Une heure d'arrêt sur la pente. — Mil huit cent soixante-sept et les splendeurs de l'Exposition. — Comment dans l'étourdissement des fêtes, on oubliait de causer politique entre rois et empereurs. — Les conséquences de cette distraction. — Alexandre II, la reine Augusta et l'impératrice. — Vers l'Autriche-Hongrie : voyage à Salzbourg. — Les deux impératrices. — Un mot imprudent d'Eugénie sur le comte de Beust. — Les temps se sont assombris en France. — Une épreuve sensible au cœur maternel de l'impératrice : l'épisode du 3 août 1809 à la Sorbonne, entre le jeune Cavaignac et le prince impérial. — L'impression ressentie à Fontainebleau ; violente crise de nerfs de l'impératrice. — Pour changer d'air et d'impressions. — Voyage en Corse. — Une plus longue promenade en Orient. — Eugénie se rend en Egypte pour l'inauguration solennelle du canal de Suez. — En cours de route ; une lettre à l'Empereur. — Digressions anecdotiques. — Ferdinand de Lesseps, l'impératrice et l'Angleterre. — Un dîner chez Ismaïl. — Promenade au désert. — Rentrée en France : les déceptions du retour. — Situation amoindrie de l'impératrice, sous le ministère libéral. — Un exemple frappant de cette diminution d'influence. — A l'intérieur et à l'étranger : l'impératrice, Rome et l'alliance italienne. — Ce qu'il faut craindre des événements qui se préparent. Il y eut, disions-nous, un temps d'arrêt dans le déclin de ce brillant empire — période encore si abondante et si large de promesses qu'elle parut en marquer plutôt l'apogée. Mil huit cent soixante-sept et l'Exposition universelle ! Que de bannières déployées en ces heures de galas ! Que de fleurs jonchant le sol, comme pour dérober à la vue l'abîme, qui se creusait sous les pas des puissants du jour ! Toutes les affaires ont cessé, à l'annonce de l’inauguration. Paris en joie n'est occupé que de son désir de voir, d'admirer de près ou de loin. Les portes du palais de l'Industrie se sont ouvertes matinalement au flot des invités. Les drapeaux, en mille places, prodiguent leurs notes éclatantes. L'enceinte regorge de monde. L'empereur vient d'apparaître, en habit noir et la poitrine barrée du grand cordon de la Légion d'honneur. Voici l'impératrice en robe de couleur changeante, mantelet de dentelles, capote noire et blanche, entourée d'une couronne de violettes, d'où s'élance une aigrette effilée. A leurs côtés, on cherche le prince impérial ; il est malade, dit-on[1]. A mesure que passe le cortège, avec la lenteur qui convient aux défilés officiels, des noms sont donnés aux visages. Le prince Napoléon, sa sœur Mathilde, la princesse de Galles, le comte de Flandre, le duc de Leuchtenberg, Haussmann, Schneider... on les a vite reconnus, à l'aller comme au retour... Bientôt se reverront là les mêmes acteurs et le même public. Dans un décor admirablement composé en présence de l'impératrice et de tous les dignitaires de l'État, Napoléon III se sentit l'élu d'une des jouissances les plus douces, les plus complètes, que pût envier un monarque populaire. Tous les regards de cette incomparable assemblée auront considéré le prince impérial montant les degrés de l'estrade et remettant à son père le prix décerné par le jury international pour les fermes modèles et les habitations ouvrières créées sous son inspiration. Spectacle rare et touchant ! Les assistants fanatisés ébranlèrent les voûtes du palais d'une triple salve d'applaudissements. Les fêtes succèdent aux fêtes, sans presque discontinuer. Ce ne sont que parades et cavalcades. Londres et Berlin jalousent le lustre de la capitale française rehaussé par l'affluence des visites royales. On dit que la présence simultanée de tant d'hôtes illustres met sur les dents la maison du grand écuyer de l'empereur. Douze empereurs et rois, six princes régnants, un vice-roi, neuf héritiers présomptifs, sans compter l'abondante série des Altesses, avaient été les hôtes de Paris[2], depuis le printemps. Cette statistique exaltait de ravissement et d'orgueil les thuriféraires du trône. C'eût été le cas de répéter le mot de Ségur, en 1800 : On ne peut plus circuler dans les rues de Paris : je viens de tomber dans un embarras de rois[3]. Pendant cette féerie de six mois, on connut de tels enchantements, les imaginations furent si loin transportées et de tant de façons distraites qu'on oublia tout à fait, aux Tuileries, de mêler utilement les affaires aux plaisirs. Depuis que les autocrates défilaient au balcon du théâtre des Variétés, l'empereur ni l'impératrice n'avaient trouvé le temps de retenir pour des dialogues moins folâtres, tels de ces nobles étrangers, amis envieux de l'heure présente qu'il y avait grandement à craindre de voir se transformer en ennemis du lendemain. Il fut observé, certain soir, que M. de Bismarck, un homme un peu brusque à ce qu'il paraissait, mais, en somme, un bon vivant, avait, à plusieurs reprises, applaudi Hortense Schneider et même les trois insensés commandés par le général Boum. Mais la remarque s'était arrêtée là. On ne s'était pas demandé tout aussi bien quel genre de réflexions il avait pu faire, de son côté, aux minutes sérieuses du jour, sur l'inertie politique de gens qui lui donnaient à dîner et à rire, et ne demandaient rien pour prix de leur complaisance. Hélas ! son opinion était fixée. Il n'avait plus d'hésitation aucune à conclure que Napoléon III, dont il n'avait pas emporté déjà une très bonne opinion, après l'entrevue de Biarritz, était décidément une grande incapacité méconnue. Guillaume n'était pas loin de penser comme son ministre. Quant à l'empereur de Russie, il avait failli, par hasard, un matin, entamer un bout de conversation, qui promettait de devenir intéressant. Mais l'entrée soudaine et froufroutante de l'impératrice avait coupé net celte conversation, qui ne fut pas reprise. Le flegmatique Napoléon III avait laissé passer l'occasion favorable de tâter le terrain des combinaisons pratiques soit avec Bismarck, soit avec Gortschakoff. Par excès de réserve envers ses hôtes ou de prudence personnelle, il avait écarté des entretiens les questions de politique générale, où chacun d'eux l'attendait en particulier. En revanche, l'impératrice, moins discrète ou moins pusillanime, les avait effleurés à l'étourdi, rendant, à son insu, l'entente plus difficile et brouillant les cartes sans s'en apercevoir. La reine Augusta, petite-fille de Charles de Saxe-Weimar, peu sympathique par éducation à la Prusse, dont son mariage l'avait faite la souveraine, opposée par sentiment et par goût aux idées de son mari, autant que mal satisfaite du rôle effacé, auquel on l'avait réduite, à la cour de Berlin, d'ailleurs amie des lettres et de l'art français, la reine Augusta recevait, pendant son