LA VIE D'UNE IMPÉRATRICE

EUGÉNIE DE MONTIJO

 

CHAPITRE VI.

 

 

Pendant la saison chaude. — Les déplacements de la Cour. — A Saint-Cloud ; sentiments particuliers de l'impératrice pour cette résidence. — Seule, au château ; comment Eugénie y coulait les heures. — Animation accrue des réceptions de Saint-Cloud, avec la venue de l'empereur et de son cortège. — Des passe-temps variés ; les joyeusetés de Villeneuve-l'Étang, en mai 1853. — De Saint-Cloud à Fontainebleau. — Dans ce cadre majestueux ; réminiscences monarchiques. — Chasses et promenades en forêt. — Des excursions mouvementées, sous la conduite de l'impératrice. — Traits et anecdotes. — Dernière étape, entre Paris et Versailles. — Retour à Paris, pour la fête du 15 août. — Départ pour Biarritz. — Les douceurs de septembre, sur la frontière d'Espagne. — Comment Eugénie de Montijo avait inventé Biarritz. — Le ton qui régnait en la villa Eugénie. — Des visiteurs étrangers ; entre autres M. de Bismarck. — Goûts voyageurs de la cour napoléonienne. — A Compiègne. — Les fameuses séries. — Chasses, réceptions, bals, spectacles ; jours de soleil et jours de pluies : tableau complet de la vie de la cour à Compiègne ; au centre, la figure et le rôle de l'impératrice. — Fin de vacances et recommencement des fêtes officielles.

 

Dès que souriait le mois des fleurs, les équipages se tenaient prêts à partir des Tuileries pour Saint-Cloud. On devait y passer plusieurs mois : l'été, avec un laps de séjour intermédiaire, en mi-juin et juillet, à Fontainebleau ; l'automne, au retour de Biarritz, et en attendant que fussent ouvertes les grandes chasses de Compiègne.

Une merveille de nature, entre Paris et Versailles, un site sans égal, qu'embellissaient, à chaque pas, les mille inventions de l'art des jardins ; la Seine, au pied de cette verdoyante colline ; en face du château, les eaux jaillissant dans les airs ou se déversant en cascade sur les gradins incessamment lavés ; et, au loin, à perle de vue, le panorama de la ville énorme ; enfin, à l'intérieur, des appartements d'un luxe artistique et d'une élégance admirables, se reliant par une passerelle légère aux parterres fleuris, sur la partie haute du parc : tel on voyait, en son ensemble et ses perspectives, le domaine royal, dont le dernier des Bourbons, Charles X, avait dit, du fond de son exil, en Bohème :

Je pleure deux choses : d'abord Saint-Cloud et puis mon royaume de France, mais Saint-Cloud avant tout.

L'empereur s'y plaisait infiniment Le petit prince, à mesure qu'il grandissait, manifestait de plus en plus la joie qu'il éprouvait à y retourner. Eugénie seule n'attachait à ce paisible séjour que des satisfactions relatives[1]. Il semblait que se fussent réalisées pour elle, à Saint-Cloud, les splendeurs légendaires des terrasses de Babylone, qui furent créées pour l'orgueilleuse Sémiramis. Pourtant l'intérêt qu'elle y prenait n'était pas des plus vifs et devait aller en s'affaiblissant, après qu'elle eut inventé Biarritz. Elle n'y trouvait point, comme dans les appartements de Fontainebleau ou dans son merveilleux cabinet de Compiègne une installation aménagée selon ses goûts et par ses soins.

Le train d'existence n'en était pas moins agréable, en ce cadre de verdure, pour ceux qui étaient conviés à en partager les douceurs.

Il était admis qu'un certain laisser-aller donnerait le ton aux réunions de Saint-Cloud. Elles étaient plus ou moins animées, suivant que l'empereur présidait ou qu'il en était absent. Quand il allait faire une cure d'eau, à Plombières ou à Vichy, le service était assez restreint, au château, le mouvement des réceptions très ralenti. Le nombre des convives, à table, ne dépassait guère une dizaine de personnes, bien insuffisantes à elles seules, tout le long du jour, pour emplir d'une circulation de vie l'atmosphère de ces vastes appartements.

Le matin, Eugénie sortait avec sa lectrice, dans une légère voiture attelée de deux poneys noirs, qu'elle conduisait elle-même. Dans l'après-midi, vers cinq heures, on entreprenait une promenade en daumont dont l'objet habituel était un tour de Bois. Après le dîner, par les beaux soirs, il n'était pas rare que l'impératrice prît une de ses dames du Palais avec elle, dans un vis-à-vis découvert pour le plaisir de traverser, sous la caresse d'un air pur, les allés de Meudon et de pousser même jusqu'à Versailles. Le temps de la journée qu'elle ne dépensait point en de charmantes et familières promenades, elle l'employait à lire, à dessiner ou à écrire, en ses appartements tempérés de fraîcheur par le voisinage du parc et des jardins.

La présence de l'empereur ramenait, à Saint-Cloud, l'entrain et la diversité, qu'y devait produire nécessairement l'afflux de son entourage. Les conseils des ministres y avaient lieu, deux fois la semaine. Ces membres du Gouvernement et ceux du Conseil privé prenaient part, en invités, au repas de midi. D'un commun accord, on oubliait là les soucis, les affaires. Les conversations revêtaient un tour aimable et facile ; ou, si quelqu'un dans l'assemblée dînatoire avait à se souvenir de ses hautes fonctions, c'était pour répondre, par un sourire encourageant, par une gracieuse promesse aux recommandations des dames de l'impératrice, toujours empressées à s'entremettre utilement, pour un ami, auprès de ces importants personnages.

Les salons du château de Saint-Cloud s'ouvrirent à de magnifiques réceptions, et particulièrement pendant les premières années du règne. Tel, en 1833, le bal donné en l'honneur du duc de Gènes, où près de quinze cents personnes se serraient à étouffer, dans les galeries, par une chaleur suffocante. Sauf en des cas exceptionnels, comme celui-là, la manière de vivre y était simple et intime. On n'y lançait pas d'invitations par séries, ainsi qu'il en était d'usage à Fontainebleau ou à Compiègne. Dans les heures calmes, on goûtait le temps comme il venait. Les gênes de l'étiquette paraissaient abolies. Les hommes dînaient en redingote, et chacun faisait à peu près ce qu'il voulait. Quelquefois, on variait la forme des récréations. C'était alors, à Saint-Cloud, ou à Villeneuve l'Étang, des déjeuners sous la tente, des courses sur l'eau et des garden-parties fort mouvementées. L'ardeur au plaisir s'y émancipait facile ment en des espiègleries juvéniles. Il resta longue souvenance en l'esprit de ceux qui en furent les héros favorisés d'un semblant d'entreprise militaire, dont on s'était beaucoup égayé, le 7 mai 1853, à Villeneuve-l'Etang. La place forte était un mamelon tapissé d'herbe, qu'avaient l'air de défendre vigoureusement contre les attaques du dehors l'impératrice et ses dames. Les hommes, l'empereur à leur tête, montaient à l'assaut avec toute la bravoure imaginable, et naturellement se rendaient maîtres de la position. Un ambassadeur étranger, malgré qu'il s'y fût escrimé gaillardement, notait, à part soi, que c'était un peu trop gai et trop intime, pour la circonstance.

Dans les mois de l'année, où les jours sont les plus chauds et les plus longs, en juin, en juillet, on assistait à un changement de décor. Fontainebleau, avec les galeries majestueuses de son palais, ses chefs-d'œuvre d'art, sa triple et verdoyante ceinture de parcs, ses berceaux de vignes et sa foret profonde, Fontainebleau avait les honneurs du choix officiel.

