Le bien et le mal qu'on a dits de lui. — La moyenne à établir. — Comme il apparaissait, dans le monde, au physique. — Ce qu'il fut au moral. — L'attitude qu'il s'était composée, froide et imposante. — Comment, à plusieurs reprises, il sortit violemment de cette impassibilité, moins naturelle qu'on ne se l'imaginait. — Son calme habituel, passé à l'état de seconde nature, et les avantages qu'il sut en tirer. — L'homme de société, son art social infini. — Les mots d'esprit de Talleyrand ; le partage qu'il convient d'y faire entre son bien et le bien d'autrui. — Le goût de la conversation et l'amour des livres. — Talleyrand dans sa bibliothèque. — Ses autres inclinations : la table, le jeu et la dissipation galante. — Talleyrand et les femmes. — Quelques histoires vraies ou prétendues. — Son dernier et plus vif sentiment. — Sa demi-conversion, après le retour de Mme Dino. — Comment, par la force de la raison et les obligations de l'âge, tardivement il s'était fait moraliste. — Des sorties contre l'immodestie féminine. — L'habileté d'un grand comédien à convertir en maximes des principes absents. — Le vrai caractère de Talleyrand, dans la vie privée et dans la vie politique. — Un nécessaire retour d'appréciation sur les défauts d'âme et le manque absolu de scrupules, qui lui furent tant reprochés. — Le sens de ses variations. — De l'unité fondamentale de ses vues politiques. — Pour conclure. Tout n'avait pas été douceur et charme paisible dans la vie si remplie du prince de Talleyrand. Couvert d'honneurs et comblé des empressements de la fortune, il avait connu des phases d'existence difficile ; et, s'il fut entouré d'une considération extrême, il eut à supporter, en revanche, bien des retours sévères de l'opinion. Il fut beaucoup loué et plus encore chargé de blâmes. La Convention lui refusa le droit de rentrer en France. Pitt et Granville l'expulsèrent du pays anglais. Washington lui ferma sa porte, en Amérique. Napoléon pensa le jeter en prison. Le pape l'avait excommunié. Louis XVIII l'employa sans l'estimer. Et la sincérité de son âme fut un motif permanent de suspicion[1]. Que de rigueurs s'amassèrent contre lui ! De combien d'imputations graves ne fut-il pas l'objet ! A l'époque de la Constituante, encore trop près des événements, peu rassuré sur l'avenir, il en trahissait les craintes sur son visage ; le prince de Craon, dont les sympathies étaient loin de lui être acquises, en tirait occasion pour dire que l'abbé de Périgord avait l'air d'un remords injecté. On l'accusa d'avoir assassiné Mirabeau. Bonaparte affirma qu'il lui avait offert les moyens de se débarrasser des Bourbons d'un seul coup. On fit retomber sur lui la responsabilité du crime de Napoléon contre le duc d'Enghien. Un Maubreuil prétendit, de son côté, qu'il avait cherché à le suborner pour assassiner, en 1814, l'empereur lorsqu'il se rendait à l'ile d'Elbe[2]. Le grand seigneur avili, le prêtre marié, l'évêque renégat : voilà sous quel triple aspect Chateaubriand le poursuivit de sa haine éloquente, à travers tous les détails de sa vie et de sa mort ! Puis, combien d'autres ! Mais il avait passé outre, trouvé moyen de faire fortune sous tous les régimes, acquis eu Europe une audience incomparable, et sur sa dernière heure se penchèrent les bénédictions des puissances spirituelles. Quelle complexité de contingences et d'humanité dans un seul et même personnage ! Il est peu de portraits d'ensemble qui aient, autant que celui-là, sollicité et déconcerté l'attention des historiens. Le dépeignant, d'abord, au physique, des plumes habiles ont retracé de manière à en rendre les traits inoubliables : la finesse spirituelle de ses yeux gris bleu, abrités sous des sourcils touffus, et l'expression froidement observatrice de ce regard perdu, dont Bonaparte ne pouvait supporter le scrutement ; le pli dédaigneux qui sillonnait son front, très prononcé. ; le provoquant de son nez en pointe impertinemment retroussé ; le contraste parlant de ses deux lèvres, la supérieure convexe et serrée, l'inférieure rouge et tombante, mélange de dissimulation et de sensualité[3] ; les linéaments mous et arrondis de son visage, indices de la souplesse du caractère, l'aspect un peu débile de son être, surprenant à comparer avec l'assurance de son verbe, profond et guttural ; et, surtout, ce calme imperturbable, ce maintien d'homme supérieur, qui fut sa marque caractéristique ou plutôt le bien joué de toute sa vie. Que n'avait-on pas dit de ce voile d'impénétrabilité, qu'il tirait à volonté sur sa figure pour n'y laisser lire quoi que ce fût de ce qu'il éprouvait ou désirait ! Impassible, il ne l'était point de nature autant qu'il s'était appliqué à le paraître. Irascible, il pouvait l'être. On en eut bien la preuve, en des circonstances où il avait pu s'échauffer, plus que de raison et permettre à sa bile de déborder. En août 1815, président du Conseil, il eut des démêlés extrêmement vifs avec le ministre des finances, au sujet de l'imposition extraordinaire des cent millions, que celui-ci venait de proposer comme un remède héroïque. Malgré qu'ils parussent être au mieux ensemble, Talleyrand n'ignorait point que le baron Louis avait la plus mauvaise opinion de sa délicatesse dans les affaires d'argent. Il s'éleva âprement contre la résolution de cet habile organisateur et proposa de s'appuyer plutôt sur les offres de crédit du traitant Ouvrard, un ami de Montrond et le sien, Ouvrard qui tenait, sans nul doute, la commission toute prête pour récompenser le beau zèle de son avocat. Louis n'y voulut rien entendre. Talleyrand s'écria, s'obstina. La discussion reprit, le lendemain, et ce fut une scène très chaude où les antagonistes en arrivèrent au comble de la virulence. Le dépit de Talleyrand était devenu de la fureur, ses yeux lançaient des éclairs sombres, il apostropha le ministre comme le plus grossier, le plus insolent des hommes, qui ne méritait pas d'être reçu dans un salon de bonne compagnie, encore moins dans le conseil d'un roi de France. Témoin de leur altercation, le comte Pasquier dut s'interposer, les rappelant au sentiment de leur dignité, les conjurant de ne pas donner à d'autres qu'à lui le spectacle d'une telle et si regrettable querelle. Quand leurs collègues arrivèrent pour ouvrir le Conseil, il ne leur fut pas difficile de s'apercevoir de l'état de surexcitation où ils étaient demeurés l'un et l'autre. Blême de ressentiment, le prince n'ouvrit plus la bouche ; le projet de Louis l'emporta ; et les deux hommes d'État, des amis, l'avant-veille, restèrent de ce jour irrévocablement brouillés. Le modèle des flegmatiques, le sage, l'inébranlable Talleyrand, eut plusieurs accès de la sorte, par exemple à Valençay le jour où, sans aucune considération de son âge, de sa famille ni de ses hôtes, il jeta les paroles les plus amères au comte de Montrond, et, par la violence de ses reproches, le força à quitter, sur l'heure, sa table et sa maison. Des transports aussi contraires à sa réputation, l'agitaient rarement ; il s'était imposé une règle de conduite qui les excluait, en théorie, de son hygiène morale. Pratiquement il ne s'y trompa point. Il avait adopté le plus sûr parti en s'y fixant. L'homme d'État n'existe pas s'il n'est maitre de soi, La formule en fut exprimée par un personnage de Balzac, l'élégant du Marsay ; Talleyrand en fit expérience, sa vie durant : on ne respecte point celui qui se démène et s'emporte, le calme seul est imposant[4] ; cette indifférence motivée fut sa force. Elle irritait beaucoup de gens. Que Talleyrand se fût exercé plus ou moins longuement à s'en faire une cuirasse, du moins, il n'y avait pas perdu son temps. On le jugeait invulnérable : le trait perfide ou l'attaque directe, la médisance ou l'injure, l'outrage ou l'ingratitude préméditée, le visaient sans l'atteindre. Il ne se montra sensible, en grand extraordinaire, que dans deux ou trois cas de surprise, où vraiment la part de l'imprévu était trop forte pour qu'il n'en tressaillît point. Ainsi, au retour de Gand, lorsque Louis XVIII feignit de l'oublier, tel un figurant négligeable, dans le cortège de la rentrée. § Une attention continuelle à ne se permettre rien qui fût susceptible de parai tre déplacé ou hasardé, une surveillance de soi rendue, à force de s'y être accoutumé, presque simple et naturelle, faisait que tout était mesuré dans sa contenance et dans son langage, — sauf des explosions accidentelles, comme celle dont nous eûmes le spectacle, tout à l'heure. Il s'était créé cette physionomie de placidité invariable, qui devait tant lui servir en ses desseins changeants. Il s'était composé, par un vouloir réfléchi, ce regard couleur d'eau morte, cette impassibilité de glace, qui le séparaient des autres hommes dans les assemblées bruissantes. S'abstenir par principe de tout ce qui oblige, sans nécessité, à des témoignages extérieurs : joie, douleur ou crainte, c'était un pli décidément acquis et qu'il ne perdit plus. Modéré, secret, maître de sa parole et de ses mouvements, comment n'aurait-il pas excellé, une grande intelligence l'y secondant, aux manèges diplomatiques dont presque toute l'habileté consiste en l'art de promettre ou de se taire à propos ? Pas un hôte d'ambassade n'était moins enclin ni moins complaisant à éventer le secret des délibérations. S'adresser à ce flegmatique pour en tirer quelque détail d'importance, c'était perdre son temps. C'était en vain aussi qu'on retournait le sens de ses phrases afin d'y découvrir ce qu'il n'avait, pas eu le dessein d'y mettre. A Londres, il se voyait pressé de questions par un lord, au sortir d'une conférence : Mais enfin que s'est-il passé ? — Pas moins de trois heures, mylord. A peu de temps de là, un ami, trop curieux d'approfondir ses sentiments, lui demandait son opinion sur le règne commençant de Louis-Philippe : — Moi, répondit-il, j'ai