séjour à Paris, un philosophe humanitaire et grand semeur d'idées : Arlès-Dufour. Je crois, lui disait-elle, que le marquis de Moustier[4], que M. Rouher, que Napoléon III, ne veulent pas la guerre avec nous, mais qu'une certaine partie de l'armée et que l'impératrice la veulent. — L'impératrice ? Pourquoi Votre Majesté pense-telle cela ? — Parce que, tout à l'heure, en me ramenant à l'ambassade, dans sa voiture, elle a répondu à l'une de mes interrogations : Nous vous ferons la guerre ! Pareillement, sur ce terrain neutre de l'Exposition, où ne semblaient appelées à fleurir que des intentions pacifiques, le général Ducrot et le comte de Bismarck s'étaient heurtés de paroles, à propos d'une lutte prochaine, inévitable, entre la France et la Prusse. Si l'on prévoyait une telle éventualité — bien en dehors de l'empereur, qui. lui, par une inconcevable illusion était plus prêt à favoriser la Prusse qu'à la combattre, plus enclin à l'aimer qu'à la haïr — la raison élémentaire commandait de se ménager, à propos, des alliances et d'y travailler secrètement. Avec sa belle inconscience féminine, Eugénie n'y avait pas aidé, lorsqu'elle avait fait manquer, involontairement — comme nous le racontions tout à l'heure — l'une des meilleures occasions qui se fussent présentées, en 1867, de tirer des avantages réels de cette réunion fortuite d'empereurs et de rois, sous le ciel parisien. Alexandre II, qui avait de la générosité dans le cœur, mais dans le caractère de la faiblesse et de l'irritabilité, avait quitté la France en mécontent. Gortschakoff n'avait rien obtenu. Bismarck n'avait rien promis. Aussi négatives furent les suites du voyage à Salzbourg, entrepris dans le courant de la même année. Le 17 août 1867 était la date fixée pour cette visite aux souverains d'Autriche-Hongrie. L'empereur avait quitté le camp de Châlons avec l'impératrice, après avoir fait avertir les chancelleries des raisons de pure courtoisie, qui le portaient au-devant de François-Joseph. Soucieux d'endormir les susceptibilités de l'Allemagne si promptes à frémir, depuis que la victoire et la conviction de sa force avaient grandi de plusieurs coudées la superbe de ses hommes d'État, il avait chargé Goltz de transmettre au roi de Prusse les explications les plus rassurantes sur le caractère de sa démarche. Lorsque deux familles s'étaient fondues d'abord en de communes impressions de bonheur et d'espérance, l'une de celle-là pouvait-elle refuser à l'autre, après le malheur[5], les justes condoléances qui se doivent à l'infortune ? Le voyage s'accomplit dans les conditions les meilleures, qui pussent être souhaitées. Quoiqu'on en eût banni l'apparat officiel et que Napoléon affectât de garder l'incognito, le couple impérial avait trouvé, à la gare d'Ulm, le roi de Wurtemberg ; et, le lendemain, à celle d'Augsbourg, le prince régnant de Bavière, qui l'accompagna jusqu'à la frontière de ses États. Une foule empressée s'était portée à l'approche du fils de la reine Hortense, lorsqu'il voulut visiter, à Augsbourg, la maison qu'avait habitée sa mère, et qu'il désira revoir, dans la même ville, le collège où lui-même avait commencé ses études. L'impératrice savourait avec une délectation visible le concours des sympathies allemandes, que les revirements de la politique devaient transformer, moins de trois années plus tard, en des mouvements si contraires de colère et de haine. Il y eut une succession de journées superbes, à Salzbourg. Malgré les circonstances endeuillées où elle se traduisait, la réception fut grandiose. Beust, Andrassy et tout le ministère autrichien entouraient François-Joseph. En diverses occasions, précédemment, l'impératrice Elisabeth avait manifesté le désir de connaître en personne l'impératrice Eugénie : N'y aurait-il pas, en notre pays, avait-elle, une fois, demandé au représentant de la France, une station thermale, qui pourrait attirer Sa Majesté française ? Et maintenant son vœu s'était réalisé. Toutes deux en présence rivalisaient de grâce et de beauté. Les entretiens se multipliaient entre Napoléon III et François-Joseph, pleins d'aménité réciproque, mais d'une circonspection extrême de part et d'autre. Le comte de Beust, le ministre saxon qui, après Sadowa, était passé au service de la monarchie des Habsbourg, pour travailler de toutes ses forces au relèvement de l'Autriche, en espérait davantage. Il aurait fortement désiré que cette rencontre ne fût pas qu'un prétexte de congratulations mutuelles- Un instant, il avait entrevu la perspective d'un accord sérieux. L'empereur d'Autriche et Napoléon allaient presque arrêter les termes d'une convention sur ces deux bases : maintenir l'intégrité de l'Empire ottoman et surtout empêcher la Prusse de devenir une grande Allemagne. Beust commençait à caresser de larges desseins. Mais un mot de l'impératrice des Français, qu'on lui rapporta, était venu refroidir le zèle de sa diplomatie. Elle avait jeté son opinion à la malheureuse. M. de Beust est trop vif, trop pressé de conclure, avait-elle dit. Le comte de Beust s'était senti découragé avant d'avoir rien entrepris ; et lui-même s'en expliquait en ces termes, plus lard, dans le salon parisien de Mme Juliette Adam : Il fallait se hâter. Nos armements étaient à peine ébauchés que déjà la Prusse était prête. Tandis que l'impératrice me trouvait trop pressé, l'empereur m'accusa de manquer d'initiative. Que vouliez-vous qu'il fût fait avec une pareille politique ! On revint de Salzbourg, ayant perdu cette chance précieuse de prolonger la vitalité d'un régime, à la fois prospère et faible. Les meilleurs soutiens de l'Empire disparaissaient tour à tour de la scène politique. C'était tout à l'heure Morny, dont la mort prit les proportions d'une calamité publique, Morny, dont l'influence, selon le mot de Girardin, était la soupape de sûreté du second empire. Lui seul était capable d'imposer un ministère à la versatilité de Napoléon III ; lui seul osait lui dire la vérité, au milieu des mensonges de son entourage. Morny n'étant plus là, l'empereur avait perdu sa direction et sa boussole. Puis, s'étaient effacés d'autres conseillers sûrs, comme Walewski, en attendant que ce fût bientôt le maréchal Niel, la seule énergie organisatrice de l'armée. Un sort obstinément contraire troublait toutes les relations internationales de la France. Un état de malaise anxieux s'appesantissait sur le pays, malaise croissant, que des concessions libérales récemment consenties servaient plutôt à accroître. Car l'opinion populaire s'en était servi surtout pour exprimer ses blâmes et ses mécontentements. Les teintes rouges s'élargissaient en politique. On avait à peine enlevé les digues que la démocratie menaçait de couler à pleins