TALLEYRAND ET LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE

Tome second : Vienne - Paris - Londres - Valençay

 

GALERIE ANECDOTIQUE ET CRITIQUE DES PERSONNAGES CITÉS DANS CETTE HISTOIRE D'UN HOMME ET D'UN SIÈCLE.

 

 

TRAITS, FIGURES, CARACTÈRES

 

ALEXANDRE (EMPEREUR)

(1777-1825)

Il y eut, un moment, en Europe, a dit un historien moderne, où ne se voyaient plus que deux hommes à gouverner le continent. C'était en 1807, après Tilsitt. Lequel des deux devait gouverner l'autre ? Napoléon avait dit : Je veux que le tsar Alexandre soit ébloui par le spectacle de ma puissance. Talleyrand passa entre les deux : et, pendant les conversations d'Erfurt, prit le temps de dévoiler ail second les parties faibles du colosse. Ce fut le bon jeune empereur, qu'il pensait avoir littéralement fasciné, ce fut le vaincu de Friedland qui l'emporta par la force de la dissimulation. Napoléon s'aperçut trop tard qu'il avait été joué ; il s'écriera avec douleur sur son rocher de Sainte-Hélène : C'est un Grec du Bas-Empire, il faut s'en défier.

Au physique, Alexandre intéressait le regard par l'élégance et la beauté de ses formes. Son affabilité lui attirait les cœurs. Ceux et celles qu'il tenait à gagner ne résistaient pas à la séduction de ses manières.

Au moral, rien n'était plus déconcertant que cette âme de Slave, fluide et molle, trompeuse en ses promesses et ses attachements, mais si tenace en ses ambitions ! Épris d'irréel et très sensible aux réalités, combattu entre des sentiments divers, qui le portaient à changer continuellement d'idéal, mais ne perdant jamais de vue les garanties bien positives d'un esprit de conquête, qui était de tradition dans la famille ; prompt aux nobles enthousiasmes, mais non moins prompt à en revenir, sous les avertissements d'une ombrageuse finesse ; mêlant aux principes de justice, qui lui venaient, à l'imagination, par bouffées, les conceptions d'autoritarisme les plus violentes ; toujours sur le point de se livrer, en apparence, mais sans cesse se dérobant ; attrayant, mystérieux et décevant, il était successif en ses impressions comme en ses desseins, et ne se retrouvait vraiment fidèle à lui-même que dans ses instincts de maitrise et de domination.

Au demeurant, les circonstances plutôt que ses qualités supérieures grandirent le roi des rois de 1814 et de 1815. Dans le particulier, cet empereur Alexandre, arbitre de l'Europe et tombeur de Napoléon, n'était pas un aigle, quoiqu'il en eût deux dans ses armes.

 

ANGOULÊME (MADAME, DUCHESSE D')

(1778-1851)

Peu de femmes, de celles dont s'occupe l'histoire, furent exposées à des malheurs plus redoublés et à d'aussi mortelles douleurs, dans la prison et dans l'exil, que cette fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette : Madame Royale. Son âme se bronza au contact de tant d'adversités. Elle avait l'âme hautaine de son aïeule Marie-Thérèse, fortifiée d'un esprit de résolution dont elle donna des preuves dans les entreprises les plus hardies. Comme on parlait à Napoléon de la conduite osée, que tenait la duchesse d'Angoulême à Bordeaux, il dit en souriant (songeant au duc, sans doute) : C'est le seul homme qu'il y ail dans la famille. Il est vrai que le grand empereur avait qualifié de même Marie-Caroline de Naples, qu'il avait appelé cette reine avide et criminelle : Il solo uomo delle due Sicile, et que l'application d'une louange pareille à deux femmes si différentes ne retournait pas à l'honneur de la duchesse d'Angoulême.

Elle avait annoncé précocement toute la fierté d'une fille de France. Un jour, la baronne d'Oberkich, croyant se rendre agréable, lui témoignait, sans passer par l'intermédiaire de sa gouvernante, combien elle était frappée de sa tenue et de ses progrès : Je suis charmée, madame la baronne, répondit-elle après un silence, que vous me trouviez ainsi, mais je suis étonnée de vous l'entendre dire. Pourtant, elle avait paru charmante, quand elle était petite. Pour elle, on ne plaignait pas, alors, les soins raffinés et la dépense. Il fut estimé que le grand bouillon de jour et de nuit, que buvait Madame Royale, âgée de deux ans, coûtait, à l'année, 5.201 livres. Sa vie, d'enfant était calme, heureuse, au grand air des parcs de Versailles et de Trianon. Soudain, quel changement, au Temple, sous la Terreur ! Trois années de malheurs inouïs s'abattirent sur sa tête. Puis, elle fut libre ; elle put aller rejoindre le comte de Provence, son oncle, et épouser le duc d'Angoulême, son cousin. Hélas ! quel époux ! Elle ne l'avait, pour ainsi dire, jamais vu avant l'heure de la noce. Votre fiancé, lui dit Louis XVIII. Elle était grande et forte ; elle regarda celui qu'on lui présentait, un vrai prince, sans doute, qui lui baisait les mains en les arrosant de ses pleurs, mais un être malingre, sans tournure, au visage simiesque, grêlé, vieilli avant l'âge, et, ce qu'elle allait savoir bientôt... aspirant au titre de mari sans être en forme ni moyens pour l'être. Malheureuse duchesse d'Angoulême ! A quoi lui servait d'être belle ? Car, elle eut sa période de beauté. Outre le grand air de noblesse, qui était l'expression de sa physionomie et qu'elle garda, elle avait une fraîcheur, un éclat dans la carnation et la chevelure, qui rappelaient les attraits maternels. Ces délicatesses s'en allèrent avec les années pour laisser prédominer en elle les formes peu gracieuses de son père, dont il eût été préférable qu'elle se contentât de posséder les vertus. Ses yeux bleus avaient perdu leur ancienne douceur, sa voix, déjà dure, devint plus rauque, et aussi plus revêche son caractère. Le souvenir tenace, qu'elle conservait de ses infortunes, ne lui laissait pas assez de relâche pour le reste du monde. Elle avait le pardon difficile ; et en cela ressemblait-elle à cette duchesse de Nemours, de la maison de Longueville, dont parle Saint-Simon, et à qui ses chagrins, ses procès avaient tellement aigri l'esprit que, lorsqu'elle récitait le Pater, elle passait l'article du pardon sans le dire. On estimait, on louait les mérites de la duchesse d'Angoulême, on plaignait ses malheurs. Il lui manqua, pour être aimée, de se rendre ce qu'elle ne sut jamais être : aimable.

 

AUGEREAU (DUC DE CASTIGLIONE)

(1757-1816)

Né rue Mouffetard, de Pierre Augereau, domestique et de Marie-Josèphe Kresline, fruitière. Maréchal de France, duc de Castiglione et grand-aigle de l'Empire, ses qualités militaires et sa valeur irrésistible lui méritèrent tant d'honneurs, dont le rendaient moins digne les qualités du caractère. A l'arrivée de Louis XVIII, il passa dans le camp des Bourbons, abandonna ceux-ci quand il crut voir le vent tourner, sans regagner la confiance de son ancien maitre. Rejeté par tout le monde, il s'en consola dans l'opulence de son magnifique domaine de La Houssaye, chèrement payé sur les deniers publics. Les fourgons d'Augereau sont restés légendaires.

 

AVAUX (COMTESSE D')

Femme élégante de la société du Consulat. Quelqu'un troubla le cours de ses prospérités : son époux même. C'était un personnage d'une mentalité singulière, tout pénétré des doctrines de l'illuminisme, et dont le double avait cette sensation bizarre de n'entrevoir, autour de soi, que des ombres, des apparences de vivants déjà morts : Ah ! ça, pourquoi, n'êtes-vous pas enterrés ?, demandait-il à ces fantômes : parents, amis et connaissances.

 

BACCIOCHI (FÉLIX)

(1762-1841)

Capitaine corse, époux d'Élisa Bonaparte, la sœur aînée de Napoléon. Aimait un peu sa femme, très peu les affaires, encore moins le travail, mais beaucoup son violon, qu'il avait en main, des journées entières, pendant que la grande-duchesse, en souveraine convaincue, administrait les principautés de Lucques et de Piombino.

 

BALZAC

(1799-1850)

Un jour du mois de novembre 1836, un Tourangeau du nom de Balzac, qui venait acheter une petite propriété dans le pays, sonna à la grille du château de Valençay. On ne se montra pas très charmé de l'y recevoir, quoiqu'il fût présenté par un obligeant voisin. Un homme de génie ! Le maître souverain du roman moderne ! De son air dégoûté de grande dame peu sympathique à la gent des publicistes, faiseurs de livres et faiseurs d'articles, la duchesse de Dino, jetait ainsi son impression sur cette visite désavenante :

Malheureusement, il faisait un temps horrible, ce qui m'a obligé de le retenir à diner !

Pendant tout le repas, elle serra les lèvres, ne proféra que des mots de stricte politesse, jugea, d'ailleurs, qu'il n'y avait pas lien de se mettre en frais, que Balzac était sans verve ni facilité dans la conversation, qu'il y était même très lourd, et qu'en somme il était vulgaire de ton comme de sentiment. Tel le voyait Mme de Dino. Mais le puissant romancier n'avait pas perdu son temps : il avait observé Talleyrand.

 

BARTHÉLEMY (FRANÇOIS DE)

(1747-1830)

Négociateur du traité de Bâle. Arrêté à la suite du coup d'État de Fructidor et transporté à Cayenne, il s'en évada avec Pichegru, mais pour se mettre au service de Bonaparte, qui l'installa à la vice-présidence du Sénat. Comte de l'Empire, il fut fait marquis par les Bourbons, reçu à la Chambre des Pairs et nommé ministre d'État : il n'avait rien perdu au change. Du reste, tant d'honneurs lui étaient venus, comme par hasard, sans qu'il parût les rechercher beaucoup. Il avait le naturel timide, le caractère méticuleux et circonspect et l'ambition repliée. Nul n'avait été plus étonné que lui-même de s'être trouvé, sons le Directoire, un cinquième de roi.

 

BERNADOTTE

(1764-1844)

Sergent-major en Corse, en 1789. Divisionnaire à Fleurus, en 179i. Il changea de nom pour s'appeler, à partir de 1818, CHARLES-JEAN XIV, roi de Suède et de Norvège.

On a souvent décrit les perpétuelles fluctuations de ce soldat heureux. C'était bien l'homme fin et toujours fin, que rappelait Sieyès, mais aussi l'homme hésitant, qu'on vit au 18 fructidor, au 30 prairial, en brumaire, poussant les autres et chaque fois, laissant passer l'occasion d'agir. En 1814, il ne s'était décidé qu'après bien des tergiversations, où le patriotisme n'était pas seul en cause, à se joindre à la coalition. En ses arrières-vues trop ambitieuses, n'espérait-il pas devenir le successeur de Napoléon renversé ? Les alliés se méfiaient de ses promesses écrites, autant que de ses paroles, où sonnait l'emphase méridionale. L'écrivain allemand Schlegel, racontant dans une conversation les gasconnades et les chimères de Bernadotte, ajoutait, en forme de conclusion : C'est un merle qui se croit un aigle.

 

BERRYER (PIERRE-ANTOINE)

(1790-1868)

L'un des maîtres du barreau, avant de devenir et de rester, pendant vingt ans, le dominateur des assemblées politiques. Partisan de la Légitimité, adversaire redoutable de la monarchie de Juillet, il demeura fidèle jusqu'au terme de sa vie à la cause du droit divin. Sous le prétexte de la mieux servir, il s'était fait l'homme de toutes les oppositions, d'où le mot qu'il inspira : Après s'être montré plus royaliste que le roi, il était devenu plus libéral que la liberté. Il séduisait plus qu'il ne persuadait ; il agitait les passions sans les conduire. La parole ardente de Berryer, sa voix sonore, ses accents inattendus lui livraient les âmes. On se ressaisissait en le lisant. Moindre était la puissance de l'écrivain, moins irréprochable la pureté de son style. Le puissant orateur n'eut pas toujours le don des alliances heureuses, par exemple lorsqu'il osait cette image, dans un discours sur l'hérédité de la pairie : Abolir l'hérédité de la pairie, c'est proscrire la véritable base du lien social. Un railleur exprima le vœu que l'Académie française ne manquât pas d'adjoindre Berryer à la Commission du Dictionnaire pour préparer l'article Métaphore. ll ne tarda pas, du reste, à être appelé sous la Coupole. Comme on le félicitait du succès de sa candidature académique. Oh ! mon Dieu, dit-il, ces messieurs n'ont pas été exigeants, je n'ai eu qu'à parler.

 

BERTHIER, PRINCE DE WAGRAM

(Né en 1753, assassiné en juin 1815, à Bamberg)

Maréchal de France, prince de Neuchâtel, prince de Wagram, grand-veneur, duc de Valengin, chef d'état-major de Bonaparte. Tant de dignités, d'honneurs, de souvenirs, non plus la pensée des quarante millions qu'il tenait de l'empereur, n'empêchèrent qu'il se rangeât des premiers sous la loi de Louis XVIII. Mais, beaucoup d'autres firent comme lui et n'attendirent pas que le coq eût chanté trois fois pour renier leur maitre.

 

BOISGELIN (BRUNO-CHARLES DE)

(1767-1831)

Fils de Charles de Boisgelin, capitaine de frégate, et de Sainte de Boisgelin de Curé. L'un des émigrés les moins maltraités de la Révolution, il put garder à ses princes une fidélité intacte, sans trop de sacrifices. Il gagna ses grades dans l'armée du roi, fut député, pair de France et chevalier de Saint-Louis avec la faculté de porter sur l'estomac une croix d'or émaillée suspendue à un petit ruban couleur de feu. Le plus clair de son bonheur fut d'avoir été l'ami de la belle et spirituelle Aimée de Coigny, qui ne l'appelait pas autrement que Bruno, son cher Bruno.

 

BONAPARTE (CAROLINE)

(1782-1830)

Turbulente et passionnée, avide de plaisir, mais plus encore de puissance et de domination, autoritaire et calculatrice, la sœur de Napoléon et la femme de Murat, était digne de s'entendre avec Metternich, dont la politique amoureuse faisait dire que la reine de Naples était sa Cléopâtre. C'est elle qui poussa Murat à hausser ses désirs jusqu'au sceptre ; c'est elle aussi qui l'excita à secouer la tutelle de Napoléon, à gouverner par lui-même et pour lui-même. Lorsque les premiers craquements de l'édifice impérial l'auront avertie des contre coups de la chute, elle ne se résignera point aisément à se laisser dessaisir des prérogatives de la couronne, à ne plus régner, à retomber du rêve de gloire, de puissance, d'éclat, où se plaisent son intelligence, sa beauté, son ambition. La sœur préférée de Napoléon, elle cessa de s'en souvenir du jour où elle eut à démêler ses intérêts en souffrance de ceux du grand empereur irrémédiablement compromis. Ce fut véritablement Caroline qui prit sur elle, en novembre 1813, d'entrer en négociations avec l'Autriche et de mettre : elle, son mari, son peuple et son trône sous la protection de cette puissance ennemie. Talleyrand n'avait pas dit sans raison de Caroline Bonaparte qu'elle avait la tête de Cromwell sur le corps d'une jolie femme.

 

BONAPARTE (JÉRÔME)

(1784-1860)

Mon frère Jérôme Napoléon, lui criait des Tuileries une voix puissante, vous aimes la table et les lemmes. La table vous abrutit elles femmes vous affichent.

Jérôme, en vérité, n'avait pas l'étoffe d'un héros : on le vit bien, en 1813. Lorsqu'il s'était trouvé, à la suite des victoires foudroyantes de son frère, maître d'un peuple et possesseur d'un trône, le premier et plus sensible avantage qu'il avait découvert à son heureuse transformation d'état, c'est que sa condition de roi allait lui permettre d'avoir des favorites autant, s'il le voulait, que de courtisans. D'ailleurs, on le laissait si petitement régner ! Napoléon lui imposait ses ministres, lui dictait tous ses décrets, disposait de ses finances, de sa police, de ses troupes, le surveillait et le gourmandait en chacun de ses actes. Jérôme, qui ne s'illusionnait pas sur la durée du spectacle extraordinaire, que le héros donnait au monde, non plus que sur celle du régime de domination qu'il faisait peser sur l'Europe, avait voulu, du moins, que, pour son compte, si l'ivresse était courte, elle fût complète. Il survécut au naufrage, retrouva, loin après, sous la restauration impériale, des jours fleuris, en épuisa les profits autant qu'il fut en son pouvoir, tout en le faisant à la dignité, parlant haut de ses droits, et ne se privant point de dire, lui et son fils, qu'un Autre plus habile leur avait dérobé leur véritable lot de gloire et d'honneurs, et ne faisant rien, du reste, pour atteindre à l'une ou mériter les autres. Le frère du grand Empereur s'en alla de la vie, en 1860, sans qu'on s'en aperçût autrement que par l'importance des obsèques ; il partit, tel un zéro disparu de la foule.

 

BONAPARTE (JOSEPH)

(1768-1844)

Élève d'artillerie, en 1788, adjudant-chef de bataillon en 1793, nommé commissaire des guerres, au mois de septembre de la même année, révoqué de ses fonctions en mai 1795 — ce qu'il se garda bien de dire lorsqu'il sollicitait, en août, une place de consul —, il fut sénateur, grand-électeur et roi, par la volonté toute-puissante de son frère Napoléon. Joseph, arec sa douceur naturelle, son esprit de conciliation, son amour du bien et de la tranquillité, se flattait d'être un roi républicain. Talleyrand disait de lui : C'est un excellent homme, mais un pauvre sire.