une opinion le matin ; j'en ai une autre, l'après-midi ; mais le soir, oh ! le soir, je n'en ai plus du tout. Cette discrétion impénétrable, qu'il proclamait l'âme des négociations diplomatiques, non seulement il ne consentit jamais à s'en départir, mais il avait su en inspirer le respect aux personnes associées à ses travaux. On en eut, de la part d'un de ses fidèles, la démonstration sans réplique. Celui-là lui était attaché depuis plusieurs années ; il avait l'honneur d'accompagner le prince dans ses déplacements ; il avait suivi la marche des affaires les plus importantes. Comme on supposait, non sans raison, que par le fait de cette assiduité, il devait être instruit de bien des détails ignorés du dehors, soit qu'ils concernassent l'intime du ministre, soit qu'ils fussent relatifs au mystère des événements, des importuns le poussaient de vingt et vingt questions. Plus il cherchait à les éluder et plus on insistait à le tirer de son silence, parce qu'on se refusait à admettre qu'il ne sût rien de toutes ces choses, comme il le prétendait. Eh bien ! avait-il répondu, pour mettre une bonne fois en déroute les interrogations et les interrogateurs, je vais vous rapporter de M. de Talleyrand une particularité inconnue. On était, autour de lui, haletant d'impatience : Depuis Louis XV, continua-t-il, M. de Talleyrand est le seul homme, en Europe, qui sache d'un seul coup de revers de son couteau ouvrir un œuf à la coque. Voilà tout ce que je sais de particulier sur son compte. Il fallut sourire et se résigner à ne pas en apprendre davantage. On avait beau presser Talleyrand : il coulait, se dérobait ; sur aucun point ne pouvait-on le saisir. Par contre, il n'avait pas de meilleur contentement que de surprendre le secret d'autrui. Les plus renfermés sont aussi les plus curieux. Prompt à saisir les mouvements involontaires des gens soumis à son observation, le geste qu'on aurait aimé retenir, l'expression fugitive de la physionomie, qui trahit l'éclair de la pensée, il n'en veillait que davantage à ne pas se livrer lui-même. § Ne jamais se hâter : c'était encore l'un de ses règlements. Pour arranger les cas les plus embarrassés, il compta toujours sur le boiteux[5]. En politique, sa méthode expectante le trompa rarement sur le bon parti à prendre, sans qu'il fût trop tôt ou trop tard. Quand les choses ne vont pas, comme on les comprend, écrivait-il à la comtesse Mollien, le mieux est d'attendre et d'y peu penser. Tant de circonspection prudente et de patience tranquille n'allait point sans un certain abandon. Par tempérament, il inclinait à une sorte de paresse philosophique dont il appréciait le charme. Dans le courant de la vie, il ne se défendait point d'une sorte d'incurie, le trouvant plus commode. Au pouvoir ou chez soi il n'aimait pas à prendre de la peine[6]. Tout en occupant une place si considérable dans la politique ou les intérêts de son époque, il avait gardé de l'indolence dans le caractère. Cette indolence, que traversaient des réveils d'activité sans arrêt, il ne la jugeait pas inutile : elle lui donnait de la marge pour déjouer les desseins précipités de ses rivaux. Du reste, la fermeté de ses idées et l'esprit de méthode, qu'il apportait en ses déterminations, ne s'étendaient point à l'inconstance de ses goûts, il n'y subordonnait point la mobilité de ses inclinations. Sa philosophie, là-dessus, était fort tolérante. C'était bien cet accommodement aisé dont un Montaigne ou un Saint-Evremont avaient composé leur façon de vivre très humaine, ignorant les combats qui tourmentent les scrupuleux. Chez un Talleyrand non plus la raison ne s'opposait à ce qu'il avait résolu de faire par devoir d'état, et non plus la raison ne contrariait ce qu'il avait désiré de faire par un sentiment de plaisir. § Toute politique mise à part, il était passé maître dans l'art d'embellir et de perfectionner l'aisance de vivre. Pour n'y contraindre que le moins possible, il acquiesçait à du laisser-aller dans les affaires journalières. Par le souci du calme autour de soi, il pratiquait de la douceur, de l'indulgence et se prêtait aux concessions. Cet amour intelligent de sa commodité gouvernait ses goûts intimes et ses actes extérieurs. Ses jugements, ses impressions de personnes en étaient influencés. Ses condescendances mêmes à l'égard du prochain, presque jamais ne se détachaient d'une manière complète de son moi dominant. Elles tenaient, la plupart du temps, à des conformités particulières de conditions ou d'habitudes, qui commandaient à ses naturelles sympathies. Ainsi le prince de Talleyrand, quoique d'une sensibilité faible, était-susceptible de bonté, non seulement dans les occasions où il était bien, pour sa gloire, qu'il en montrât[7], mais en des cas plus simples, dont l'opinion n'était pas instruite. Il en donna des preuves. On en recueillit des exemples, comme celui-ci. Un homme de son monde, aimant trop les cartes, et qu'il n'avait guère connu qu'à la table de jeu, vint, en des circonstances difficiles, lui emprunter vingt mille francs. Le prince ouvrit son secrétaire et lui prêta la somme, sans se demander s'il avait chance de la revoir jamais. Un mois plus tard, on lui apprenait que, par suite de complications graves, celui-là s'était brûlé la cervelle. Que je suis heureux de ne l'avoir pas refusé ! s'écria-t-il. En cherchant bien, on pourrait faire sortir de l'ombre, à son profit moral, d'autres exemples de ces mouvements d'âme indépendants et désintéressés. Il n'en est pas moins constant que ses complaisances allaient préférablement aux gens et aux situations ayant avec lui-même quelque similitude fortuite, ou se recommandant d'un souvenir, qui le touchait en propre. Il s'aimait dans ses pareils. La meilleure explication de l'intérêt qu'il ne cessa de porter aux Sulpiciens et aux prêtres, c'est qu'il avait respiré sous les voûtes de Saint-Sulpice et prononcé des vœux ecclésiastiques. Par une cause analogue et dont la source était en lui, s'il fut bienveillant aux boiteux, c'est qu'en effet un malheureux hasard l'avait fait boiter dès l'enfance. Il ne s'oubliait point, jusque dans ses générosités. Un égoïsme supérieur dirigeait ses résolutions et ses pensées, en toutes choses. Il le faisait agréer dans le monde par les grâces d'un art social infini. § A la vérité, ces grâces leurraient bien des gens auxquels s'en adressait l'offrande. Le plus souvent se dérobait, sous une politesse parfaite, le mépris qu'il avait un peu pour tout le monde. La fausseté n'était pas son vice, ni l'affectation son travers. Mais il s'était approvisionné d'une grande somme de dédain pour en user le long de sa vie, élégamment et poliment. Le dédain était, chez ce personnage de haute race, une sorte d'instinct perfectionné par l'habitude de s'en servir. L'évêque constitutionnel, le contempteur prétendu d'une noblesse idolâtre de ses parchemins, lorsqu'il avait dû se mettre au pas de la Révolution, ne fut oncques l'homme des simples. Il avait la morgue du sang, quoiqu'il s'en défendit et la portât d'un air aisé. Des signes sen accusaient chez lui trop parlants pour qu'on s'y trompât. Ce froid dédain allait au caractère de son visage comme à la forme de son esprit. Il en usa et abusa, au point de l'étendre à des catégories entières de personnes. Ln jour qu'il voyait réunis, au grand complet, dans la salle du Trône, le corps des Trois Cents, qu'on surnommait les Spartiates, il s'était approché du premier ministre et, désignant tout ce monde, il lui demanda à l'oreille : Dic mihi, Damœta, cujus pecus ? On admira l'à-propos de la citation classique ; ses biographes lui en firent honneur, malgré qu'elle ne fût, en l'espèce, ni très humaine, ni très juste. Une foule, soit, mais la raison eût pu lui dire que, dans cette foule, qu'il méprisait collectivement comme une vague fourmilière, se trouvaient des gens d'esprit, d'honneur et peut-être de ses amis. Le mélange de hauteur aristocratique, de réserve calculée et d'ironie légère, qui composait l'expression typique de Talleyrand, surprenait les gens, à première vue. Ajoutez-y cet éclat personnel, cette politesse contenue, cet air de cour qu'il portait comme nul autre, et vous comprendrez, de reste, qu'il n'incitât point à l'expansion familière. Plusieurs de ses contemporains ont attesté, dans leurs souvenirs, l'impression de malaise à laquelle on était exposé en sa présence, si engageant qu'il voulût rendre son accueil. Je n'ai jamais été à mon aise avec M. de Talleyrand, confessait une habituée des salons et des ambassades, la fine comtesse de Boigne, qui n'était, cependant, point une craintive. Des mondains et des mondaines peu intimidables avouaient qu'ils n'avaient point soutenu sans un peu de gêne le premier entretien avec Talleyrand. Il fallait comprendre le singulier de sa nature et démêler les ombres de son caractère. La glace de son visage, puis les dispositions railleuses, que chacun lui savait, embarrassaient d'abord. On s'y faisait, ensuite, quand il s'était prêté à plus d'ouverture d'esprit et d'intimité. Enlevait-il ce masque de froideur, qu'il se croyait obligé de porter comme en représentation, il savait se montrer attirant, familier sans excès, causeur et, sans cesser d'être lui-même, se faisait amusant pour être amusé[8]. Le laisser-aller du seul à seul lui seyait mieux qu'à pas un, parce qu'il y disposait de tous ses moyens pour charmer. Il était délicieux, a témoigné l'un de ceux qui l'y goûtèrent, dans le petit espace carré d'une voiture. Il gouvernait différemment la conversation, dans les compagnies salonnières ou dans ses réceptions du soir, si recherchées de l'élite. Pouvait-il souhaiter un cadre plus enviable que celui dont il y était environné ? Tous ceux qui comptaient parmi les maîtres du jour tenaient à grossir son entourage Toutes les femmes en évidence, dans Paris, brûlaient