérations qu’il nous fournira. Deux vérités sortent naturellement de l’exposé
confus de Manéthon : la première, que les écrits attribués par lui aux deux
Hermès, sont ceux-là même d’où il avait tiré son Histoire d’Égypte ; la seconde, que ces écrits se trouvaient, de
son temps, dans les différentes archives des temples. L’on n’a donc aucun
intérêt à savoir s’il avait toutes ces archives à sa disposition, et s’il les
a toutes compulsées. Il a pu se contenter de ce qu’il trouvait à
Héliopolis s’il a cru n’avoir rien de plus à apprendre ailleurs : il a pu
aussi porter sa curiosité plus loin, et il n’y a point de difficulté à le
laisser librement interroger tous les prêtres, visiter tous les dépôts de
l’Égypte. Dans toutes les suppositions, les sources où
Manéthon avait puisé ne seraient jamais, de son aveu, et ne pouvaient jamais
être, en effet, que les écrits gardés alors dans les temples, quelles qu’en
fussent l’ancienneté et l’origine, et sans doute aussi, quoiqu’il n’en parle
pas expressément, les traditions plus ou moins récentes et plus ou moins
accréditées, qui se conservaient dans la mémoire des prêtres. La question
ainsi posée, quel avantage aurait-il sur nos propres Historiens ? Hérodote
n’avait- il pas avant lui conversé avec les prêtres de Memphis, appris d’eux
ce qu’ils savaient de leur ancienne histoire, vu les Livres en Langue sacrée
qui la contenaient, et qu’ils lui interprétaient ? Longtemps après Manéthon,
lorsque l’accès des temples était devenu plus facile, et peut-être moins
nécessaire, Diodore de Sicile n’avait-il pas, en remontant le Nil, visité les
temples situés sur ses rives, ceux de Thèbes en particulier, dont il
questionne les prêtres, pour recueillir leurs traditions historiques, et recevoir
l’explication des monuments dont ils lui montraient les débris ? Tant de faits relatifs à l’Égypte, que ces deux
Écrivains n’ont pas connus ou n’ont pas rapportés, et que nous trouvons épars
dans d’autres ouvrages des Anciens, de quelque manière qu’ils fussent
parvenus à la connaissance des Auteurs, n’est-ce pas toujours des archives
des temples qu’ils ont dû originairement sortir, puisque ces archives en
étaient le dépôt ? C’est donc là que tous avaient puisé comme
Manéthon. Que le Scribe des temples eût donné plus d’étendue à ses
recherches, rassemblé un plus grand nombre de faits, développé davantage ou
multiplié les récits ; qu’il eût mis plus de suite et un meilleur ordre dans
un ouvrage destiné à relever l’honneur de sa nation aux yeux du peuple
étranger qui l’avait conquise, aux yeux surtout d’un roi qui se montrait curieux
de connaître l’antique gloire du pays sur lequel il régnait : rien de tout
cela ne changerait l’état de la question. Il serait toujours vrai que
Manéthon a travaillé sur le même fond qu’Hérodote, Diodore de Sicile et les
autres ; qu’il n’a pu composer son Histoire d’Égypte, que des mêmes matériaux
qu’ils ont mis en œuvre, ou, s’il en a employé d’autres, comme il semble
vouloir le faire entendre, que ceux-ci n’étaient pas d’une autre nature,
puisqu’ils ne venaient pas d’une autre source. Mais si l’Histoire Égyptienne de Manéthon ressemblait à celle de nos anciens Auteurs, elle est par cela même jugée, et sans l’avoir vue, nous savons ce qu’elle valait. Qui donc pourrait ignorer aujourd’hui ce qui a été depuis longtemps et si rigoureusement démontré ? Qui ne sait pas, s’il a voulu l’apprendre, ce que sont les bizarres récits de Diodore de Sicile et plus encore d’Hérodote, sur l’Égypte et ses premiers rois ; ce qu’étaient ces mémoires originaux et éminemment authentiques que leur communiquaient les prêtres qui en avaient le dépôt, et qu’ils copiaient avec une aveugle confiance ; comment ces prêtres ignorants ou trompeurs, ou plutôt l’un et l’autre, avaient défiguré une Histoire véritablement sacrée, qui n’était pas la leur, pour en former une pitoyable série de fables absurdes, de mensonges mal déguisés, qu’ils s’appropriaient et dont ils se faisaient stupidement honneur ? Voilà le fait dénoncé au public religieux et savant, et les preuves y sont jointes. Il faut détruire le fait en discutant et réfutant ses preuves, avant de nous reproduire les anciens Auteurs et leurs contes ; il faut rétablir l’autorité de ces crédules Écrivains, avant de nous parler de celle de Manéthon. |