 

BOUFFLERS (MADAME DE SABRAN-)

Elle peignait angéliquement, dansait avec beaucoup de bonne grâce, tournait de jolis vers et se faisait aimer par sa douceur, sa bonté, son esprit autant que par ses attraits, son élégance et ses talents[1]... Que des fleurs si parfaites sont rares, dans nos parterres mondains !

 

BROGLIE (VICTOR, DUC DE)

(1785-1870)

Pair de France sous la Restauration, ministre sous Louis-Philippe, les principes de liberté sans turbulence et d'ordre sans servitude constituaient son idéal du vrai libéralisme[2]. De l'évidence de sa doctrine lui était venue quelque illusion sur la nécessité de son action personnelle. Il lui fut démontré clairement et sans secousses qu'an gouvernement pouvait s'en dispenser et n'en pas mourir.

 

CALONNE (COMTE DE)

(1734-1802)

Nous fîmes en une semaine, d'une manière assez supportable, un travail que la présomption et l'étourderie de M. de Calonne lui avaient fait négliger, pendant cinq mois. C'est Talleyrand qui parle ainsi. Encore une phrase ou deux de la même encre, et ce serait toute une psychologie du ministre aventureux de Louis XVI.

Une intelligence prompte et hardie des affaires, l'art d'embellir ce qu'il savait et de voiler d'indifférence ce qu'il ne savait pas, un esprit vif, des manières qui séduisaient, un ton assuré qui inspirait la confiance, s'ajoutant à l'appui des salons de Polignac et de l'hôtel de Luynes, dont il faisait l'opinion et le langage, l'avaient porté à la tête des finances royales. Mais quelles finances, en quel moment et en quelles circonstances, lorsque les ressources de l'État et l'équilibre du budget étaient si terriblement compromis ! Il écarta les premières difficultés, se noya dans d'autres, usa d'expédients, rencontra, sur des projets défendables, quoique trop hâtifs et blessant trop d'intérêts, une masse énorme d'opposition, et fut entrainé dans la débâcle.

Plein d'intentions excellentes, susceptible d'attachement, de fidélité même, Calonne avait la promesse facile, le zèle prompt, l'obligeance empressée. Comme la reine lui demandait un service, qui lui tenait fort à cœur et qu'elle lui disait :

Ce que je désire de vous est peut-être bien difficile...

Vivement, il lui répartit :

Madame, si ce n'est que difficile, c'est fait ; si c'est impossible, nous verrons.

Il parlait bien, comme on le voit. Il savait compter, comme on l'a vu. Ses imprudences et cette présomption, dont M. de Talleyrand lui faisait un blâme, tout à l'heure, gâtèrent le bonheur qu'il eut en commençant.

 

CAMBACÉRÈS (DUC DE PARME)

(1753-1824)

Serviteur intelligent et habile de la République, nul ne sut plus adroitement que cet ancien conventionnel, président du Comité de Salut public, ministre du Directoire, faire son chemin par toutes les sinuosités de la ligne oblique, pour s'élever, lui, deuxième consul, archichancelier d'empire, président du Conseil des Sceaux, aux premiers honneurs sous le pouvoir absolu. Organisateur remarquable, disposant de grandes ressources d'esprit, d'une science consommée en matière de jurisprudence et d'une raison très sûre, d'ailleurs possédant le sentiment du juste dans l'exercice du droit, mesuré, conciliant, incapable d'emportement et la pensée toujours lucide, ses mérites étaient incontestables. Des défauts prononcés leur faisaient ombre : une âme pusillanime, un caractère beaucoup moins noble !lue l'étaient ses principes, et tant de sensualité gourmande, tant d'avidité pour les plaisirs de la table, pour la chère exquise dans l'ostentation du line, et tant de vanité, une incommensurable vanité ! L'ex-citoyen Cambacérès, métamorphosé monseigneur, puis dénommé altesse, en avait reçu une bouffissure incroyable de la part d'une intelligence si avisée. Ne croyait-il pas user d'une condescendance infinie, parce qu'il disait, un matin, à ses deux secrétaires, sur le maintien qu'il leur conviendrait d'avoir, vis-à-vis de lui :

Lorsque nous sommes seuls, vous pouvez m'appeler monseigneur ; en public, appelez-moi toujours altesse.

Au retour des Bourbons, il y eut une alerte dans son existence molle et pleine. Les papiers de Cambacérès furent saisis. Talleyrand, aussitôt qu'on lui en apprit la nouvelle, s'était écrié, en homme qui aurait à se tenir sur ses gardes : Ah ! voilà un avertissement donné par les Tuileries à la rue Saint-Florentin.

 

CANOVA

(1757-1822)

Les rois accablaient de commandes ce prince de la statuaire. Il n'aurait pas eu besoin d'un autre titre. Une fois, il voulut y ajouter celui de nonce du pape. Lors de la seconde Restauration, chargé de cette mission spéciale par le Saint-Père, il était allé voir, à Paris, le ministre des affaires étrangères, Talleyrand, afin de ramener, au Vatican, les objets d'art qu'en avait enlevés Napoléon pour les placer au Louvre. Et, comme il invoquait, à cette intention, sa qualité d'ambassadeur. Dites donc emballeur, mon cher Canova, lui répondit le prince avec son sourire narquois.

 

CARNOT (LAZARE)

(1753-1823)

L'Organisateur de la victoire ne visait pas à l'esprit et ne se targuait point d'être un faiseur de mots. Ce fut lui, pourtant, qui décocha le trait le plus aigu qu'on ait lancé contre le prince de Bénévent. Barras, bien imprudent d'aborder un tel sujet, énumérait les diverses causes, pour lesquelles on méprise les hommes. Carnot l'entendit et jeta cette réflexion : Talleyrand, lui, les méprise, parce qu'il s'est beaucoup étudié.

 

CARREAU (LOUIS-JULIE)

Comédienne, fille naturelle de Marie Carreau et de François Proch, des gens de peu, et la première femme de Talma. En des temps faciles an divorce, elle vit se dénouer, non sans quelque regret, les liens qui l'unissaient au célèbre tragédien ; mais de promptes consolations lui survinrent, car elle se remaria dans la même année, pendant que Talma se préparait à épouser Charlotte Vanhove, sa camarade de la Comédie-Française. Julie Carreau fut belle et devint riche. Deux maisons lui appartenaient dans Paris : l'une, rue Chantereine, qu'elle loua à Joséphine de Beauharnais ; l'autre, rue de la Chaussée-d'Antin, près de l'hôtel Montesson, qu'elle avait cédée à Mirabeau, moyennant 2.400 livres par an, et que l'illustre orateur se plaisait à orner comme le boudoir d'une petite maîtresse.

 

CASTELLANE (VICOMTESSE DE)

RENÉE DE FOURNIER

(morte en 1781)

Mariée, en 1745, au vicomte Gaspard de Castellane, colonel-lieutenant du régiment de Penthièvre. Très attachée au marquis de Mirabeau, qui se flattait d'être ce qu'elle aimait le mieux, au inonde, après ses propres enfants, si c'était l'aimer vraiment que d'épouser ses colères, ses passions, ses haines avec autant de violence que lui-même. Lorsque l'Ami des hommes et le persécuteur de sa famille perdit, en 1778, son petit-fils Victor, loin d'en pleurer, elle le félicita de la disparition d'un rejeton, qui, né d'un tel père — le comte de Mirabeau — n'aurait pu devenir qu'un monstre.

 

CASTLEREAGH (VICOMTE DE)

ROBERT STEWART, MARQUIS DE LONDONDERRY

(1769-1822)

Ennemi acharné de la Révolution et de Napoléon ; adversaire opiniâtre des idées de libéralisme dans son propre pays ; chef dirigeant de la politique anglaise (1807), sans tolérance pour ses adversaires, incommode à ses amis ; et le représentant hautain de la Grande-Bretagne, au Congrès de Vienne, il s'attira bien des rancunes en tous lieux, en toutes circonstances, par la sécheresse de ses sentiments, par son caractère violent et oppressif. Il ne dut pas être accompagné de beaucoup de regrets, lorsque, dans un accès d'aliénation mentale, il mit fin à ses jours. Variable et bizarre était l'humeur du noble lord, que Victor Hugo appelle, avec la liberté permise aux poètes : Castlereagh, ce taon qui piqua Bonaparte.

 

CASTLEREAGH (LADY ÉMILY)

La femme du précédent, elle marchait du même pas que Sa Seigneurie. Nous voulons dire qu'elle n'avait pas moins de superbe, avec plus de prétention. A l'un des carrousels donnés par la cour d'Autriche, pendant les fêtes du Congrès, elle avait eu la particulière vanité, spectatrice assise près de la tribune des souverains, d'attacher sur son front, tel un diadème — mais quel diadème ! — l'ordre de la Jarretière en diamants de son noble époux. Voilà une gloriole à laquelle n'avait pas songé le galant Édouard, le jour on il ramassa le ruban bleu, qui attachait le bas de la chausse de la belle Alix de Salisbury ! L'orgueil, quand il veut se singulariser, remarquait, à ce propos, dans l'assistance, le prince de Ligne, nous joue parfois, de bien méchants tours.

 

CAYLA (MADAME DU)

(1784-1850)

De toutes les forces de son esprit (faute de s'en connaître de plus positives), Louis XVIII aima cette femme d'esprit et de beauté. Discrètement, elle régnait à la cour. La favorite avait pour petit nom Zoé. Le roi faisait usage de ce prénom, dans la stricte intimité. Une après-midi, qu'il somnolait en son fauteuil, Decazes s'était glissé dans son cabinet, ayant à lui parler d'affaires. A demi-réveillé et sans tourner la tête : Est-ce vous, Zoé ? questionna tendrement le vieux Louis XVIII. On eut tôt connaissance de la confusion commise entre l'amie et le ministre. Et, pendant quelque temps, le duc Decazes, tel le Robinson des îles, fut surnommé Crusoë, parce qu'on l'avait cru, en effet, la personne qu'il n'était pas.

Cette histoire en rappelle une autre, ejusdem farinæ.

Le garde des Sceaux Mérilhou s'était endormi en plein Conseil des ministres, et le pire, c'est qu'il dormait pendant que le roi — Louis-Philippe — parlait. Le duc d'Orléans, assis à côté de lui, le poussa doucement du coude, une fois, deux fois, sans pouvoir l'arracher à son rêve ; enfin, il posa la main sur le genou de cet homme sérieux, qui s'éveilla en sursaut et dit : Finis donc, Sophie ! tu me chatouilles...

 

CHALAIS (PRINCES DE)

Les Talleyrand — nous l'avons marqué tout aux premières lignes — revendiquaient ce titre princier : on leur en contesta la valeur, aussi bien que leur fut disputée la fleur de leur blason, c'est-à-dire leur descendance possible, mais non certaine, des anciens comtes de Périgord. On lit dans le portrait fameux que Saint-Simon a tracé de la princesse des Ursins : Elle épousa, en 1659, Adrien-Blaise de Talleyrand, qui se faisait appeler le prince de Chalais, mais sans rang ni prétention quelconque.

Une madame de Chalais fut la bisaïeule de Talleyrand, — une Mortemart : c'était tout dire, quant à l'esprit.

 

CHARLES X

(1757-1836)

Roi en 1824, détrôné eu 1830, mort en 1836. Lorsqu'il céda à la malheureuse idée de refouler la vie morale des peuples modernes et d'y substituer par ses trop fameuses Ordonnances l'unité absolue du pouvoir, on put prédire, sans crainte d'erreur, la chute prochaine de son trône. Jusqu'au dernier instant de sa royauté trébuchante, il avait voulu garder le beau rôle, en paroles. — Un roi qu'on menace, prononça-t-il, n'a de choix qu'entre le trône et l'échafaud. — Sire, lui répondit Talleyrand, Votre Majesté oublie la chaise de poste. Ce fut la troisième solution qu'il dut adopter, en effet, et sans tarder, pendant que l'émeute grondait aux portes des Tuileries.

 

CHATEAUBRIAND

(1768-1848)

L'Homère des temps modernes, il renouvela l'imagination européenne. Le rayonnement de sa gloire nous attire. Son génie nous fascine. On veut se rapprocher de ce buste ; on le voudrait, dis-je, mais ses airs altiers vous repoussent : Qui l'ignore ? Chateaubriand resta en permanence l'homme d'un rôle et d'une profession de foi publique.

Chateaubriand et Talleyrand... Ces deux hommes supérieurs furent loin de s'entr'aimer. Le premier disait du second : Quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique. Et le second disait du premier : M. de Chateaubriand est sourd, depuis qu'il n'entend plus parler de sa gloire.

 

COBENTZL (COMTE DE)

(1753-1808)

Conseiller aulique, ambassadeur de Vienne, à Copenhague, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, signataire des traités de Campo-Formio et Lunéville avec Bonaparte. La gravité de ce diplomate gros, gras et court, était imperturbable. Il parlait très peu, ne riait jamais, mais prêtait à rire, quelquefois. M. de Cobentzl avait des absences, et ses distractions l'exposaient à commettre des bévues. Dinant à la cour de Russie, il avait l'honneur d'être assis à côté de l'impératrice. Et quelle impératrice ! Catherine II. Celle-ci lui demandait, par jeu, s'il n'était pas un peu las de se trouver, matin et soir, auprès d'elle. On ne choisit pas ses voisins, répondit-il. Catherine eut assez d'esprit pour seulement sourire de sa maladresse.

 

CONDÉ (LOUIS-HENRI-JOSEPH, PRINCE DE)

DUC DE BOURBON

(1156-1830)

Dernier survivant de la maison de Condé, l'un des chefs de l'armée des princes, pendant la Révolution ; grand-maître de la maison du roi, après la chute de l'Empire. Dans les dernières années, sa tête s'était affaiblie. Étranger à tout ce qui se passait, il avait perdu la juste notion des gens et des choses, confondant le passé avec le présent, brouillant les titres anciens avec les nouveaux et ne reconnaissant plus les personnes. Le prince de Bénévent s'était fait annoncer chez lui, non sans un soupçon d'inquiétude. On l'accueillit le mieux du monde, Alors, de féliciter le prince de Condé de l'excellent esprit, qui le déterminait à recevoir ainsi les dignitaires, qui avaient servi la France, sous les précédents régimes. — Oui, oui, dit le prince de Condé, je tes recevrai volontiers, à l'exception d'un seul, pourtant ; je ne verrai virement pas ce coquin de Talleyrand ; par exemple, je lui ferai bien fermer ma porte. — Monseigneur, je suis parfaitement mir qu'il n'entrera pas. — Et il fera bien, il fera bien !

 

COUSIN (VICTOR)

(1792-1867)

Cette mère de l'Église, comme rappelait avec une douce ironie la duchesse de Dino, n'était pas en odeur de sainteté, en la chapelle de Valençay. On y prisait sa science et la pureté de sa manière classique ; on s goûtait moins sa philosophie, qui n'en était pas une, parce qu'elle était un composé de toutes les autres ; bien moins encore y trouvait grâce son incommensurable vanité. C'était un maitre, un noble orateur, un critique chaleureux et passionné d'art. Mieux valait le lire, cependant, que le connaître. Il fut dur, jaloux et superbe. Cousin, a dit Sainte-Beuve, qui avait ses raisons pour ne pas l'aimer, porte dans tout ce qu'il écrit une personnalité, qui serait vraiment outrageuse si elle n'était toujours un peu plaisante. L'allure de Cousin est celle d'un vainqueur, Veni, vidi, vici. Il court, il triomphe, il se glorifie. Il monte continuellement au Capitole. Son influence enseignante avait été si grande, il s'y était habitué à un tel point, qu'il prétendait l'imposer aussi dans le monde : visiblement il y souffrait, dès qu'on osait élever la voix, quand il parlait. Au sens de beaucoup de gens, le ton doctoral, sentencieux, dogmatique, qu'il n'abandonnait jamais en société, semblait fort ridicule, surtout venant d'un homme, qu'on disait léger comme l'air et changeant comme le vent, qui l'agite.

 

DALBERG

(1773-1833)

Neveu de l'évêque de Constance, qui fut électeur de Mayence, prince-primat et grand-duc de Francfort-sur-le-Mein ; naturalisé Français et doublement Français, à la suite de son mariage avec la marquise de Brignole, dame du palais de l'impératrice Joséphine ; duc, conseiller d'État ; en 1814, l'un des cinq membres du gouvernement provisoire ; enfin, pair de France et ambassadeur à Turin. Tout à la dévotion du prince de Bénévent, il lui rendit d'éminents services, et Talleyrand lui en tint compte par des marques évidentes de son amitié. On le goûtait, on l'appréciait dans les cercles français.

L'opinion n'était pas si complaisante, à son égard, en Allemagne, où l'on n'était pas loin de le considérer comme un déserteur de la patrie germanique. M. de Stein s'en exprimait crûment, un matin qu'on lui annonçait la visite de ce plénipotentiaire, l'un des trois associés de la mission de Talleyrand : S'il vient comme ambassadeur de France, avait-il dit, je le recevrai ; mais si c'est comme M. de Dalberg, je le chasserai ri coups de pied dans le derrière. Et il s'agissait d'un duc !