de s'y faire voir. § Le débridé des causeries libres n'était point de mise en telle compagnie, mais le charme et l'alertise de l'esprit français traditionnel. Qu'il donnât son attention à d'autres, ou qu'il la leur reprît, il était le centre de l'intérêt général. Un mot échappé de sa lèvre railleuse allumait la flamme ou le rire des intelligences. Le sérieux ironique dont il avait le secret était un de ses moyens toujours sûrs. Il ne défendait pas à sa raison de s'ébattre. Sous l'aspect de sérénité marmoréenne dont il s'était composé une attitude, il se séduisait lui-même à faire passer ses idées dans les idées qui l'écoutaient. Lorsque les gens du monde avaient cédé la place aux politiciens et que ces sérieux personnages formaient le cercle, autour de lui, attendant de sa bouche des réponses d'oracle, le ton changeait naturellement. Talleyrand se renfonçait dans son rôle de sentencieux. Il s'exprimait en homme d'État et développait gravement. Il enseignait ; par contre, il y perdait le vif de ses qua-filés. L'ennui rôdait dans le voisinage de ses paroles. A Vienne, le premier secrétaire du Congrès, Frédéric de Gentz, dont les oreilles étaient habituées à ce genre de discours, les ayant réentendus, un soir, après un dîner dont les convives s'appelaient, entre autres : Talleyrand, Metternich, les princes de Wentzel et Louis de Rohan, en notifiait son opinion très franchement sur un feuillet de son journal : J'étais presque nul pour la conversation, Metternich et Talleyrand la conduisant dans les voies ordinaires. Mais je sentais plus vivement que jamais les choses humaines, la faiblesse des hommes, qui ont le sort du monde entre les mains, ma propre supériorité, quoique sans en jouir distinctement, puisque le vain rabrage de ces Messieurs jetait comme une espèce de brouillard autour des facultés de mon esprit. Dans le même temps, un autre diplomate, le ministre plénipotentiaire de Sardaigne, parlait aussi de rabâchage, et à propos de qui ? Toujours du spirituel Talleyrand : Nous étions, aujourd'hui, chez M. de Talleyrand, qui nous a fait un discours secondé par Pozzo di Borgo, sur les obsèques de Louis XVI. Il nous a parlé principes, croyances. Il affirmait à Consalvi que, quand il n'y a ni principes, ni légitimité, on prend les Légations. Le cardinal avait envie de lui répondre : Et Avignon ? Il assurait qu'on ne pouvait établir de Constitutions, nulle part, parce qu'on ne croyait à rien. Comédie, rabâchage, rarement à leur objet ; tous les mêmes[9]. § Heureusement, il revenait sans trop de peine à des formes de langage plus sincères et plus distrayantes. La voix de Talleyrand n'avait point la flexibilité douce, étendue, pleine ou forte et toujours mélodieuse de celle d'un Mirabeau, qui produisait tant de ravissement et d'émotion. Elle résonnait mâle et forte, étonnant, comme nous l'avons déjà dit, par le contraste de ce timbre rude avec l'air de mollesse de sa physionomie languide. Mais rien n'était perdu de ce qui sortait du creux de sa poitrine. Chaque mot portait juste. Les silences mêmes de cet homme singulier étaient expressifs. Se dérobant par lassitude ou sachant se taire par condescendance, ayant l'air d'écouter, bâillant en dedans et n'en découvrant sur son visage qu'une impression bien énigmatique, ce qu'il ne disait point paraissait encore plein de sens. La conversation d'un Talleyrand n'était pas spontanée, débordante, éblouissante, comme celle de certains imaginatifs, dont les causeries généreuses et libres, prodigues d'images, semblent composées ainsi que des poèmes. Elle n'avait point cette abondance et ne la recherchait pas ; mais affectant, de préférence la brièveté concise et la formule, elle avait le mot qui grave, à défaut de l'éloquence qui entraîne ou du charme passionnant qui fait tout oublier. Presque jamais Talleyrand ne livrait dans une réponse son opinion complète, mais il se faisait admirablement comprendre par réticences, par sous-entendus. Il fallait l'entendre, à demi-mot. Un jour qu'il adressait la parole à Louis XVIII, il insinuait au roi cette espèce d'avertissement : Sire, je suis vieux. C'était, comme l'a remarqué Paul-Louis Courrier, une manière de lui dire : Sire, vous êtes vieux, car ils avaient le même âge. Nul n'était plus habile à faire deviner ce qu'il n'exprimait point et à rendre clair ce qu'il ne disait pas. Nul non plus ne trouvait, comme lui, à la minute exacte où le trait devait jaillir, le mot d'une situation. Il avait, pour caractériser un homme, un événement, des axiomes spirituels, marqués avec une précision, une netteté, qui ne s'effaçaient plus de la mémoire. Il mesurait ses phrases sur l'effet à produire. Le sens observateur, qu'il tenait de l'instinct, et qui lui permettait de reconnaître, aussitôt, dans le geste ou le maintien d'un homme, tout ce qui pouvait déceler sa nature ou son caractère, l'y aidait excellemment. L'habitude de juger, a-t-il noté de sa propre plume, donne aux gens du monde une finesse de tact qui les induit rarement en erreur. Cette aptitude et ce don, il les possédait en perfection. Les dissonances de toute espèce lui étaient sensibles ; elles l'amusaient à froid, dès qu'il les voyait teintées de ridicule. Aussi ne manquait-il pas de les indiquer au voisin, non sans les souligner d'un trait vif en passant. Talleyrand ne fut pas tendre à quelques-uns. On sait de combien de flèches aiguës il transperça le béotisme officiel de Maret, duc de Bassano. Il ne tarissait pas de railleries sur le compte des consciences à scrupules, lui qui n'avait ni conscience ni scrupules. Envers des amis de la veille ou du lendemain, il eut des mots très durs. D'une manière générale son esprit fin, délié, qui n'appuyait jamais, mais procédait toujours par demi-tons, inclinait plutôt à l'indulgence, parce qu'il était sans parti-pris et sans rancune, et que l'indifférence, en somme, était le fond de sa nature. Dans le hasard de la bataille, il ne ramassait pas les traits égarés, qui l'avaient indirectement visé. Il dédaignait. Mais se sentait-il touché d'une pointe téméraire, la riposte n'attendait pas, elle volait au but, cinglante et mordante. La leçon donnée, il ne s'en souvenait déjà plus ! § La présence d'esprit et le don de l'à-propos lui furent des privilèges si exceptionnels et chez lui d'une application si prompte, si opportune, à tout appel de l'occasion, qu'on verrait encore, aujourd'hui, dans Talleyrand le parangon du genre, si Voltaire n'en avait été le modèle avant lui. En réalité, le prince de Bénévent ne fut pas le père de Joas les mots, dont on a composé en bloc : l'Esprit de Monsieur de Talleyrand. Des complaisants lui en prêtèrent. Des critiques lui en ont retiré jusqu'à ne lui en laisser plus qu'une part sensiblement amoindrie. On a prétendu que, pour gagner du temps, il donnait la commande de certaines réponses à faire[10] — et placées par anticipation — à son secrétaire Colmanche, de même qu'il usa de vingt plumes différentes pour élaborer ses documents et mémoires diplomatiques. Si large était son crédit, sur l'article, qu'il dut endosser une foule de comptes étrangers. Mais, qu'il le voulût ou non, sous son pavillon se glissa bien de la pacotille. Il eut, avec son humeur acquisitive, tout accepté : l'or et le bronze, pourvu que les espèces fussent de bon aloi. Mais trop de gens s'en mêlaient. Il s'inquiétait du nombre et de la qualité des fabricants. Ils ont trop d'esprit, disait-il, un jour, je ne vivrai pas. Plaisante rencontre ! Tels de ces traits, et ceux-là des meilleurs, furent placés sous son patronage, dont les auteurs perdaient à jamais la propriété. Ainsi, ce Haret, qui s'était fait un jeu et presque une habitude de recouvrir d'une étiquette brillante des mots dont il lui plaisait d'assurer le succès, quitte à les revendiquer, après fortune faite. Vainement essaya-t-il de reprendre sur Talleyrand le trait fameux qu'il lui avait attribué, et qu'on cita si souvent comme l'expression typique de l'âme dissimulée du diplomate : La parole a été donnée à l'homme pour dissimuler sa pensée ; vainement réclama-t-il son bien mis en dépôt, certain jour, dans une colonne de son journal, personne n'entendit le lui rendre ; que dis-je ! ce fut lui-même qu'on accusa de larcin. Talleyrand en garda l'estampillé à perpétuité. Il eut pu s'en passer, pourtant, étant assez riche sur son propre fonds[11]. On avait l'occasion fréquente, dans la matinée, l'après-midi, avant qu'il dînât, et jusque tard dans la soirée, d'admirer M. de Talleyrand, son air important ou sa grâce affable, son esprit et sa distinction. Cette distinction de haut étage dont on a tant écrit, comprenant une part de singularité ; nous voulons dire qu'elle se concédait, surtout au temps de la vieillesse, des libertés dont les détails surprennent. Très grand seigneur en tous ses gestes et fort attentif à n'en point compromettre la dignité extérieure, il avait, sur de certains points, du sans-façon que ne se serait pas permis impunément tout autre. Ses délicatesses, au matériel, ne répugnaient point à des absences de gêne, un peu bien loin poussées. Si raffiné qu'il fût à table, il prenait, dans l'intime, avec le cérémonial, des privautés qu'il n'eût pas souffertes, chez le voisin. Par exemple, n'était-il pas rare qu'au dessert le prince fit office de ses propres doigts creusant au fond du vase pour tirer dehors des fruits de conserve baignant dans leur liqueur. Quand il recevait les gens, le matin, à sa toilette — une habitude d'ancien régime —, on le voyait, se gargarisant par prescription, pendant un bon quart d'heure, avec force bruit et grand accompagnement de grimaces, — genre de réception bizarre et fait, on en conviendra, pour déconcerter d'abord les visiteurs. Il est vrai que, lorsque le prince en avait fini avec ses ingurgitations et vocalises spéciales, ainsi qu'avec les menus soins