Depuis les chevauchées galantes des Valois, que de souvenirs royaux avaient imprimé leurs traces dans les salles, les jardins et les bois de cette résidence fastueuse ! Avec quelle brillantise s'y étaient succédé, sous la monarchie des Bourbons, et quelle ardeur, chasses, festins, amours ! Lorsque Louis XV emmenait sa cour nombreuse, pour six semaines à Fontainebleau, il n'en coûtait pas moins de cinq à six millions aux finances publiques. Mais qui aurait osé mesurer la dépense aux plaisirs du roi ? Le Bien-aimé se faisait suivre élégamment par les comédiens français et italiens, par les acteurs et les actrices les mieux en réputation de talent ou de beauté ; et, pendant ces six semaines, rapportent les contemporains admis à en juger, Fontainebleau était plus brillant que Versailles. Il ne démérita point de son ancien lustre sous l'Empire second.

Le cérémonial était à peu près le même que pour Compiègne. Les invités arrivaient, au jour déterminé, par un train spécial. Des voitures les attendaient à la gare, rangées en bel ordre ; et le parcours des rues pavoisées et décorées était vite franchi jusqu'au palais. Parvenus à destination, breaks et calèches entraient dans la vaste cour du fer à cheval. Les voyageurs mettaient pied à terre, en face du grand escalier d'honneur. Ils pénétraient dans le premier vestibule, traversaient la galerie magnifiquement ornée de boiseries et peintures anciennes, et de là passaient dans les appartements de réception. On désignait aux visiteurs leurs chambres et salons respectifs ; et la vie du château leur était offerte pour huit ou quinze journées de vingt-quatre heures.

Mais voulons-nous goûter un échantillon de l'emploi d'une de ces journées, à Fontainebleau ? On en trouverait des détails dans les notes du comte de Hübner. C'était, par hasard, en automne. L'empereur, l'impératrice, la princesse Mathilde et un grand nombre d'invités, hommes et femmes parurent au déjeuner en costumes de chasse. Le rendez vous était fixé à la Croix-de-Toulouse, carrefour situé à une heure et demie du château. Au départ, Napoléon III montait un cheval anglais pur sang et Eugénie un cheval blanc d'Andalousie. Chasseurs et veneurs firent merveilles. Au retour, les autorités du département et les ministres venus pour le lendemain furent retenus au dîner, qui comprenait cent couverts. Le festin achevé, on sonna la curée dans le parc, à grand renfort, de trompes. Les convives s'étaient précipités au dehors. Ils rentrèrent pour le bal, qui se mit en mouvement, au son d'un orgue de Barbarie, manié alternativement par le général Rollin et le cardinal Bacciochi. Pendant deux heures et demie les oreilles durent se contenter de cette musique élémentaire, dont toujours s'étonnaient les étrangers, la première fois qu'ils étaient admis à en savourer les ritournelles, et que l'empereur expliquait par celle raison qu'il n'aimait pas avoir des musiciens dans les appartements. Des intervalles de repos étaient accordés aux organistes et aux danseurs. On joua aux jeux innocents ; on figura l'exécution d'une charade. Puis, on se remit à polker, valser, quadriller. L'empereur conduisit une boulangère finale ; et chacun ensuite s'en fut coucher, jusqu'à la prochaine occasion où Rollin et Bacciochi auraient encore à tourner l'instrument inharmonieux et barbare.

Eugénie, disions-nous tout à l'heure, se plaisait extrêmement à Fontainebleau. Elle en aimait le décor majestueux, les amples galeries, le salon chinois rempli des précieuses dépouilles du Palais d'été — une razzia de Palikao, en Chine — et jusqu'au fumoir où elle allait, parfois, brûler innocemment quelques cigarettes. Elle s'attachait à en rendre le séjour agréable aux autres, comme il l'était à elle-même. Le charme eût été plus complet, au gré de certains, des esprits tranquilles, des rêveurs, s'ils eussent eu l'entière liberté de conduire leurs promenades à leur fantaisie, seuls ou causant à leur aise dans un tête-à-tête de leur choix, et en s'inspirant des sites de la forêt. Mais tous avaient à reconnaître que le châtelain et la châtelaine se montraient prévenants, attentifs. Après le repas du milieu de la journée, les hôtes du palais portaient leurs pas le long de la pièce d'eau ou les égaraient parmi les sentiers bordés de fleurs, les massifs et les pelouses. Une à une les femmes descendaient les marches du perron, qui communiquaient avec les jardins, costumées à la ressemblance des figures du peintre Winterhalter, en jupe bouffante et courte, plusieurs portant en manière de corsage la chemisette rouge à la Garibaldi, et sur la tête des chapeaux de campagne amples et légers. Sous l'allée des platanes, disait en ses souvenirs l'un des jeunes familiers d'alors, sur le gazon contournant la rive, des hommes très élégants et des savants un peu dépaysés hors de leur cabinet d'études, des ardeurs célèbres, les heureux et les vaillants du jour, mettaient autour de la souveraine un empressement de causeries spirituelles et parfumées des grâces du Décaméron.

Aussi, quel tableau charmeur en retraçait l'un de ceux-là, au long d'une causerie épistolaire ! L'impératrice, conte-t-il, arrivait. On est allé dîner. La table était dressée dans la galerie de Henri II, qui est la plus belle salle de fêtes qu'il y ait dans aucun palais du monde. La musique de la garde jouait pendant le dîner. On a pris le café à table. On est descendu ensuite dans le salon chinois, qui est au rez-de-chaussée, sur les bords de l'étang. Il y avait un vapeur qui fumait, sur l'étang, au milieu de petits navires à voiles. Quelques dames se sont embarquées. La nuit tombait, mais magnifique, et ces barques, ces toilettes, ces lumières dans l'eau, ces verdures sombres dans le fond, tout cela avait un véritable aspect de fête et de cour.

L'impératrice, qui était restée dans le salon et qui causait avec l'archevêque de Sens, m'a fait signe de m'asseoir auprès d'elle. La conversation a duré plus d'une demi-heure ; après quoi, l'impératrice s'est levée et a disparu. Puis, elle est rentrée au bout d'un quart d'heure, pour présider son thé. Elle avait changé de toilette. Elle avait quitté sa grande traîne blanche et bleue et revêtu une robe courte et étroite, parfaitement décolletée, et chaussé des petites mules blanches comme celles du pape, brodées de paillettes d'argent. J'ose dire que jamais aucune Diane, aucune Corisandre, aucune Gabrielle, n'a fait dans ces salons une entrée plus gracieuse, plus triomphale, plus légère, plus aimable. Elle avait vingt ans. Elle s'est assise sur un grand canapé, tournant le dos à l'immense porte ouverte sur le lac. J'étais assis en face d'elle, je la voyais dans ce cadre de verdure lointaine, d'eaux lumineuses, d'azur sombre et d'étoiles. On a causé jusqu'à près de minuit, de toutes choses, du palais, des souvenirs qu'il rappelle, de Marie-Antoinette, de Monadelschi, de Mme de Motteville. Puis, on est passé dans le salon voisin où l'empereur faisait sa partie d'échecs. On était gai.

De temps en temps, on avait à se rappeler qu'il y avait des distractions collectives. Une longue file de chars à bancs, où l'on n'était jamais sûr d'être bien appareillé pour l'amusement réciproque, attendaient de se mettre en route vers un but prescrit d'avance. Il fallait s'y embarquer, ce qui faisait la désolation d'un Prosper Mérimée ou d'un Octave Feuillet.