 

DANTON

(1759-1794)

Le Mirabeau de la populace. Cette épithète est légendaire. Il fut cela et davantage. Talleyrand s'en rendait bien compte, lui qui se savait tant de choses à dire à Danton, en l'an de révolution mil sept cent quatre-vingt-douze ! Il y avait en lui l'étoffe d'un Aristippe, d'un Brutus et d'un Démosthène tout ensemble. Il fut compatissant et cruel, humain et violent par secousses. Les dernières paroles de Danton ont racheté les excès, sinon les crimes, où l'entraînèrent ses fougues passionnées d'homme et de tribun. Arrêté par Robespierre et condamné à mort : C'est à pareille époque, s'écria-t-il, que j'ai fait instituer le Tribunal révolutionnaire : j'en demande pardon aux dieux et aux hommes.

 

DECAZES (ÉLIE, DUC DE)

(1780-1846)

On vit assez souvent, mais sur le tard, cet homme politique à Valençay. Talleyrand l'avait connu très jeune ; il n'épargnait pas les épigrammes à ce favori de Louis XVIII. Le roi, qui connaissait les dispositions du vieux  ministre, se plaisait à faire l'éloge de l'autre devant lui. Qu'a-t-on à lui reprocher ? Il travaille beaucoup, il m'aime beaucoup ; ici, on ne l'aime pas : on le trouve suffisant. — Oui, sire, suffisant et insuffisant.

 

DUBOIS DE CRANCÉ

(1747-1814)

Fils de Germain et de Remiette Faguié de Mardeuil. Général de division (21 octobre 1793), membre du Comité de Salut public, ministre de la Guerre, en 1799. Déploya un esprit d'ordre merveilleux dans la direction des armées. Il avait rendu d'immenses services à l'administration de la Guerre. Le Premier Consul se souvint uniquement de l'avoir rencontré comme un adversaire résolu de ses ambitions, et le mit à la réforme, aussitôt qu'il le put faire.

 

DUCOS (LE COMTE ROGER)

(1751-1816)

Le collègue passager de Bonaparte au Consulat, avec Sieyès. Qu'est-ce gue ce goujat de Moulin, ce cul-de-jatte de Roger Ducos ? demandait un jour à Barras le vainqueur d'Italie. Et pour compléter le panégyrique, Barras ajoutait : Roger Ducos, un vieil enfant à la remorque de Sieyès !

 

DUPANLOUP (FÉLIX)

(1802-1872)

Prélat et écrivain français, que portèrent en grande évidence ses polémiques avec Rome et d'une manière plus durable ses ouvrages sur l'éducation. Peu rationnel, peu scientifique, raisonnant par passion ou par enthousiasme, il fut, en revanche, dans l'enseignement, un éveilleur incomparable. Le mot est de Renan, qu'une étrange rencontre mit au nombre de ses élèves, à Saint-Sulpice, et qui reçut de son impulsion l'élan intellectuel, le motif de vivre et de travailler. La grande page de la vie du prêtre flat sa conversion du prince de Talleyrand. Dupanloup en eut l'âme enivrée, parce qu'il se l'imagina, en ayant été Partisan, plus franche et plus complète qu'elle ne l'avait été réellement. Ironique, Montrond disait de cette conversion qu'elle fut un miracle opéré entre deux saintes[3].

 

DURAS (DUCHESSE DE)

(1778-1820)

Elle ignora longtemps ses aptitudes littéraires et se contenta de faire briller les qualités de son esprit en ouvrant un salon, on fréquentèrent les personnalités les plus illustres des arts, des lettres, de la diplomatie, sous la Restauration. On lui suggéra d'écrire : elle laissa courir sa plume, et il en sortit deux charmantes nouvelles.

Quel est donc le sujet de ce roman d'Ourika, qui fait tant de bruit ? demandait une provinciale à M. de Jouy quelque temps après la publication du livre de 11.P. de Duras.

Eh ! mon Dieu, le sujet est tort simple. C'est une noire qui, de regret de n'être pas blanche, s'eut se faire sœur grise.

 

ENGHIEN (HENRI DE BOURBON, DUC D')

(1772-1804)

Le dernier descendant du grand Condé. On sait comment il fut enlevé de vive force, par un ordre cruel de Napoléon, et condamné à mort avant d'être jugé. Cet attentat politique pesa sur l'Empire comme les massacres de Septembre sur la Révolution. Un jour, dans une réception officielle, on annonçait les sœurs de l'empereur : Les princesses du sang ! cria l'officier de cérémonie. Du sang du duc d'Enghien ! ajouta, à mi-voix, l'un des assistants.

 

FERDINAND IV (ROI DES DEUX-SICILES)

(1751-1825)

Ce prince médiocre, frivole et tyrannique, disait qu'il ne fallait que trois F pour gouverner un peuple : Festa, Forca, Farina. Il garda les fêtes pour lui, donna du pain à la populace et réserva la potence pour les hommes d'intelligence et de liberté.

 

FERDINAND VII (ROI D'ESPAGNE)

(1784-1833)

Talleyrand le traita fort bien, pendant sa captivité à Valençay. Il lui fut moins complaisant en paroles. il en faisait la réflexion, un jour : Ferdinand Vil avait tort de compter, parmi ses titres, ses anciens royaumes des Indes, le seul et vrai titre qu'on dût lui donner étant celui d'Espagne et d'Inde. Le trait, d'ailleurs, n'était pas des plus spirituels.

 

FERETTI (BARON DE)

Deux particularités : il était parent de Pie IX et fut l'objet d'un mot de Talleyrand. C'était à propos de ses jambes, qu'il avait d'une longueur et d'une maigreur effrayantes. Talleyrand en eut l'œil étonné, un soir de 1830, que se donnait une grande réception, aux Tuileries. Oubliant qu'il y avait de l'étisie dans son propre cas ; que de plus, il était pied-bot, et que les malins du parterre auraient pu le qualifier lui-même de diable boiteux pour sa malice et son infirmité réunis : — Ne trouvez-vous pas, demanda le prince en se penchant à l'oreille d'un de ses voisins, que M. de Feretti est l'homme le plus courageux qu'il y ail, aujourd'hui, en France. — Pourquoi cela, monseigneur ?Parce qu'il n'y a que lui d'assez hardi pour oser marcher sur de pareilles jambes.

 

FONTANES (LOUIS DE)

(1757-1825)

Poète et critique, avec des aspirations d'homme d'État et une âme de courtisan, il fut chargé d'honneurs sous l'Empire. Aussi, comme il parlait à l'Empereur, officiellement ! : Sire, le Corps législatif est plus grand, toutes les fois qu'il a l'honneur de s'approcher de Sa Majesté... Chaque année est pour vous un siècle de gloire... Sire, à la première apparition de l'ennemi, vos peuples, que vous regardiez des bords du Danube, se sont précipités en foule sur la frontière... L'ennemi s'est hâté de fuir comme si vous aviez été présent. Panégyriste consacré, très souple en la pratique de l'adulation, c'était, d'ailleurs, un homme d'esprit, qui avait fait du sentiment un art de s'avancer dans le monde.

 

FRANÇOIS II (EMPEREUR D'AUTRICHE)

Visage long et pâle, yeux vifs, nez grand, front dégarni : c'était son signalement, au physique. Il n'avait rien de plus extraordinaire, au moral. Ce prince, qui, tant de fois, recommença la guerre, par la faute de ses ministres ou par la nécessité des circonstances, était, de son naturel, un homme facile et doux. Napoléon son gendre le qualifiait : une ganache, ce qui était sa façon à lui de traduire.

 

FRÉDÉRIC GUILLAUME III (ROI DE PRUSSE)

(1770-1840)

Napoléon lui fit passer de durs moments. Heureux fut-il, en ses malheurs, d'avoir pour femme la belle Louise et pour allié le tsar Alexandre. Frédéric de Gentz a dit de ce roi, sans plus de respect, qu'il était au-dessous de la médiocrité.

 

FRAYSSINOUS

(1765-1841)

Évêque d'Hermopolis, grand maître de l'Université, pair de France, ministre de l'Instruction publique et membre de l'Institut. Ses conférences, à Saint-Sulpice, ses discours furent très vantés. L'impression littéraire en est, aujourd'hui, fort amoindrie. A propos d'une séance de la chambre haute où s'étaient heurtées des opinions contraires entre MM. d'Hermopolis et Pasquier, on demandait l'appréciation de Talleyrand : Le ministre des affaires ecclésiastiques, répondit-il, a été comme le trois pour cent : toujours au-dessous du pair.

 

GALLIFET

(LOUIS-FRANÇOIS-ALEXANDRE DE, DIT LE COMTE DE)

(1748-1831)

Maréchal de camp, tels privilèges lui furent accordés que, sans avoir vu le feu, ou l'éleva aux premiers grades dans l'armée du roi. Le libellé de ses services ne laisse aucun doute, là-dessus, comme on peut le lire, aux Archives de la Guerre : N'a point fait de service de guerre, a été employé sur les côtes de Provence par lettres des 14 mars 1799 et 6 septembre 1780.

Avant la Révolution, cet officier général abritait ses loisirs dans un bel hôtel qu'il possédait rue du Bac, et qui devint, sous le Directoire, le ministère des Relations extérieures. Talleyrand y donna des fêtes magnifiques.

 

GAY (SOPHIE)

(1776-1852)

Femme de beaucoup d'esprit et de beauté, elle présida des réunions célèbres, où se groupaient les illustrations du jour. On citait ses bons mots et la vivacité de ses réparties. Elle disait d'un académicien qu'elle avait beaucoup aimé et qui lui avait préféré une personne moins douée, seulement très riche : Il est aimable, mais-il est cher !

 

GENTZ (FRIEDRICH VON)

(1764-1832)

Quel portrait serait à tracer du singulier et sceptique personnage, qui dirigea les mille et une opérations de la chancellerie intime de Metternich Talle rand voulut bien le représenter comme un homme d'un esprit distingué, ce qui était le moins qu'on en pût dire ; il oublia d'ajouter que le fameux secrétaire du Congrès de Vienne se montra toujours un ennemi acharné de la France. A propos de ce Congrès, qui lui valut tant de besogne, de plaisir et d'argent, le chevalier de Gentz, déclarait, un jour de 1815, qu'il aurait pu en écrire trois histoires : l'une de ce qu'il parut être et faire, officiellement : une autre des négociations secrètes, connues de peu de personnes ; lu troisième également craie, qui aurait détruit toutes les idées représentées dans les deux premières, eu dévoilant les turpitudes de la politique.

 

GEORGES III (ROI D'ANGLETERRE)

(1738-1820)

Ses tendances au pouvoir absolu, son ardente animosité contre la Révolution et la France, les heurts et les bizarreries de son caractère, la maladie mentale qui s'empara de lui et le força de céder la régence à son fils ainé, ont servi de matière à bien des pages historiques. Une anecdote seulement et parce qu'elle se rapporte à notre personnage principal. Peu de temps après le procès de Cadoudal et de Pichegru, le bruit de sa mort 'était répandu dans Paris et cette nouvelle, selon qu'elle fût ou non confirmée, devait avoir une grande influence sur les affaires de Bourse. Un banquier de grande envergure tenta de s'en instruire auprès de Talleyrand, alors ministre des Affaires étrangères. Il en reçut cette réponse : Les uns disent que le roi d'Angleterre est mort, les autres disent qu'il n'est pas mort ; pour moi, je ne crois ni les uns ni les autres ; je vous le dis en confidence, mais, surtout, ne me compromettez pas. Notre homme était bien renseigné.

 

GRAMONT (DUCHESSE DE)

(1730-1794)

La sœur et la fière Egérie du duc de Choiseul, elle eut une période de haute influence. Le puissant ministre lui portait tant d'affection et d'estime ; on en était si bien instruit, aux alentours, que le sentiment fraternel dont on n'avait pas l'habitude de se parer, à la Cour, y devint une mode, une fureur. Maintes femmes sans charme et sans mérite, dont leurs frères n'avaient tenu le moindre cas,.jusqu'alors, se virent aimées d'eux à la folie, — pour qu'on en eût connaissance chez M. de Choiseul. Le duc d'Ayen disait plaisamment, à ce sujet, faisant du mente coup une exposition de portraits de famille assez réjouissante : Je voudrais être à la mode je le voudrais fort ; mais laquelle de mes sœurs prendre ? Mme de Caumont est un diable incarné ; Mme de Villars est une sœur du pot ; Mme d'Armagnac, une ennuyeuse ; Mme de La Marck, une insensée ! Qui n'aurait eu, comme lui, l'embarras du choix ?

Très grande clame, la duchesse de Gramont, dont l'altière contenance ne devait point se démentir devant le Tribunal révolutionnaire, compta parmi les spirituelles, chez Louis XV. On y goûtait moins le son de sa voix, son ton brusque, ses façons tranchantes. Avec son illustre frère et toute la coterie des Choiseul, elle s'était donné beaucoup de peine pour chasser du lit royal la triomphante du Barry. La favorite y resta, et M. de La Vrillière, complaisant à son désir, expédia une lettre de cachet à de Gramont, l'envoyant digérer sa colère à quinze lieues de Paris.

 

GUIZOT

(1787-1874)

La civilisation par la paix, c'était son but idéal : en pouvait-il avoir de plus grand ? Les mérites de l'orateur et de l'historien ne furent jamais trop admirés ; ceux de l'homme d'État n'emportèrent pas une louange aussi complète. Louis-Philippe, un jeudi du mois de septembre 1844, disait à Victor Hugo : M. Guizot a de grandes qualités et d'immenses défauts. Or, Guizot, la semaine d'auparavant, s'exprimait exactement de la méfie façon sur le compte du roi, en commençant par les défauts. L'histoire impartiale a constaté qu'il manifesta un amour excessif du pouvoir, qu'il se laissa souvent diriger par des visées étroites et opiniâtres et qu'il manqua de prévoyance dans la conduite des affaires... On demandait à Royer-Collard s'il était vrai qu'il eût appelé Guizot un austère intrigant : Ai-je dit austère ? fit-il.

 

HAINGUERLOT (MADAME)

La femme d'un financier d'importance, ayant son quartier-général à la Chaussée d'Antin, elle put donner l'essor à ses goûts de plaisir et de mondanité. Sous le Directoire et le Consulat se réunissait, autour d'elle, une société des plus aimables et aussi, pour tout dire, des plus émancipées.

 

HAMELIN (FORTUNÉE)

(1776-1851)

Danseuse, écuyère et muscadine en renom, sous le Directoire, puis, sorte d'intermédiaire politique, habile, empressée, sous les différents régimes qu'elle traversa, un l'apport de police de 1815 la dénommait, comme de son nom propre : INTRIGANTE. Fougueuse bonapartiste, elle eut, jusqu'à son dernier jour, le fanatisme de l'idole, le culte de l'astre adoré. De belles années lui furent connues de plaisir et d'influence. Sa maison était devenue, aux entours de 1799, comme une annexe du ministère ; on venait s'y faire inscrire ; c'était le vestibule de la prochaine Cour consulaire, en attendant que ce fût de la Cour impériale. Mais, plus tard... Ô vieillesse ! Ô déclin ! Au retour d'Égypte, écrivait-elle, ma maison était trop petite pour contenir les dépouilles opimes ! aujourd'hui, je n'obtiens pas un tapis pour mon argent. Cette femme de sang mêlé avait un charme physique très attirant, quoiqu'elle eût le teint sombre, la taille défectueuse et que les grands airs dont elle faisait parade n'allassent point é l'exiguïté de sa fine personne.

D'être fine, elle se piquait surtout de l'être par l'esprit. On s'en apercevait, de reste, an style de ses lettres, où fourmillent les trouvailles heureuses et les surprises charmantes. Montrond, qui fia son amant et qui lui devait bien un joli mot, en échange de tout ce qu'elle lit pour lui, l'appelait une petite-nièce de Mme de Sévigné.

 

HOLLAND (HENRY-RICHARD-VASSAL-FOX)

TROISIÈME LORD

(1773-1840)

Ceux qui fréquentèrent l'intime de cet homme politique s'accordaient louer l'humeur égale dont il était l'exemple et la parfaite douceur de ses manières se mariant à l'esprit le plus gai, qu'on prit attendre d'un aristocrate et d'un Anglais. Ces qualités modératrices n'empêchaient point qu'il ne soutint, à la Chambre haute, les mesures libérales avec une ardeur dont s'inquiétaient les nobles lords ses collègues. Ce qui faisait dire à Talleyrand, Mme de Dino étant là pour l'approuver, que lord Holland avait la bienveillance perturbatrice.

 

HUGO (VICTOR)

(1802-1885)

Les dix lettres de ce nom ont couvert le monde universel des idées. Pendant près de soixante-dix ans chef de l'école romantique, domina Leur intellectuel de son époque, tout ce qui est du passé, du présent et de l'avenir traversa ce vaste cerveau perpétuellement en mouvement, en ébullition. Il porta de haut des jugements d'historien philosophe. Talleyrand fut un de ceux qui l'occupèrent. Il tonna contre son amour des richesses et sa vénalité. Pourtant, lui-même, le roi des mots, le dieu de la poésie, n'était prodigue de ses biens qu'en vers. Nul ne sut faire vibrer sur des cordes aussi flexibles et sonores les émois de la sensibilité. Dans la vie réelle il n'était qu'un passant sublime aimant en soi toute l'humanité sans être véritablement humain.