bords. Passionnée d'autorité, l'impératrice en regardait monter le flot avec inquiétude et dépit. Elle en était particulièrement affectée, pendant une journée d'août 1808, lorsque l'atteignit au cœur l'impression de désenchantement la plus fâcheuse qu'elle eût ressentie jusqu'alors, parce qu'elle frappait, à la fois, la souveraine et la mère. Tout au commencement du mois de Cérès et d'Auguste, la Cour étant à Fontainebleau, le prince impérial s'était rendu à Paris pour y présider la distribution des prix du concours général. Les lauréats recevaient de ses mains lauriers et récompenses. L'un de ceux-ci, qui avait moissonné beaucoup de couronnes et dont les succès scolaires par leur nombre tournaient au triomphe, le jeune Cavaignac, devait avoir l'honneur de monter, plusieurs fois, les marches de l'estrade officielle ; mais, quand il fut appelé, il avait refusé, sur un signe de sa mère, personnification froide et belle de l'idée républicaine, de quitter sa place. Aucune insistance n'avait pu l'y décider. Il se souvenait trop de son père et de l'attentat du 2 Décembre. Quelques murmures approbatifs étaient partis des bancs, où se trouvaient groupés ses condisciples du lycée Bonaparte. La presse donna à l'incident un retentissement énorme. Le jeune prince était revenu fort triste à Fontainebleau, et l'impératrice, en apprenant la cause de son chagrin, avait eu une crise de larmes et de sanglots, au travers desquels elle répétait : Mon pauvre petit garçon ! Et elle avait ajouté, d'un ton amer : Maintenant, on ne nous passe plus rien ! Cette sorte d'affront public avait eu une répercussion trop profonde sur tout son être pour se dissiper ainsi que l'orage d'un moment. La soirée fut lourde. L'empereur et son fils ne disaient pas un mot. L'impératrice avait l'air visiblement préoccupé. Entre courtisans, on remarquait que le général Frossard, gouverneur du prince, avait une mine encore plus maussade que d'habitude. Après le dîner, on allait prendre le café dans le salon de Saint-Louis ; puis, à l'exception de sept à huit personnes, qui s'attardaient en leur causerie, tels que Conti, le secrétaire de l'empereur et l'écrivain Octave Feuillet, tout le monde s'était écoulé peu à peu par l'escalier donnant dans la cour de la Fontaine. Le célèbre romancier et Conti se trouvaient assis dans l'embrasure profonde d'une fenêtre, lorsque tout à coup le bruit d'un rire étrange, saccadé, continu, vint frapper leurs oreilles ; il avait éclaté dans l'embrasure de la fenêtre voisine. C'est l'impératrice qui rit, expliqua Conti tranquillement. Mais Feuillet avait senti courir en ses veines un frisson en percevant les signes d'une véritable attaque de nerfs[6]. Et, en effet, le rire avait continué avec plus de force et d'acuité. Tous deux s'étaient levés et passèrent dans un salon voisin. Pietri avait fermé vivement les deux battants de la porte. Corvisart[7] était mandé en toute hâte, pendant qu'on entraînait l'impératrice chez elle ; mais, de nouveau, l'on entendit le rire terrible retentir bruyamment ; la cour en était remplie, et un groupe de domestiques et de surveillants écoutaient, arrêtés au milieu du vieux palais, ces éclats de voix, qui glaçaient le sang. Intrépide devant le danger personnel, l'impératrice avait défailli sous l'offense faite à son fils... Une heure ensuite elle reparut dans le jardin. Cinq ou six de ses plus fidèles se rapprochèrent d'elle. A chaque instant, elle respirait un flacon d'éther, puis renversait la tête sur le dos du fauteuil, qu'on lui avait avancé, et regardait le ciel noir. On essayait de détourner le cours de ses pensées, en parlant de choses et d'autres ; elle s'efforçait à suivre la conversation ; mais ses propos étaient décousus ; elle soupirait, et redisait, comme tantôt avec une tendresse d'intonation extrême : Mon pauvre petit garçon ! Nous étions rares autour d'elle, remarqua Octave Feuillet, comme si déjà le malheur l'eût touchée. A 11 heures, elle se leva et se retira, ainsi qu'un fantôme. Les temps difficiles allaient venir. On commençait à savoir, ailleurs qu'aux Tuileries, que l'empereur se portait mal et qu'il ne souffrait pas seulement de rhumatismes. Des nouvelles en étaient répandues, qui rendaient la Bourse très impressionnable. Ce qu'en disaient les bulletins officieux n'empêchait point cette opinion de s'établir que l'intéressant malade avait maille à partir avec ses médecins et qu'il n'était pas toujours le maître en sa maison. Pour rassurer les esprits, Eugénie se décida à voyager en Corse ; elle allait visiter le berceau du fondateur de la dynastie, dont on célébrait le centenaire. Elle se mit en route, laissant l'empereur à ses pensées. Celles-ci véritablement n'étaient pas des plus riantes. Il se sentait peu valide sous le poids de tant de charges et d'affaires. Les embarras extérieurs se faisaient assez graves pour secouer son indolence habituelle. On était loin des jours, où un haut personnage militaire s'écriait aux applaudissements de l'Assemblée : Fions-nous à l'empereur ; c'est l'homme le plus fort du moment. Lui-même avait pu croire en la fixité de son étoile. Le Mexique et Sadowa s'étaient conjurés pour rabattre cette confiance en son génie. Il s'était vu dans l'obligation de renverser de fond en comble le système de son gouvernement intérieur et de revenir au régime parlementaire ; et il avait dû se convaincre tôt que les gains ne compenseraient pas les pertes. Et comme il s'était enquis de trouver des distractions dans l'étude, comme il avait recherché la gloire de l'historien en composant, sous les auspices de Jules César, une apologie du dictateur et de la dictature, des journaux mal inspirés avaient eu la cruelle franchise de lui dire que ce qu'il écrivait était médiocre, ou, si la matière était bonne, qu'elle ne sortait point de sa plume, et que son imprimeur avait fait une mauvaise affaire avec lui. Et ces pensées le renfonçaient dans sa mélancolie habituelle. Un brouillard froid semblait l'envelopper dans sa belle résidence de Saint-Cloud, pendant que l'impératrice demandait aux pentes verdoyantes des montagnes de la Corse et au délicieux climat d'Ajaccio plus de chaleur et plus de lumière. Elle était partie assez tardivement : on remarqua que le deuxième siècle avait déjà commencé, depuis six jours pour le protecteur de la Confédération du Rhin. Elle s'était efforcée de montrer un visage serein aux habitants de Toulon et d'Ajaccio. En réalité, des inquiétudes justifiées hantaient son âme sur l'état physique et moral de l'empereur. Le voyage se poursuivit, comme l'avait prévu le programme, mais non point d'une manière aussi satisfaisante qu'on l'avait espéré. Sauf des enthousiasmes de commande, tout s'y était passé assez froidement Les