Eugénie avait le goût un peu tyrannique de ce genre d'expéditions. En avait-elle décidé, la veille, on devait partir, quels que fussent les pronostics du temps. Dans la première des voitures montaient la famille impériale, les dames de service et les demoiselles d'honneur, et tel ou tel des personnages d'importance, qu'on voulait spécialement honorer. Dans la suivante se casaient pêle-mêle aides-de-camp, écuyers, chambellans, officiers d'ordonnance, compagnes séparées ou non de leurs compagnons légitimes ; et ainsi dans les autres, au hasard de la rencontre. Les chevaux prenaient aussitôt une allure rapide, emportant les voyageurs à travers les allées, les gorges, les carrefours jusqu'au terme convenu de l'excursion : les Longs-Rochers, par exemple, une véritable montagne s'étendant à plus d'une demi-lieue, en pleine forêt. Comme toujours entreprenante, Eugénie décidait qu'on irait escalader ces hauteurs pierreuses. Aussitôt dit, elle prenait la tête de la colonne ; la jeunesse intrépide se lançait à sa suite, pendant que les retardataires traînaient le pas, soufflaient en essuyant leur front trempé de sueur, et murmurant que de telles parties avaient bien leurs inconvénients. Parfois, éclatait un orage ; une forte ondée s'abattait sur la tête des ascensionnistes. Alors les soupirs de redoubler. Ah ! si l'on eût écouté leurs sages avertissements, que bien vite on aurait tourné bride pour regagner le château ! Mais, l'impératrice continuait d'admirer le paysage, rendu plus émouvant par les aspects assombris du ciel, avec ses nuages d'encre troués d'éclairs. On feignait de partager l'enthousiasme de la poétique châtelaine, tandis que commençaient à se déchaîner les éléments et que les regards inquiets cherchaient le plus proche refuge où s'abriter. Hélas ! il n'y avait que des pierres et seulement, de-ci, delà, des arbres isolés dans ces arides parages Les gouttes d'eau se précipitaient et crépitaient. Avec tranquillité l'impératrice ouvrait un élégant parapluie à manche de cornaline et à pomme d'or ciselé, et donnait le signal de la descente le long des roches humides. Et l'on regagnait tant bien que mal un abri quelconque, puis les voitures. Le lendemain, infailliblement, le bulletin médical du château spécifiait deux ou trois académiciens enrhumés et des conseillers d'Etat, qui se plaignaient du lumbago.

L'impératrice elle-même n'échappait pas toujours aux suites de ces échappées sur la terre et sur l'onde. Mérimée, dans une de ses nombreuses épitres à Panizzi, signalait qu'elle avait attrapé un fâcheux coryza, pour être allée sur le lac, à contretemps, essayer une gondole[2]. Et il ajoutait en guise de post-scriptum, cette observation : Je ne m'explique pas comment elle peut entrer sous la felice avec la crinoline, ni comment l'on manœuvre la gondole, si l'on n'a pas appelé des gondoliers vénitiens.

Car, c'était un des passe temps favoris du lieu. Sur le grand étang, qu'on décorait du nom si pompeux de lac, on voyait se balancer, au souffle de la brise, toutes sortes de petites embarcations : des périssoires, dont l'une, un beau matin, se renversa sous le pagayement inexpérimenté de Napoléon et jeta l'empereur à l'eau, des barques, un caïque de Constantinople avec son caïkdji et une gondole de Venise avec le gondolier désiré.

On canotait, on chassait, on jouait des charades, on dînait et soupait fort agréablement. Comme à Compiègne, comme aux Tuileries et partout où se font vis-à-vis des hommes et des femmes jeunes, oisifs, curieux d'aventures ; on y concertait aussi d'aimables intrigues. Il y avait sur place une série de chambellans, d'aides-de-camp, d'officiers d'ordonnance, d'écuyers, de veneurs, qu'on appelait le clan des viveurs et qui ne négligeaient rien pour justifier cette appellation. Dès qu'ils pouvaient s'échapper du cénacle des gens graves, ils se retrouvaient dans un salon du rez-de-chaussée, près de la terrasse donnant sur l'étang aux carpes et où ils tenaient pour eux, comme pour les dames de leur connaissance, une sorte de club. Ils y disaient et y commettaient mille folies, dont s'offusquait la pruderie des femmes posées et de raison austère. L'impératrice les tolérait ; on lui reprochait presque de les encourager de son silence, comme d'une muette approbation. En vérité, les personnes les plus sérieuses étaient loin de se déplaire au train d'existence qu'on menait à Fontainebleau. Entre les promenades dans la forêt, les navigations sur le lac et tant de festivals, au château, ils ne trouvaient que juste le temps d'écrire, de courts billets à leur famille, à leurs amis.

Au sortir de ces heureuses quinzaines passées à Fontainebleau, on s'accordait encore quelques journées de vacances estivales, à Saint-Cloud, avant de s'envoler à Biarritz.

Les préparatifs du départ de Saint Cloud étaient disposés, habituellement, de manière qu'on se trouvât à Paris, le 15 août. Il était-ce pas le jour consacré où toutes les cloches sonnaient, où tous les tambours battaient, où toutes les rues se pavoisaient d'oriflammes et de drapeaux pour célébrer la fête du chef de l'État ? N'était-ce pas la Saint-Napoléon, un saint nouveau en faveur duquel s'était élargi complaisamment le calendrier de l'Église apostolique et romaine ? Par le ministère du duc de Cambacérès avaient été lancées mille invitations aux membres de la famille impériale, aux personnes attachées à la cour, aux dignitaires : les conviant aux Tuileries, pour la réception officielle. Avant la messe en musique, solennisée en la chapelle avec le concours des premiers artistes de l'Opéra et l'accompagnement des chœurs du Conservatoire, ceux et celles qu'avait désignés le protocole se rassemblaient dans le salon d'Apollon, et y formaient le cortège, sur les pas des souverains se rendant à la cérémonie tout à la fois religieuse par son objet et profane par les séductions réunies du chant, des mélodies et des parfums. La messe terminée, on se rejoignait dans le salon de la Paix, où l'empereur recevait les félicitations de ses courtisans et des premiers de ses sujets. Le soir appartenait aux démonstrations populaires, aux fêtes de la rue. Paris avait illuminé les façades de ses monuments. Des cordons de lumière couraient entre les arbres, le long des principales avenues. Un cercle de feu tempéré par des globes opaques enserrait comme d'une ceinture d'étoiles la place de la Concorde. Sur plusieurs points de la ville les feux d'artifices prodiguaient leurs soleils de nuit. Une foule enthousiaste saluait de ses acclamations mille et mille fois répétées les insignes de la puissance.

Des échos de ces réjouissances retentissaient à Saint-Cloud. Aux anniversaires du 15 novembre on y célébra, maintes fois aussi, la fête d'Eugénie, mais en des réunions plus intimes et sous des formes plus discrètes. Les fleurs remplissaient les salons du château ; il en était arrivé de toutes parts en bouquets, en gerbes, en corbeilles. La réception se terminait par une soirée théâtrale, que couronnaient des jeux de lumières et des feux multicolores dans le parc.

Entre l'une et l'autre de ces dates officielles, entre le 15 août et le 15 novembre, Napoléon et Eugénie avaient eu le temps de changer, une nouvelle fois, de résidence. Les douceurs de septembre succédant aux accablantes températures de juillet et d'août n'avaient, nulle part, autant de charme, pour l'impératrice, qu'à Biarritz, en terre française mais à si proche distance du pays des boléros et des castagnettes ! N'avait-elle pas, en vertu de cette prédilection, créé Biarritz ? Avant qu'elle eût eu la fantaisie d'y fixer son séjour balnéaire, la grande plage, maintenant envahie par une colonie internationale si tapageuse, semblait oubliée, perdue sur la carte. Depuis les temps héroïques, où les pêcheurs de Biarritz harponnaient la baleine dans les eaux profondes du golfe de Biscaye, ce n'était plus qu'un hameau. Personne ne prononçait le nom de l'obscure bourgade, où de pauvres cabanes aspiraient seules à peupler l'horizon. N'étant encore que Mlle de Montijo, Eugénie l'avait, plusieurs fois, traversée dans ses itinéraires d'Espagne en France et de France en Espagne. Elle avait été frappée par l'aspect de la plage au sable fin, par ses rochers aux formes bizarres émergeant de distance en distance, par ses grottes poétiques et la majesté de ses montagnes. Il lui en était resté l'impression d'un site grandiose, sauvage et merveilleux.