 

HUMBOLDT (BARON GUILLAUME DE)

(1767-1835)

Homme d'État et philologue prussien. Ministre plénipotentiaire en second, au congrès de Vienne, ses airs rudes et hautains, sa morgue lourde le rendirent antipathique è la majorité de ses collègues, amis ou ennemis de la France, dont il était le plus violent adversaire. Il assistait le prince de Hardenberg et l'accompagnait aux séances où régulièrement n'avaient accès que les ambassadeurs en titre. Le chef de la mission française en exprima sa surprise. Comme on alléguait qu'il était là pour servir d'oreille au chancelier prussien affligé de surdité, Talleyrand aussitôt de répliquer en touchant de sa canne son pied bot : Si les infirmités sont un titre pour paraître au Congrès, j'aurais pu me faire accompagner aussi.

 

JACOB (MADEMOISELLE)

Attachée au service de la comtesse de Mailly, elle eut vue sur la Cour du roi Louis XV par les fenêtres de l'antichambre ; et Mme de Talleyrand-Périgord, la mère du futur diplomate, en tira de précieux avis pour l'avancement de ses fils.

 

KELLERMANN (DUC DE VALMY)

(1735-1820)

Maréchal et duc de l'Empire, il vota de bon cœur la déchéance en 1814, et reçut un siège à la Chambre des pairs. A Marengo, il avait achevé par une charge fougueuse la déroute de l'ennemi. — Vous avez fait une belle charge, lui disait simplement le soir, après la victoire, le Premier Consul. — Une charge, répondit-il avec un peu d'aigreur, pour l'insuffisance de la louange, qui place sur votre tête la couronne royale[4].

 

KREUTZ (COMTE DE)

Ministre de Suède, à la cour de Louis XVI ; très goûté, alors, dans la belle société parisienne pour ses dons d'intelligence, ses aimables façons, son amour des arts et le charme de ses propos, il n'avait contre lui que ses distractions ; encore lui servaient-elles à garder le secret de sa diplomatie, d'où sa pensée était souvent absente. Il adorait la musique, Grétry et l'Opéra. Un soir, il entre dans la loge de Mme Laruette : Dépêchez-vous, dit-il à la célèbre cantatrice, dépêchez-vous, on va commencer l'ouverture Là-dessus, il sort et ferme la porte, à double tour, en emportant la clef.

 

KRUDENER (MADAME DE)

(1764-1825)

Enthousiaste jusqu'à l'illuminisme, avide d'apostolat et de prédication jusqu'à l'excentricité ; ayant, au reste, l'âme généreuse, l'esprit élevé et la piété sincère, cette grande amie d'Alexandre Ier, pour être mystique n'en était pas moins femme. Elle avait de sa propre personne une haute opinion, au physique comme au moral. Étant à Florence, elle prétendait qu'on l'avait mesurée au compas et qu'on l'avait trouvée en tout semblable à la Vénus de Médicis.

 

LA CLOS (CHAUDERLOS DE)

(1741-1803)

En sa jeunesse et pendant les loisirs de sa vie d'officier, il avait écrit les Liaisons dangereuses, véritable manuel de la séduction au XVIIIe siècle. Il n'était pas lui-même si séduisant. C'était, au dire d'un contemporain, un grand monsieur maigre, jaune, en habit noir, très froid, très silencieux, en somme rien moins qu'attrayant.

 

LAMARTINE (ALPHONSE DE)

(1790-1869)

Une vaste acclamation avait salué comme une éclatante surprise ses premières Méditations, qui apportaient au monde des accents jusqu'alors inconnus. Averti par ce bruit de gloire, Talleyrand dévora l'ouvrage, en quelques heures arrachées au sommeil ; et, dès le matin, il écrivait à l'un de ses fidèles : Un poète nous est né, cette nuit. D'une extrémité à l'autre de sa carrière, Lamartine fut immensément admiré. Il en avait reçu, par habitude, un air de majesté, un amour de la représentation, un goût prononcé pour la flatterie, qui frappaient, d'abord, les yeux. On n'est jamais sûr, disait ce pince-sans-rire de Royer-Collard, que, lorsqu'on vient d'entendre M. de Lamartine à la tribune, si on le rencontre dans les salons de la Chambre et qu'on le félicite, il ne vous répondra pas à l'oreille : Cela n'est pas étonnant, voyez-vous, car, entre nous, je suis le Père éternel.

 

LANGE (MADEMOISELLE)

(1772-1816)

Ce beau démon, comme on l'appelait par antiphrase, avait pris l'avance, à la Comédie-Française, sur les rôles d'éternelle jeunesse de Mme Mars, mais pour s'effacer assez tôt. On disait d'elle que sa voix était une symphonie et qu'elle jouait les amoureuses avec la grâce fondante, avec la volupté intime des déesses de Prudhon. Elle s'y était exercée, à suffisance, dans le boudoir. Après son mariage et, sur le tard, elle se fit peindre par Girodet en honnête femme, mais ne fut pas contente du portrait, ne le trouvant pas à sa ressemblance.

 

LANGLAIS

Nom d'un des précepteurs de la jeunesse de Talleyrand, homme simple, d'une science limitée, et qui aurait eu besoin lui-même qu'on lui donnât un professeur.

 

LAVAL (PRINCE ADRIEN DE)

(1768-1837)

Pair de France ; l'un des hôtes de Valençay et le châtelain de Montigny. Pourquoi fut-il prince ? Nul ne trouva mieux placé en sa personne cet accident de naissance et n'en exposa les signes ou les insignes avec plus de gloriole. Il s'éventait là-dessus avec une complaisance extrême. Mme de Dino a conté une plaisante histoire de ses plaques de l'ordre du Saint-Esprit, qu'il avait fait coudre au beau milieu des courtes-pointes en velours garnissant les principaux lits de son château. Ses ridicules, ses manies n'empêchaient point qu'il n'eût un excellent cœur et qu'il ne fût un ami sûr.

 

LAVAL (VICOMTESSE DE)

MADEMOISELLE DE TAVERNIER DE BOULLONGNE

(1745-1838)

Une grande amie de Talleyrand, qu'elle précéda de dix années dans la vie, elle dit adieu aux biens de ce monde, en la même année que lui-même. Il y avait longtemps de cela, sous Louis XV, elle fut, avec de Valentinois, avec Mme de Montmorency, l'une des soupeuses en titre de Versailles.

 

LAVALETTE (A. CHAMANS, COMTE DE)

(1769-1830)

Fils d'un marchand. L'Empire improvisa, pour lui, des parchemins. Attaché à Bonaparte, après Arcole, il se montra le plus sûr et le plus adroit des secrétaires. Directeur des postes, son zèle de fonctionnaire fit merveilles, au service du cabinet noir ; il fut excellent pour le décachetage officiel des lettres. En 1815, arrêté par ordre de Decazes ; condamné à mort ; rendu à la liberté, grâce au dévouement légendaire de sa femme.

 

LA VRILLIÈRE (DUC DE)

LOUIS PILÉLYPAUX, COMTE DE SAINT-FLORENTIN

(1705-1777)

Les honneurs et les privilèges lui vinrent en abondance sans qu'il eût rien fait d'exceptionnel pour les mériter. Ministre à quatorze ans ; il occupa, pendant plus d'un demi-siècle, divers départements ministériels ; et, s'il ne lui fut pas donné d'y rendre des services très signalés, il eut la satisfaction d'y libeller, au nom du roi son maitre, nombre de ces lettres de cachet, qui mettaient la liberté des gens à la Bastille.

 

LEBRUN (DUC DE PLAISANCE)

(1739-1824)

L'un des trois consuls de la République française, en 1799, après le 18 brumaire, il ne venait que le dernier, dans cette trinité de pouvoirs, par le rang, l'importance et la saleur intrinsèque du personnage. Ce qui faisait dire à M. de Talleyrand qu'on aurait pu abréger la formule trop longue de citoyen premier consul, citoyen deuxième consul, citoyen troisième consul par ce trio de mots latins : hic, hœc, hoc, — hic pour le masculin (Bonaparte)hœc pour le féminin (Cambacérès), — hoc pour le neutre (Lebrun).

 

LESPINASSE (MADEMOISELLE DE)

(1731-1776j

Sans biens, sans naissance, sans beauté, elle occupa de sa personne, de son influence mondaine et littéraire, des orages de ses passions, toute la haute société du XVIIIe siècle. Par un mot assez joli, la duchesse de Dino a dit qu'elle mena la vie d'un homme d'esprit à bonnes fortunes.

 

LÉVY (ARTHUR)

Historien français contemporain. Apologiste superstitieux de Napoléon, a trouvé des raisons pour établir que l'Alexandre moderne fut tendre, généreux, humain et ne haïssait rien tant que la guerre ! On le voit : tout peut se dire et se démontrer.

 

LIÉVEN (PRINCESSE DE)

(1784-1857)

Si jamais je prends un amant, s'écriait une jolie femme aux intermittences d'idées sérieuses, ce serait un amant politique ! Pour la princesse de Liéven, l'Égérie de lord Grey et de Guizot, tout sentiment : élan de l'imagination ou fièvre du cœur, enthousiasme spirituel ou passion se transmuait en politique. Faute de pouvoir directement gouverner, elle s'était faite la conseillère la plus remuante qu'on pût voir des agissements diplomatiques ; elle remplissait du bruit de ses opinions les salons, les ambassades, les cours de Londres, de Paris, de Saint-Pétersbourg. Thiers qualifiait son salon : l'observatoire de l'Europe.

L'agitation était son élément naturel. Il lui fallait du nouveau, de l'extraordinaire, à tout prix. Un jour qu'elle se lassait d'attendre, et que rien ne bougeait, à l'horizon, cette douce ambassadrice écrivait à lord Grey :

A propos, vous voulez donc faire la guerre ? Eh bien ! faites-la. Voyez comme je suis accommodante. Le secret de ceci, c'est que je m'ennuie. J'aimerais bien quelque chose qui remuerait l'Europe.

Tout simplement, pour distraire de Liéven ! Que lui importait à elle les coups et les blessures et ceux qui les reçoivent ! Elle en était si éloignée dans son noble cercle, le lieu de réunion des aristocraties étrangères, où son mari, personnage insignifiant et décoratif, pendant vingt-deux ans ambassadeur, à Londres, lui laissait, pour y briller, les trois quarts de la place ! Aussi, comme elle parlait à l'aise, les pieds au chaud, l'éventail à la main, de prises d'armes et de bataille : Il y a nécessité pour nous, déclarait-elle, de battre les Turcs. Elle exerça de l'influence. Lord Grey la consultait journellement. Elle correspondait avec le tsar. Des lettres d'elle partaient, à chaque moment, pour les chancelleries. Elle avait de l'empire sur son entourage d'hommes supérieurs. Guizot, qui lui voyait une immense supériorité morale et intellectuelle, parce qu'il l'aimait, ne pouvait se passer de sa société ni de ses lettres. Politiquement parlant, Thiers, en 1819, appelait Guizot et Mme de Liéven le père et la mère de la fusion. On la prôna, on la flatta beaucoup. En revanche, des appréciateurs moins complaisants raillaient volontiers les vaines turbulences de celle qu'ils dénommaient la Sibylle diplomatique, ou bien la Douairière du Congrès. Plus rudement lord Malmesbury, traitant de la princesse de Liéven, disait : Ce fut une peste pour nos ministres des Affaires étrangères. Chateaubriand, qui ne lui pardonnait peut-être pas d'avoir, avec son salon, éclipsé celui de Mme Récamier, reprochait à cette grande dame d'une morgue si hautaine, d'être une femme commune, fatigante, aride, et de n'avoir qu'un seul genre de conversation : la politique vulgaire, capable d'étonner seulement des intelligences de second ordre. En réalité, malgré sa connaissance de plusieurs langues, elle possédait peu d'instruction. Son ami Talleyrand et plus encore Mme de Dino eurent occasion de s'en apercevoir. L'esprit littéraire, ainsi que le sens de la nature, lui faisaient presque entièrement défaut. Mais l'esprit naturel, une grande abondance de paroles une habileté singulière à rendre siennes les idées d'autrui lui tenaient lieu de science acquise. Elle s'habillait avec beaucoup d'élégance. Sou port était d'une dignité parfaite. Elle causait, elle écrivait d'une façon charmante, et elle eût paru charmante elle-même, sans les desiderata d'une maigreur excessive qui ne lui conservait que la transparence de la beauté. Telle, cette fine marquise de la Chartreuse de Parme, très agréable, sans doute, aux yeux du prince son amant, mais si maigre qu'elle laissait, disait-on, la marque d'une pincette sur le coussin d'une bergère, après s'y être assise, un moment. Mme de Liéven se félicitait, d'ailleurs, d'être ainsi, et non pas autrement, et Guizot lui donnait raison, Il n'y a pas comme les pâles et les maigres, assurait-elle, je ne crois rien à l'ambition des belles joues.

Guizot, disions-nous, lui avait voué un sentiment profond et tendre, quoiqu'il ne l'eût rencontrée qu'en 1837, quand elle avait cinquante-trois ans. Il lui offrit de l'épouser, après son veuvage. De se voir trois fois par jour n'affaiblissait pas leur désir de se revoir. Ce n'est qu'avec vous que je veux parler, ce n'est que vous que je veux entendre, lui écrivait-elle. Je reste en vous, je resterai toujours avec vous, lui répondait-il. Il ne bougeait de chez elle. Était-il à la campagne, ou courait-elle la poste, ils s'écrivaient des lettres sans fin[5]. Un si rare attachement n'était-il, de part et d'autre, qu'une force de l'ante, mobile unique des aspirations élevées et pures ? Des curieux auraient bien voulu le savoir. Mérimée était de ceux-là. Il se chargea de renseigner la galerie. Un soir qu'il y avait réception, au ministère des Affaires étrangères, il s'était arrangé de façon à sortir le dernier. Enfin, saluant le président du Conseil et la princesse, il quitta l'un des salons, où ils s'étaient retirés seuls ; mais, au bout de quelques minutes, il y rentrait en homme affairé, semblant avoir oublié quelque chose, faisait un tour ou deux dans la pièce et s'en allait. — Eh bien ? lui demanda-t-on. — Eh bien ! le ministre avait ôté son grand cordon ! C'était tout dire en ne disant rien.

 

LIGNE (CHARLES-JOSEPH, PRINCE DE)

(1735-1814)

Officier général au service de l'Autriche, il avait vu le jour à Bruxelles : on a dit qu'avec son origine belge il eut, en naissant, l'esprit français. Homme de guerre, homme de salon, merveilleux causeur, doué d'un esprit d'observation judicieux et fin, dont les traits scintillent, à chaque page de ses abondants souvenirs, il représenta, jusqu'à son dernier jour, la société du XVIIIe siècle en ce qu'elle avait de plus aimable et de plus scintillant. Heureux, s'écriait, à Vienne, en 1814, pendant le Congrès, le comte Auguste de La Garde, heureux l'homme placé, le matin, près du prince de Ligne, le soir près de M. de Talleyrand !

 

LOUIS XVIII

(1755-1824)

De tempérament si peu que, pour ainsi dire, pas du tout ; de l'âme un souffle ; de l'esprit en abondance, du fin et du menu ; de la bonté, suffisamment pour se conduire en roi, car il donnait facilement ou avec une munificence raisonnée ; du cœur, de la mémoire, de la reconnaissance, une dose légère de tout cela, si légère qu'il n'en fut jamais incommodé : c'était, en peu de mots, au physique et au moral, tout l'avoir du roi Louis XVIII. Heureux ce flegmatique, qui tenait pour assuré, en n'importe quel temps, le repos de ses nuits ! L'un de ses ministres, porteur d'une mauvaise nouvelle, l'avait remise au matin, par crainte de troubler le repos de Sa Majesté. — Oh ! moi, répondit Louis XVIII, rien n'empêche mon sommeil. Le coup le plus affreux de ma vie a été la mort de mon frère. Eh bien ! le courrier qui m'apporta cette nouvelle, arriva ci 8 heures du soir. Je restai plusieurs heures bouleversé ; mais, à minuit, je me couchai et je dormis mes huit petites heures, comme à l'ordinaire.

 

LOUIS (LE BARON)

(1755-1837)

De valeur douteuse comme homme politique, dénué de tout talent de parole, impropre à la discussion raisonnée, confus et pénible à entendre, sans nuance dans l'esprit comme il était sans ménagement à l'égard des personnes, on s'étonnait, sur plus d'un point, qu'il gouvernât. Mais on ne s'étonnait plus qu'il fût ait pouvoir lorsqu'on le vol ait agir, à la tête de son département des finances. Peu de ministres rendirent des services plus considérables que cet administrateur habile. Nul ne savait mieux que lui provoquer et conduire le mouvement des capitaux. Moralement, sa conscience était fort élastique. Le bien et le mal ne lui paraissaient distincts que dans leurs relations plus ou moins effectives avec l'utile. C'est lui qui disait, un jour, à Prosper de Barante, presque sans plaisanter : Les joueurs et les voleurs, deux industries improductives.

