LA VIE D'UNE IMPÉRATRICE

EUGÉNIE DE MONTIJO

 

CONCLUSION.

 

 

Eugénie de Montijo, impératrice des Français, pendant dix-sept ans, a occupé une place extraordinaire dans le monde. Elle n'aura pas été véritablement un caractère, ayant été trop femme pour cela, je veux dire trop soumise aux variations de l'humeur féminine.

De l'esprit naturel on contesta qu'elle en fût douée ; elle en montra, pourtant, avec des dispositions d'intelligence plus promptes à s'élever qu'à se développer et à s'étendre, et de la spontanéité, de l'imagination, une certaine éloquence même. En petit cercle, elle se plaisait aux charmes de la causerie. Les belles, les nobles idées la séduisaient, l'enthousiasmaient. L'esprit de trait n'était pas le sien, ni l'esprit littéraire, qui lui faisait absolument défaut, au temps des Tuileries, où elle n'était guère lisante. Ingénieuse à couvrir la disette des idées sous la profusion des paroles, elle savait, du moins, prendre le ton, par une faculté, qui lui fut précieuse, tout le long de son règne et dans ses rapports avec tant de personnes. Littérature, politique, histoire, elle aimait à parler de toutes choses ; elle en traitait d'abondance, poussée par une sorte d'ignorance hardie, et cela dans un langage plus d'une fois incorrect pendant les premières années, mais chaleureux et coloré.

Il manquait à cette verve, à cette vivacité, à ces élans, des qualités d'équilibre : la pondération et le jugement.

Dans la pleine activité de sa vie, les sentiments, les actes, les impulsions, tout, chez elle, allait par sauts et soubresauts. La violence naturelle tempérée par une douceur voulue et difficilement obtenue, forçait la barrière, en bien des cas. Elle ne savait pas attendre. Elle savait encore moins céder. Peu expansée et pouvant néanmoins hausser, précipiter la voix jusqu'à paraître exubérante et bruyante ; très changeante, au surplus, passant du rose au gris, pour revenir aussi vite à des impressions qu'on croyait effacées elle n'eut de stable, réellement, que le fond de ses idées religieuses et dominatrices, puisées dans l'éducation première.

Elle paraissait fière sans qu'on la jugeât orgueilleuse. Prompte à s'émouvoir pour tout ce qui lui paraissait porter atteinte à son rang ou simplement à l'étiquette, elle allait presque aussitôt de l'impatience à la brusquerie, sauf à panser ensuite les blessures qu'elle avait faites. Il lui arriva de confondre la hauteur avec la dignité, par le souci où elle était qu'on ne la trouvât pas assez impératrice. Elle accordait aux femmes de la Cour des libertés, qui ressemblaient à des licences. Craignait-elle après cela d'avoir été trop loin dans l'indulgence, elle redevenait facilement impérieuse, les méchantes langues disaient tyrannique : Nerveusement sensible, à s'attendrir, à verser des pleurs sous les influences diverses de la musique, d'une impression trop forte, d'un ébranlement intellectuel ou moral, ou sous l'action de circonstances extérieures, elle subissait aussi à fond les revirements d'un caractère vif, irritable, dont les éclats ne se renfermaient pas toujours dans le secret du foyer domestique. Malgré sa fierté de nature ou de commande, malgré les grands airs qu'elle jugeait imposés à son rôle, elle avait eu le tact et la franchise de ne pas introduire les froideurs cérémonieuses en son intimité conjugale. Louis-Napoléon était l'empereur pour le reste du monde ; elle était sa femme et lui parlait comme à son mari, en usant, sans gène, des familiarités du tutoiement. Lorsque ne survenaient pas entre eux des désaccords imputables à des légèretés trop fréquentes chez le seigneur et maître des Tuileries, elle ne se montrait pas, à son égard, en reste d'attachement, — sans que ce fût, au même degré, de l'amour.

Napoléon III, une fois son affection conquise, ne la reprenait plus. Eugénie eut la faveur capricieuse. Elle la donnait aisément, mais la retirait de même, sauf pour les rares personnes de son intimité. Et, pourtant, elle est demeurée fidèle, en toute circonstance, à ses amitiés de fond. Ainsi, dans les plus belles années de son règne, favorisait-elle de ses visites, comme par le passé, Mme Delessert, dont elle n'ignorait point les sentiments orléanistes. Et, comme on lui en faisait l'observation : C'est vrai, disait-elle, mais, elle a été si bonne pour moi, avant mes grandeurs ! Je ne renie pas mes amis de la veille.

En général, de même qu'elle ne fut jamais très populaire en France ; elle n'était pas franchement aimée de ceux qui vécurent dans son ombre, comme fut aimé l'empereur. Sous les démonstrations respectueuses et cérémonieuses dont on s'acquittait comme d'un devoir envers elle, subsistaient de la gêne et des résistances muettes. Les cœurs s'offraient et ne se donnaient pas. L'amour ne réchauffait point ces politesses obligatoires. Seulement, quelques âmes fidèles lui restèrent attachées d'une manière profonde à travers les péripéties de la chute et de l'exil.

Sincère jusqu'à la puérilité, elle aura, de tout temps, manifesté l'horreur du mensonge. Elle était l'épouse d'un homme, qui fut la dissimulation incarnée par habitude, par système, par calcul. N'était-ce pas la baronne de Montet qui disait de lui déjà, en 1837 : Le prince Louis Napoléon est un menteur, comme tous les Bonaparte. Elle n'ignorait pas qu'un masque continuel couvrait le visage de ceux qui l'approchaient. Mais elle n'en estimait que davantage l'expression de la vérité, au moins sur ses lèvres, car il ne lui plaisait pas toujours qu'on lui parlât à elle trop ouvertement. Quels que fussent ses partis pris ou les évolutions de son caractère, il est certain qu'elle garda toujours de la franchise dans ses paroles, de la droiture dans ses actes et ses promesses.