Comment n'en aurait-elle pas été séduite, quand s'y ajoutait l'attirance d'un coin de nature tout voisin des mœurs et du climat de sa patrie. Elle s'ouvrit à l'empereur de son désir de passer, désormais, le mois de septembre à Biarritz. Ou y bâtirait un nid de saison ; et les effets en seraient bienfaisants, aux alentours, et la prospérité se répandrait sur une belle région injustement délaissée. Eugénie se promit de faire pour Biarritz ce que la duchesse de Berry avait fait pour Dieppe. En 1834, Napoléon III s'y était rendu, pour la première fois, avec elle. Le couple impérial était descendu au château de Grammont, propriété de M. Labat, député des Basses-Pyrénées. L'empereur admira et fut conquis. L'année suivante, on posa les fondations de la villa Eugénie, avec le dessein ferme de s'y rendre, chaque année, pour y savourer l'impression du plein repos, tout à fait à l'abri des exigences du cérémoniel, dont il fallait encore quelque peu subir les lois, à Fontainebleau ou à Compiègne. Les intentions primitives étaient modestes. On s'était bien promis de n'y souffrir qu'un train de maison fort restreint. On devait vivre bourgeoisement de la vie de famille. Peu à peu le cercle intime s'était élargi. Les invitations se rendirent plus fréquentes : les courtisans s'y faufilèrent, et il devint très difficile à Eugénie de contenter le désir qu'elle avait eu de connaître les agréments d'existence d'une simple particulière, quitte à se reprendre lorsqu'il lui conviendrait de redevenir reine, de remonter sur le trône.

Elle ne se révélait nulle part aussi elle même, aussi expansive, qu'à sa table de Biarritz, quand y prenaient place en face d'elle des visiteurs de prédilection, tels que Mérimée et divers autres. Elle faisait de l'animation autour de soi. causait des choses les plus décousues, jetait les propos, comme ils lui venaient, avec plus de vivacité que d'esprit, mais d'une façon si naturelle qu'on lui en savait le meilleur gré. A ce jeu, sa langue fourchait quelquefois, comme chez une simple mortelle. On mettait cela sur le compte de la distraction ou d'une certaine ingénuité et l'on s'en égayait entre soi. Je citerai une anecdote non connue. Leurs Majestés en vacances n'avaient qu'un petit nombre de convives. La conversation avait abordé, comme sujet la vie et la nature d'âme de la séraphique sainte Thérèse, la patronne de l'Espagne, dont la fête était proche ou passée depuis peu. Eugénie de Montijo, très passionnée des traditions de sa patrie, parlait avec beaucoup de feu de la célèbre mystique à laquelle Dieu était, en toutes choses, présent et comme si elle le voyait, mais que ses extases, ses absorptions continuelles dans le rêve d'un idéal divin, n'empêchaient point d'allier largement la vie active à la vie contemplative, et de déployer, dans la réforme de son ordre comme dans ses fondations, les plus rares talents administratifs. L'empereur la laissait aller sur ce thème, et la cigarette, l'éternelle cigarette aux lèvres, l'approuvait en silence. Le baron Hausmann souriait, mais d'un sourire sceptique, où la souplesse de l'homme de cour déguisait l'ironie contenue du voltairien :

— Vous ne savez peut-être pas, baron, jeta-t-elle à l'étourdi, et avec cette fierté de ses ascendances qu'elle aimait tant à produire, vous ne savez peut-être pas, que sainte Thérèse fut une de mes ancêtres ?

— Comment cela, Majesté ?

— Mais, par suite de plusieurs alliances antérieures, au douzième et au quatorzième siècle, entre les Montijo et les Ahumeda.

— Alors ! fit l'impérial fumeur, d'un ton mal convaincu, vous descendez vraiment de sainte Thérèse ?

— Mais, certainement.

— En ligne directe ?

— En ligne directe, sire.

Ces paroles furent prononcées d'un air si plein d'assurance qu'il fallut serrer fortement la bride du respect pour ne pas éclater de rire.

— Mais, objecta l'empereur, puisque votre sainte Thérèse est morte vierge.

— Tenez, sire, vous me faites dire des bêtises !

La moue dont elle accompagna son exclamation fut trouvée charmante et l'on causa d'autre matière.

Là, très particulièrement elle avait rempli son vœu de revoir sa chère société espagnole et de l'attirer près de soi. En peu d'années, cette société abondait à Biarritz, alors que Saint-Sébastien, sa voisine, n'était encore qu'une petite ville entourée de fortifications, mais bien déshéritée d'hôtels passables et de villas habitables. Des personnages du plus haut rang, princes, princesses et rois se succédèrent à Biarritz, qui n'était pas seulement un des séjours de prédilection de l'impératrice, parce qu'elle avait la sensation d'y respirer l'air natal, mais encore le terrain préféré de l'empereur parce qu'il avait le régal d'y cultiver à l'aise sa politique extra-officielle. Lorsqu'il y résidait, il n'y souhaitait que le moins possible la société de ses ministres. Les attachés de son cabinet lui apportaient de Paris, deux fois par semaine, le portefeuille, et repartaient aussitôt, munis de ses instructions.

C'est à Biarritz qu'avait eu lieu, pendant la saison de 1865, la fameuse entrevue de Napoléon avec le plus mortel ennemi de la France. Bismarck, de tout temps, grand amateur de diplomatie thermale, comme l'a dit finement Hanotaux, était venu reprendre la conversation interrompue de Plombières ; il avait, en outre, à réparer l'impression pénible qu'avait produite, en France, la convention de Gastein. Les visées hardies de la Prusse, la rivalité croissante des deux puissances allemandes, la personnalité de M. de Bismarck, grand homme aux yeux des uns, politique moquable aux yeux des autres, et d'autant plus curieux à observer qu'il était encore plus contesté, tout donnait à sa présence la portée d'un événement. Jusqu'au moment de son arrivée, les conversations de la petite cour de Biarritz vaguaient à des sujets divers : la maladie du roi des Belges, la mort récente du général de Lamoricière, le mariage fort imprévu de la princesse Anna Murat avec le duc de Mouchy[3], dont la nouvelle avait scandalisé les gens du faubourg héraldique. On commentait encore avec une admiration, infinie le récent acte de courage de l'impératrice, qui était allée voir, à son chevet d'agonisante, une enfant atteinte d'un mal terriblement contagieux, la fille d'un adversaire politique, Emile de Girardin. Bismarck paraissant, tous ces propos cessèrent, toute chronique sembla fade, dit M. P. de la Gorce, hormis celle qui le concernait. Les pourparlers entre les deux principaux jouteurs — hélas ! de force trop inégale — de la politique européenne se succédaient et se prolongeaient, à la grande curiosité de ceux qui n'y étaient pas admis. Les gens du dehors ne se doutaient guère qu'on y traînait le temps en des digressions oiseuses ou sur des sujets secondaires, d'où l'essentiel était banni. Il n'y avait pas longtemps que l'homme d'Etat prussien, tentateur et dupeur, si prodigue de la menue monnaie des fausses promesses, rencontrant près de Vienne, dans la résidence d'été du comte de Rechberg, l'ambassadeur de Paris, M. le duc de Gramont, lui avait fait entrevoir le don des provinces rhénanes à la France, pour gage de son concours. L'heure était bonne de lui rappeler cette indiscrétion savante et de lui demander où elle visait. A peu de temps de là, Napoléon devait laisser échapper de ses lèvres les paroles suivantes, à l'adresse de M. de Goltz : Les yeux de mon pays sont tournés vers les bords du Rhin. La question était mûre, et voulait être posée nettement. Mais, par la crainte de s'engager, Napoléon III oubliait toujours d'être clair. Quand il eût fallu traiter des affaires allemandes et aller droit au but, il bifurquait du côté de la Mecque et de Constantinople. Longuement il entretint M. de Bismarck, dont les moments étaient comptés, des précautions qu'il serait utile de prendre contre le retour du choléra. Il lui parla beaucoup aussi des provinces moldo-valaques... On redoutait encore, à Berlin, la puissance militaire de l'empire. Celle de la Prusse n'avait porté que de premiers coups contre une puissance faible. L'occasion était exceptionnellement favorable. Mais que pouvait-on conclure avec un homme comme Napoléon III, qui rêvait toujours de prendre et n'étendait jamais la main pour saisir ? Bismarck quitta son interlocuteur très satisfait. Il avait senti qu'il aurait les mains libres.