 

LOUIS-PHILIPPE Ier

(1773-1850)

Vers la lin de son règne pacifique et agité, Louis-Philippe, ayant à se plaindre de l'archevêque de Paris, lui adressait quelques paroles très vives : Archevêque, lui disait-il, rouge de colère, souvenez-vous bien que l'on a vu briser plus d'une mitre. — Cela est vrai, Sire, mais que Dieu conserve la couronne du roi, car on a vu briser bien des couronnes. Il tenait son pouvoir de la nation, qui ne le lui laissait pas ignorer, et rendit ce pouvoir toujours fragile. D'une grande sûreté de coup d'œil, parmi tant de difficultés extérieures qu'il eut à résoudre, avec l'aide de Talleyrand, il eût été le modèle des rois diplomates, s'il n'avait pas eu le grand tort de subordonner aux intérêts de sa politique familiale l'effort et les résultats des meilleures négociations. Homme de beaucoup d'esprit et d'un sens très judicieux, il savait gouverner, malgré ce qu'en pouvait penser et dire, l'ingratitude de ses sujets : Cependant, il avait une manie particulière, qui était de démolir ses ministres les uns par les autres et de les user pour sa plus grande gloire, ce qui faisait dire à Talleyrand, son ami, cependant : Je n'aime pas ces ogres de réputation, qui croient sauvegarder la leur en dévorant celle des autres.

 

LUBOMIRSKA (PRINCESSE)

ÉLISABETH-CZARTORYSKA

Cousine du roi Stanislas-Auguste, qui la désigne, en sa correspondance avec Mme Geoffrin, sous le nom hellénisé d'Aspasie ; en possession d'une immense fortune, dont elle usait avec une largesse pleine de magnificence et de goût, recherchée, honorée par tous ceux qui tenaient une place dans le inonde : rien ne manquait à son bonheur, sinon la sagesse de le comprendre et d'en jouir. La singularité de son humeur s'y opposait. Quoiqu'elle ne cessât de changer de place, elle ne trouvait de contentement nulle part. Très attachée aux vieilles traditions de la Cour de France, mais fort méprisante pour le petit Bonaparte et maints personnages du jour ; désintéressée de son pays comme de sa famille, généreuse envers les pauvres et ceux qu'elle ne connaissait pas, mais sèche et dure envers ses enfants, qui l'adoraient, la princesse maréchale Lubomirska, malgré ses qualités supérieures, était, en définitive, une personne bien extraordinaire.

 

LUYNES (DUCHESSE DE)

ÉLISABETH DE MONTMORENCY-LAVAL

(Mariée en 1768, à Louis d'Albert, duc de Luynes)

L'amitié de la duchesse de Luynes, dont l'éveil datait du sacre de Louis XVI, fut, pour Talleyrand, une des relations de monde qui répandirent sur sa longue existence le plus de charme et de douceur. On appréciait en elle la haute convenance des manières et du langage. Elle avait, comme le prince de Bénévent, les grandes façons hospitalières et, de commun avec lui, l'amour du jeu. Elle aimait le whist enragément. La table en était dressée, chez elle, en permanence ; elle ne l'abandonnait qu'a regret et assez tard dans la nuit. Des goûts aussi prononcés ne se perdent qu'avec la vie. Telle, en sa persévérante passion, une grande dame berlinoise, la comtesse de Vess qui mourut, devers sa quatre-vingt-septième année, en remuant des cartes. Elle jouait. Une attaque d'apoplexie la frappe ; mais, reprenant connaissance, elle dit sur le ton de la plaisanterie à ses partenaires pleins d'émoi : J'espère que vous n'avez pas profité de mon accident pour me tricher.

 

LUCCHESINI (MARQUIS JÉRÔME DE)

(1752-1825)

D'abord abbé, il perdit le goût d'en porter le titre, surtout quand il eut été nommé lecteur et bibliothécaire de Frédéric II, roi de Prusse. Ce prince philosophe lui accordait sa confiance entière et lui trouvait les dons réunis d'un Cesarotti, d'un marquis d'Argens et d'un Quintus. Cependant, comme il y a toujours un écho dissonant pour rabattre les plus belles louanges, Mirabeau a dit de lui qu'il n'était pas l'ami du roi, mais son écouteur. Son ambition le jeta dans le corps diplomatique : il s'y comporta avec succès, habile comme il l'était à fondre les qualités d'adresse du courtisan et du politique. Son esprit de conversation aidait à la réussite de ses affaires d'ambassade. Il savait conter, aux bons moments ; et, en l'écoutant, on oubliait qu'il était laid, on perdait de vue qu'il était borgne.

 

LUZY (DOROTHÉE DORINVILLE)

DITE MADEMOISELLE

(1747-1830)

En sa pure jeunesse, elle s'était crue destinée aux pieuses vocations : le couvent l'appelait ; elle le croyait encore, lorsqu'elle rencontra Talleyrand en robe de séminariste ; mais, dès qu'elle eut goûté le bon de la vie, nulle moins que cette avisée comédienne n'eut cure de se jeter dans les bras de la religion.

 

MARET (DUC DE BASSANO)

(1763-1839)

Secrétaire d'État et chef de cabinet de Napoléon. Indolent par nature, doux et sociable, sous des formes empesées et pédantesques, bienveillant de nature, mais officiel toujours, comme les actes qu'il contresignait, doué d'une part d'intelligence appréciable, quoique Talleyrand le jugeât, — tel un autre Dangeau — le plus sot exemplaire de la faveur officielle[6] ;  il aurait mieux servi son maitre, si cette intelligence n'eût pas été un instrument passif, dont tous les mouvements se réduisaient à deux points : admirer sans restriction les volontés de l'empereur, les admirer avec béatitude, et faire de la conservation de sa place. auprès de lui, son unique objet. Comme l'eût exprimé Saint-Simon, son admiration, à force de se montrer, s'était glissée dans ses moelles.

 

MARIE-LOUISE

(1791-1847)

Napoléon, au point culminant de sa puissance, cherchait dans les cours d'Europe une remplaçante a l'impératrice Joséphine. L'alliance russe ayant manqué, on songea à une archiduchesse autrichienne ; et Marie-Louise, fille de François, fut celle-là.

Plutôt laide, de belle taille, néanmoins, et susceptible de plaire quand elle était arrangée, babillée, diadémée, elle n'y réussissait pas toujours, l'expression de sa physionomie ayant le désavantage de ne changer, pour ainsi dire, jamais ; pas un sourire de bienveillance, pas un regard curieux et vif qui vinssent animer ce visage de bois. Ses obligations de souveraine, elle les remplissait, en quelque sorte, automatiquement. Telle, suivant une comparaison juste et maligne de la comtesse Potoçka, ces poupées à mécanique qui roulent, lorsqu'on les a montées, montrant leur fine taille bien raide, leurs gros yeux de porcelaine d'un bleu pâle et toujours fixes.

Gourmande, sensuelle, simple d'intelligence, inconsciente d'âme et de cœur, elle eut trop à faire d'être impératrice, sur le premier trône du monde ; ce lui fut assez de redevenir princesse de Parme, pour n'être plus enfin que la comtesse de Neipperg.

 

MARIE-CAROLINE

REINE DE NAPLES ET DE SICILE

(1752-1814)

Elle eut dix-huit enfants. Ce fut une de ses particularités. Elle avouait qu'ils n'étaient ni beaux, ni aimables, mais ajoutait qu'ils lui plaisaient, parce qu'ils étaient les siens et qu'elle les trouvait bons. Ferdinand IV était le Padrone légitime, qui les lui avait donnés, un pauvre sire, demi-grotesque et demi-tragique, dont elle faisait, seule on avec ses favoris changeants, toute la besogne de roi. Étrange femme ! Malgré ses grossesses multipliées, on la voit toujours agissant, correspondant, écrivant ; sa plume est volubile autant que sa langue. On a publié d'elle des monceaux d'épistoles incohérentes, où toujours elle s'emporte, se plaint ou se lamente, appelle la mort pour la délivrer des soucis du trône ou des regrets du détrônement. Mais, qu'avec joie, autant qu'elle le peut, Marie-Caroline gouverne, décrète et se venge !

Elle a, dans l'âme, un mépris immense pour ce renégat de Talleyrand, qui le lui rend bien, tout en ne refusant pas d'embourser les fonds, qu'elle lui fait tenir avec colère et désespoir. Par contre, elle admire Bonaparte ; elle chante presque sa gloire jusqu'au moment où il l'aura chassée d'Italie et ne sera plus, pour elle, que le petit Corse mitard. Lui Napoléon la juge et la traite sans ménagement. Il l'a dénoncée publiquement comme une moderne Athalie, comme une autre Frédégonde. A la vérité, on ne dira jamais de cette enragée fille de Marie-Thérèse, chez qui les entraînements de la passion, de l'orgueil ou de la haine allaient jusqu'à la frénésie, qu'elle fut une des enchanteresses de l'histoire.

 

MARMONTEL

(1728-1799)

Voltaire proclamait Marmontel son ami et son maitre, sans croire à ce qu'il disait, au moins sur le dernier point. Le nom de cet encyclopédiste est aujourd'hui, beaucoup plus connu que ses œuvres.

 

METTERNICH (CLÉMENT, PRINCE DE)

(1773-1859)

Metternich, l'émule de Talleyrand et l'adversaire redoutable de Napoléon, Metternich, qu'on appela le dieu Terme de la diplomatie classique, a rempli de son nom, pendant trente-quatre ans, toute l'histoire de son pays et celle de l'Europe entière.

Conseiller très écouté des princes, diplomate de premier ordre, de plus causeur brillant et bel esprit, très grand seigneur, disposant d'un réel pouvoir de séduction, se servant à ravir de la beauté de son regard, de ses manières noblement aisées, de ses façons irréprochablement courtoises, il sut plaire aux femmes, charmer les hommes et mener ses desseins à leur but avec autant de souplesse que d'énergie. Il fut, de bonne heure, le Metternich, dont Napoléon disait : Il est tout prêt de devenir un homme d'État : il ment très bien.

Metternich était entré dans la politique et dans le monde, léger, dissipé de caractère, mais déjà sûr de soi jusqu'à la présomption, confiant en sa chance comme en son savoir-faire. payant de sa personne avec d'autant plus de décision qu'il était très convaincu de ses qualités, de ses moyens, et si heureux, tout de suite, qu'il en resta l'un des plus grands infatués de son siècle. Heureux homme, en effet, dont la plume ne rebroussait point d'écrire des phrases comme celles-ci, en 1817 : Ma présence en Italie est d'un effet incalculable, en 1815 : Je suis venu à Francfort comme le Messie, et en 1848 : L'erreur n'a jamais approché de moi[7].

Sa lutte contre Napoléon fut l'événement capital de sa vie. L'histoire a gravé dans le bronze les paroles de sa fameuse entrevue de Dresde, avec l'empereur : Vous ne me ferez pas la guerre ! s'était écrié Napoléon. — Vous êtes perdu, sire, répondit Metternich : j'en avais le pressentiment en venant ; maintenant, j'en ai la certitude. Les congrès d'Aix-la-Chapelle, de Troppau, de Laybach, marquèrent l'apogée de sa gloire diplomatique, La Sainte-Alliance, sa création, triomphait. L'autorité du ministre autrichien s'était imposée aux contestations jalouses de la Russie comme à l'acceptation pacifique des autres puissances. C'était bien le règne européen de Metternich.

La sagesse de sa politique fut d'avoir su le maintenir en personne, à travers les rivalités de conquêtes, dans le rôle et l'attitude d'un médiateur armé. Même en provoquant la guerre, il désirait la paix. Par contre, il exécrait la Révolution française et la liberté. Le plus indépendant des hommes en sa connue privée, il se montrait en politique le moins libéral des gouvernants. Il détesta le régime parlementaire jusqu'à écrire, en 1828 : La France et l'Angleterre peuvent être regardées comme n'ayant pas de gouvernement. Il ne consentit aucun sacrifice à l'esprit de son temps et n'eut qu'un regret, disait Talleyrand, c'était de ne pouvoir le comprimer davantage. Malgré qu'il affectât, en paroles, de grands sentiments, de grands principes de droit naturel, sa pensée dominante se réduisait à assurer, de toutes les manières, la prépondérance de l'intérêt de l'État et la suprématie de la force mise au service de l'autorité. Les révolutions qui éclatèrent en Italie, les émeutes de Vienne, l'abdication du souverain, dont il avait été le guide[8], son propre exil et sa chute apportèrent de terribles répliques à son système d'absolutisme — sans le faire changer d'avis.

 

MICHELET (JULES)

(1798-1874)

Le représentant le plus marqué de l'école idéaliste et symbolique, en histoire. Par les dons de l'imagination, comme par les qualités du style, il fut un évocateur. Il ne raconte point le passé, il le ressuscite. Malheureusement, s'il a jeté la vie dans l'histoire, il y a fait rentrer aussi la fièvre militante et la passion.

 

MIGNET

(1795-1884)

Ses éloges de grands hommes et, en particulier de Talleyrand, sont considérés comme des modèles de l'éloquence académique. Le gentilhomme et connétable de lettres, Barbey d'Aurévilly, qui ne les avait pas lus, ne se souciait que faiblement d'en peser la valeur, lorsqu'il réduisait à ceci toute la personnalité de l'historien : Mignet, un Salvandy maigre dont le plus clair mérite aura été d'être le petit camarade du petit Thiers.

 

MIRABEAU (MARQUIS DE)

VICTOR DE RIQUETTI

(1715-1789)

Philanthrope et despote, féodal et réformateur, ami de l'humanité et persécuteur de sa famille, ce disciple tourmenté du sage Quesnay, ce présomptueux et emphatique écrivain, qui dédaignait Montesquieu comme arriéré, fit beaucoup de bruit, de son vivant, à la maison et hors de chez soi. On oublia ses utopies ; mais on garda le souvenir amusé des mille agitations de son caractère bilieux et des originalités de style à la Rabelais ou à la Saint-Simon, qui jaillissent fantasques, décousues, au demeurant fort expressives, du chaos de sa correspondance.

 

MIRABEAU (MARQUISE DE)

MARIE-GENEVIÈVE DE VASSAN

(1725-1794)

La femme du précédent, qui s'en plaignit à l'extrême. Les vingt ans que j'ai passés avec elle, déclarait-il, ont été vingt ans de colique néphrétique. Il n'avait pas toujours autant souffert de sa compagnie, puisque dans une période de conjugalité, qui ne fut pas un vain mot, il eut d'elle onze enfants. Après quoi, ils se brouillèrent, se séparèrent et plaidèrent l'un contre l'autre, à grand tapage. Elle avait le tempérament emporté comme le marquis lui-même, le caractère incommode, des habitudes sans ordre ni discipline, du trait en tant qu'esprit, et de qualités presque pas une. Nature lui avait refusé toute pudeur naturelle, assure l'ami des hommes, lequel n'était pas le sien, lorsqu'il lui décernait ce compliment.

 

MIRABEAU (COMTE DE)

GABRIEL-HONORÉ RIQUETTI

(1749-1791)

Issu d'une terrible et furieuse race, né d'un père hautain, agité, violent, d'une mère joueuse et dépensière, héritier de la frénésie de celle-ci et de la fougue de celui-là, il apporta dans le monde un caractère étrangement tumultueux. Son tempérament d'écrivain, de publiciste et d'homme d'État, se trempa dans ces orages pour y gagner en éclat, en force, eu puissance. Au point de vue mural, Rivarol croyait peindre le grand homme d'un seul trait, en disant : Ce Mirabeau est capable de tout pour de l'argent, même d'une bonne action.

 

MIRABEAU (COMTESSE DE)

ÉMILIE DE MARIGNAN

(1752-1805)

Quand Mirabeau l'épousa, par sympathie d'humeur, de goûts et d'intérêts, elle avait des grâces, du piquant, la voix délicieuse, mais une beauté discutable, ce qui faisait dire au terrible marquis, son beau-père, quand il la vit, en sa vingt-troisième année, qu'elle lui produisait l'effet d'un singe mélodieux. Entre de nombreux prétendants, aspirant à la possession de ses biens autant qu'à celle de sa personne, elle choisit le comte de Mirabeau, en fut ravie, étourdie, aveuglée d'abord, eut mille raisons de le regretter ensuite, et en vint où ils arrivaient tous, dans son entourage, à la séparation. Mirabeau porta d'elle cette appréciation qui la définissait toute, en bonne justice : Ni l'âme forte, ni l'esprit élevé, tuais née pour être raisonnable, elle l'aurait été, si je n'eusse pas été très fol et d'une volée trop haute et trop inégale pour elle...

 

MOLÉ (LOUIS-MATHIEU, COMTE)

(1785-1855)

Orateur et homme politique, membre de l'Académie française. On avait porté de lui ce jugement, après qu'on l'eût vu à l'œuvre, en qualité de ministre : Molé est un excellent spectateur, mais c'est un mauvais acteur. Le mot fut attribué à Guizot. Louis-Philippe laissait croire qu'il en était le père. Mme de Dino le réclamait, se souvenant bien qu'on avait dû le lui voler, il y avait de cela plusieurs années.

 

MONTESSON (MARQUISE DE)

(1737-1806)

Aimable comédienne de salon, qui faisait aussi des pièces de théâtre, sous la dictée de son secrétaire. L'amour déclaré du duc d'Orléans la mit en grande situation dans le monde : il alla jusqu'à l'épouser. Comme il n'avait pas obtenu permission du roi que le mariage fût publié, le malicieux Caraccioli lança cette boutade : M. le duc d'Orléans ne pouvant faire Mme de Montesson une duchesse d'Orléans s'est fait lui-même M. de Montesson.