fleurs furent jetées avec parcimonie sur le passage de sa voiture. Elle en revint moins contente qu'au départ, et légèrement désenchantée. Une ombre de déception en gâtait un peu le souvenir, lorsque lui furent offertes les compensations d'une promenade plus romanesque en Orient. Au cours de l'été 1869, le vice-roi d'Egypte s'était rendu à Paris tout exprès pour obtenir de l'impératrice qu'elle voulût bien incarner l'image de la France, à l'inauguration du canal de Suez. Ferdinand de Lesseps avait joint ses instances au désir exprimé du successeur des Pharaons. Elle n'eut pas longtemps à lutter contre sa propre inclination, en se laissant inviter à une fêle sans précédent, sous les regards attentifs de l'Orient et de l'Europe. On ne lui avait opposé que de faibles objections. Par exemple, Mérimée s'était, récrié, alléguant le mauvais renom des mœurs d'Ismaïl[8]. En effet, elle aurait à s'apercevoir par elle-même que les qualités d'une éducation parfaite ne se découvraient point aux paroles et aux manières de cet Oriental. Nous en trouverons la remarque dans une lettre autographe de la voyageuse à l'empereur, une page d'intimité, contenant des détails comme celui-ci : Cet Ismaïl me dit des choses, qui le feraient dresser les cheveux sur la tête. Mais fallait-il s'en préoccuper à l'avance et se priver pour cela de la joie de contempler — et dans quelles conditions ! — l'un des plus beaux spectacles du monde, en remontant le cours du Nil ! Tandis que se préparait en France une période d'intense agitation électorale, elle put se détacher du spectacle des passions et des intérêts en lutte, perdre de vue la poussée grandissante des sentiments hostiles à l'Empire, et, environnée d'un luxe rappelant les magnificences de Cléopâtre naviguant sur le fleuve sacré, remplir son âme et son intelligence d'impressions toutes merveilleuses. Au commencement d'octobre, Eugénie traversait le Bosphore ; sa vue se baignait avec ravissement dans le panorama lumineux de Constantinople. Les jours suivants, elle avait pu s'intéresser aux tableaux variés des trois villes fondues en une seule : Scutari, Stamboul, Pera-Galata. Déjà son oreille s'était habituée à la clameur orientale, à cet ensemble étrange des bruits de Constantinople, que les voyageurs distinguent entre tous les bruits de la terre. Sur son carnet de notes, cependant, elle était moins soigneuse à recueillir des impressions de nature et de pittoresque, qu'à relever, en souveraine et en catholique, des détails de ses visites aux palais d'ambassade, aux écoles, ou dans l'intérieur des églises. Le 7 octobre, avant de continuer sa route, elle en traçait des détails au courant de la plume, pour les adresser à l'empereur, sur ce ton de simple et familière expansion conjugale : PALAIS
IMPÉRIAL DE
BEYLE-BEY Constantinople, 7 octobre 1869. Mon très cher ami, J'ai encore le temps de profiter du courrier de Constantinople de mercredi pour te rendre compte de la' journée d'aujourd'hui, fort fatigante, mais aussi intéressante, à bien des titres. J'ai été à l'église arménienne entendre la messe et, de là, à l'ambassade de France, où j'ai reçu les ordres religieux, qui sont sous la protection de la France et les notables du commerce français. Leur député m'a fait un discours auquel j'ai répondu en tremblant comme une feuille. La population m'a fait un accueil incroyable. Les femmes turques ont l'air de vouloir jeter leurs yasmaks par-dessus les moulins, mais j'espère qu'elles les garderont. Il faut d'autres générations, à qui l'éducation puisse donner un frein contre la liberté pour que l'extrême licence ne vienne pas au bout. Pauvre Metternich ! Je crois qu'il a affaire avec un fou[9] ; car, il est impossible que la multiplicité des correspondances ne l'absolve pas, à moins qu'elle ne soit pire qu'une fille, ce que je ne puis croire. Dans tous les cas, on ne jette pas de la boue à pleines mains sur la tête de ses enfants, sans avoir la tête malade. Je t'embrasse tendrement. Louis m'a écrit une ravissante lettre. Ta toute dévouée, EUGÉNIE. On s'étendit longuement dans les journaux à décrire avec plus ou moins d'exactitude — l'habitude n'étant pas encore prise chez les princes et les présidents de république, de se faire suivre par des reporters — l'éclatante réception, qui lui fut ménagée par le khédive ou les circonstances pleines d'un attrait romanesque de ses étapes sur la terre d'Égypte avant de toucher au but, pour la date de l'inauguration. Tandis qu'elle remontait le Nil en darabieh, l'empereur s'était rendu seul à Compiègne, où le suivit le prince impérial. Dans le dessein de distraire son fils, il avait invité du monde : on eut des chasses à grand fracas de veneurs, de meutes, de fanfares, et l'on parla d'une magnifique curée aux flambeaux, qui avait eu pour théâtre la cour d'honneur. A Suez, le 13 novembre 1869, étaient tombés les derniers obstacles opposés à la jonction des deux mers[10]. Le canal interocéanique, ouvert aux vaisseaux de toutes les nations, avait, dans le même instant, rapetissé la terre de 2.000 lieues. En reparlant de cette œuvre gigantesque, l'une des plus étonnantes qu'aient réalisées le génie et la persévérance de l'homme, nous voudrons rapporter quelques traits inconnus de son histoire, se reliant à notre récit par des liens indirects. Sept ou huit années avant l'inoubliable journée du 15 novembre 1860, des convives de haute notoriété s'étaient réunis, rue de Greffulhe, autour d'une table hospitalière. C'était chez l'amiral Jurien de la Gravière, que l'Académie française reçut parmi ses membres : Ferdinand de Lesseps, Bernard Bauer, Barthélemy Saint-Hilaire, le général Trochu, le comte de la Guéronnière. A l'issue du dîner, Lesseps eut la pensée de demander au prédicateur de la cour, très en renom et en faveur, le concours de sa parole pour la cérémonie d'ouverture du canal isthmique. Celui-ci l'accepta non sans crainte, comme il le mentionne en ses notes manuscrites, mais avec joie. Le voyage des invités devait s'effectuer aux frais de la cassette khédivale et en des conditions de munificence exceptionnelle. Il ne pouvait être question, en dehors de ces largesses, d'une rémunération positive pour le discours qu'aurait à prononcer, à Port-Saïd, le protonotaire apostolique, avant la bénédiction du canal. Cependant, Lesseps, avec sa générosité prévoyante, aurait désiré que celte coopération à son œuvre, si courte fût-elle, emportât aussi sa récompense. Vous allez parler, lui dit-il, pour nous et de nous. Je ne sais pas ce que vous direz ; mais il est à croire que vous ne casserez pas du sucre sur nos têtes. C'est en ami que vous traiterez vos amis. Eh bien ! puisque le commun proverbe assure que les petits cadeaux entretiennent