Et la vie habituelle reprit son cours à Biarritz, un peu dérangée, disait-on, par les intempéries inhabituelles de la saison.

Il plaisait aux hôtes souverains de Biarritz de s'abstenir, en ces lieux, do tout étalage cérémoniel. Leurs voitures étaient attelées en poste ; c'est en char à bancs qu'ils faisaient leurs excursions de terre ferme. Ils se rendaient fréquemment à Saint-Sébastien ; on voit, à la mairie de cette ville frontière, avec leurs deux portraits, de magnifiques vases de Sèvres qu'ils y laissèrent en souvenir de leur passage. Suivis de leurs invités, les hommes à cheval, les femmes en cacolets, souvent aussi recommençaient-ils la promenade classique à la Rune.

Les excursions en mer, autrement périlleuses à cause de l'agitation des eaux du golfe de Gascogne, excitaient de préférence à s'y porter l'âme aventureuse d'Eugénie. Il y eut plusieurs alertes graves. L'une d'elles faillit avoir une issue fatale. L'impératrice, accompagnée du prince, son fils, avait projeté de descendre en canot à Saint-Jean-de-Luz, où se tenait quelquefois le yacht de Leurs Majestés impérialement dénommé l'Aigle. Il commençait à faire nuit. L'officier supérieur de marine, qui avait pris la barre, se trompa devant l'entrée exiguë du port et il dirigeait l'esquif droit sur un rocher, malgré les signes d'étonnement que manifestait un matelot de Ciboure. Le choc était inévitable. Alors, sans dire un mot, cet homme que poussait un mouvement d'abnégation sublime, se jeta à l'eau à l'avant du canot et s'interposa entre la proue de l'embarcation et le rocher. Dans le même instant se produisit le heurt funeste. Il eut la poitrine écrasée et mourut, le lendemain. Mais l'impératrice et le prince étaient sauvés.

Les maîtres de la villa Eugénie aimaient intimement leur nid de Biarritz. Ils s'y appartenaient. Ils avaient le sentiment d'y être bien chez eux. De leurs appartements ils pouvaient descendre jusqu'à leurs cabines de bain, au moyen d'un escalier bâti sur des tringles de fer, qu'on avait plantées à même dans le rocher. Au-dessus dominait un pavillon clos, d'où l'on pouvait respirer, comme d'une terrasse suspendue sur les flots, à marée haute, la brise salutaire de la mer sans être vu de personne. Il n'est resté que des débris de ces verges de fer rongées par la rouille et tordues par la tempête... L'impératrice avait révélé Biarritz. On s'aperçut, après coup, dans son cortège, des splendeurs naturelles du site ; et, de toutes parts, on pressa les constructions. Elles surgirent en foule, en bas, à mi-côte, et bientôt escaladèrent les hauteurs.

La cour napoléonienne avait les goûts voyageurs. En automne, l'empereur et l'impératrice s'installaient, avec leur Maison, au château de Compiègne, pour y demeurer jusqu'en décembre. Pendant les premières semaines, avant l'arrivée des invités, l'équipage de la vénerie impériale chassait. Très élégante en selle, escortée par une élite de veneurs de choix, Eugénie suivait volontiers ces chasses, dont l'appareil était des plus pittoresques à voir passer dans l'infini des verdures.

Cependant, s'annonçait la succession des séries, les trois fameuses séries, dont la durée était d'une semaine pour la majeure partie de ceux qu'on invitait au château et de deux semaines pour les grands officiers, les hauts dignitaires. Lorsqu'arrivait aux adresses personnelles le vélin attendu marqué aux armes de l'Empire, et faisant connaître qu'on était prié d'assister aux chasses de Compiègne, c'était un vif émoi chez les personnes favorisées. Se trouvait-on hors de Paris, attardé dans la montagne ou à la mer, on se hâtait de clore une villégiature trop prolongée. Et l'on ne touchait barre au logis parisien que pour repartir en grande diligence. Quel sujet d'attraction ! On aurait là-bas son logement, sa place au spectacle, en la loge impériale, son rang dans l'équipage des veneurs et des chasseresses et la justification de sa présence parmi tant d'illustres personnages.

Des privilégiés, des habitants du palais des Tuileries étaient portés à leur destination de plaisance, dans les conditions les plus souhaitables. Une grande voiture de Cour était mise à leur disposition pour les conduire à la gare, où devaient se réunir l'ensemble des invités. Un train particulier attendait les hôtes de l'impératrice. On s'y installait, on partait, on arrivait. Le spectacle de la ville en fête, toute flambante de drapeaux tricolores, réjouissait d'abord les yeux. De grands breaks de poste superbement attelés et conduits par des postillons en perruques à marteau, poudrés et majestueux, se tenaient prêts à recevoir l'élégante compagnie et à la mener à son but, pendant que suivaient à distance les voitures de service réservées aux gens et aux colis[4]. Tout cela se mettait en branle à la fois. Quelques moments de tours de roues, et l'on était déjà dans la cour d'honneur. Devant le perron chacun et chacune mettaient pied à terre. On traversait la salle des gardes, et des officiers désignés pour ce soin conduisaient chaque personne à l'appartement, qui lui était destiné ; on s'y reposait un instant, puis on changeait de toilette pour le diner, qui avait lieu après la présentation dans la salle des Cartes... Tout aussitôt, que de luxe déployé ! Quel fracas d'élégances ! Quelle ostentation dans les habits et les parures ! On en était ébloui, fasciné. Eu cette sorte d'émulation où les femmes ne visaient qu'à s'éclipser les unes les autres, les fortunes étaient loin de lutter à condition égale ; beaucoup risquaient d'y mettre en déroute le plus clair de leurs revenus[5]. Pas une d'entre ces jeunes et jolies femmes n'aurait voulu rester en arrière, mais à quel prix souvent ! On savait, on se disait tout bas que les exigences de ce luxe raffiné avaient causé bien des faiblesses, et que ce n'étaient pas les maris toujours qui payaient les toilettes de leurs femmes.

Les déjeuners comportaient, d'habitude, quatre-vingts personnes ; les dîners étaient de cent couverts. Dans les intermèdes de ces festins[6], on occupait le temps à des promenades, à des chasses, à des parties variées. On dansait, le soir, quand il n'y avait pas spectacle. Les premières années, à Compiègne, furent les plus gaies, les plus étourdissantes. C'était effrayant de plaisir ! comme le murmurait la comtesse Stéphanie de la Pagerie, avec un soupir de lassitude.