 

MONTROND (COMTESSE DE)

ANGÉLIQUE-MARIE D'ARLUS

La femme d'un officier aux gardes françaises et la mère du confident politique et privé de ce Talleyrand qu'elle détestait. C'était, en effet, l'une de ses particularités. Elle professait une aversion insurmontable contre l'ancien pontife d'Autun. Non contente de l'exprimer ouvertement, autant de fois que s'en présentait l'occasion, elle en disait l'aigreur, plume en main ; elle le satirisait en vers, d'une pointe assez âpre. Pour cette vénérable personne, Talleyrand était la pire des créatures, ne être sans foi, sans conscience ; elle lui voyait une âme chargée de noirceurs. Son fils hérita de ses biens, mais non pas de ses sentiments.

 

MONTROND (CASIMIR, COMTE DE)

(1769-1843)

Un homme d'audace et d'esprit, un intrigant de haut vol : Sainte-Beuve l'enferma tout entier dans une seule ligne. Le beau, l'insatiable Montrond[9] eut, à son actif, trois faits signalés. Il fut le sauveur et l'époux, au deuxième tour, de la Jeune Captive, la belle Aimée de Coigny, duchesse de Fleury. Il mit en échec la vertu miraculeuse de Juliette Récamier. Et Talleyrand, par de longues années de compagnonnage, le porta dans un jour si public qu'il ne fut plus possible, désormais, d'avoir la vision de l'un sans que s'y reflétât, comme une vivante contre-épreuve, l'image de l'autre. Devant Montrond on disait de Talleyrand jeune : Il est si aimable !Il est si vicieux ! ajoutait-il. Sur le tard, le prince voulant expliquer les raisons de son attachement pour le personnage un peu singulier qu'on voyait partout avec lui : Savez-vous pourquoi j'aime assez ce Montrond ? C'est parce qu'il n'a pas beaucoup de préjugés. — Savez-vous pourquoi j'aime tant M. de Talleyrand ? répliqua celui-ci. C'est parce qu'il n'en a pas du tout. Faire des mots dans le monde : telle était la spécialité de M. de Montrond, quand il s'y reposait de jouer gros jeu, de calculer en secret, d'intriguer au dedans et au dehors, pour lui-même ou pour M. de Talleyrand. Il les gardait à son compte ou les repassait au voisin ; et, sauf qu'il ne les vendait peut-être pas, il ressemblait a ce Rougemont, passé maître dans l'art d'improviser des mots, voire des mots historiques réservés aux grandes occasions.

S'il était possible, remarquait Mme S..., de réunir les grains de l'esprit de Montrond, ce serait, à coup sûr, le chapelet de l'ancienne amabilité française, mais ce ne serait le code de la morale d'aucun temps ni d'aucun peuple. Détachons l'un des grains de ce rosaire. Mme Davidoff, quêtant, lui demandait sa contribution en faveur des filles repenties : Madame, lui objecta-t-il, si elles sont repenties, je ne leur donnerai pas : si elles ne le sont pas, je ferai mes charités moi-même. C'est Montrond qui disait plaisamment de l'orgueilleux Cambacérès : Je viens de traverser les Tuileries et j'ai eu l'honneur de voir l'archichancelier qui s'archipromenait. C'est lui qui, sur une question d'emprunt particulier, répondait à James de Rothschild : Les affaires, c'est l'argent des autres, — ce trait fameux qu'Alexandre Dumas fils glissa dans une de ses comédies, qu'on pensa restituer à Mme Émile de Girardin, et dont l'ami de Talleyrand fut le véritable père. C'est encore lui, l'ancien roué du Directoire, qui avait lancé la réflexion trop véridique, ordinairement mise au compte du prince de Bénévent et que La Rochefoucauld eût signée : S'il vous arrive quelque chose d'heureux, ne manquez pas d'aller le dire il vos unis, afin de leur foire de la peine.

Dans le bon temps de ses rapports familiers avec le grand chambellan de Napoléon et Louis XVIII, il était reçu, partout et, si nous en croyons Mme de Boigne, fêté, recherché par beaucoup de gens haut placés. Ce crédit, fondé sur une équivoque, ne dura pas toujours. Talleyrand se fatigua d'entendre le même refrain, pendant quarante ans. Montrond vieilli, malade et pauvre, termina dans une médiocrité relative une existence conduite sans méthode et sans but. Il trouva, pour abriter ses derniers jours, des consolations auprès de l'ex-merveilleuse Fortunée Hamelin, dont il avait été l'amant, au plein de leur jeunesse brillante, qu'il avait lassée de son humeur singulière, de ses injustices, de sa déloyauté même, et qui lui fut secourable lorsqu'il vint s'abattre à ses pieds, mourant, goûter auprès d'elle encore quelques heures de douceur et de paix, enfin rester dans la mémoire de celle qui lui pardonna, comme le plus aimable des vieillards, le plus reconnaissant des amis et le plus noble chrétien[10].

 

MORNY (AUGUSTE, DUC DE)

(1811-1865)

Fils de reine, frère d'empereur et vice-empereur. Tout fut singulier dans sa vie et tout lui parut naturel, comme l'avait été sa naissance.

 

MURAT (JOACHIM)

(1771-1815)

Fils de laboureur, ses brillantes campagnes, sa merveilleuse audace, dans un temps de guerre sans arrêt où s'improvisaient sur le champ de bataille de si extraordinaires fortunes, le firent : maréchal, gouverneur de Paris, grand-duc de Berg, grand amiral, beau-frère de Napoléon et roi d'Italie. L'appareil de la souveraineté lui fut cher plus que le fond. Il en aimait la pourpre et la gloriole. L'un de ses actes d'inauguration fut de s'entourer aussitôt, d'une cour fastueuse. L'amour du panache était sa faiblesse, comme sa joie de parader sous le soleil de Naples, émerveillant par la splendeur exagérée de ses costumes des populations éprises de bruit et de clinquant. Soldat superbe et politicien médiocre, d'un cœur héroïque et d'un caractère faible, il avait l'âme soumise aux suggestions de Caroline sa femme, qui le poussa dans les rangs des Alliés pour conserver son trône. Talleyrand avait travaillé, tour à tour, selon la face ou le revers des événements, à l'élévation et à la chute de Murat. En 1812, il s'était flatté, parlant de Joachim et de Napoléon, d'avoir contribué à faire le premier roi et le second empereur. Deux ans plus tard : Murat, s'écriait-il, n'est qu'un bandit ! Il en avait autant pour le service de l'ex-empereur : Napoléon n'était plus qu'un brigand.

 

NAPOLÉON Ier

(1769-1821)

Le dieu moderne, le plus grand créateur d'énergie et d'enthousiasme, — proclament ses derniers adorateurs ; le plus extraordinaire des meneurs d'hommes qui aient su fonder le culte et la religion de leur nom, mais aussi le plus absolu, le plus impétueux des maîtres, le plus implacable organisateur de violences et de spoliations, constate, à la lumière crue des faits, l'Histoire[11].

 

NAPOLÉON II

(1811-1832)

La naissance du roi de Rome eut un retentissement extraordinaire dans le monde. Ce jour-là même, pendant que s'organisaient des fêtes superbes, au centre de l'Empire, Napoléon avait expédié en courrier extraordinaire le général Tettenborn pour en porter la nouvelle au souverain de l'Autriche, et, en quatre jours et demi, cet intrépide cavalier avait couvert la distance de trois cent vingt lieues... Mais que d'espoirs trompés ! Victime, dès le berceau, d'une destinée fatale et inouïe, l'aiglon ne devait être qu'une promesse éclatante et éphémère. Je vois bien que je ne suis pas roi, répétait l'enfant bouclé, pendant son voyage de Rambouillet à Vienne, je n'ai plus de pages ! Quand il fut au Congrès, Talleyrand rendait visite à Marie-Louise, en ce palais autrichien de Schönbrunn où languissait le fils de Napoléon. Il vit l'archiduc Charles, tenant sur ses genoux un gracieux enfant. Le reconnaissez-vous ? lui demanda le célèbre stratégiste. — Oui, mon prince, répliqua le diplomate, je le connais, mais je ne le reconnais pas.

 

NARBONNE (COMTESSE DE)

L'ancienne daine d'atours de Madame Adélaïde, fille de Louis XV, une femme intelligente, très sure des usages, mais combien entichée d'aristocratisme et hautaine ! Par circonstance, elle inspira au prince de Bénévent l'un de ses mots les plus heureux. Napoléon tenait fort à retenir, autour de son trône, par des attaches de cour, l'ancienne noblesse française. Il rencontrait de la part de Mme de Narbonne une résistance obstinée. Après le triomphe d'Austerlitz il voulut savoir de son fils si, maintenant, elle ne se déciderait pas enfin à l'aimer. Embarrassé par la question, cet aide-de-camp de l'empereur qui, pourtant, ne manquait pas d'esprit, hésitait à répondre. Talleyrand vint à son secours : Sire, Mme de Narbonne n'en est encore qu'à l'admiration.

 

NARBONNE (LOUIS DE)

(1755-1813)

Chevalier d'honneur de Madame Adélaïde, puis, ministre de la guerre en 1792, aide de camp et ambassadeur de Napoléon ; en outre, homme d'esprit, homme d'études, ayant, avec cela, du chevaleresque à l'âme, le comte de Narbonne fut un des représentants les plus parfaits de l'ancienne société française. L'un des chefs du parti de la monarchie constitutionnelle, il fut, au département de la guerre, le seul ministre d'alors qui ait eu pour lui la majorité de l'assemblée. L'enthousiasme qu'il y inspirait confina presque à l'idolâtrie. Sa légèreté naturelle et d'autres causes telles que : l'influence passionnée de Mme de Staël, qui tenait tant à le voir premier ministre pour être, avec lui, maîtresse des affaires, les défiances de la Cour et l'opposition des démocrates avancés, lui en firent perdre le fruit. Mme de Staël l'avait emmêlé dans ses trames et dans ses plans, d'une manière doublement périlleuse. Tels étaient les besoins et l'esprit d'intrigue de Mme de Staël, remarqua Tallien, que, pour avoir une révolution, elle aurait fait jeter tous ses amis à la rivière, quitte à les repêcher, ensuite, par bonté d'âme. Elle repêcha Narbonne, en lui procurant les moyens de se réfugier en Angleterre.

Quand il fut au service de l'empereur, il s'en acquitta avec dévouement, courage, sagacité, prudence et sans exaltation. Il ne fut pas du nombre des courtisans fameux, auxquels l'excès du zèle monarchique inspira de ces traits adulateurs, qui dépassèrent, envers les Louis XIV et les Napoléon, les limites de l'adoration humaine. L'un de ceux-là, M. de La Chaise, préfet d'Arras, prononçant une harangue en présence de l'empereur, avait serti cette perle de littérature laudative : Dieu fit Bonaparte et se reposa. — Il aurait mieux fait de se reposer un peu plus tôt, murmura Narbonne. Lui-même brûlait bien un peu d'encens au maitre de l'heure, mais du plus fin. Comme il arrivait du camp de l'Autriche, en 1813 : Eh bien ! lui demanda Napoléon, que disent-ils de Bautzen ? Que disent-ils de Lutzen ?Sire, répondit-il, les uns affirment que vous êtes un dieu, les autres que vous êtes un diable, mais, tout le monde convient que vous êtes plus qu'un homme.

On a gardé de ses mots assez pour en remplir des pages ; et, le mérite en est rare : tous ces mots portaient juste. Narbonne était fort recherché dans la société mondaine pour sa bonne grâce et sa galanterie. Il a plus d'esprit que moi, confessait Talleyrand, mais il est moins sage. Donc, il devait l'être fort peu. Il était sensible à l'attrait des femmes et le resta jusqu'à la fin. La comtesse Potoçka lui a reproché de s'être trop souvenu de ses brillants succès de jeunesse, en les poursuivant par delà l'âge mûr. Dans sa persévérance amoureuse, M. de Narbonne essayait de se persuader à lui-même, sinon de le prouver à celles qui l'écoutaient, sceptiques, la permanence des impressions du cœur survivant aux métamorphoses de l'âge. C'est l'image du poète : quand la vie a jeté tous ses frimas sur nous, l'amour, comme un feu mystérieux, brûle encore sous la neige des ans. Sans doute, mais qu'est devenue sa chaleur communicative pour les foyers voisins ?

 

NOAILLES (PAUL DE)

(1802-1885)

Pair de France, à vingt ans. Noble, il l'était, le savait, en portait la fierté, mais se gardait de le laisser trop voir. Comme ceux de sa famille il s'était formé de ses ascendances une idée nette : Avant tout, par-dessus tout les Noailles et, cela bien admis, le reste d'eux-mêmes au pays, au roi, aux arts, aux lettres, à la diplomatie. On représentait le duc Paul de Noailles comme un homme grave, honorable, sensé, plein de retenue dans ses jugements. Par contre, sa femme avait des opinions politiques très violentes et les exprimait sans douceur.

 

PALFI (FERDINAND DE)

L'un des personnages les plus en vue de la cour impériale d'Autriche, pendant le Congrès de Vienne. Toutes les joies désirables composaient le tissu de sa vie journalière. On le disait beau parmi les beaux, prodigue avec les femmes, qui le lui rendaient bien, et, avec cela, le plus heureux des joueurs. Il avait gagné au seul prince Jean de Lichtenstein de quoi construire et meubler un magnifique hôtel. On l'appelait, cet hôtel si facilement acquis : le Château de cartes. Le mot fut attribué à Talleyrand.

 

PALLAIN (GEORGES)

(Né en 1845)

Administrateur français, né le 20 mars 1847. Ami des finances et de la diplomatie, gouverneur de la Banque de France et archiviste particulier de M. de Talleyrand.

 

PASQUIER (ÉTIENNE-DENIS, BARON)

(1767-1862)

Une tête de taureau, des cheveux roux, une voix rauque, pas de talent, mais de l'intrigue autant qu'il en tiendrait dans le petit doigt du diable. Est-ce du chancelier-duc qu'on brosse ainsi la portraiture ? Non, mais d'un de ses aïeux, petit parlementaire du temps de la Fronde, et qui fait figure en la Satire Ménippée.

Peu de carrières furent, comme la sienne, longues et remplies. Il sut être jeune en son temps, courageux à l'occasion, souple et ductile, le plus souvent, au gré des circonstances, habile toujours. En pleine Terreur, il eut une rare audace : sous le coup de la loi des suspects, caché dans un village des environs de Paris, il se maria. Après le 9 thermidor, considéré avec intérêt du côté des femmes, soigné dans ses habits, négligé à dessein dans ses propos, voltairien d'esprit et de principes, enfin, beau causeur, il se poussa dans le monde avantageusement. Conseiller, préfet, ministre de la police sous l'Empire, il passa aux Bourbons avec armes et bagages, les quitta, leur revint, les abandonna de nouveau, pour devenir enfin, sous la monarchie bourgeoise, grand chancelier de France, c'est-à-dire après le roi, avant les princes, le second personnage de l'État. Le plus magistrat des politiques et le plus politique des magistrats, il n'évita point d'être plaisanté, chansonné, crayonné par les journaux de l'époque, lui et ses menus travers, sous la simarre ou en pantoufles, en habit de ville ou dans sa robe de chambre, sa fameuse robe de soie puce à queue ! Sa dernière coquetterie fut d'être habillé de vert, sous la Coupole. — Mais, finalement, demandaient des gens, pourquoi est-il de l'Académie ?Messieurs, répondit Louis-Philippe, c'est parce qu'il y a vingt et un fauteuils à la Voltaire dans son salon. N'est-ce pas assez ? Des titres académiques, il en eut après sa mort, par la publication posthume de ses Mémoires, na peu bien volumineux et qui sont plutôt une histoire de son temps qu'une suite de révélations personnelles.

 

PEYRONNET (LE COMTE DE)

(1778-1854)

Chargé du département de l'Intérieur, sous le ministère de Polignac, il fut l'un des rédacteurs des malheureuses Ordonnances, qui eurent pour réponse la révolution de Juillet. Ce qu'il eut de plus signalé dans sou rôle politique ce fut certainement la maladresse. Talleyrand, qui l'avait vu aux prises avec Pasquier, et d'une façon peu brillante pour lui, avait une manière de le défendre plus fâcheuse à sa considération qu'une attaque véritable. Je conviens, disait ce terrible avocat, que M. de Peyronnet ne savait plus où il en était ; le peu d'habitude de se trouver avec des gens comme nous explique assez son embarras ; malgré cela je puis vous assurer qu'il a fait de l'effet, beaucoup d'effet. — Mais comment cela !Comme une médecine.

 

PICOT (JULIENNE)

La première en date des amies de Talleyrand. Maurice de Périgord, alors au séminaire, était destiné aux grandeurs de l'Église ; elle n'était que la fille d'un rôtisseur. Mais elle avait quinze ans, peut-être seulement quatorze et lui seize ; et, lorsqu'il tenait sa main entre les siennes, pendant des heures entières, il se sentait plus heureux de cette faveur qu'il ne le fut jamais — du moins, à ce qu'il prétendit — des croix, des clefs d'or, des cordons et des principautés.