Napoléon III eut de la bonté de cœur et de la mémoire pour les services rendus. Il avait la main plus donnante que l'impératrice- Il n'avait pas, comme elle, le sens du vrai. Il s'était mis à mauvaise école en prétendant suivre, en cela, l'exemple de son oncle, chez qui le souci exclusif du succès et de la domination avait faussé bien des idées morales, sous le prétexte qu'il était hors de la règle et au-dessus d'elle. La véritable grandeur était absente de l'âme du premier des Bonaparte, parce qu'il ne faisait nul cas de la sincérité et y croyait si peu chez autrui qu'il se défiait jusque des apparences d'un bon sentiment. Il ne craignait pas d'établir en principe qu'il reconnaissait la capacité d'un homme au plus ou moins d'habileté avec laquelle il savait manier le mensonge. Sans gêne, il se plaisait à rappeler que, dès son enfance, l'un de ses parents avait prédit qu'il gouvernerait le monde, parce qu'il avait coutume de mentir. M. de Metternich, disait-il du chancelier d'Autriche, son adversaire diplomatique, M. de Metternich est tout près d'être un homme d'État, il ment très bien. Napoléon III lui aussi s'étonnait, comme d'une chose invraisemblable, d'un désintéressement possible ; et méprisant les hommes, il ne pouvait qu'être indifférent sur leur moralité de conscience. Eugénie aurait inspiré à son fils des convictions plus hautes.

Le courage personnel de l'impératrice est un fait indiscutable. Elle en donna des marques probantes, en des circonstances toutes d'abnégation, où la souveraine était exempte d'intervenir, et qui n'en firent que mieux éclater le peu de cas qu'elle faisait du péril et sa réelle fermeté d'âme. Sa visite aux cholériques d'Amiens est une page inoubliable dans la vie d'Eugénie de Montijo, impératrice des Français. Elle y fut portée par un élan et soutenue par un courage admirables. A Biarritz, quand la fille d'Emile de Girardin était malade d'une affection contagieuse, elle était allé voir l'enfant ; elle se pencha sur son chevet avec plus de générosité que de prudence. Elle attesta, au plein de ses jours de prospérité, une énergie remarquable, lorsque des tentatives réitérées contre la vie de l'empereur lui donnèrent à réfléchir sur l'instabilité des grandeurs. Le soir du 14 janvier 1858, après l'attentat d'Orsini, sa première parole en mettant le pied sur le trottoir de l'Opéra fut pour dire : Ne vous occupez pas de nous, c'est notre métier ; occupez-vous des blessés. Avait-elle eu la pensée que ces mots seraient mille et mille fois répétés et deviendraient un témoignage d'histoire ? Peut-être, Du moins elle en avait eu l'à-propos et l'assurance.

Vaillante, elle l'a été sans conteste. Généreuse, on ne saurait poser en fait qu'elle l'ait été avec indépendance et largesse, autour d'elle, bien qu'elle ait pratiqué la charité humaine avec noblesse et, parfois, avec héroïsme.

Selon les temps, on l'accusa d'être prodigue en ses futilités, ou d'être resserrée dans ses dépenses et calculatrice excessivement. Alors que se déployaient les fastes de la Cour, on portait à son compte des prodigalités folles, des gaspillages énormes, sans inscrire à sa décharge que ces fantaisies avaient l'avantage de rendre à la circulation les richesses égoïstes des privilégiés et des jouisseurs. Au contraire, lorsque diminua la vogue des couturiers, lorsqu'on eut appris que l'impératrice assagie voulait elle-même prêcher l'exemple de la prudence et de l'économie et qu'on avait installé un atelier de couture dans les combles des Tuileries, on lui reprocha de thésauriser. La vérité se plaçait entre ces deux opinions extrêmes. Elle usait de libéralités restreintes, par comparaison avec l'empereur. Et il a été sensible qu'elle se montra plutôt parcimonieuse dans ses dons, après la disparition de la liste civile.

De la volonté, du courage, de la fermeté, l'impératrice n'en était pas dépourvue. Ces qualités, fâcheusement, n'eurent presque toujours à se déployer que dans des occasions malencontreuses, à la suite d'entreprises mal engagées et d'actes irréparables. L'application en fut inopportune et vaine le plus souvent. Par une fatalité persistante, il se répéta ceci : que toutes ses préférences manifestes, toutes ses tentatives pour imprimer au gouvernement une impulsion en rapport avec ses idées personnelles sur la politique extérieure furent contraires par leurs suites ou leurs conséquences au bien général du pays, comme à la stabilité de l'ordre de choses régnant. Combien il eût été préférable de ne pas voir la turbulente impératrice se jeter dans les embarras de cette politique, que son zèle et son ardeur servaient à compliquer davantage !

Catholique exaltée, catholique du pays de Philippe II, elle déploya en faveur du pape une énergie malheureuse autant qu'irréductible. Elle poussa la France des deux mains dans le fossé du Mexique. Elle fit échouer des alliances précieuses et provoqua des chocs douloureux. Les mille et mille documents entassés dans les archives de Farnborough, et tous les mémoires, toutes les révélations de détails, sur les gens et les choses, qui devront surgir de là, ne déracineront pas les fondements de ces constatations historiques. Mais, on le redira après nous : elle était femme ; elle éprouvait et ne raisonnait pas ; elle agissait et ne voyait pas où la conduiraient ses actes ou plutôt ses impulsions, et, avec elle, l'empereur et la France.

 

FIN DE L'OUVRAGE