LA VIE D'UNE IMPÉRATRICE

EUGÉNIE DE MONTIJO

 

CHAPITRE II.

 

 

Les premières aspirations d'Eugénie de Montijo. — Des projets antérieurs à la rencontre de Louis-Napoléon et de la comtesse de Teba. — Aux chasses de Compiègne. — Dans le monde. — Traits et anecdotes. — Les hésitations de l'empereur avant de prononcer le mot décisif. — Les vicissitudes et péripéties, jusqu'au dénouement de ce combat de l'ambition et de l'amour. — Déclaration officielle. — Les préliminaires et les cérémonies du mariage.

 

Eugénie de Montijo avait fait l'épreuve, sur divers points, de ses armes de conquête. Allait-elle en fixer, dans Paris, le résultat décisif ?

Il convenait d'arrêter dans les liens d'un mariage digne d'elle les aspirations incertaines de la jeune fille. Je dirais même que les raisons de cet établissement se rendaient pressantes avec les semaines et les mois ; car elle avait doublé le cap de la vingt-cinquième année, cette phase critique de l'existence des femmes, où ne se retardent plus sans un péril croissant les conclusions matrimoniales.

Tandis qu'elle interrogeait l'horizon, plusieurs partie s'étaient présentés, offerts, où l'on avait supposé, tour à tour, qu'elle s'engagerait.

On s'était beaucoup attendu, un moment, dans son monde, à la voir s'unir avec le fils d'un riche banquier, d'origine espagnole. Elle était reçue dans la maison, ainsi que sa mère, sur un grand pied d'intimité. Les sentiments du comte Aguado pour sa blonde compatriote n'étaient point un mystère. Déjà l'on entrevoyait l'heure de la consécration nuptiale. Mais ces projets de mariage, qu'on croyait si assurés, s'étaient évanouis subitement. Aguado allait voir ses vues les plus chères réduites à néant par une puissante rivalité. Le jour n'était pas éloigné où l'un de ses amis le trouverait pleurant à chaudes larmes, parce qu'il avait appris que le prince-président, étant passé sur le chemin, s'apprêtait à lui souffler son rêve.

Il avait été question sérieusement aussi des intentions du duc d'Ossuna, ambassadeur de Madrid à Paris, et qui, reportant sur la fille l'amour dont il avait été possédé pour la mère, se montrait impatient d'allumer les flambeaux de l'hyménée. Eugénie de Montijo jouait de coquetterie avec cet ami de la maison, tantôt encourageant, tantôt refroidissant sa flamme, et laissant chacun de ceux qu'intéressait son sort dans le doute du oui ou du non. Elle hésitait à se prononcer, comme si une sorte d'avertissement mystérieux l'eût tenue dans l'attente d'une surprise extraordinaire de la destinée.

Déjà fière, hautaine, traversant les salons avec des airs de reine, elle suivait attentivement, de son regard couvert, la marche des événements et la montée des ambitieux.

Dans la société aristocratique, où elle avait pris goût à pénétrer, les faits et gestes du prince-président Louis-Napoléon Bonaparte étaient le sujet fréquent des conversations. Il n'est pas besoin de dire qu'on ne l'y mettait pas au rang des saints, qu'on prône avec dévotion. C'était le ton, en ces dans monarchiques, de cribler son effigie de traits dédaigneux ; sans cesse revenaient, à son sujet, les qualifications de métis, de créole, de Hollandais, par des allusions trop claires aux côtés équivoques de sa naissance.

Mlle de Montijo, plus d'une fois, avait souri de ces propos, et si elle-même s'était abstenue d'y prendre part, elle ne témoignait aucun déplaisir à les entendre. Son ami Mérimée ne contribuait point à rehausser l'idée, qu'elle cherchait à se former du nouveau chef d'État, en France, lorsque, parlant à elle de lui, il se servait d'expressions apitoyées, comme celles-ci : notre pauvre président. Tout attentif et si perspicace qu'il fût, il n'avait pas soupçonné les chances dernières de cet homme d'aventure, que les orléanistes persistaient, en leur myopie, à considérer comme un simple figurant politique, derrière lequel surgirait, à l'heure historique, le révélateur et le maître véritable. Cependant, elle n'avait pas été élevée, elle n'avait pas grandi en vain dans l'admiration de la légende impériale. Bien qu'elle fit montre, en ses discours, d'attachement aux idées légitimistes, ses éducateurs Stendhal et Mérimée avaient entretenu trop souvent son oreille enfantine des hauts faits du premier des Bonaparte pour qu'elle restât indifférente aux entreprises et aux succès de l'héritier du nom. En pleine bataille de décembre, tandis que la fortune ne s'était pas encore prononcée, elle avait écrit, d'enthousiasme, une lettre au prétendant, mettant, en cas d'échec, tout ce qu'elle possédait à sa disposition. Comment n'en eût-il pas été touché, quand son cœur avait déjà parlé pour elle ?

Les yeux connaisseurs de Louis-Napoléon avaient été frappés, pour la première fois, de sa vue, dans une réunion chez sa belle cousine :

Mathilde, qu'est-ce donc ? avait-il demandé en apercevant cette jeune personne si causante, et qu'entourait un cercle si animé.