l'amitié, je vous prierai d'accepter que je vous fasse, moi aussi, un petit cadeau. — Lequel ? Votre portrait ? J'en serai ravi. — Non ! quelque chose de plus substantiel. Nous avons créé, comme toutes les sociétés similaires, des parts de fondateurs. Je vous en offre une. au prix d'émission. Pour le moment, ce n'est qu'une feuille de papier ; mais, peut-être, un jour, et la chose est possible, deviendra-t-elle une fortune. Par un désintéressement, dont il ne soupçonnait guère, à celte minute-là, toute l'étendue et qu'il regretta, l'heure venue d'en sentir le prix, comme une sottise énorme, Bauer refusa. Et ce papier, qu'il avait écarté de sa main de prélat avec une grandeur d'âme malheureuse, il sut, quarante-trois années après, qu'il valait un million et demi, simplement ! En ces circonstances solennelles. Sa Hautesse le Khédive donna un dîner à Ismaïlia, lequel fut ordonné et servi avec le luxe le plus raffiné- L'orateur sacré, dont les paroles chaleureuses avaient traduit l'universel enthousiasme, était au nombre des convives. Il regardait autour de soi, écoutait d'une attention réfléchie les phrases qui s échangeaient entre le vice-roi et ses hôtes ; et il en consignait les impressions- Nous les avons retrouvées dans ses manuscrits. Deux figures surtout s'étaient gravées en sa mémoire ; elles marquaient les extrêmes de l'humanité, étant une jeune fille et un vieillard. La jeune fille, dont les dix-huit printemps associaient une beauté des plus captivantes à une grâce accomplie, était la fiancée du grand Français, comme on appelait Ferdinand de Lesseps. Le vieillard était un consul général des Pays-Bas. Ami personnel de Ferdinand de Lesseps, il avait été l'un des premiers témoins de ses combats homériques. Il se plaisait à en rappeler les détails étonnants, et il insistait sur ce fait peu connu. Après des efforts longs, pénibles, dangereux et infiniment coûteux, Ferdinand de Lesseps était parvenu à obtenir enfin le firman de la concession. Il s'était senti transporté aux plus hautes puissances de la joie. On n'attendrait pas davantage : les travaux devaient commencer aussitôt. Mais voici que soudainement tout le bel édifice menaça de s'écrouler. L'impératrice Eugénie, apparentée par sa mère aux Lesseps, comme nous l'avons relaté. Eugénie, qui, jusque-là, avait été la protagoniste enthousiaste de l'œuvre, venait de lui écrire ces lignes. L'empereur me charge de vous dire qu'il faut renoncer à notre chimère : la poursuivre, ce serait déchaîner la guerre entre la France et l'Angleterre. Adieu notre beau rêve. Lesseps avait reçu cette écrasante nouvelle, à minuit. Il était seul avec le consul général des Pays-Bas, qui s'efforçait à orienter la vie brisée de son ami vers d'autres projets dignes de lui. Vers deux heures du matin, il lui demandait encore : Mon cher ami, qu'allez-vous
faire, maintenant ? Et d'un ton calme, Lesseps avait répondu : Puisqu'il est deux heures, je vais me coucher. Il était évident que cet homme d'énergie n'avait point renoncé à sa colossale entreprise. Il ne demanda pas un long réconfort aux douceurs apaisantes du sommeil ; car, à cinq heures du matin, il sonnait déjà à la porte du consul. Qu'y a-t-il ? — C'est moi. Je viens vous dire adieu. — Vous partez ? — Oui, dans dix minutes. — Où allez-vous donc si brusquement ? — En Angleterre. — Par quelles raisons ? Pour quels desseins ? — Je vais convertir les Anglais à la nécessité d'ouvrir au commerce ces grandes routes du monde, que le caprice de la Nature a fermées. J'irai de ville en ville, de bourgade en bourgade, et, s'il le faut, de maison en maison, je ferai des milliers de fois le même discours, et je leur prouverai qu'il y va do leurs intérêts les plus sûrs à m'écouter, à me donner raison, et que le canal sera pour eux la richesse, la gloire, le salut commercial. Il se fit accompagner d'un interprète et se rendit à son but. On sait le reste. Son effort devint un succès et son succès un triomphe. Les Anglais ouvrirent leurs oreilles et comprirent ; ils ouvrirent les yeux et leur bourse. Ce qu'ils récoltèrent en échange : nul à présent ne l'ignore. Le repas d'Ismaïl s'était terminé sur cette intéressante conversation. Peu de jours ensuite l'impératrice rentrait au Caire de son voyage dans la haute Egypte. Le khédive se porta à sa rencontre jusqu'aux Pyramides. Par une attention aimable, il invita l'un de ses hôtes français (Mgr Bauer) à prendre place, à côté de lui, dans sa Victoria. La promenade n'était pas ordinaire : attelage splendide, escorte chamarrée, et, tout le long de la route, des fellahs immobiles attendant un signe du maître, qui daignât leur permettre de se courber jusqu'à terre pour le saluer. Le vice roi était d'humeur causeuse. Il parla des femmes, du pays, de la politique. En Europe, disait-il, la femme est un objet de culte, au moins quand elle est jeune et belle ; chez nous, elle n'est qu'un objet de luxe. Nous avons des harems, comme vous avez des écuries ou des chenils. L'Européenne, j'en conviens, est supérieure à l'Orientale. Affaire d'éducation. La première des Européennes, c'est la Française, et au-dessus de toutes les Françaises, il y a la Parisienne. Le vice-roi avait gardé des souvenirs heureux de son voyage à Paris et de ses traversées dans le demi-monde. Passant de ce sujet badin à une tout autre matière, qui devait former avec les premiers propos un contraste violent, Ismaïl se mit à exposer les mesures de prophylaxie policière, tout à fait dignes d'un despote oriental, qu'il avait jugé bon de faire prendre, en Alexandrie, avant le débarquement de l'impératrice. Alexandrie, voyez-vous, est une
ville à part. Il y a là des gens de tous pays et généralement de ce que
chaque pays peut vomir de plus mauvais. On assassine beaucoup à Alexandrie.
C'est une chose désagréable, n'est-il pas vrai ? J'y songeai donc, pendant
que le navire de France, portant votre belle souveraine, était sur le point
d'aborder nos rivages. Je me disais : Ce n'est pas chic — Sa Hautesse Ismaïl-Pacha n'avait pas oublié le mot
parisien, l'expression typique — ; nous allons passer pour des
sauvages. Il faut que cela cesse. Alors, je mandai le
chef de police, lui déclarai qu'il aurait à purifier l'air d'Alexandrie et
qu'il avait, pour cela, carte blanche- Il recueillit nos ordres et s'en
retourna. Douze jours après, je reçus son rapport. Très chic, son rapport
! En voici la substance. Il se trouvait à peu près une centaine de
mauvais garçons, à Alexandrie ; on les cueillit prestement ; on les
bâillonna, garrotta et mit à fond de cale. C'étaient des Turcs, des Arabes,
des Albanais, des Grecs, des Italiens, de la racaille. Quand le chargement
fut complet, on les compta : il y en avait, au juste, quatre-vingt-sept.