de son habillage compliqué, il redevenait le Talleyrand, dont la parole mesurée, nuancée de mots heureux, retenait sous son charme ceux qu'il lui plaisait d'y attirer. § La conversation était le domaine élu de Talleyrand. Une annexe précieuse en prolongeait les douceurs ; c'était sa bibliothèque abondante et choisie. Le sens élégant des livres était une des formes du luxe auxquelles il accordait ses préférences. Sa place était d'élection, parmi les bibliophiles les plus éclairés et les plus délicats. Il aimait les beaux livres, les éditions choisies, les exemplaires curieux ou rares ; et ce qui complétait la ressemblance — il ne rendait pas toujours ceux qui lui étaient prêtés. Lors de la visite conquérante de Napoléon, dans le palais de Sans-Souci, à Potsdam, quelqu'un remarqua sur une table du salon-bibliothèque un volume de Montesquieu chargé, à chaque page, de notes marginales écrites de la main du grand Frédéric. Le baron de Méneval porta ce livre à Napoléon, qui se l'appropria. Talleyrand en ayant entendu parler, demanda l'ouvrage en communication ; il avait l'impatience de savoir de quelles gloses particulières le roi-philosophe avait accompagné les considérations de Montesquieu sur la grandeur et la décadence des Romains. On le lui remit ; il lui donna, chez lui, la place qu'il méritait ; et toutes les réclamations ultérieures de Méneval ne purent obtenir qu'il le renvoyât à Saint-Cloud. Mais, sans doute, s'était-il dit que la manière facile dont Napoléon s'en était rendu maitre autorisait à le lui reprendre, aussi lestement. La bibliothèque de Talleyrand dut recéler plus d'un délit analogue de lèse-propriété livresque. Ce n'était donc pas sans une légitime raison de doute qu'une grande dame de la société britannique, dont il avait fait la connaissance à Londres, pendant l'émigration, c'est-à-dire, peu de temps avant qu'il se vit obligé de vendre sa collection de volumes, ce n'était pas sans une hésitation très explicable que cette dame tardait à remettre entre ses mains un ouvrage peu répandu, qu'il désirait lui emprunter. Il insistait. — Milady, voulez-vous me confier ce livre ? — Oui, mais vous me le rendrez ? — Oui. — Vous êtes sûr ? — Oui, oui, milady, mais, pour vous le rendre, il faut absolument me le prêter. On le lui passa donc. Cet exemplaire prit-il ensuite le chemin du retour ? La question reste posée. Les livres pouvaient-ils aller en de meilleures mains qu'entre les siennes ? Il avait si bien la connaissance et le sentiment de ce qu'ils furent, dans le passé, de ce qu'ils sont restés, dans le présent, sorte d'ambassades des siècles expirés auprès des générations vivantes ! Il les maniait en dilettante, les feuilletait d'instinct, aux bons endroits, et les lisait aussi, à la façon dont les délicats savent lire. Voir M. de Talleyrand dans sa bibliothèque, comme dans un empire habité par les idées, l'y voir entouré de connaisseurs et d'amis de lettres, le considérer, l'écouter, là, au moment où il se plaisait, en une si rare compagnie, à interroger tel ou tel de ses rayons, prenant, au hasard de la rencontre, le volume qui lui tombait sous la main, l'entr'ouvrant, le contrariant, le laissant pour lui revenir encore et lui rendre, ne fût-ce qu'un instant, l'esprit et le langage de son époque[12], voilà ce qu'on n'oubliait plus, quand, une fois, on en avait goûté chez lui l'impression matinale. Ce dilettantisme savoureux et reposant flattait sa nonchalance. Il était loin de trouver un pareil attrait à l'exercice de la plume. Autant que la chose lui était possible, il en déléguait à d'autres mains la tâche familière ou officielle. Ministre, ambassadeur, il eut des chefs de service d'un mérite rare, il les incitait, les dirigeait le mieux du monde, revoyait leurs mémoires ou leurs projets de mission avec une lucidité supérieure, et les mettait au point magistralement. La conception lui était aisée, l'exécution lui pesait. Il y avait des minutes où le farniente complet avait tant de charme pour lui et l'enveloppait au point qu'il aurait voulu s'y assoupir tout à fait, jusqu'à suspendre le travail de sa pensée. Un matin, entre dans son cabinet l'empressé d'Hauterive : — Mon prince, une lettre de l'Électeur de... — Eh bien ? — Il faudrait répondre. — Quoi ! De ma main ? — Mais oui, mon prince, un Électeur... — C'est une tyrannie. Comment ! composer et écrire en même temps ? — Oui, mon prince. — Eh bien ! d'Hauterive, je vais écrire, mais dictez. Le croirait-on ? Ce Talleyrand, qui mena des négociations si considérables, signa des contrats si nombreux et de tant d'importance, dressa, quand cela fut nécessaire, des rapports si lumineux sur l'état de l'enseignement public en France ou sur la marche des questions européennes, ce Talleyrand avait des paresses à la Narbonne pour les obligations simples de correspondre, de rédiger des lettres qui fussent de véritables lettres, c'est-à-dire l'expression intime et diverse des sentiments, des pensées, des impressions d'une personne se confiant à une autre. Il lui advint d'en écrire de tout à fait charmantes, comme celles qu'il adressa, pendant sa jeunesse, à son ami de Choiseul-Gouffier, ou comme il en envoya, longtemps après, à la princesse de Vaudémont, sur un ton vif, enjoué, légèrement épigrammatique. Bien clairsemées furent-elles. Sur le tard, il s'en remettait presque exclusivement à Mme de lino du soin de sa correspondance. N'y était-elle pas toute désignée ? Ainsi qu'elle le disait elle-même, elle lisait dans son âme comme dans un livre ouvert, à force d'avoir interrogé ses mots et ses silences. Elle entrait à souhait dans ses intentions, elle avait formé sa manière de raisonner sur la sienne et s'entendait au style diplomatique ou confidentiel, qui était de convenance en élève digne du maître. De tout temps, le prince de Bénévent s'était déchargé sur des auxiliaires intelligents d'une grosse partie des' labeurs qui lui incombaient. De sa parole tranquille, de son geste mesuré, il savait stimuler le zèle de ses lieutenants, tout en recommandant aux commis de ses bureaux, de ne point pêcher par excès de zèle. Il transfusait en l'esprit de ses coopérateurs, au moyen de quelques notions claires, son expérience acquise ; et ceux-ci, avec une ardeur dont il encourageait l'effort et recueillait les résultats, s'attachaient à mettre dans un ordre irréprochable les documents de chancellerie, rédigeaient presque jusqu'au point d'achèvement les pièces et les rapports, de sorte qu'il n'avait plus qu'à en coordonner les éléments sous une forme définitive et qu'il marquait à son empreinte. L'un de ceux-là, M. de Bacourt, lors de l'ambassade à Londres, c'est-à-dire aux débuts du gouvernement de Juillet, dans un moment où de grandes complications embarrassaient les affaires européennes, travaillait, parfois, dix-huit heures sur vingt-quatre, à son service, de sorte qu'il en était tombé malade. Quoiqu'on ne puisse refuser à Talleyrand la personnalité de ses lettres diplomatiques aux ministres des affaires étrangères de la Révolution, à Napoléon[13], à Louis XVIII et à Louis-Philippe, il était indéniable qu'il employa des aides nombreuses du commencement à la fin, pour se décharger sur autrui de ce qu'il n'était pas contraint d'exécuter, séance tenante ; qu'il eut des faiseurs qualifiés ; qu'il dut à Chamfort le canevas de ses discours à la Constituante ; que les abbés Bourlier et Des Renaudes lui furent des collaborateurs précieux pour l'instruction, Ponchaud pour les finances, La Besnardière pour la politique ; que le sage et laborieux d'Hauterive eut la main souvent occupée à ses correspondances d'affaires ; et que Mme de Dino, en toute matière susceptible de se convertir en écriture, soulagea singulièrement l'effort de sa pensée[14]. Bien qu'il en donnât illusion par adresse et souplesse, Talleyrand n'avait point, à son acquis, une somme aussi étendue qu'on pourrait le croire de connaissances réelles[15], mais plutôt un sens juste et divinatoire, qui lui tenait lieu d'une instruction poussée loin. En des lettres échappées de sa plume languissante, et qu'on n'avait pas eu à revoir, on aurait compté avec étonnement — comme il nous est arrivé à nous-même en parcourant des yeux de certains billets inédits, adressés à son médecin Bourdois — des fautes positives d'orthographe et de français trahissant la négligence de cette main illustre, lorsqu'elle se forçait à écrire[16]. L'écrivain, l'homme de pensée a été très discuté, chez Talleyrand, surtout depuis la publication de ses Mémoires, qui passionnèrent la curiosité publique sans la satisfaire. Que de vides, hélas ! causées par l'incurie de la préparation ! Que de lacunes volontairement laissées dans ces mémoires fameux avant d'avoir vu le jour, dont on n'a jamais eu les manuscrits originaux[17], — où, très prudent, d'ailleurs, l'acteur en scène glisse sur les détails douteux et jette un voile sur ce qu'il n'aime pas à dire ! Que de coupures profondes, que de raccords insuffisants opérés par l'entremise d'éditeurs trop circonspects auront amoindri l'intérêt d'une œuvre si attendue, si souhaitée, mais où le grand dessein de l'auteur, tel qu'on en eut la révélation décevante, sembla n'avoir plus été que de bannir toute personnalité du sujet le plus personnel qui pût être ! Sous les atténuations et les détours, où se comptait la langue diplomatique, on y retrouve bien le négociateur de traités fameux, le Talleyrand du Congrès de Vienne. Dans l'exposé des faits, c'est bien l'expression concrète, évidente comme ces faits eux-mêmes ; mais, ce qu'on n'y voit pas, c'est l'éclat, la finesse, l'imprévu des termes, l'effusion des idées, la chaleur de l'image. Dans aucune de ses pages, ne se découvre, suivant une belle métaphore de Sainte-Beuve, à propos de Camille Jordan, de ces paroles de feu qui restent, de ces flèches aiguës, qui traversent les âges