 

PORTALIS (JOSEPH-MARIE, COMTE)

(1778-1858)

Conseiller d'État, pair de France, président à la Cour de cassation, ministre, il servit tour à tour, sans perdre au change, l'Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet. Dépourvu de préjugés, il ne s'embarrassait pas davantage d'inutiles soucis, eu matière de sentiment. Il le montra bien, dans une occasion plaisante, où se découvre toute l'âme du courtisan. Ministre des cultes, il entrait, un matin, chez l'empereur, la figure défaite et les yeux remplis de larmes. — Qu'avez-vous donc, Portalis ? lui demanda Napoléon. Êtes-vous malade ?Non, Sire, mais je suis bien malheureux, ce pauvre Boisgelin, mon camarade et mon ami d'enfance... — Eh bien, que lui est-il arrivé ?Hélas ! Sire, il vient de mourir. — Cela m'est égal, il ne m'était plus bon à rien. — Puisque l'empereur le prend de la sorte, me voilà tout consolé. Et, comme par l'effet du rayon de soleil, qui sèche aussitôt le sol humecté d'une pluie légère, le sourire reparut sur les lèvres de Portalis, dont la douleur s'était envolée, en moins de rien. Il en fut ri, pendant plusieurs jours, au Conseil d'État de 1807.

 

POTIER (CHARLES)

Le patriotique incendieur Rostopchine, en arrivant à Paris, où les salons lui firent fête, disait que plusieurs raisons l'avaient amené en France, mais que l'une des principales était bien sa curiosité de voir les deux plus grands comédiens du moment : Potier et Talleyrand. Charles Potier n'était qu'un comédien, au sens réel du mot. Il eut des traits, à la Richelieu. Une femme lui reprochait de s'être vanté d'avoir eu ses faveurs. D'emblée notre homme lui répliqua : Madame, je l'ai dit, mais je ne m'en suis pas vanté. Talleyrand auquel on lui faisait l'honneur inattendu de le comparer tout à l'heure n'aurait pas mieux ni plus impertinemment répondu.

 

POZZO DI BORGO

(1764-1837)

Général d'infanterie au service de la Russie, ambassadeur du tsar, à Paris, à Vienne et à Londres. Ennemi de Napoléon, avec la profondeur et l'acharnement d'une haine corse, et juge peu clément de Talleyrand[12], l'équivoque de son rôle, à l'étranger, ne l'empêcha point d'avancer rapidement sur le chemin de la fortune, aussi bien dans la voie des armes que dans celle des fonctions publiques. Il avait de l'esprit naturel et se piquait de connaissances ; son instruction n'était ni profonde, ni variée, comme on s'en apercevait à sa manie de répéter, d'une maison à l'autre, des citations trop de fois entendues.

On garda mémoire d'un mot de lui prononcé, pendant le Congrès de Vienne, et dont le sens prouvait assez qu'il n'avait point l'âme hospitalière aux idées novatrices, venant du pays de révolution, qui était le sien : La France, disait-il, est une marmite bouillante ; il faut y rejeter tout ce qui en sort.

 

PRADT (DOMINIQUE DUFOUR DE)

(1759-1837)

Député aux États-Généraux, aumônier du dieu Mars, — nous voulons dire de Bonaparte, — archevêque de Malines, baron de l'Empire, et, sous Louis XVIII, grand chancelier, de la Légion d'honneur. Avec la versatilité bien connue de ses opinions, il eut, quand même, la chance ou l'esprit de se faire délivrer, tout le long de sa carrière protéiforme, des honneurs solides. Il avait l'humeur brouillonne, eu affaires, et s'agitait beaucoup plus qu'il n'agissait. Suivant une ingénieuse comparaison de Sainte-Beuve, il était le marmiton d'une politique dont Talleyrand était le maitre d'hôtel habile et consommé.

 

RAPINAT

Agent du Directoire, beau-frère de Rewbell et descendant par bâtardise d'un fieffé maraudeur, qui, pendant la guerre de la succession d'Espagne, avait commis de tels dégâts, que le sobriquet en resta pour lui servir de nom. Ambitieux de n'en point démériter, le nouveau personnage opéra de telle sorte en Helvétie, où l'avait envoyé le Directoire, qu'on fit courir ce quatrain dans la presse :

La pauvre Suisse, qu'on ruine,

Voudrait bien que l'on décidât

Si Rapinat vient de rapine

Ou rapine de Rapinat.

 

RÉCAMIER (JULIETTE)

(1777-1849)

Jusqu'à cinquante ans, avec la langueur attendrie et l'ingénuité coquette de son visage, elle avait été la plus belle personne de son temps. Nul ne l'ignore : elle dépensa les dernières années de sa vie à consoler Chateaubriand, attristé, vieilli, malade. Elle avait inspiré, autour d'elle, parmi tant d'hommes supérieurs qui recherchaient sa compagnie, des attachements profonds, qu'elle sut convertir doucement en amitiés fidèles et pleines d'abnégation. Était-ce pudeur morale ? Était-ce omission de la nature ? Vingt, trente biographes se sont lancés à la découverte de ce mystère, sans parvenir à l'éclairer. Une anecdote seulement, qui permettrait un doute. Le mauvais sujet de Montrond, l'unique 3Iontrond, aurait eu le privilège d'émouvoir cette enveloppe de marbre. Curieux, lui aussi, de la virginale Juliette, il l'avait intriguée, dans un bal masqué, audacieusement, sous les yeux de la brune Hamelin, sa maîtresse. Avertie par l'instinct jaloux celle-ci les aurait surpris l'un et l'autre, au moment juste où ils s'enfuyaient en fiacre vers un lieu connu du séducteur. La spirituelle muscadine, alors, feignant de reconnaitre, dans la voiture une personne qu'elle ne s'attendait pas à y trouver, s'était écriée : Madame Récamier... Comment ! Madame Récamier, c'est vous ? Ah ! je me suis trompée. A tort ou à raison, tout le monde de sa connaissance eu parlait, le lendemain. Mais il est bon de s'en souvenir : Fortunée n'aimait pas Juliette, Mme Hamelin vécut en brouille ouverte avec Mme Récamier.

 

REWBELL

(1747-1807)

Membre et premier président du Directoire, où il s'était attribué les Affaires étrangères, son application laborieuse y prêchait d'exemple, mais non point sou avarice notoire, sa mauvaise éducation et la rudesse de ses manières. Il avait le parler brusque ; ses façons tranchantes ou ses apostrophes soudaines déconcertaient ses collègues, sauf le proconsul Barras, qui, non moins impératif et portant haut, le forçait à baisser le ton. Talleyrand, quand il eut pris la succession de Charles Delacroix aux relations extérieures, eut fort à souffrir de cette botte ferrée du Directoire. Rewbell ne manquait aucune occasion de le couvrir d'injures. L'évêque-diplomate n'était pas formé, pour la riposte, au même genre d'arguments ; mais, à l'occasion, de son air tranquille, il lui renvoyait de ces traits dont la pénétration est aiguë dans l'épiderme d'un amour-propre. Une après-midi, Rewbell, visitant ses bureaux, lui demandait comment allaient les choses. De travers, monsieur, comme vous les voyez. Or, Rewbell louchait terriblement.

 

RICHELIEU (DUC DE)

(1766-1822)

Petit-fils du maréchal et le dernier duc de Richelieu de la descendance mâle des Vignerol du Plessis ; connu d'abord sous le nom de comte de Chinon, puis de duc de Fronsac jusqu'à la mort de son père, en 1791 ; président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, sous la seconde Restauration. Tant que dura la période d'émigration et l'autocratie de Bonaparte, il s'était tenu au service des armées et du gouvernement russes. Alexandre Ier le nomma gouverneur d'Odessa. D'où le mot de Talleyrand, répondant à quelqu'un qui lui demandait s'il jugeait Richelieu propre à diriger les affaires de son pays : Je le crois bien, c'est l'homme de France qui connaît le mieux la Crimée. Il n'en rendit pas moins, avec son énergie de patriotisme, avec la droiture de son caractère, et grâce à l'amitié personnelle de l'empereur de Russie, des services inoubliables à son pays en des jours difficiles.

 

ROBESPIERRE

(1759-1794)

Conduit par un dogmatisme rigide, systématique, ce dictateur de la Révolution prétendait organiser l'unité sociale de la France, l'élever à une unité religieuse qui dépassât le christianisme et fonder le règne du peuple sur l'égalité démocratique. Mais, à l'aide de quels moyens, de quelles passions envieuses et sanguinaires !

Tout composé d'âcreté et de fiel, d'humeur noire, de bile et d'atrabile : ainsi le voyait son ex-ami Pétion ; et Mirabeau avait jugé d'un mot l'expression de ses traits, oh le sourire même était une grimace, en les comparant à la figure d'un chat qui boit du vinaigre.

 

ROHAN-CHABOT (AUGUSTE, DUC DE)

(1778-1833)

Chambellan de l'empereur, moitié par gré, moitié par force ; officier des compagnies rouges et pair de France, sous la Restauration ; puis, après la mort accidentelle de sa femme, Mme de Seront, touché, pensa-t-il, de la grâce divine, qui le fit en moins de rien prêtre, archevêque et cardinal. Il n'avait pas abandonné, en changeant d'état, ses travers, ses manies : le goût efféminé de la toilette et la gloriole nobiliaire. Avant de revêtir la chasuble, il était toujours en habit de pair, et il avait voulu que le collet et les parements brodés en fussent adaptés à une robe de chambre, dans laquelle il donnait ses audiences, le matin, rappelant ainsi, à ce que raconte la comtesse de Boigne, ce maréchal de Mouchy, qui s'était fait faire un cordon bleu en tôle pour le porter dans son bain.

 

ROTHSCHILD (MADAME SALOMON DE)

(1774-1855)

Épouse du second fils de Mayer-Anselme Rothschild, qui créa les succursales de Vienne et de Paris, et la mère d'une dynastie de banquiers. Un luxe inouï, mais relevé d'art, remplissait sa maison, qu'on avait surnommée, pour tant de magnificence, le temple de Salomon.

 

ROUX-LABORIE

L'un des familiers de Talleyrand, qu'il renseignait, à merveille, sur tout ce qui se manigançait, politiquement, dans le monde ou dans les coulisses de ministères. Très bien vu du parti royaliste, c'était un informateur di primo cartello, doublé d'un causeur des plus spirituels. Aux débuts de la Restauration, on l'avait surnommé le cabriolet jaune du gouvernement provisoire, parce que cet homme actif, estafette en voiture, roulait des matinées entières et qu'on retrouvait son cabriolet à la porte de tous les hôtels.

 

ROYER-COLLARD

(1763-1815)

Habile à la spéculation, rompu aux sciences exactes, nourri de Descartes et de Leibnitz, il honora grandement la chaire de philosophie, à la Faculté des Lettres. L'homme d'État continua le professeur. On admira, dans les assemblées politiques, l'ampleur et la puissance oratoire par lui déployées, au service de la tradition ou des nouveautés, qu'il avait prises sous le patronage de sa raison. Une raison supérieurement ferme, quand cette fermeté ne dégénérait pas en intransigeance et en partialité. C'était un caractère tout d'une pièce, un esprit altier, dogmatique, se drapant volontiers dans un langage d'oracle, mais capable aussi de s'assouplir, de montrer beaucoup d'à-propos, de finesse. Il eut des mots à la Talleyrand. C'était prudence, en conversant avec lui, de ne pas s'exposer aux vivacités de ses ripostes. Royer-Collard avait la fierté de sa bourgeoisie intacte autant que les aristocrates de leur blason plus ou moins trouble. L'abbé de Montesquiou lui demandait un jour, sur le ton de la plaisanterie : Voulez-vous que le roi vous fasse comte ?Comte vous-même, lui répliqua-t-il de sa voix mordante.

 

RULHIÈRE (CLAUDE-CARLOMAN DE)

(1735-1787)

Cet historien de la Pologne, auteur d'un admirable discours, en vers, sur les Disputes, ne jouissait pas, lui-même, d'un excellent caractère. Au moins, c'était l'opinion d'alentour. Comme il s'étonnait, dans le monde, de la mauvaise réputation qu'on lui avait faite : La main sur la conscience, jura-t-il, je ne me reproche qu'une seule méchanceté !Quand finira-t-elle ? demanda un témoin charitable, M. de Talleyrand.

 

SAINTE-BEUVE

(1804-1869)

Cet admirable et fluide esprit, mais si léger de sentiment et de conscience, qui se louait de n'aimer qui que ce fût ou quoi que ce fût, au monde, cet anatomiste de la pensée, si adroit à se glisser dans le secret des âmes, qui avait fait, de bonne heure, le tour de toutes les opinions sans s'arrêter à aucune, se prit, un jour, à considérer très en détail, la physionomie de Talleyrand et feignit d'être sévère à l'égard d'un homme, — qu'il avait trouvé plus douteur que lui-même.

 

SALVANDY (COMTE DE)

(1793-1836)

Ambassadeur, ministre, académicien, de plus homme d'esprit, mais avec de l'emphase dans la conversation comme il en avait dans le style, il créa des écoles, écrivit plusieurs livres et fit un mot célèbre. C'était à une fête princière offerte par le duc d'Orléans à ses beaux-parents, le roi et la reine de Naples. Il y régnait beaucoup d'animation. On paraissait s'amuser beaucoup : C'est une fête napolitaine, dit Salvandy, nous dansons sur un volcan. On était à la veille de la Révolution de 1830. Les pronostics d'un violent orage crevaient les yeux. Il en avait prévenu Charles X, à la faveur d'une audience. Le roi s'obstinait. Il était resté sur le trône, l'éternel comte d'Artois. Je ne reculerai pas d'une semelle, affirmait-il. — Plaise à Dieu, répondit Salvandy, que Votre Majesté ne soit pas obligée de reculer d'une frontière !

 

SAND (GEORGE)

(1801-1876)

Cette illustre romancière, que Mme de Dino et le prince de Talleyrand reçurent assez cavalièrement, certain jour, à la porte de leur château de Valençay, possédait une force d'illusion extraordinaire. Trois sources d'inspiration étaient inépuisables en elle : l'instinct puissant de la nature, la passion de l'humanité et la passion toute seule, c'est-à-dire l'amour. Il y eut de son cas, dans ce dernier sentiment, dont elle faisait la grande et presque l'unique affaire de la vie. Nostra res agitur... Alfred de Musset, en 1834, écrivait à celle qui fut sa joie, son tourment et sa frénésie :

La postérité répétera nos noms, comme ceux de ces amants immortels, qui n'en ont plus qu'un à eux deux : comme Roméo et Juliette, comme Héloïse et Abélard. On ne parlera jamais de l'un sans l'autre.

Litz et Chopin, pour s'en tenir à ceux-là, auraient eu quelque droit à s'inscrire pareillement sur cet ex-voto d'immortalité partagée. George Sand eu des amis nombreux, elle eut toujours des amis, d'une portée d'intelligence ou d'art plus ou moins saisissante, mais dont les influences successives se reconnaissent à travers les variations de son génie. Aussi, Mme de Girardin avait-elle lancé le mot : C'est surtout d propos de Mme Sand qu'on peut dire : Le style, c'est l'homme !

 

SÉMONVILLE (MARQUIS DE)

CLAUDE-LOUIS HUGUET

(1759-1839)

Sénateur, comte de l'Empire, il changea de titres, en 1814, et s'assit à la Chambre des pairs. Talleyrand prétendait qu'il avait, au moins, deux consciences, et que rien ne venait de sa part, ou ne se passait chez lui, qui ne cachât un motif intéressé. — Savez-vous que Sémonville est malade ? lui disait-on. — Malade ! Eh bien, qu'est-ce qu'on pourra lui donner pour cela ? On le savait si malicieux !... Ce vieux chat de Semonville, dont les griffes ne s'usent pas, notait Mme de Dino, un jour de l'hiver 1836.

 

SIEYÈS (L'ABBÉ)

(1748-1806)

Conventionnel, président des Cinq-Cents, l'un des deux consuls adjoints de Bonaparte, en 1799 ; membre de l'Institut, président du Sénat, grand officier et comte de l'Empire. Toutes les belles imaginations de cet édificateur de constitutions plus ou moins chimériques et inapplicables ne le menèrent pas aussi loin qu'il l'aurait voulu ; il s'empressa, d'ailleurs, de les oublier, sous la dictature impériale, satisfait, tranquille au sein des honneurs et riche. Cujus regio, ejus religio. Aussi bien, qu'eût-il accompli de supérieur ? Était-il en puissance et moyens de le faire ? Avait-il cet esprit profond que lui attribuait l'un de ses zélateurs, en présence de Talleyrand. — Très profond ? avait répliqué M. de Périgord. Vous voulez dire très creux. Le même Talleyrand faisait son oraison funèbre d'un seul mot : Sieyès a été le rédacteur de la Révolution.

 

STAËL (MADAME DE)

(1766-1817)

Elle respira la politique en naissant. Enfant, on la disait prodigieuse. Elle voulut être et elle devint une femme extraordinaire. Tels de ses amis célèbres, Talleyrand en particulier, eussent souhaité par égoïsme d'hommes et d'amants, qu'elle fût seulement adorable.