L'estimation ne fut pas longue de ce qui leur était nécessaire :
quatre-vingt-sept sacs et, pour chaque sac, trois pavés. Vers minuit, on prit
le large. Au bout d'une heure de route, le navire stoppa ; puis, quatre-vingt-sept
fois, on entendit ce bruit dans l'eau : Plouf ! Depuis, à Alexandrie,
on est enchanté. J'allais oublier un détail, un petit détail. Dans le nombre
des gens suspects, il y avait deux frères grecs : un bon et un mauvais. La
police se trompa et mit la main sur le bon, qui fit plouf ! C'est
fâcheux. On n'était pas encore arrivé aux Pyramides. Le vice-roi, dont les concussions furent énormes et qui porta la dette égyptienne des 600 millions de son prédécesseur Saïd à 2 milliards 550 millions, eut le temps de laisser voir à son auditeur européen le cas qu'il faisait de l'honnêteté en général et de celle de ses serviteurs en particulier. Il cita le nom d'un fonctionnaire français, qui lui fut attaché pendant plusieurs années. Ce fonctionnaire était sur le point de marier sa fille. Ismaïl parut s'intéresser à l'établissement de la jeune personne : Combien lui donnez-vous en dot ? — Altesse, elle aura 80.000 francs. — De rente ? — Non, de capital. — Pourquoi si peu d'argent ? — Je n'en possède pas davantage. Le vice-roi eut un haut-le-corps de surprise. Ce prince aux idées larges, aux vastes projets, qui avait dû verser aux prêteurs occidentaux, pour qu'ils l'aidassent à les réaliser, tant de primes et de commissions usuraires, n'en revenait pas. Comment ! dit-il à cet homme intègre. Depuis tant d'années que vous êtes à mon service, vous n'avez que 80.000 francs. Je vous croyais intelligent. Vous n'êtes qu'un imbécile ! L'entretien finit sur ce trait. On était arrivé. Le cortège de l'impératrice était en vue. Le tambour battit aux champs. Le canon tonna. Le surlendemain, les hôtes français du vice-roi curent l'idée de faire une promenade à cheval, au désert- L'issue de cette promenade faillit leur être fatale. Vers cinq heures, les cavaliers se trouvaient à une vingtaine de kilomètres d'Ismaïlia. Soudain se leva le souffle chaud du simoun. Le ciel tantôt si pur était devenu blafard. Le soleil déclinant paraissait couvert d'une teinte livide et violacée. Des tourbillons de sable étaient emportés par l'haleine brûlante de l'ouragan. Immobiles et muets, le visage couvert de leur mouchoir, les voyageurs attendaient, sous la menace d'être engloutis ou suffoqués. La tourmente ne prit fin qu'à la nuit noire. Comment se diriger, dans une si profonde obscurité, à travers cette plaine de sable ? L'inquiétude était grande au cœur des compagnons de Lesseps. Mais il leur dit gaîment : Laissons faire à l'instinct des chevaux. S'ils s'égarent, au bout de quarante jours, nous arriverons au mont Sinaï, où sont des moines, qui nous donneront à dîner. Seulement, en route, ni pâturages, ni eau, ni auberge ! Dame ! ce ne sera pas commode. Après une heure de galopade anxieuse, les cavaliers perçurent une lueur vague, découvrant la proximité d'Ismaïlia. On redoubla l'allure. On allait entrer en ville. Les tintements de l'Angelus doucement chantèrent à l'oreille des voyageurs. Jamais le son d'une cloche ne leur avait causé autant de satisfaction qu'ils en éprouvèrent, à cette minute-là. Sur ces entrefaites, l'impératrice avait repris la direction de la France et de Paris. En y rentrant elle eut la désolation de constater que, depuis son départ, la situation s'était bien assombrie, qu'elle était bien chargée. Hélas ! les heures radieuses avaient fui. Les attaques de la presse allaient croissant d'audace et ne l'épargnaient pas elle-même[11]. Les éléments d'opposition s'accentuaient de plus en plus dans le sens d'un antagonisme radical et systématique. La défiance et la désaffection, sans avoir encore gagné les masses, envahissaient toute la haute société politique, inquiète de la durée de ses privilèges, de ses jouissances. Quoique animé des meilleures intentions, le nouveau ministère avait suscité plus de craintes que d'espérances, soulevé plus de colères jalouses que de sympathies capables de le seconder. Les vieux impérialistes : Magne, Rouher, Persigny, Haussmann. font retentir l'air de leurs plaintes. Tout à l'heure, le grand écuyer Fleury a dit expressément : Je n'ai pas besoin de commander de nouveaux équipages à l'empereur. Il n'usera pas ceux qu'il a. Ces signes généraux d'une situation pleine de doute, Pietri venait de les énumérer dans un rapport de police, dont les conclusions avaient passé sous les yeux d'Eugénie aussi bien que sous ceux de l'empereur. Qu'y pouvait-elle, cependant ? Les temps de son omnipotence, aux Tuileries, semblaient abolis. Sous le ministère libéral, qui gouvernait, malgré ses vœux, l'impératrice eut à subir une période d'effacement très réel. Se glissait-elle, parfois, dans la salle du Conseil, elle n'y prononçait pas une parole et attendait d'en être sortie pour donner cours à ses critiques. En réalité, s'il n'eût tenu qu'au vouloir des nouveaux conseillers de Napoléon III, elle eût été reléguée dans ses appartements, prisonnière de son luxe et de sa grandeur, inactive et sans voix. La réalisation de l'expérience à poursuivre d'un traité de paix — qu'on s'imaginait pouvoir être durable — entre le césarisme et la liberté, était assez malaisée déjà, sans que s'y ajoutassent les risques d'une intervention féminine, qu'on savait tout impulsive, ardente, autoritaire. Il était tacitement convenu entre le pouvoir et ses serviteurs empressés que c'eût été maladresse pure de rechercher les bonnes grâces du ministère avant de s'être posé en contradicteur des idées de l'impératrice. Il n'était pas avantageux, du moins en pareil cas, d'être de ceux qu'elle appuyait de sa recommandation. J'en trouve la démonstration par le fait encore dans les notes éparses de Bauer. C'est un exemple saillant de cette attitude d'opposition systématique des gouvernants, pendant les derniers mois de l'Empire, contre les reprises d'influence d'Eugénie. Au mois de juin 1870, peu de jours après la proclamation du plébiscite, dans la salle des États du Louvre, des amis de l'aumônier, appartenant à l'une de ces vieilles familles soi-disant irréductibles du faubourg Saint-Germain, qui affectaient de bouder le Château, mais ne dédaignaient point d'en [requérir les bienfaits, des amis de ce bord le sollicitèrent d'appeler la protection de l'impératrice sur l'un des leurs, qui avait eu la faiblesse de briguer une situation administrative sous les usurpateurs, sous les Bonaparte, et n'avait obtenu qu'une sous-préfecture de troisième classe. Un homme si bien apparenté et qui si noblement avait semé ses écus sur le tapis vert du lansquenet ne pouvait moisir davantage dans un trou de deux mille habitants ; il était d'urgence qu'il fût promu, pour le moins, à la seconde classe ! Bauer, pensait-on, n'aurait qu'un mot à glisser, un seul sur ce sujet ; Sa Majesté en dirait un autre de plus haut, et la mutation s'accomplirait sur l'heure. Ce fut pour une aussi grave affaire que l'ancien prédicateur des Tuileries gravit, pour la dernière fois, le splendide escalier, que le pétrole de la Commune, un an plus tard, devait faire disparaître à jamais. Il se sentit, au premier aspect, frappé des changements survenus dans les aitres et dans les personnes. Toujours belle et élégante, la fille de la comtesse de Montijo dénonçait en ses habillements et son maintien l'aspect de gravité mélancolique sous lequel on nous représente la matrone romaine. Il s'en fallait que la porte de la souveraine fût, comme il l'avait vue si souvent, assiégée de courtisans et de solliciteurs. Les antichambres étaient vides et personne n'attendait d'être reçu après lui. Elle était dans cette disposition volontiers expansive, où l'âme vacillante éprouve le besoin de s'affermir contre