et atteignent au cœur de la postérité. Tout cela est écrit d'une encre sèche. En résumé, que ce fût sous une forme ou sous une autre, Talleyrand n'avait point la passion naturelle et patiente du travail ; mais il s'en acquittait avec énergie ou élégance, selon les cas, lorsqu'il ne pouvait s'en dispenser. Du reste, il accordait peu de temps au sommeil ; et il abandonnait la plus grande partie possible des heures, que laissaient libres les affaires considérables dont il eut la conduite, aux distractions de l'esprit et du corps, à la conversation, à la table, au jeu, à la compagnie des femmes. Déjà, sous le Directoire, les mangeries de Talleyrand rendaient Barras et ses festins jaloux. La table joua un rôle fort appréciable dans la carrière diplomatique du prince de Bénévent. Il en connaissait la valeur et l'intérêt de persuasion pour acquérir, à défaut des cœurs ou des âmes, cette particulière reconnaissance des estomacs, durable aussi longtemps qu'on l'entretient. Ses dîners ministériels à soixante, à quatre-vingts couverts, eurent un éclat historique. Frédéric de Gentz et les nobles convives du Congrès de Vienne, qui prirent le soin de noter les souvenirs de cette période incomparable de galas dînatoires, entrecoupés de bals et de négociations, signalèrent admirativement les menus du plénipotentiaire français et la perfection du service, qui en rehaussait les délicatesses. Talleyrand n'en reportait pas tout l'honneur à son maitre d'hôtel. Il s'en réservait une quote-part légitime ; car, lui aussi s'entendait aux raffinements gastronomiques. Il avait la lèvre gourmande. Ses conseils n'étaient pas à négliger, en ce savoureux chapitre. La bonne chère n'était indifférente ni à son palais ni à son regard. Dès sa prime jeunesse, il en avait annoncé l'instinct ; ses précepteurs lui reprochaient un appétit déréglé des fins morceaux. Aussitôt qu'il se sentit les coudées franches, il donna ses soins à ce que sa table fut toujours l'une des mieux servies de Paris. Il s'en souciait, un tant soit peu pour lui-même et beaucoup pour ses invités, sachant, comme nous l'avons dit, l'influence d'un bon repas sur la température des amitiés. Avec les ans et, par raison de santé, sans cesser de recevoir, il fut moins adonné aux délices de la bouche. A Valençay il ne faisait plus qu'un seul repas, buvait fort peu de vin, à l'exception de quelques verres de madère, qu'il jugeait propres à réchauffer son estomac. En revanche, le jeu lui fut une distraction de plus en plus nécessaire. Les goûts ont cet avantage, remarquait un aimable nonagénaire, Ernest Legouvé, qu'il en existe pour tous les tiges comme pour toutes les positions, Talleyrand en avait fait la leçon très finement à. un homme sérieux, qu'il ne voyait jamais les cartes en main : Monsieur Villemain, vous n'aimez pas le whist. Vous serez malheureux dans votre vieillesse, et vous l'aurez mérité. L'habile diplomate fut heureux au jeu, comme il le demeura presque toujours en politique, comme il l'avait été passagèrement en amour. Une longue expérience aida à sa chance naturelle. Il avait plaisir à rappeler l'un de ses gains les plus originaux par les conditions où il le réalisa. Ayant pour partner un lord anglais, tous deux avaient arrêté cette convention avec leurs adversaires de faire cent robers, dans un nombre de soirées déterminé. Aux termes de l'accord intervenu, quand ils perdaient, ils n'avaient rien à donner ; au contraire, ils devaient recevoir cinq louis par fiche perdue et de chacune de ces fiches on tenait exactement compte. Mais si, à la fin du dernier rober, minute critique, Talleyrand et son duc étaient en déveine d'un seul jeton, ils s'étaient engagés à payer la somme ronde de cent mille francs. Ils n'en procurèrent pas la joie au camp adverse. Le sort les avait favorisés jusqu'au bout. Le prince eut, à la table de whist, des partenaires fidèles, tout le long de la vie, par exemple, entre les femmes du monde amies des cartes : la duchesse de Luynes, la princesse de Vaudémont, la duchesse de Montmorency. S'il lui arriva de moraliser, par aventure, contre les entraînements d'un plaisir, qui, tant de fois, pour le malheur de ceux qui s'y adonnent, se transforme en une passion frénétique, il en représentait l'exercice mesuré ainsi qu'un délassement agréable et un dérivatif reposant. Il cédait, d'une âme tranquille, au besoin de faire sa partie, quotidiennement, sûr d'avance qu'il n'en résulterait pour lui ni ruine ni dommage. Le jeu occupe sans préoccuper, avait-il dit, convertissant en maxime une longue et personnelle observation. § Pourtant, il battit les cartes avec plus de fièvre dans sa turbulente jeunesse. Si nous nous en rapportons aux dires de quelqu'un qui l'avait bien connu et qui, pour cela, ne fut point son panégyriste, au contraire, il fut loin d'avoir, au bel âge, l'ordre qu'il sut établir ensuite dans son immense fortune. Alors, il jouait gros jeu et il ne gagnait pas toujours. Mince était son crédit. Les affaires de l'abbé-gentilhomme furent, en plusieurs cas, très dérangées et ne se rétablirent vraiment que du jour où il put entremêler celles du pays avec les siennes. Il eut sa crise, non courte, de dissipation et de libertinage, les deux allant toujours de compagnie. L'éveil du désir avait été précoce en lui, et le feu lui en dura longtemps. Tandis que la volonté paternelle engageait dans les voies du Seigneur ses pas adolescents, les idées les plus profanes assiégeaient le cerveau de ce néophyte. Il avait moins de quatorze ans. Son précepteur le prenait, au Collège, soit pour le mener, quelques heures, dans sa famille, soit pour l'accompagner à la promenade. Sur le chemin, offusquant l'œil de ce mentor, il dévorait du regard les belles passantes. Il n'était qu'un germe d'humanité, un embryon de cléricature, et déjà la vaporisation du péché s'était glissée subtile dans ses veines. Il n'attendit guère à faire ses preuves, et quelles preuves ! Mais, faut-il en croire Villemarest ? attestant qu'il séduisit successivement trois jeunes filles, les trois sueurs, dans une famille bourgeoise où il s'était insinué, et qu'il en résulta, pour chacune d'elles, de pénibles conséquences ? Par cet exploit d'un organisme trop hâtif, trop excitable, il s'était montré digne de son futur compagnon, le comte de Mirabeau, qui se flattait d'avoir, en sa treizième année, déniaisé la fille de son précepteur. Ce Charles-Maurice de Périgord ! Quel prompt appétit de conquête, avec ou sans attardement de préliminaires ! L'envol des idéales rêveries et des espoirs délicieux n'avait pas eu le temps de planer sur ses années puériles. Il voulut mordre à la vie, tout de suite et à pleines dents. Ce n'était point le candide adolescent, le tendre jouvenceau, dont les fredaines ingénues ne sont que grâces et peccadilles, mais un franc jeune libertin, chez qui s'étaient échauffés un peu bien tôt les suggestions voluptueuses. L'amour, cette lumière de l'âme délicieusement illusoire, troublait peu sa raison déjà sceptique et froide. Il avait le goût de la diversité et jouait du Richelieu. Il menait les intrigues par deux et par trois. C'était un genre de complications, dont il aimait à brouiller le jeu, pour en être amusé davantage. Au printemps de 1780, n'avait-il pas, tout à la fois, surpris le cœur et les sens de la jeune femme d'un président de tribunal, de sa fille née d'un premier mariage et de sa belle-sœur, qui venait de sortir du couvent ! Le suspect Villemarest, chez lequel nous l'apprenons, se plut vraisemblablement à grossir le chapitre de ses maraudes galantes, comme on a gonflé la gerbe de ses mots d'esprit. Il n'en est pas moins réel que ce gentilhomme ecclésiastique se signalait, à travers le monde, par des ambitions donjuanesques, dont sa feinte modestie ne laissait point ignorer les réussites. Talleyrand jouissait en sa jeunesse d'une certaine séduction physique, dont il perdit les agréments, avec la maturité. Boitant, mais si peu qu'on était enclin à trouver que ce léger défaut mettait une sorte de grâce dans l'indécision de sa démarche, il avait la taille mince, élancée, un visage doux et malicieux, tout ensemble, l'œil caressant en sa nuance de gris bleuté, le haut de la physionomie froid, impassible, mais la bouche souriante, parce que le sourire ne signifie rien de précis et n'oblige à rien, de très belles mains et une longue chevelure bouclée. Fort de ses avantages, l'abbé de Périgord accusait bien de la turbulence. Il en disait à chacune. Il brûlait d'en conter à toutes. Des scandales notoires lui attirèrent, comme à Mirabeau auquel nous avons si souvent occasion de le comparer, une lettre de cachet. Des histoires nouvelles s'ajoutèrent à celles-là, qui le firent envoyer à Autun, son futur diocèse épiscopal. Une retraite de quatre mois ne fut point pour le convertir, à la manière dont il y chercha des consolations sous les deux espèces, noble et bourgeoise. Temps de plaisir sans règle et sans scrupules ! Pendant les cinq dernières années du règne de Louis XVI, il parut s'amender. Son cœur voyageait moins et s'était à peu près fixé, — après une courte station dans l'alcôve philosophique de Mme de Staël — auprès de la comtesse de Flahaut. Il faisait à cette femme charmante une cour assidue en paroles et par lettres. Il dépensait une quasi-sincérité et en inspirait l'illusion complète, alors qu'il correspondait avec elle, dans ce style d'amant : Chaque jour, je sens de plus en
plus le besoin d'une compagne, que je puisse adorer avec toute la passion
qu'inspire une maîtresse, et comme un ami solide, qui mérite de ma part une
confiance sans restriction, et qui éprouve pour moi les sentiments, qu'elle
m'aurait inspirés. Je voudrais trouver dans cet être, que je ne regarde plus
comme idéal, la force du caractère d'un homme et la sensibilité d'une femme, plus