Pendant la belle époque où elle avait vu se lever les radieux espoirs de 1789, elle exerça par ses salons une grande influence. Le 18 brumaire mit fin à sou crédit. L'animosité persécutrice de Napoléon, la poursuivant de ville eu ville, en Suisse, à Vienne, à Moscou, à Saint-Pétersbourg, à Stockholm, en Angleterre, magnifiait sa gloire, mais incommodait ses jours. Elle était lasse d'errer hors de ce point du monde parisien auquel son cœur restait attaché par des fibres toujours vives. En présence de la nature la plus majestueuse ou la plus expressive, quand elle pouvait s'enchanter elle-même à dépeindre la splendeur des paysages, le pittoresque et l'étendue de la perspective, la hauteur des horizons, ailleurs vaguaient ses yeux et sa pensée : elle se demandait anxieuse quand donc elle pourrait encore aller causer à Paris. La déchéance de l'empereur la rendit à cette société, qui la possédait d'une passion tyrannique. La monarchie légitime accueillit son retour généreusement. Je me plais à croire, disait Louis XVIII, que sa conversion fut sincère ; elle fut, il est vrai, payée d'un million. Je traitai Corinne en fille de financier. Ressaisie de ses lièvres d'action et d'organisation, elle dit désiré du roi mieux que de l'argent : de l'ascendant et du pouvoir. Elle y insista trop, selon ce qu'ajoute Louis XVIII, en ses Mémoires : J'ai en beaucoup de peine à me défendre de Mme de Staël, qui voulait tout reconstituer en France, selon sa fantaisie. Elle nie répéta jusqu'à satiété son refrain éternel : Prenez Benjamin Constant, Talleyrand et moi. Moi d'abord, Benjamin ensuite et Talleyrand après. Par contre, elle maltraitait l'art, auprès de lui, le parti de Bonaparte : le comte Regnault, le due de Bassano, Savary de Rovigo surtout, Savary, l'objet perpétuel de son indigna lion : Sire, s'écriait-elle, il a abandonné Bonaparte, et, maintenant, il n'est plus que le marchepied du despotisme !

Cette femme supérieure avait aussi ses adversaires, et qui ne se croyaient pas tenus fi plus de ménagements envers elle. Témoin l'histoire de sa rencontre chez le duc d'Escars, avec le Russe Rostopchine. Ils ne s'aimaient pas l'un l'autre ; celui-ci voyait en la fille de Necker une pédante à fuir ; et celle-là voyait dans l'incendiaire de Moscou un sauvage à détester. La conversation avait pris feu ; Mme de Staël s'était emportée contre lui, contre sa race et sa patrie. Benjamin Constant avait bien eu raison de dire que la Russie n'était pas même une nation ! Et, le prenant personnellement à partie, elle lui rappela, sur le ton du sarcasme, qu'elle l'avait représenté dans un de ses livres comme étant né avant l'ère de la civilisation. Du tac au tac, Rostopchine lui répliqua que si elle avait écrit cela, lui-même avait dit quelque part, en causant d'elle, qu'elle n'était qu'une pie conspiratrice et que, partant, ils étaient quittes.

A la vérité, la gloire de Mme de Staël, depuis un certain temps, subissait une sorte d'éclipse. On était passé vis-à-vis d'elle de l'enthousiasme au dénigrement. Ses qualités éminentes étaient reléguées dans l'ombre ; on ne voulait plus voir que ses défauts. Elle effarouchait les femmes par l'éclat de ses sentiments, tout étant, chez elle, force, élan, passion ; elle incommodait les hommes par la supériorité évidente de son génie. La postérité devait lui rendre bien largement la part d'admiration et de célébrité, que lui retiraient peu à peu ses contemporains, par lassitude ou par envie.

 

STAËL-HOLSTEIN (ERIC-MAGNUS, BARON DE)

(1749-1802)

Né en Ostrogothie, conseiller d'ambassade, ministre de Suède à Paris et l'époux plus glorieux qu'heureux de Germaine Necker. Les goûts et les sentiments, comme les idées de son illustre compagne étaient très voyageurs. Bien lui fut-il d'avoir de la philosophie et d'être venu au monde dans les glaces du Nord.

 

TACITE

(55-120)

Le modèle des historiens par l'énergie calme, qui réside en ses jugements, il a contribué à élever et à fortifier la pensée humaine. Napoléon haïssait ce peintre sans complaisance de la vie scandaleuse des Césars : Tacite ! Tacite ! ne me parlez pas de ce pamphlétaire, il a calomnié les empereurs Tibère et Néron. L'un des auditeurs de la tirade, un diplomate, François Cacault, s'approcha de Napoléon Bonaparte et lui dit à mi-voix, en souriant : Sire, esprit de corps ? esprit de corps !

 

TALLEYRAND (LE PRINCE DE)

(1754-1838)

Deux volumes chargés de laits et de considérations : il n'en fallait pas moins pour établir historiquement, avec preuves, que Talleyrand fut un grand diplomate et un personnage de beaucoup d'esprit[13]. La page est restée blanche, où nous aurions voulu pouvoir inscrire aussi que l'évêque d'Autun fut un modèle de vertu. Vertu, principes, honneur, devoir, il connaissait tout cela par définition ; il savait donner à ces mots la valeur théorique, qu'excellent à leur imprimer des lèvres éloquentes. On s'en aperçut bien, en la fameuse séance académique du 3 mars 1838, où, devant une assistance d'élite, courbaturée de respect et d'admiration, lui, le moins scrupuleux des hommes d'État, il dressa des autels à la bonne foi. A l'entendre, ce jour-là, à le considérer si ferme en sa contenance, si sûr de sa parole, on aurait juré qu'il n'appliqua jamais d'autre règle dans les développements de sa longue carrière. Ce bon sujet de Talleyrand ! disait Joseph de Maistre.

 

TALLIEN (JEAN-LAMBERT)

(1769-1820)

Membre de la Convention, principal agent de la chute de Robespierre. Après avoir joué ce rôle et fait grand bruit au Conseil des Cinq-Cents, il devait finir, silencieux, oublié, dans les bureaux d'un consulat, à Alicante.

 

TALLIEN (TERESA CABARRUS)

MADAME FONTENAY, PUIS MADAME

(1775-1835)

Fille du banquier espagnol Cabarrus, le sort voulut qu'elle se trouvât à Bordeaux en même temps que Tallien. Il la vit, l'aima et bientôt l'épousa. Elle fut la citoyenne Tallien, la Notre-Dame de Thermidor, la reine entre toutes, sous la République directoriale, par la beauté et la grâce. Bonaparte l'avait recherchée, quand elle était une puissance. Il l'exila de sa cour quand il fut le maitre... de constater qu'elle ne lui servirait à rien.

Le premier mari de cette future princesse de Chimay l'avait appelée la princesse Chimère. Pas si chimérique pourtant, à en juger par les biens de sa vie. Rien ne lui manqua, fors l'honneur, — qu'elle ne mettait pas là.

 

THIERS

(1797-1877)

Orateur et homme d'État, historien dans l'intervalle des affaires, il remplit de son activité politique l'espace d'un demi-siècle. Il changea souvent d'idées ; néanmoins, il fut constant à en exclure l'absolutisme légitimiste aussi bien que le césarisme plébiscitaire ; l'unité de ses vues consistait à poursuivre le gouvernement du pays par le pays.

Entre 1835 et 1838, on s'occupait beaucoup du pétillant ministre de Louis-Philippe, dans l'entourage de Talleyrand ; et les échos, qui en revenaient de toutes parts, s'ajoutant aux dits et devis, qui couraient sur l'homme privé, sur ses enthousiasmes conjugaux, la mobilité de ses impressions, les vivacités de son esprit de conversation, ou sur des traits de son amour-propre toujours si chatouilleux, entretenaient à Valençay, les soirs qu'on en causait, une douce gaîté. Il n'était pas, alors l'illustre vieillard, l'homme d'État consacré par soixante années d'expérience et d'étude, le libérateur du territoire, il n'était pas tout cela, mais bien encore ce gamin, dont parlait, du haut de sa cravate, le grave et scrupuleux Royer-Collard, et que Sainte-Beuve, dans ses Cahiers, tout simplement qualifie le plus spirituel des marmousets.

 

TOCQUEVILLE (ALEXIS COMTE DE)

(1805-1856)

Des livres profonds et neufs lui acquirent une grande autorité morale, surtout parmi les catholiques libéraux. Sou élection à l'Académie française fut, néanmoins, laborieuse. Enfin, il en força les portes et eut à faire l'éloge de M. de Cessac, Comme il ne savait rien de son illustre prédécesseur, il s'ouvrit de son embarras à Thiers, qui lui promit de lui envoyer des documents d'importance, vingt lettres, au moins, de Napoléon à cet ancien directeur au ministère de la Guerre. Tocqueville s'empressa d'ouvrir la précieuse liasse, aussitôt qu'elle fut entre ses mains. La première lettre de l'empereur à celui dont il avait à chanter la gloire, commençait par ces mots : Mon cher Cessac, vous êtes une bête.

 

TURGOT

(1727-1781)

Talleyrand, jeune, alors agent général du clergé, eut des rapports qui lui furent éminemment profitables avec cet homme de raison, — l'esprit le plus compréhensif du XVIIe siècle, a dit Henri Martin. Génie profond et mesuré, Turgot tenta d'arrêter la monarchie sur la pente de sa ruine et commença de mettre en pratique de vastes plans de réforme, qui contenaient en principe tout ce que la Révolution n'a pu effectuer qu'après avoir versé des flots de sang. Voltaire professait une admiration sans bornes pour Turgot. Il lui dédia l'une de ses plus belles épîtres, sous cette inscription lapidaire : A un homme ! On vit, un jour, le glorieux écrivain se précipiter sur les mains du sage Turgot, les arroser de ses larmes, les baiser, malgré ses efforts, en s'écriant : Laissez-moi baiser cette main, qui a signé le salut du peuple.

 

VAUBLANC (COMTE DE)

(1756-1815)

L'un des chefs du parti ultra-royaliste, l'intransigeance de ses opinions eut de l'appui chez les princes et à la Chambre introuvable. On ne l'aima guère ; on le railla beaucoup sur ses prétentions qu'il poussait à un degré inconcevable d'exagération et de naïveté. Tout ministre qu'il fût, il n'échappait pas aux saillies des gens de son monde. En 1815, il fut remarqué, entre autres particularités, que le bœuf gras s'était trouvé petit et maigre, cette année-là : Je le crois bien, disait alors Mme de Puisieux, la pauvre bête aura trop souffert des sottises de son neveu le Vaublanc !

 

VAUDÉMONT (PRINCESSE DE)

(1763-1832)

Née de Montmorency, mariée en 1778 au prince Joseph de Vaudémont, de la maison de Lorraine, elle faisait grand état de son armorial, et n'en était pas moins hospitalière à tous les gens de mérite. Avec ses bizarreries, ses disparates et les heurts d'une nature un peu fantasque, elle voulut être aimée et le fut, moins encore pour les qualités de son esprit que pour les dons de son cœur. Une personne admise dans les salons de Talleyrand lui demandait l'adresse de Mme de Vaudémont. — Rue Saint-Lazare, répondit-il, et comme le numéro de la maison ne lui venait pas immédiatement à la mémoire, il ajouta : Au surplus, vous n'outrez qu'à demander au premier pauvre que vous rencontrerez ; ils connaissent toussa demeure. La perte d'une telle et si ancienne amie fut très sensible à Talleyrand. C'est la première fois, remarqua Montrond, que je lui ai vu verser des larmes.

 

VÉRAC (MARQUIS DE)

ARMAND-OLIVIER DE SAINT-GEORGES

(1768-1858)

L'un des gentilshommes enrôlés dans l'armée des princes ; pair de France sous Louis XVIII. Ses souvenirs mis en ordre par le comte de Rougé intéressent encore les curieux du passé. Il avait assez d'esprit et d'assurance pour ne craindre point de s'attaquer en paroles à Talleyrand lui-même. Un jour il tenait les yeux fixés sur le diplomate, jusqu'à l'incommoder par cette insistance : — Monsieur le marquis, qu'avez-vous à me considérer ainsi ?Pardon, prince, répondit M. de Vérac, je ne vous considère pas, je vous regarde. Ce qui n'était pas du tout la même chose, à ce qu'il lui faisait sous-entendre.

 

VIENAY (MADAME)

Mondaine en réputation de demi-mondaine, sous le Directoire, et qu'on savait intéressée à l'une des maisons de jeu pullulant, alors. Barras en fait mention dans ses Mémoires, et sous quelle forme ! Rue de la Loi — aux Trois Pigeons — la maison de jeu était tenue par la femme Vienay, qui favorisait les orléanistes.

 

VIGÉE-LEBRUN (MADAME)

(1755-1842)

L'une des rares femmes de talent, qui aient moissonné la gloire dans les champs encombrés de la peinture. On eut de sa main plus de vingt toiles consacrées aux attraits de la reine Marie-Antoinette. Elle peignit aussi Monsieur. Pendant que le futur Louis XVIII posait devant elle, chantonnant des couplets licencieux : — Comment trouvez-vous que je chante ! lui demanda-t-il. — Comme un prince, répondit-t-elle.

Talleyrand eut le désir qu'elle animât de son pinceau les grâces languissantes de la belle Indienne. Elle se représenta elle-même, deux fois, tenant sa jeune fille entre ses bras, et ce furent les plus délicieuses de ses œuvres. Les faiseurs de madrigaux disaient et redisaient d'elle qu'elle était à la fois, le peintre et le modèle de la beauté. Séduisante, elle le fut à l'extrême et elle en était la première instruite. Avec une naturelle complaisance elle en nota l'impression, en ses Souvenirs. Plusieurs amateurs de ma figure me faisaient peindre la leur, dans l'espoir de parvenir à me plaire ; mais j'étais si occupée de mon art qu'il n'y avait pas moyen de m'en distraire. Pourtant, elle s'accorda de ces distractions en faveur du comte de Vaudreuil. On lui attribua, en outre, le financier Calonne, qu'elle avait portraituré jusqu'à mi-jambes, ce.qui inspirait ce méchant mot à Sophie Arnauld : qu'elle lui avait fait couper les jambes afin qu'il restât en place. On insinua d'autres médisances contre sa vertu ; fondées ou non, une femme de tant de charme et de mérite se devait, en somme, des compensations pour un mariage, qui ne fut pas heureux.

 

VITROLLES (MARQUIS DE)

(1774-1854)

Ministre d'État sous la Restauration. L'un des ultras, il eut l'honneur contestable de rédiger la fameuse note secrète adressée aux principaux ambassadeurs et sollicitant la pression des puissances étrangères, afin de contraindre Louis XVIII à changer son ministère et sa politique libérale. Intrigant par essence et de fait, entreprenant, actif, spirituel, il fut appelé un sous-Talleyrand de Provence. Il avait épousé Mme de Folleville, bâtarde de la duchesse de Bouillon.

 

 

 



[1] Saint-Simon ajoutait, s'il faut tout dire, qu'elle était charmante, à table surtout, et un peu débauchée.

[2] Une remarque, pourtant. L'étiquette de sa politique était libérale ; il manqua de la remplir, lorsqu'il fit prévaloir, à la Chambre, une série de lois d'intimidation.

[3] Mme de Dino et Pauline de Castellane.

[4] Voir dans le Catalogue des autographes de la collection La Jarriette, p. 180, n° 1571, la lettre de Kellermann à Bourrienne (8 février 1821), faisant valoir la vraie part, qui lui revenait dans cette victoire.

[5] Mme de Castellane m'écrit que rien n'égale les coquetteries Lieven-Guizot. (Mme de Dino, Chronique, 28 septembre 1837.)

[6] Le mot est resté dans toutes les mémoires : Je n'ai jamais connu, insinuait-il doucement, qu'un homme aussi bête que M. Maret : c'est le duc de Bassano.

[7] Guizot a rapporté ce dernier trait, comme lui ayant été dit, en 1848, par Metternich, pendant leur commune retraite, à Londres.

[8] Sorel.

[9] Talleyrand l'avait qualifié : l'Enfant Jésus de l'Enfer.

[10] Lettres de Fortunée Hamelin, Paris, 19 décembre 1843. P. p. A. Gayot, Émile-Paul, éditeur, 1911.

[11] Des mots de Napoléon :

Je suis né vindicatif.

Je ne m'amuse pas à pleurer les morts.

A Fouché, le 7 septembre 1807 :

Quand un homme m'est suspect, je le fais arrêter.

Dans la bousculade effroyable d'Eylau.

Ramassez tout ce qu'il y a de la cavalerie de la garde ; faites-les tuer jusqu'au dernier plutôt que de céder ; je ne les ai pas dorés pour les faire vivre.

A Metternich, en 1813 :

Que me fait à moi la vie de deux cent mille hommes !

En 1807, quand la France et l'Europe sont harassées de l'éternelle bataille :

Je n'ai que trente-sept ans... Je suis décidé à faire encore, pendant dix ans, la guerre.

[12] J'ai gémi souvent sur la conduite de Talleyrand ; c'est un homme qui ne ressemble à aucun antre ; il gâte, il arrange, il intrigue, il gouverne de cent manières différentes par jour... Nous avons toujours été assez bien et je m'étais un peu laissé aller à compter sur ses sentiments, mais, dès que j'ai vu qu'il n'en a pas plus que le marbre, je nie suis tenu avec lui dans une mesure parfaite. Il est jaloux de tout, même d'un mot pour rire qui vous échappe et qui l'ait faire la grimace à son vieux sérail. Ceci bien entre nous ; au reste, vous connaissez l'animal mieux que moi. (Pozzo di Borgo, Lettre à Nesselrode, Paris, 14/26 sept. 1814.)

[13] Un terrible jugeur, Barbey d'Aurévilly, n'y aurait pas accordé tant d'espace, lui qui prétendait enfermer tout l'homme en ces deux lignes : Talleyrand, une tête creuse et éventée, qu'on avait prise pour une tête de génie, poste qu'elle était impertinemment posée sur une cravate blanche ra trente-six tours !