elle-même et ses alarmes en se laissant parler. Car, on avait oublié, pour le moment, les motifs accessoires de l'entrevue. L'audience dura longtemps. Il fut question du plébiscite de la belle cérémonie où, pour la première et unique fois, depuis le commencement du règne, elle avait, comme impératrice, figuré à côté de l'empereur sur le trône ; car, jusqu'alors, c'était du haut d'une tribune qu'elle avait assisté aux grandes séances de la vie politique. Pourquoi, se demandait Bauer en l'écoutant, pourquoi, ce jour, avait-elle été appelée à revêtir les attributs de la souveraineté dont les signes réels lui étaient si âprement disputés ! C'était là, pensait-il, l'une de ces ironies du sort, dont l'histoire fourmille. La conversation se prolongeait. Comme rejetée vers de telles pensées par une attraction irrésistible, elle en ramena le sujet sur Marie-Antoinette, dont elle venait d'acquérir plusieurs reliques et dont la fin tragique l'obsédait. Jamais, disait-elle, je ne descends cet escalier sans retomber dans ma hantise ; jamais je ne sors de ce palais sans me demander si j'y rentrerai vivante. De la reine martyre, du culte qu'elle lui avait voué, de ses sentiments personnels, de ses appréhensions, elle était arrivée à remonter le cours de sa vie et à parler de sa naissance même, un fait mystérieux et une date singulière, cette date ayant été celle aussi, quatre ans auparavant, de la mort de Napoléon Ier Enfin elle se rappela que Bauer avait une demande à lui adresser ; elle remarqua le placet dont il était porteur et lui demanda de quoi il s'agissait. Il lui exposa la mission dont on l'avait prié auprès d'elle. Eugénie prit l'enveloppe de sa main et la posa sur la table ; puis, lui tint ces paroles : Autrefois, je vous aurais dit :
je vous le promets. Aujourd'hui, je ne puis que vous dire : je vous promets
de remettre ce papier à l'empereur. Mon pouvoir s'arrête là. Mais laissez-moi
vous donner un utile conseil pour votre protégé ! Qu'il se garde bien de
faire deviner, au ministère de l'Intérieur, que je m'intéresse à son
avancement ! Au lieu de le hausser de la troisième classe à la seconde, on le
ferait rétrograder à la quatrième, s'il y en avait une ! Son crédit était il à ce point abaissé qu'elle ne le crût pas suffisant pour garantir l'avancement d'un sous-préfet, quand tout à l'heure il se retrouvera assez fort pour déchaîner une tempête, dont l'Europe n'est pas encore remise ? Elle ne supportait pas avec résignation un tel état de choses, mais en son âme et conscience elle en rendait responsables les tendances de l'esprit révolutionnaire et souhaitait que des circonstances impérieuses permissent de resserrer le joug de l'autorité. Hélas ! les événements qu'elle sollicitait d'une espérance vague se préparaient à éclater, mais pour entraîner derrière eux des conséquences bien différentes de celles qui étaient l'objet de ses désirs. Pendant que Napoléon III se débattait au milieu des compétitions de programmes et de personnes, ou que l'impératrice exhalait son âme en prières pour la sauvegarde du Vatican, Bismarck avec sa puissance infernale de corruption resserrait ses réseaux autour de l'empire français. Les avertissements n'avaient pas manqué, cependant, aux intéressés. Telle lettre de la reine de Hollande, écrite, le 18 juillet 1866, avait eu l'éclat et la force d'une prophétie[12]. Les rapports les plus circonstanciés sur les armements précipités de la Prusse parvenaient continuellement à l'empereur. Les libéraux italiens se désolaient de voir la France menacée des plus graves périls sans que le gouvernement ni les ennemis intérieurs de ce gouvernement, aussi aveugles que lui-même, parussent s'en douter[13]. Vaines restaient ces exhortations à la prudence. Vaines avaient été les allées et venues du général Türr entre Vienne et Rome, entre Rome et Paris : l'alliance salutaire, on l'avait repoussée pour ne pas contrister le Saint-Père. Nettement Eugénie avait déclaré à l'ambassadeur Nigra qu'elle s'opposerait de toutes ses forces à une entente avec l'Italie, dans laquelle le pape aurait été sacrifié. Car elle appelait sacrifice d'une part et spoliation de l'autre ce qui n'était que la marche logique de l'Italie vers ses destinées parla reprise de sa capitale. De grandes choses étaient méditées à Vienne, avec l'aide de la Hongrie, et qui pouvaient sortir la France de son isolement, en face de son ambitieux et troublant voisin. Une mission spéciale avait été confiée au général Türr. En janvier 1870, il commençait à pressentir Napoléon III sur l'urgence d'une entente étroite entre l'Italie, l'Autriche et la France. Instruit mieux que personne des visées de Bismarck, ayant eu l'occasion répétée, lorsqu'il collaborait avec lui sur le sujet de la question romaine, de percer à jour ses plus secrètes combinaisons, il avait à faire valoir des arguments persuasifs. Les premiers pourparlers lui donnèrent à supposer qu'il avait été compris. Il s'empressa d'aller rendre compte à Victor-Emmanuel de l'état d'avancement où lui paraissaient être parvenus ses desseins : de là, il retourna à Vienne, auprès du comte de Beust et, enfin, à Budapest, où il se savait, d'avance, assuré du consentement de la Hongrie. Les principes semblaient arrêtés d'une alliance solide, qui comprimerait les menées envahissantes de la Prusse et garantirait la paix européenne. Türr s'applaudissait en son for intérieur d'un si beau succès diplomatique. Mais il avait compté sans la mollesse de Napoléon et sans les résistances de l'impératrice. A nouveau le général s'était montré pressant. Puisque la France ne voulait pas accroître ses dépenses militaires, augmenter son effectif, fortifier ses moyens d'attaque ou de défense, puisque la Chambre s'opposait, en cela, au désir même du chef de l'Etat et du ministre de la guerre, il n'y avait point à hésiter. Des alliances s'imposaient. Tandis qu'il appuyait ses raisons de faits aussi positifs, la pensée de l'empereur indécise autant que le vague de son regard flottait entre ciel et terre. Il songeait à la Rome pontificale. Il appréhendait des discussions avec l'impératrice sur cette malheureuse question romaine, qui fut la fatalité de son règne. Il était malade et ne parvenait point à se décider, alors qu'Eugénie, au contraire, persistait à rendre inexécutables les conventions de cette triplice, en protestant que de lier partie avec l'Italie contre la papauté, ce serait attirer le malheur sur l'empire ! Il était impossible de sacrifier plus légèrement à un scrupule religieux des considérations d'Etat supérieures. Les négociations furent rompues. Si les Français, avait prononcé Türr en s'en allant, sont vaincus, si la France, un jour prochain, est défaite et ruinée, ils sauront qu'ils le doivent au Pape ! Napoléon avait éloigné de lui, sous le prétexte de ne pas rompre la parole donnée au Souverain Pontife, le concours en armes de Victor-Emmanuel. Il avait rendu stériles les dispositions d'Alexandre II, qui n'attendait que l'aboli lion d'un article du traité de Paris relatif à la neutralisation de la mer Noire, pour intervenir puissamment vis-à-vis de l'Allemagne. Maintenant il était bien seul. Cette politique faible, diffuse et changeante allait porter ses fruits. |
[1] Le petit César avait éprouvé un léger trouble dans sa santé. Sa maladie, en écrivait Mérimée, aura eu cela de bon qu'elle a montré à Leurs Majestés qu'on relevait très mal, en le faisant diner à table, veiller, rester au salon, dans une atmosphère surchauffée, comme celle des Tuileries... L'enfant a été prudent et courageux, tout le temps de sa maladie. Il n'a pas voulu être chloroformé et a exigé que l'on ne dit pas à sa mère le jour où on devait lui faire l'opération. Rien de grave en son cas, d'ailleurs : un inconvénient... qui l'empêchait de s'asseoir.