de raison encore que de passion, mais que, cependant, son langage fût plus
passionné que raisonnable. Je voudrais qu'elle unît une grande supériorité
d'esprit aux dons de la beauté et que, cependant, dans la conversation, elle
ne laissât percer son esprit que par éclairs, sans aucune affectation de
savoir. Toutes ces rares qualités je les ai cherchées en vain, à la Cour, à
Paris, dans les provinces, dans les palais des grands, dans les hôtels des
riches, dans les asiles les plus modestes, ma chère comtesse, je les ai
trouvées toutes réunies en vous. Que cette franche et sincère assurance vous
explique ce que vous appelez l'énigme de mon inconstance passée et vous soit
un sûr garant de mon inviolable fidélité pour l'avenir. Elle était sentimentale. Elle crut à ses protestations. Elle récompensa ses empressements. La liaison fut complète et eut des suites, sous la responsabilité du comte de Flahaut. Il n'eut pas toujours, ce grand seigneur, le goût aussi délicat. Rappelons-nous seulement la Julienne Picot du séminaire et la femme au visage d'encre de Philadelphie. Tel, Mirabeau, en même temps qu'il poursuivait. de hardis desseins dans son monde, entretenait des relations avec une fille de Saintes, à laquelle il avait promis le mariage et qui était de si commune extraction, qu'elle fut trop heureuse ensuite, d'épouser un archer de la maréchaussée. Quelques femmes, d'une nature choisie, marquèrent dans son existence, — liaisons durables et passagères rencontres, fantaisies de l'imagination et des sens, rares attachements du cœur. Mme de Souza et Mme de Staël éclairèrent sa vie en la traversant. Ida de Sainte-Elme, la contemporaine, — si accueillante à ses contemporains — se flattent d'avoir passé bien des heures dans la compagnie privée de Talleyrand, qui, lui, feignait de n'en avoir pas gardé la mémoire fraîche et recourait à celle de son valet de chambre pour lui en préciser le souvenir. Avec complaisance elle en narra des détails, en un chapitre de ses mémoires. Elle avait souvent affaire au ministère, alors que justement Talleyrand était ministre. Le haut personnage se rendait aussi prévenant que possible envers sa visiteuse et la retenait aussi longtemps qu'il plaisait à celle-ci de rester. On ne s'entretenait que vaguement en ce genre d'entrevues, des intérêts de la République. Le prince avait l'esprit et le regard tourné à d'autres objets. La chevelure de la belle l'occupait tout particulièrement. Il en caressait de la main les boucles ondées. Il y prenait beaucoup de plaisir. Une fois entre autres, ses doigts les avaient tant admirées qu'ils avaient jeté dans cette coiffure un désordre extrême. La coquette simulait une indignation mutine. Il promit aussitôt de réparer le mal qu'il avait fait. Alors il se mit à friser et à refriser ses cheveux avec une aimable et généreuse patience. Nous disons généreuse, parce qu'en guise de papillotes, il roulait les boucles flottantes en des papiers fins et délicats, qui n'étaient autres que des billets de mille francs. Comme elle s'en était bien aperçue, elle ne le pressait pas de finir ce jeu ; mais, prenant et reprenant les mèches blondes, pour qu'il n'en oubliât point, elle lui disait : Monseigneur, en voilà encore une. Et monseigneur s'exécutait. Du moins, c'est ainsi qu'elle conta la chose. Talleyrand en eut connaissance et s'en amusa beaucoup, tout en remarquant que cette histoire de son passé lui était bien nouvelle... Il est vrai, se hâtait-il d'ajouter, que j'en ai oublié tant d'autres ! Il ne la contestait pas absolument, parce qu'il ne lui déplaisait point d'y jouer un rôle de magnificence peu conforme à ses habitudes et dont il n'avait pas eu, sans cloute, à supporter les frais. De Mme Grant nous avons tout dit. Nous avons relaté par le menu les circonstances et les motifs, qui décidèrent Talleyrand à contracter cette étrange union. Il y avait eu, dans l'aventure, le choix de ses yeux, d'abord, et, dans la conclusion, un raisonnement de son intelligence désireuse, sans doute, de trouver le repos auprès d'un être instinctif, auprès d'une forme féminine irrationnelle et seulement belle[18]. Voilà, dira-t-on, bien des histoires de femmes dans l'histoire privée d'un homme d'État. En réalité, Talleyrand avait plus de caprice que de passion, plus de curiosité que de tempérament, plus de libertine fantaisie que de capacité amoureuse. M. de Talleyrand, remarquait avec une certaine ingénuité Ida de Sainte-Elme, qui n'était rien moins qu'une ingénue, était un homme qu'il fallait juger sur un canapé. Mais, n'allons pas chercher en ces mots un sens qu'ils ne comportent pas. En s'exprimant ainsi, elle ne voulait parler que du causeur, parce qu'il retrouvait, dans l'attitude assise, tous les avantages qu'il n'avait point, étant debout, en marchant ; elle n'étendait pas son idée jusqu'au canapé de la séduction, où Mme de Souza ne le jugeait pas des plus brillants, à l'épreuve. Il y eut toujours, en somme ; plus de cérébralités dans ses amours que de chaleur effective. En cela, ressemblait-il fort à son ennemi tant gâté des femmes, l'enchanteur vicomte de Chateaubriand : du sentiment à fleur de lèvres, de la curiosité féminine, de l'attrait imaginatif et de la langueur in re. Cependant, ainsi qu'un héros fameux de la mode, le duc de Richelieu, il avait commencé de très bonne heure et il finit tard. Aux environs de sa soixantième année — Mme de Boigne en causa bien indiscrètement —, il se montra amoureux, comme un jeune homme de dix-huit ans, de sa nièce, l'éblouissante comtesse Edmond de Périgord. Avec ses longs yeux noirs cerclés de bistre, deux yeux d'une clarté d'enfer et qui faisaient lumière dans la nuit, avec l'ascendant de sa rare intelligence, et le dégagé incomparable qu'elle mettait à conduire tout à la fois la politique, les affaires et la passion, elle avait renversé complètement l'équilibre des idées de sapience, de raison calme, d'imperturbable dignité du plus froid des diplomates. Un grand tumulte s'était produit dans l'âme et les sens de Talleyrand, lorsqu'il apprit qu'elle avait abandonné sa société, comme elle avait laissé derrière soi la compagnie d'un mari trop frivole et trop insuffisant, pour suivre un élégant gentilhomme autrichien, le comte de Clam. Il s'en plaignit aux échos, qui répétèrent le nom de la princesse fugitive. Son agitation peu ordinaire et les motifs qui l'avaient causée ne furent un secret pour personne. Le temps apaisa ces fièvres. Talleyrand, le sérieux Talleyrand, cessa de délirer ; Mme de Dino, pour la beauté d'un dévouement supérieur, était revenue de Vienne à Paris. Elle se fixa. La maison du prince redevint tranquille et grave, plus grave que jamais. Les conversations s'y renouèrent ; mais, on avait banni de leur cercle les tolérances d'autrefois. Le diplomate assagi se garda bien d'y réveiller, dorénavant, les souvenirs d'un passé tapageur, qui n'aurait pas été en odeur de sainteté dans ce temple. Au surplus, les tendances religieuses de Mme de Dino se prononçaient, de jour en jour. Ses quarante-deux ou quarante-trois ans l'avaient laissée fort belle ; ses yeux mobiles, expressifs, comme sa nature même, comme ses façons d'être et de parler, étaient restés les plus beaux du monde. Mais l'accent de sa voix avait changé. Le monde et elle s'étaient dit à peu près tout ce qu'ils avaient à se dire. La dévotion raisonneuse faisait des progrès dans son âme. Saint Augustin, le grand apôtre de la grâce, n'était-il pas déjà un des commensaux de sa table spirituelle ? Bossuet y occupait la place d'honneur. Au réel, la vie de la duchesse et du prince n'avait pas changé de face. Tout s'y passait, quotidiennement, suivant le train accoutumé. Et si, par hasard, pour l'amour de Dieu et des hommes, on y tâtait d'un certain esprit de sacrifice, la mesure n'en allait pas jusqu'à l'héroïsme. Tout récemment, la duchesse s'était flattée comme d'une pénitence très méritoire devant le Très-Haut, d'avoir, pendant quelques jours, daigné se servir elle-même, de ses propres mains, à sa toilette. Une maladie de sa femme de chambre l'y avait contrainte. Elle s'était résignée, ressentant de l'effort une grande fatigue nerveuse, faute de s'y être exercée, mais se louant d'en avoir eu l'énergie salutaire, et, philosophant, moralisant en conscience, sur les fruits à tirer de cette action exemplaire ! C'était beaucoup, et c'était peu. N'importe, il était visible que le ton et l'atmosphère avaient changé autour de Talleyrand. Il la voyait, cette nièce aimée, s'obligeant, maintenant, à des méditations continuelles ; il l'admirait s'appliquant à des perfectionnements de sa vie intérieure, qu'elle ramenait surtout à des mérites d'intention. En grande dame, en princesse plus rapprochée du ciel que le restant des humains, elle ne devait point douter des grâces particulières, qui refluaient de la source providentielle sur elle et sur les siens, tour à tour s'étonnant et se félicitant de la longanimité divine, dont elle se sentait une preuve vivante et privilégiée. Talleyrand n'était point arrivé à ce degré de conversion ; incrédule il n'avait pas cessé de l'être, mais il cédait à l'influence ; son ambiance morale en était toute imprégnée. Et, à présent, il censurait ce qu'il avait chéri jadis, il brûlait ce qu'il avait adoré. La légèreté des hommes et la frivolité des femmes lui inspiraient de sévères réflexions. On l'entendit blâmer, d'un amer sarcasme, l'immodestie des habits, chez les femmes, et la manie qui, depuis si longtemps leur dure de se décolleter les bras, la gorge et les épaules. Impudicité chez les unes et laideur chez les autres ! grondait-il. Était-ce là Talleyrand ? Tenait-il lui, vraiment, de ces austères discours ? Où s'en étaient allés les bons moments d'agréable nonchalance, où M. de Montrond disait de lui : Qui ne l'aimerait, qui ne l'adorerait, ce cher prince ? Il est si vicieux ! Alors, il était le