Les gens de tempérament rassis, les modérés, les amis de leurs aises et de leur repos, qui ne se sentaient pas le cœur à la fête, en avaient, assez au bout d'une semaine. Pour ceux-là les journées les meilleures étaient celles, trop rares, que les maîtres du logis abandonnaient à la fantaisie de chacun : ce qui arrivait, par exemple, lorsqu'il y avait Conseil de ministres au château, et qu'il prenait envie à l'impératrice d'aller s'enfermer, une heure ou deux, dans ce cénacle. Ils bénissaient leur chance si un événement de cour imprévu, une circonstance exceptionnelle, fût-ce un deuil, ralentissait la marche trop précipitée des plaisirs.

Je reste encore une huitaine de jours, écrivait Mérimée. Aujourd'hui arrivent les Allemands, M. de Metternich, le comte de Goltz, tous peu amusants. Peut-être que la mort du roi de Danemark nous privera des belles toilettes et des valses de ces dames. »

Il le souhaitait presque, sans l'exprimer ouvertement.

Après le repas du milieu du jour, vers une heure et demie, suivant l'usage, les breaks à postillons poudrés, les piqueurs à grelots stationnaient sur la terrasse devant la porte du salon. On n'avait pas à s'y tromper : il y avait excursion. On montait en voiture pour la promenade en forêt, dirigée le plus souvent vers Pierrefonds, où l'on allait voir si les travaux avançaient. Car la chose n'était un secret pour personne : l'impératrice s'était passionnée d'un zèle merveilleux de reconstitution, archéologique, en faveur de ce château fort du moyen âge. Elle en pressait la réfection entière, à coups de millions. Qu'elle s'y rendît ou en revint, elle écoutait avec un intérêt très excité tout ce que voulait bien lui en dire Viollet-le-Duc, qu'elle avait chargé de transformer en un manoir simili-féodal les ruines superbes de Pierrefonds. Sur le chemin, elle en reparlait, d'une manière enthousiaste. Quelles fêtes, dignes de la vieille chevalerie, on se promettait de donner, après 1868, dans la salle des preux et des preuses du Pierrefonds reconstruit ! Mais, le sort devait déranger terriblement ces beaux projets !

En cours de route, on faisait halte et descendait. A Compiègne, comme à Fontainebleau, l'impératrice aimait à désigner le but d'une promenade à pied, où brillait sa vaillantise, quel que fût le temps, soleil ou pluie. Elle y montrait un entrain, une ardeur, que sa suite admirait, mais que plus d'un, sans le dire, aurait bien voulu n'être pas obligé de suivre.

Une après-midi, malgré des giboulées et un vent glacial, elle avait décidé qu'on irait rejoindre l'empereur, qui était parti, trois heures auparavant, pour chasser à tir. On s'en alla donc, en des chars à bancs découverts, sous l'ondée. Quand on arriva au tiré de l'empereur, il pleuvait à torrents. Elle descendit, aussi résolue qu'au départ, et l'on dut aller sur ses pas, en piétinant dans l'herbe mouillée. Les dames déchargèrent quelques coups de fusil dans l'enceinte de la faisanderie, pendant que des veneurs, à leur intention, faisaient lever le gibier. Mme de Metternich, entre autres, déploya plus de zèle turbulent que d'adresse ; on tremblait, autour d'elle, sur la direction de ses coups de feu. Et ces exploits accomplis, on était revenu au château pour le thé de cinq heures. Il y eut plus d'un rhume, le lendemain, dans la compagnie ; et, le surlendemain, comme le temps était aussi détestable, on recommença une expédition du même genre. Après le déjeuner, on avait revu, non sans frayeur, les breaks alignés devant les fenêtres du salon. Ils furent renvoyés. Déjà les opposants à la promenade sous un ciel de tempête se félicitaient et formaient des projets pour l'emploi de l'après-midi. Heureux de s'appartenir, se croyant libres, Octave Feuillet, Gounod, Paul de Musset, Bida, avaient comploté de s'enfermer dans le salon du théâtre, où se trouvait un piano. Gounod avait promis de jouer et, qui mieux est, de chanter à ses amis tout Mozart et tout lui même. On avait prévenu mystérieusement Mme de Montebello, qu'on savait très éprise de musique ; et mystérieusement aussi elle en avait averti la princesse Poniatowska. Le cercle intime s'était bien calfeutré dans son coin, narguant les froides averses du dehors, lorsque apparut l'impératrice en tenue d'expédition avec un paletot court à grands poils, un petit chapeau campé en bataille, une grosse canne en bois de vigne dans une main et un parapluie dans l'autre. Derrière elle venaient quatre chefs écossais aux jambes nues ; elle avait promis de leur montrer la vénerie, mais elle tenait à ce que chacun en eût le contentement comme eux, et il fallut l'en remercier, il fallut la suivre d'un air réjoui, traverser le parc, puis les faubourgs sous une pluie battante.

Espagnole au cœur affermi, dès son enfance, par les spectacles sanglants des corrida, Eugénie avait la passion des chasses à courre. Chaque fois qu'en étaient arrêtés les préparatifs, ce jour-là on avançait l'heure du déjeuner. Les voitures de cour partaient du château un peu avant midi. Le rendez-vous se prenait à l'un des ronds-points de la foret. La vénerie impériale était sous les armes, pour ainsi dire, les piqueurs à cheval, en culotte de drap rouge et chapeau galonné, les valets de chiens chaussés de souliers noirs à boucle d'argent pour courir à l'aise dans les taillis ; et les voitures des invités, venues des châteaux voisins, alignées correctement, formaient un demi-cercle en face de la meute tenue par les valets, tandis que les groupes de dames et de chasseurs en uniforme faisaient, au centre, un sujet de tableau ancien, une chasse sous Louis XV ressuscitée dans l'air blond[7].

Je ne décrirai pas, une fois de plus, la troupe des chasseurs et des chasseresses galopant, sous le costume traditionnel, ou l'amazone de couleur verte et le tricorne galonné d'or, et s'élançant avec une ardeur cruelle sur les traces du cerf aux abois. Spectacle pittoresque, sans doute, mais barbare, lorsque, à la tombée du jour, l'animal affolé se jetait dans l'étang de Saint-Pierre, ayant à ses flancs agrippés tous ces chiens à la dent féroce, et que, pressés sur la rive, cavaliers, piétons, gens en voiture, se donnaient la joie d'assister à son agonie, — à ce qu'ils appelaient une curée chaude !

Aux jours ordinaires, où l'on ne courait pas les bois, au son du cor, c'était, à cinq heures, le thé chez l'impératrice. Toute la société du château n'était pas admise à en faire partie, mais seulement les personnes qu'il lui avait plu de distinguer et qui, si elles n'étaient pas, comme les amis personnels d'Eugénie, des invités de fondation partout où elle se trouvait, avaient été prévenues, dès le matin, soit par Mlle de Larminat, soit par la future comtesse Clary. On considérait la chose comme une faveur très recherchable ; il en naissait beaucoup de jalousie entre celles que différenciait par ses choix le caprice de la maestra di casa. C'était l'instant élu des conversations, où l'impératrice se prodiguait le plus volontiers. Selon ses dispositions du moment, elle en amenait te cours vers des sujets frivoles ou graves. Une après-midi, le célèbre avocat Lachaud concentrait l'attention : on parlait de causes célèbres. Intervenant dans la question, elle s'était mise à conter de curieux détails sur le duc et la duchesse de Praslin Elle avait connu le couple tragique, chez les Delessert. Quelques semaines avant l'assassinat, au milieu de la nuit, la duchesse éveillée brusquement avait vu, près de son lit, un moine encapuchonné. Au moment où elle étendait le bras pour saisir la sonnette, le moine avait disparu. C'était le duc, remarqua un auteur dramatique : il faisait une répétition avant la sanglante première. Et quelqu'un d'autre rappela qu'au moment du crime toutes les sonnettes avaient été coupées.