[2] Retour étrange des événements ! De ces visiteurs princiers de l'Exposition universelle de 1867 plusieurs devaient finir dramatiquement. Napoléon III, après avoir perdu son trône et subi des défaites inouïes, mourut en exil. Alexandre II fut tué par l'explosion d'une bombe dans une des rues de sa capitale. Abdul-Aziz se donna la mort, à coups de ciseaux, au fond de son harem.
[3] Napoléon Ier marquait, un jour, à son maitre de cérémonie de l'étonnement qu'il se fût mis en retard. Sire, dit en s'inclinant le courtisan ingénieux, j'ai un million d'excuses à présenter à Votre Majesté, mais, aujourd'hui, on n'est pas toujours maitre de circuler dans les rues, je viens de tomber dans un embarras de rois, dont je n'ai pu sortir plus tôt. Encore n'y avait-il, en 1809, pas plus de six rois ou Altesses régnantes, à Paris.
[4] Ministre des Affaires étrangères.
[5] La mort si récente de Maximilien.
[6] Voir Mme Octave Feuillet, Quelques années de ma vie et Souvenirs et Correspondance, 2 vol. in-8°.
[7] Le médecin de l'empereur.
[8] Ismaïl était un prince libéral jusqu'à la prodigalité, ami du faste, rusé comme tous les Orientaux, sensuel et matériel, mais ayant aussi la passion des grandeurs, actif, ambitieux, et s'étant montré capable, à travers ses gaspillages, ses malversations, son imprévoyance financière, de préparer à l'Egypte agrandie une ère exceptionnelle de prospérité. Au physique, il n'avait rien de majestueux ni d'imposant. De taille épaisse et courte, les yeux clignotants, la figure médiocre et sans autre caractéristique qu'une grande mobilité de physionomie, il ne donnait pas, à le voir, l'idée impressionnante d'un satrape d'Orient.
[9] Il s'agit ici du duel de M. de Metternich avec M. de Beaumont, qui se battit encore avec deux membres du Jockey pour défendre la réputation compromise de la comtesse de Beaumont.
[10] On avait choisi le jour de la fête de l'impératrice.
[11] Elle se montrait sensible à des piqures d'épingle, à de menues oppositions, qui se glissaient dans la presse, à des allusions qu'elle pensait découvrir dans une pièce de théâtre, dans un roman. George Sand avait paru la désigner tout récemment, en son dernier livre (Malgré tout) et la peindre sous des couleurs d'où la bienveillance était exclue. On lui avait apporté le volume en lui marquant d'un signet le passage suspect. Elle s'en était confiée à Mérimée, lui demandant son avis sur la conduite qu'elle aurait à tenir envers l'illustre mais trop oublieuse femme de lettres, qui se souvenait mal d'avoir, plusieurs fois, en recours aux bontés de l'impératrice. Et Mérimée, sceptique, avait conseillé de fermer les yeux : de minimis non curat prætor.
[12] Je regrette, écrivait la reine Sophie, que vous me croyiez intéressée dans la question et que vous ne voyiez pas le danger d'une puissante Allemagne et d'une puissante Italie : c'est la dynastie, qui est menacée, et c'est elle qui en subira les suites. Je le dis parce que telle est la vérité, que vous reconnaîtrez plus tard. Ne croyez pas que le désastre, qui m'accable dans ma patrie, me rende injuste ou méfiante. La Vénétie cédée, il fallait secourir l'Autriche, marcher sur le Rhin, imposer vos conditions. Laisser égorger l'Autriche, c'est plus qu'un crime, c'est une faute.
[13] En réalité, les opposants n'y voyaient pas plus clair. Ils eurent leur part de responsabilités aussi lourde que la droite impérialiste. Thiers lui-même, qui eut tant à bénéficier, au regard de l'histoire, de ses prévisions sagaces, lors de la guerre des duchés et à la veille du conflit austro-hongrois, Thiers, lui aussi, quand il s'était agi de relever les forces militaires de la France et de la mettre en état de repousser les menaces de l'invasion, avait traité de fantasmagorie les armements de la Prusse et les périls signalés aux représentants du pays par le maréchal Niel au nom de l'empereur. Sauf des publicistes perspicaces en petit nombre, tels que Nefftzer, la cécité était complète, quant aux embarras et aux périls de la politique extérieure. Ou, si l'on en remuait les prétextes, c'était pour attaquer l'empire en toutes choses, comme si la France n'eût eu d'ennemis à craindre que les hôtes paisibles des Tuileries. La Chambre apportait une rage aveugle à diminuer les dépenses militaires. L'heure avance, disait Nefftzer à Pelletan. L'Allemagne est prête. Je mourrai de chagrin pour tant d'inconsciente trahison. On avait réduit le contingent annuel à 90.000 hommes. L'extrême gauche trouvait encore que c'était trop. Jules Favre et Pelletan demandaient qu'on supprimât l'armée permanente comme une menace à la liberté. Pauvres Français ! écrivait un Bavarois à l'un de ses amis parisiens, pauvres Français ! Vous ne voyez pas ce que vous prépare Bismarck avec cette haine doublée de mépris, qui lui fait dire hautement à ses intimes : Nous sommes servis par Napoléon III, qui croit tout ce que nous lui affirmons, par sa diplomatie, qui ne se défie point de nous, par l'opposition, qui ne voit qu'un seul danger, le danger politique. Et le Bavarois ajoutait : Vous courez comme des fous à la défaite, à l'invasion !