plus facile des hommes aux vices d'alentour, son indifférence était à peu près complète sur la valeur d'âme des gens, qui se glissaient chez lui ! Et, maintenant, comme il se louait d'un renoncement dont l'âge lui faisait une obligation ! Qu'il eût jamais identifié en sa personne les leçons et les exemples d'une forte morale, voilà ce qu'on ne se fût point imaginé. Mais, c'était une de ses habitudes de convertir en maximes des principes absents. Qui parla jamais mieux des qualités d'un bon prêtre que lui-même, pour ne les avoir point pratiquées ? Sa conversation s'était amendée de telle sorte qu'on eût pu l'offrir comme modèle aux gens du monde les plus retenus en leurs paroles. Il en faisait légèrement parade. D'apprécier les vertus chez autrui plaisait à sa commodité. On feignait de l'en croire sur parole. Véritablement, il n'était guère plus sincère avec lui-même en ce genre de propos honnêtes que dans ses échappées d'éloquence pour la glorification de la bonne foi politique ! § La morale de Talleyrand ! Où s'engage notre pensée ? Sur quel terrain brûlant allons-nous aventurer nos pas ? En prononcer le nom, en évoquer l'idée seulement, c'est remettre en question tous les points douteux de son caractère et de sa vie politique. Après tant de dépositions, que nous avons pu lire et entendre, sur un tel sujet, il est acquis à la vérité que ses mobiles personnels ne furent, en aucun temps, très élevés ; que des vertus essentielles dont il eut l'enseignement prolongé, pendant ses années de jeunesse, il n'avait gardé que l'écorce ; qu'il réduisait au seul souci des convenances le principal de ses obligations ; qu'il fut loin d'être un modèle d'intégrité dans une carrière, où la raison d'argent tenait alors tant de place ; que lui aussi avait donné sa plus ferme approbation à la morale du produit net ; que, malgré des symptômes de bonté dont on put noter le passage à la surface de son âme, on connut peu d'hommes auprès de qui le malheur ait été un vice autant qu'à ses yeux ; et qu'enfin, il subordonnait presque toutes choses, pour les nations comme pour les individus, au seul intérêt, roi du monde. Sa réputation était faite, là-dessus, au dedans et au dehors : Achetez Talleyrand, écrivait la reine Marie-Caroline au marquis de Gallo, son négociateur ; hommes et femmes, qui viennent ici l'assurent très achetable[19]. Mais, n'était-ce pas alors une habitude du temps, admise
comme un fait usuel et normal que les personnages employés aux œuvres de
diplomatie profitassent de leur position pour augmenter leur fortune par des
moyens plus ou moins délicats ? A la vérité Talleyrand était venu dans une époque très corrompue. Il aurait eu grand tort de se gêner ! Tous les ambitieux n'avaient-ils pas, alors, leur double, leur triple conscience ? Depuis Louis XV, le ressort essentiel des intrigues dans les bureaux des affaires étrangères, avait nom : Corruption. D'Argenson s'émerveillait comme d'un miracle qu'on eût pu s'y montrer insensible, une seule fois. Et c'était dans un ministère français. Ce phénomène, qui ne dura point, était ignoré partout ailleurs. L'homme d'État autrichien Thugut ne s'embarrassait aucunement de recevoir une pension secrète du roi de France. L'usage était si communément établi d'un pareil trafic qu'un ministre russe, Panine, avait proposé, en 1773, en toute simplicité, de former une caisse avec ses associés de Vienne et de Berlin et d'assurer entre soi, un fonds pour la séduction. L'utilité de ces artifices ou de ces combinaisons comme on les appelait, laissait si peu d'incertitude à l'opinion des gens d'alors que l'Église, pour de tels cas, tenait en réserve des accommodements spéciaux. Ainsi, l'électeur de Cologne, après avoir reçu de l'empereur d'Autriche une commission appréciable de cent mille florins en récompense de services... attendus, avait, en homme de précaution, obtenu de son confesseur la permission de se dédire sans rendre l'argent. A travers les orages de la Révolution, dans le bruit et la confusion de leurs contrecoups répétés, on ne prenait guère le temps de sonder ses reins ni sa conscience sur le point de savoir où commençaient les droits, où finissaient les devoirs. Les concussions dont Talleyrand fut le témoin, sous le Directoire, lui furent, certes, une mauvaise école d'abnégation et de désintéressement[20]. Par exemple, en 1798, rien ne lui paraissait aussi simple, à lui, ministre des relations extérieures, aussi bien qu'aux membres du gouvernement directorial que d'adresser des offres d'échange de cette sorte à la cour de Naples, elle-même si versatile et cauteleuse : Nous vous permettons d'occuper Bénévent et Ponte-Corro ; mais vous voudrez bien nous donner quelque argent. Le Directoire m'a chargé de vous en faire la proposition. Dans cette affaire napolitaine, il avait osément posé des chiffres et précisé les conditions, qu'il conseillait de mettre au paiement de la gratification désirée. Deux millions, pour calmer les craintes de Marie-Caroline et de son digne époux Ferdinand, pour leur assurer son concours et leur amener le bon vouloir de ses collaborateurs, était-ce trop ? A son sens, la chose n'était que fort raisonnable. Mais non point, au gré de la reine Charlotte, qui écrivait, là-dessus, au marquis de Gallo : Les dépêches de Ruffo montrent
bien la bassesse de Talleyrand, qui cherche surtout de l'argent pour lui. Je
suis nettement opposée à l'idée de lui donner de l'argent, de la main à la
main, tant pour l'honneur de Ruffo que pour ne pas être dupe ;
d'autant plus qu'il semble n'y avoir eu d'armistice avec Buonaparte et qu'on
n'a pas eu l'habitude de procéder d'une telle façon avec Delacroix et le
Directoire[21]. Vraiment il outrepassait les bornes d'une imitation excusable. Il avait commencé sous le Gouvernement des Cinq par une équivoque mainmise sur les affaires du Portugal. Durant l'Empire, le trafic des papiers d'Etat soustraits au cabinet de Napoléon et vendus sous ses auspices, ou avec sa tolérance, à Nesselrode ne fut certainement point un acte à sa gloire... Mais nous ne prétendrons point énumérer les nombreux pots de vin diplomatiques où se désaltéra sa soif. Nous dirons seulement à sa décharge que, tout en en recueillant les profits avec adresse, il sut conserver une direction unique à sa diplomatie européenne, que ses desseins généraux n'en étaient pas modifiés, et qu'il en sauvegardait, d'abord, les principes. Nous serons plus à l'aise, pour expliquer en terminant la suite et presque la logique nécessaire de ses variations, dans une époque où rien ne demeurait fixe, ni les hommes ni les institutions. En ces temps agités, on avait une morale appropriée à la loi du changement. C'était une opinion faite chez les fonctionnaires qu'ils n'étaient liés qu'à leurs fonctions et non point aux origines ou aux actes du gouvernement. Pour le compte de quelle autorité supérieure, sous quelle bannière ou simplement quelle étiquette, Talleyrand aurait-il à jouer la partie politique dont il avait, au préalable, arrêté les lignes par des traits définis ? Il n'en avait jamais eu la préoccupation exclusive systématique. L'important à ses yeux, puisqu'il ne pouvait être ni roi ni empereur était qu'il fût en position de la jouer, pour les meilleures lins possibles. L'Histoire nous apprend que les modèles de constance et d'unité -furent d'une espèce très rare en politique. Talleyrand a toujours été cité comme l'exemple le plus caractéristique de l'art d'accommoder les intérêts particuliers aux transformations des événements. L'homme d'État fameux, qui eut en main toutes les grandes négociations de l'Empire, pendant la belle période de gloire et de puissance, celle d'Amiens, de Presbourg, de Tilsitt s'était surpris à émettre cette réflexion au congrès de Vienne, que son émule en diplomatie, Metternich, variait un peu souvent. En parlant de ]a sorte, il voulait dire que le chancelier autrichien manquait de fixité dans les idées dirigeantes et qu'il ne possédait pas, comme lui-même, de ces partis-pris fondamentaux qui survivent aux fluctuations des circonstances. Sur le reste, ce personnage flexible et divers, qui prononça de treize à quatorze serments, tenant les bornoies pour peu de chose, à condition de maintenir en soi la première des souverainetés : celle de la raison, s'était arrangé un système d'adaptation très facile, et qu'il résumait en ces mots : Le serment, disait-il, est une contremarque qu'on prend à la porte d'une salle de spectacle afin de pouvoir y rentrer. Quant à sauter d'une barque dans une autre, aux premiers signes de mauvais temps, nul ne s'en acquitta avec une souplesse aussi délibérée que le prince de Talleyrand, si ce n'est peut-être son rival, le duc d'Otrante. Il est de fait que, du commencement à la fin de sa longue carrière il s'était laissé gagner par tous les partis en faveur. Il servit huit maîtres avoués, sans parler de ceux qu'il n'avoua pas, parce qu'il lui aurait fallu dire aussi le prix de la récompense. Tout ménager, à dessein de tout conduire, c'était sa règle et sa manière de faire. Alors que les institutions et les formes da pouvoir se renouvelaient, sans cesse, pour être si promptement renversées on le voyait, au retour de chaque tempête, réapparaître, le visage serein, habillé de nouveaux honneurs et couvert de nouvelles dignités. Ce qu'on lui pardonna moins, ce fut la continuité de sa réussite. Cette infidélité chronique, il l'exprimait le plus posément du monde. Sa conduite était dictée par la suite des événements. Il voyait venir les choses. Il agissait de prévoyance, tout simplement. Aussi bien, le spectacle des affaires, tel qu'il se déroulait devant lui, n'était pas pour lui inspirer des idées de constance. Il avait changé de forme comme le terrain, sur lequel l'avait engagé la politique, avait changé d'aspects, et plus souvent que lui-même. Comment