De temps en temps, il plaisait à l'impératrice de faire une patience sur le coin de sa grande table fleurie ; et, en remuant ses petites cartes, elle causait à bâtons rompus. Une après-midi que le marquis de Toulongeon l'aidait à son jeu, et qu'un groupe de personnes semblait attentif à ses combinaisons, elle commença de raconter qu'elle recevait continuellement des lettres de fous, surtout en décembre et en mars. Persigny, qui était un homme informé en pareille matière, releva, à son tour, quelques traits d'expérience sur ce sujet. Comme il venait de remarquer qu'un des symptômes caractéristiques de l'idée fixe et. par conséquent, de la folie, était de souligner les mots d'une lettre, les moindres mots, avec insistance, l'impératrice prit un air d'inquiétude.

Ah ! ne dites donc pas cela... Êtes-vous sûr ? C'est que je souligne beaucoup.

Rassurez-vous, Madame, répondit le ministre étourdiment : ce n'est que le premier degré.

Vous avez le second, répliqua-t-elle avec vivacité.

On ne savait plus quelle contenance tenir, et Persigny, que l'impératrice n'aimait guère, trahissait un extrême embarras.

Il y avait, à Compiègne, des heures qui semblaient décolorées, maussades, comme les brumes et les pluies de la saison automnale. L'après-midi se traînait dans le vague. On en était réduit, parfois, à des divertissements des plus puérils, comme celui qui consistait à répandre de l'encre sur une feuille de papier, à plier cette feuille et à s'extasier sur l'imprévu des dessins qui s'y formaient ainsi d'eux mêmes. Pour remplir le vide de l'ennui, on se rejetait à des distractions simplettes, telles que le jeu du corbillon ou celui des petits papiers, ou bien les exercices innocents de la dictée. Telle personne, qui s'y était préparée d'avance, dictait à d'autres, rassemblées comme des écoliers autour d'une table, des mots impossibles. Et chacun, selon le dire d'un témoin, homme de lettres, chacun écrivait ces vocables obscurs en se torturant la cervelle. L'empereur commettait beaucoup de fautes. L'impératrice ne s'y hasardait pas, étant brouillée de naissance avec l'orthographe française. Un jour, ce fut un étranger, Metternich, qui gagna le prix. Une autre fois, c'était une dame de l'impératrice, Mme de Sancy-Parabère, qui avait eu les honneurs de la victoire, dans ce concours enfantin.

Ainsi, quoique prétendît la légende, on ne s'amusait pas toujours follement à Compiègne, du moins les femmes et les hommes que le souci de leur réputation obligeait de se ranger à la succession un peu monotone des entrées et sorties réglementaires. Car le reste de la troupe : les viveurs, les coquettes, les insouciantes créatures, que n'embarrassaient point les préjugés, avaient en eux assez d'imagination pour varier les agréments de la villégiature officielle, le matin et la nuit, — voire même, dans la journée, à la faveur des rendez-vous, sous le couvert des grands arbres.

L'attraction la plus générale et la plus vive était, sans contredit, le spectacle, où se déployait, dans les loges, une si belle émulation de toilettes et d'éclat lapidaire.

Eugénie s'était montrée, pour la première fois, en invitée aux soirées théâtrales du château, pendant l'automne de 1852. L'année suivante, elle en faisait les honneurs en reine et maîtresse. On y joua, le 16 octobre, la Philiberte, d'Emile Augier. Elle suivit avec infiniment d'intérêt l'action de la pièce, que vivifiaient de leur talent des artistes comme Bressant, Lafontaine et Rose Chéri. Encore sous le charme de l'œuvre entendue, elle en avait complimenté l'auteur, après la chute du rideau, en lui demandant — si, nouvelle sur le trône — ce qu'elle aurait à faire pour les lettres : Oh ! Majesté, avait-il répondu, c'est bien simple : il faut les aimer.

Les représentations se donnaient dans une salle assez vaste, mais qu'on jugeait inférieure par l'aspect et la décoration à son objet princier, puisqu'on s'était décidé à en construire une autre, inutilement, d'ailleurs, pour ceux qui espéraient l'utiliser ; car elle ne fut terminée qu'après la fin de l'Empire.

Le programme des spectacles variait selon la vogue des pièces du moment, ou selon que prédominait le goût alterné de l'empereur ou de l'impératrice, lui, inclinant vers la comédie gaie, fût-elle un peu bouffonne, elle plus romanesque, préférant les émotions tourmentées du drame, fussent-elles poussées jusqu'aux noirceurs du mélodrame. C'étaient là les représentations régulières, pour lesquelles on déplaçait, à dates fixes, les troupes de la Comédie-Française ou du Gymnase. Il en était de plus intimes, réservées à des hôtes plus familiers et qu'avait mises en faveur la princesse de Metternich, grande dame et comédienne. Celles-ci s'ordonnaient un peu au caprice des circonstances. Pour en être les interprètes s'offraient les dilettantes de la cour, les enthousiastes de la scène, trop heureux de recueillir les applaudissements des mains et les vivats des bouches les plus ravissantes de la création. Ils se faisaient de leur plaisir un devoir et un travail ; et quand on était arrivé à parfaire le nombre des répétitions nécessaires, quand la troupe mondaine, endoctrinée, stimulée par Mme de Metternich, se sentait eu état de jouer d'ensemble, hardiment ces acteurs et ces actrices improvisés bravaient le feu de la rampe, non dans la salle habituelle, mais dans un des grands salons, dont les fenêtres s'ouvraient sur la place. La scène y était dressée avec des accessoires empruntés au garde-meuble. Le régisseur n'était autre que l'architecte Viollet-le-Duc ; les artistes s'appelaient : Pauline de Metternich-Sandor, marquise de Galliffet, Laure de Rothschild, baronne de Poilly, comte Aguado» marquis de Caux, vicomte de Fitz-James, comte de Solms, enfin toute une élite seigneuriale. L'impératrice elle-même avait paru dans les Portraits de la marquise, d'Octave Feuillet, jouant de bonne grâce et donnant la réplique au comte d'Andlau, alors au comble de la faveur.

C'était la distraction par excellence. On imaginait des spectacles. On jouait des charades entre soi.