reconnaître des droits inaliénables aux autorités éphémères qui parvinrent, entre 1793 et 1815, à donner des lois à la France, quand le pouvoir dans leurs mains n'avait été le plus souvent que l'enjeu de la force ou de l'intrigue ? Il passait à de nouveaux rois comme un roi passe à de nouveaux ministres, en réservant ce qui devait durer : la question française prépondérante. Évidemment, l'intérêt bien entendu fut le guide véritable, le conseiller le plus écouté du prince de Talleyrand. Son opinion n'inspirait aucun doute, à cet égard ; la morale pure n'était pas l'objet préféré de son choix : La société, répliquait-il à un ami qui faisait sonner à son oreille la supériorité des bons principes, est partagée en deux classes : les tondeurs et les tondus. Il faut toujours être avec les premiers contre les seconds. Il avait fait, avant tout, de la politique de transaction, de la politique de résultat, d'accord avec le sens et la logique du moment. Rien n'est stable, ici-bas, avait dit, de loin, l'apôtre saint Jacques, sauf l'instabilité. Néanmoins, quand on examine de près l'œuvre publique de Talleyrand et qu'on l'étudie à fond, on reconnaît que s'il oscillait entre les divers gouvernements, de manière à n'être jamais pris au dépourvu dans leurs changements de fortune, il ne varia que fort peu, quant aux fondements de sa diplomatie. Sous des étiquettes mobiles, il continuait de servir son pays, d'après un ordre d'idées fermement établies en sa tête, depuis 1792 et dont il ne s'écarta que rarement, par contrainte. L'ondoyant cardinal de Retz s'était composé, pour son usage personnel, une formule de conduite, en soi très élastique, commode indéfiniment, et qui, sous un air de paradoxe sensé, paraissait légitimer, à l'avance, toutes les évolutions possibles. Pour demeurer fidèle à son parti, disait-il, il faut changer souvent d'opinion, à condition, sans doute, de mettre à l'abri l'essentiel, c'est-à-dire un esprit dirigeant qui ne se démente point et sache imprimer aux événements les plus divers un caractère de cohésion. Il n'est pas de sujet si brisé ni de caractère si rompu aux métamorphoses qui n'ait son unité. A l'intérieur, les vues de Talleyrand étaient claires et homogènes. Il les ramenait à la conception d'une monarchie dite légitime ou constitutionnelle, s'alliant à des principes sagement libéraux. En matière de politique extérieure, il n'abandonna jamais, nous le répétons, son programme fait d'équilibre, de modération, d'humanité, le programme qui triompha, pour le bien de son pays et pour sa gloire, au Congrès de Vienne. Il fut toujours l'ennemi de la violence et de la guerre. La louange lui en revient constante, unanime. Et c'est encore sa meilleure justification contre les reproches en foule, qu'attirèrent à l'homme privé, au ministre, au dignitaire, au diplomate, les multiples défauts d'âme, les oublis de cœur et les absences de scrupules, qui furent les ombres de cette grande lumière historique[22]. FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME |
[1] De nos jours un thuriféraire systématique de Napoléon a estimé, lui, que la place de Talleyrand n'eût pas été au faîte des honneurs, mais dans l'ombre d'un cabanon. Cet homme, a dit un prêtre, que la conversion du prince n'avait pas désarmé parce qu'il ne la croyait pas sincère, cet homme a été la sentine du dix-huitième siècle, la sentine où se sont-écoulées toutes les immondices de la société d'alors : Église, aristocratie et le reste. Quel excès d'indulgence dans une âme pieuse !
[2] Cette accusation encore plus absurde, si c'est possible, qu'infâme, ne peut avoir été inventée que par un fou ou un maniaque. (Talleyrand, Mémoires, t. III, p. 322.)
[3] Chateaubriand, George Sand. Comme il avait reçu beaucoup de mépris, écrivait méchamment fauteur des Mémoires d'Outre-Tombe, il s'en était imprégné et il l'avait placé dans les deux coins pendants de sa bouche. (T. XI, p. 421.)
[4] Delphine, première partie.
[5] Le Temps.
[6] On en fut trop édifié, en 1815, pendant les trois mois de son ministère.
[7] Aidé des larmes de l'impératrice Joséphine, des pleurs de Mme de Polignac et des insistances généreuses de Mme de Rémusat, il arracha à la mort le duc de Polignac, qui s'était fortement compromis dans la conspiration de Cadoudal et du général Moreau.
[8] E. Dumont, Souvenirs sur Mirabeau, 1831.
[9] Diario inedito del
marchese di San Marzano, 20 janvier 1815.
[10] Des malveillants racontaient que l'ex-évêque d'Autun en guise de bréviaire, lisait et relisait l'Improvisateur français, un recueil d'ana en vingt et un volumes alphabétiquement classés.
[11] Imitation d'imitation. La pensée n'était ni de Harel ni de Talleyrand. Le premier des deux avait trouvé la phrase toute faite chez Voltaire ; et celui-ci, bien qu'il n'eût pas besoin qu'un l'aidât à avoir de l'esprit, l'avait traduite textuellement, ou à peu près, de deux vers anglais d'Edouard Young, l'auteur des Nuits et des Pensées nocturnes.
[12] Cf. t. Ier, chapitre XI.
[13] Un sagace compulseur d'archives, M. Pierre Bertrand, a prouvé, en les publiant, avec ses commentaires, que Talleyrand fut bien l'auteur des missives à Napoléon écrites et signées par lui, sans qu'on ait à en revendiquer l'honneur exclusif pour d'Hauterive ou La Besnardière.
[14] Mais voici toute une page qui va nous donner une idée doublement précise, d'abord de la manière très étroite et très suivie dont elle aidait à la gestation et à la mise en forme des idées du prince, ensuite du peu qu'il avait à fournir de lui-même, parfois, jusque pour des pièces de la plus grande importance
Un jour, au mois de novembre de 1834, dans notre solitude de Valençay, je reparlai à M. de Talleyrand de la convenance, qui, chaque jour, devenait plus grande pour lui de donner cette démission devant laquelle il reculait un peu. Il me dit alors que la lettre, pour l'annoncer, serait très difficile à faire. Je rassemblai immédiatement tout ce que j'avais préparé en pensée, je le mis par écrit et, retournant une demi-heure après chez M. de Talleyrand, je le lui lus. Il en fut frappé et l'adopta en totalité, à l'exception de deux mots qu'il trouvait trop affectés. Je lui demandai, alors, de soumettre ce projet de lettre à M. Royer-Collard ; il le voulut bien. Je partis, le lendemain, pour Châteauvieux. M. Royer-Collard trouva la lettre fort bien ; seulement, il mit, à la fin, les pensées qu'il suggère au lieu de les avertissements qu'il donne ; puis, au commencement, il changea une expression qu'il trouvait trop pompeuse, et la remplaça par un mot de meilleur goût. Et c'est ainsi que, sans aucune nouvelle altération, cette lettre parut, ensuite, au Moniteur d'où elle a, pendant assez longtemps, occupé le public. Toutes les lettres de cette époque écrites par M. de Talleyrand au Roi, à Madame Adélaïde et a u duc de Wellington, ont été d'abord jetées sur le papier et remaniées par M. de Talleyrand. La première seule, contenant la démission, a été corrigée par M. Royer-Collard ; les autres lui ont été simplement communiquées, il les a toutes approuvées. (Chronique, t. Ier, p. 316.)
Des circonstances privilégiées lui rendaient ce genre de collaboration facile, sans qu'il eût toujours besoin de remettre au creuset les idées et les mots, qui servirent de matière première.
[15] Paresseux et sans étude, nature frivole et cœur dissipé, etc. (Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, t. XI.)
[16] Le duc de Broglie, dans la préface du tome V et dernier, rappelle que Talleyrand n'écrivait guère, mais dictait, puis corrigeait ses textes et donnait à la copie ses manuscrits ainsi ravisés. Ce sont des manuscrits d'écritures et de formats différents, que le comte de Bacourt avait coordonnés et condensés en un seul ouvrage.
[17] V. De l'authenticité des mémoires de Talleyrand, par Jules Flammermont, professeur à la Faculté des lettres de Lille, extrait de la Révolution française du 14 novembre 1892. L'année précédente, Aulard, professeur en Sorbonne, entreprenait d'établir, à l'aide de présomptions morales, faute d'arguments positifs, que les cinq gros volumes édités sous la direction du duc de Broglie n'étaient pas du tout les mémoires vrais de l'abbé de Périgord. (Cf. Revue bleue, numéro du 14 mars 1891 ; article réimprimé dans le numéro du 14 avril 1891 de la Révolution française, p. 333-343.)
[18] Plus l'homme se développe par la tête, plus il rive le pôle con traire, c'est-à-dire le repos dans la complète ignorance, la femme qui n'est que femme, l'être qui n'agit que par l'impulsion d'une conscience obscure. (Renan). Néanmoins, Talleyrand avait, auparavant, sollicite sans succès la main de Mme de Buffon, qui n'était pas dénuée d'esprit.
[19] Lettre au marquis de Gallo, Portici, 24 novembre 1804, p. p. Weil ; 1911, Émile-Paul, édit.
[20] Les Thermidoriens volaient en grand et ramassaient des trésors pour étaler un luxe asiatique, tout en prêchant le sans-culottisme et se partageant en même temps tous les emplois lucratifs. Ils étaient devenus l'objet de l'envie et de la haine des anarchistes de l'autre classe. (Mémoires de La Réveillère-Lépeaux, t. II, p. 194.)
[21] Cette femme exaltée, pleine de flammes et de violence, s'emportait souvent dans ses lettres contre l'apostat Talleyrand (Vienne, 8 avril 1802), contre le cher apôtre Talleyrand (Portici, 29 septembre 1803), contre ce renégat et ce boiteux. Mais sur quel ton pressant elle recourut à son aide, pour qu'il lui fit rendre Naples et la royauté des Deux-Siciles !
[22] On pourrait accuser Talleyrand d'incrédulité, de morale facile, de mille autres choses encore. Son intuition de la France moderne, ses grands plans de finances et d'éducation, et surtout sa mémorable action diplomatique du traité de Paris, suffisent à éclairer sa vie des plus patriotiques reflets.
(Marquis de Castellane, Hommes d'État français : Talleyrand.)