Octave Feuillet, Mérimée et Louis de Saulcy son aimable compère étaient les recréateurs accoutumés. Mérimée venait justement d'écrire pour dona Eugenia une nouvelle un peu vive : la Chambre bleue, et qu'il avait signée : Mérimée, bouffon de Sa Majesté. Étant à la cour sans être courtisan de nature, il se plaignait, sous le manteau, de la sujétion où on le tenait de parler et de jouer, quand il n'en avait pas envie. Il gémissait dans ses lettres d'avoir à porter plus qu'il ne l'aurait voulu la culotte courte ou le pantalon collant, ou bien d'être obligé, le dimanche, d'aller à la messe, lui qui n'aimait ni les prêtres, ni les jésuites, ni le pape. Mais il devait se résigner à ces menues servitudes. Mérimée avait pour l'impératrice un attachement sincère et puisqu'on le gardait à la cour, il tâchait de s'y amuser en amusant les autres. Il inventait des comédies de paravent, donnait la réplique au dilettantisme théâtral du duc de Morny et, au besoin, s'improvisait comédien de salon. Quant à Feuillet, on le mettait en réquisition d'esprit, à jet continu ; mais il n'était jamais pris au dépourvu, ayant fait provision, avant de se rendre à Fontainebleau ou à Compiègne, de saynètes, de charades, qu'il avait même essayées en famille pour juger de l'effet qu'elles seraient susceptibles de produire devant Leurs Majestés. Gomment n'y eût-il pas appliqué le meilleur de ses soins ? L'impératrice multipliait les marques d'une sympathie si personnelle, à son égard, et si attentive ! Elle veillait à ce qu'il fût bien logé et qu'il eût toute satisfaction de son séjour au château. On lui gardait avec sollicitude le genre de logement qu'il préférait ; Eugénie voulait qu'on ne manquât jamais de lui réserver l'une des chambres ouvrant sur le parc, afin que, de ses fenêtres, il pût admirer en rêveur, en poète, les longues avenues se perdant, le matin, dans une brume dorée, et les dieux de marbre, les berceaux de vigne pampres, enfin, au loin, les hauteurs de la forêt, du côté de Pierrefonds. Aussi ne tarissait-il point de zèle et d'empressement à son service. Lorsqu'il n'y avait pas spectacle ou tableaux vivants, la danse et la causerie entretenaient le courant de la belle humeur dans cette société désœuvrée. On avait recours aux jeux d'esprit. La dame de la maison se plaisait beaucoup à mettre à l'épreuve sur ce terrain les plus délicats et les plus raffinés. Elle tenait assemblée ; et, sous sa présidence, un Sainte-Beuve, un Feuillet, un Mérimée, ne laissaient pas languir leur réputation de charmeurs. Eugénie les écoutait. Napoléon préférait des conversations moins soutenues, mais où il pouvait, à son gré, dépenser, de droite et de gauche, ses compliments aux plus jolies femmes de la cour. Il ne s'en privait point, allait successivement s'asseoir auprès de celle-ci ou de celle-là, et prodiguait à toutes les amabilités où se satisfaisaient, en même temps, ses inclinations galantes. Chacune brûlait que ce fût son tour de provoquer l'attention de l'empereur ; les plus impatientes changeaient de place dix fois en cinq minutes, pour se trouver à propos sur son passage.

Les souverains se retiraient assez tôt, avant minuit, laissant à qui le voulait la liberté de suivre ou non leur exemple. Les veilleurs intrépides faisaient encore de longues séances au fumoir. La partie féminine de la réunion s'émiettait peu à peu, sauf à se retrouver, quelques-unes et quelques-uns, dans l'appartement privé d'une des princesses du logis ; là, des coteries privilégiées avaient le régal d'une sorte d'arrière-soirée, d'où la contrainte était bannie. Je dirai même qu'on y poussa loin, très loin l'indulgence.

Et tout cela finissait en décembre. Tout ce monde rentrait à Paris. Napoléon et sa compagne reprenaient possession de leur palais des Tuileries. L'étiquette revendiquait ses prérogatives. Et l'impératrice, à peine réinstallée, devait songer aux préparatifs de ses grands bals d'hiver.

 

 

 



[1] Vous savez que l'impératrice ne peut souffrir Saint-Cloud. MÉRIMÉE, Lettre à Panizzi, 22 août 1864.

[2] Octave Feuillet écrivait de son coté : Point d'impératrice au dîner d'hier. Elle souffre d'un gros rhume. Je me suis trouvé en face de l'empereur qui était en belle humeur ; il nous a conté un menu de dîner fait par Alexandre Dumas, et dans lequel figure une pieuvre rôtie.

[3] Votre amie la princesse Anna Murat se marie. Elle épouse le duc de Mouchy, qui est des mieux parmi les jeunes gens de ce temps-ci. Il a quinze jours ou un mois de moins qu'elle, 200.000 livres de rente, et une assez jolie figure ; il est très poli, et plus naturel que ne le sont les cacodès, en général. Le drôle, c'est qu'il est allié et parent à tous les plus enragés légitimistes de ce pays. Le duc de Noailles est son oncle. (Mérimée, Lettre à Panizzi, 2 nov. 1865.)

Le même chroniqueur épistolaire, auquel il faut toujours revenir sur les intimités de la cour impériale, se plaignit, à propos de l'entrevue de Biarritz, de n'avoir pas été admis dans le secret de la confidence. Il s'en dédommageait en contant des anecdotes sur les uns et les autres. Mme de ***, écrivait-il de Paris, le 13 octobre 1865, en sa qualité d'Allemande, admire fort M. de Bismarck, et nous la tourmentions en la menaçant des hardiesses du grand homme, qu'elle semblait encourager. Il y a quelques jours, j'ai peint et découpé la tête de Bismarck, très ressemblante et, le soir, Leurs Majestés et moi, nous sommes entrés dans la chambre de Mme de ***. Nous avons mis la tête sur le lit, un traversin sous le drap pour représenter la bosse formée par un corps humain ; puis, l'impératrice a mis sur le front" un mouchoir arrangé comme un bonnet de nuit. Dans le demi-jour de la chambre, l'illusion était complète. Quand Leurs Majestés se sont retirées, nous avons retenu, quelque temps encore, Mme de *** pour que l'empereur et l'impératrice allassent se poster au bout du corridor ; puis, chacun a fait mine d'entrer dans sa chambre. Mme de *** est entrée dans la sienne, y est restée, puis est sortie précipitamment et est venue frapper à la porte de Mme de Lourmel, en lui disant d'une voix lamentable. Il y a un homme dans mon lit ! Malheureusement, Mme de Lourmel n'a pas gardé son sérieux et, à l'autre bout du corridor, les rires de l'impératrice ont tout gâté. Le bon est ce que nous avons appris plus tard. Un des valets de pied de l'empereur était entré dans la chambre de Mme de *** et, apercevant la tête, il s'était retiré avec de grandes excuses. Puis, il était allé dire qu'il y avait un homme dans le lit. Quelques-uns avaient émis l'opinion que c'était M. de, qui venait pour coucher avec sa femme, mais cette hypothèse avait été rejetée comme improbable. Le trait est plaisant, en effet... Il fallait bien s'amuser à Biarritz, pendant que l'orage grondait au loin !

[4] Les femmes ne manquaient pas de prendre avec elles beaucoup de toilettes, c'est-à-dire beaucoup de caisses et de bagages. On assure qu'il ne fallait pas moins d'un fourgon pour la seule Mme de Metternich.

[5] L'un des habitués avait entendu une invitée de série dire devant lui : Je suis invitée à Compiègne, j'ai vendu un moulin. Il ajoutait qu'elle devait dire vrai, car il lui restait encore bien de la farine sur la figure.

[6] Emile Zola, dans Son Excellence Eugène Rougon a fait de ces dîners de Compiègne une description colorée, semi-romanesque et semi-historique, imaginaire en plus d'un détail, mais curieuse à relire en passant.

La musique se jouait toujours, une musique lointaine, qui semblait venir du plafond. A certains éclats des cuivres, les convives levaient la tête, cherchaient l'air dont ils étaient poursuivis. Puis, ils n'entendaient plus ; le chant léger des clarinettes, au fond de la galerie voisine, se confondait avec le bruit argentin de la vaisselle plate, qu'on apportait par piles énormes. Autour de la table, c'était un empressement silencieux ; tout un peuple de domestiques s'agitaient sans une parole ; les huissiers en habit et culotte bleu clair, avec l'épée et le tricorne, les valets de pied, cheveux poudrés portant l'habit vert de grande livrée galonnée d'or. Les mets arrivaient, les vins circulaient régulièrement, pendant que les chefs de service, les contrôleurs, le premier officier tranchant, le chef de l'argenterie, debout, surveillaient cette manœuvre compliquée, cette confusion où le rôle du dernier valet était réglé à l'avance. Derrière l'empereur et l'impératrice, les valets de chambre particuliers de Leurs Majestés servaient avec une dignité correcte.

[7] E. ZOLA, Son Excellence Eugène Rougon.