Une nouvelle venue, une étrangère de famille andalouse, Mlle de Montijo.

Ah ! vraiment ! Mais, il faut me la présenter.

Au dîner, il s'occupa beaucoup d'elle, et la chronique insinue qu'il ne s'écoula pas un long temps avant qu'il n'allât lui rendre visite, en l'appartement rien moins que luxueux, qu'elle habitait avec sa mère, au numéro 12 de la place Vendôme ; que, lors, il fut jeune et pressant, et qu'on lui répondit : Prince, après le mariage. Mais, que valent ces racontars ? Le seul fait positif, c'est que Napoléon, dans les débuts de son amour, n'entrevoyait point en Mlle de Montijo une fiancée prédestinée, mais une favorite possible, et qu'il se trompa dans son calcul. La nature de son premier sentiment se découvrait sans réticence dans une lettre au. prince Jérôme-Napoléon ; celui-ci avait eu aussi des velléités de tendresse envers Eugénie, qu'il devait presque détester, un jour, et s'en était ouvert à son cousin, qui lui fit cette réponse nette :

On aime, on n'épouse pas Mlle de Montijo.

Louis-Napoléon se flatta-t-il de justifier par une expérience personnelle l'opinion qu'il venait d'émettre si hasardement ? De ce jour il n'omit aucun soin pour y conformer la suite des événements. Invitée aux chasses de Fontainebleau, la nouvelle élue de son cœur fut l'objet visible de ses empressements, au point que les signes n'en échappèrent à personne. L'imagination de Louis-Napoléon s'enflammait vite, à l'attrait du charme féminin. Il cédait à son inclination avec la ferveur à demi romanesque, qui le prédisposait toujours à considérer les femmes comme des anges descendus du ciel. H de vint éperdument amoureux de la belle étrangère, lors qu'il la vit monter à cheval avec toute la grâce qu'elle y apportait et qu'une secrète intention de plaire rendait encore plus sensible. Les indiscrétions de l'histoire nous ont appris que bien des favorites et reines de la main gauche furent plus d'une fois redevables de leur élévation aux circonstances propices des parties de chasse, qui les avaient portées, amazones légères et provocantes, tout à leur avantage sous les yeux du seigneur. Gracieuses apparitions, chevauchées hardies, allées et venues sous la feuillée... ne sont-ce pas là autant de concours merveilleux à l'impression de la grâce et de la beauté, qui subjuguent ?

Ainsi Mme de Pompadour s'était jetée victorieuse à la rencontre du roi, dans la forêt de Sénart, rendez-vous des chasses royales, s'exposant à sa curiosité, lu tentant à l'aide du plus coquet costume, agitant à ses yeux cet éventail sur lequel, dit-on, un émule de Massé avait peint Henri IV aux pieds de Gabrielle. Elle passait et repassait au milieu des chevaux, des chiens de l'escorte du roi, comme une Diane charmeresse, tantôt vêtue d'azur dans un phaéton couleur de roses, tantôt vêtue de rose dans un phaéton couleur d'azur. Et, comme elle le prémédita, le roi l'avait aperçue, remarquée, puis choisie.

Pour une victoire plus légitime et plus complète, avec moins d'artifices, Eugénie de Montijo tira prompt avantage de la mise en scène très favorable à sa beauté des grandes chasses de Fontainebleau et de Compiègne.

Les propos s'éveillèrent. Des présomptions indiscrètes furent avancées sur la durée de la résistance et le prix qu'on attacherait à une douce victoire. Et le terrible annaliste Viel-Castel, qui n'avait pas non plus les yeux fermés, s'était hâté de coucher par écrit sur une page de ses livres noirs cette réflexion doublement méchante :

Mlle de Montijo, jeune, blonde, Espagnole de, la plus grande naissance, est, depuis le voyage de Fontainebleau, le but des intentions du prince... Qu'en dira mon frère Louis, qui a été l'amant de sa mère, et qui est resté son ami ?

Elle était au premier plan du théâtre mondain. On s'appliquait de plus en plus à l'observer, à la juger. Une culture intellectuelle peu développée, mais qu'on aurait pu croire suffisante, à condition de n'en creuser point la surface, des inclinations d'âme plus positives que sentimentales, malgré qu'elle se montrât enthousiaste d'un certain idéal religieux et chevaleresque... l'essentiel de sa nature morale paraissait se renfermer en cela. Les habituées des salons, où elle fréquentait, se refusaient à admettre qu'elle possédât des facultés d'esprit sensiblement au-dessus de la moyenne ; ils ne lui accordaient ni une grande instruction ni beaucoup d'intelligence. Tout au moins, dans le moment, dénonçait-elle des qualités de finesse et de prudence dignes de remarque, ne fût-ce qu'à la manière dont elle conduisait ses espérances et ses desseins, ne livrant rien d'elle-même à l'aventure et sachant retenir sur le bord des lèvres, en dépit d'un caractère vif et impétueux, les mots périlleux, qui compromettent les meilleures causes.

En la phase initiale de la rencontre, alors que les prévenances et les démonstrations du prince-président à son égard n'en étaient qu'aux préliminaires, elle assistait à un raout, qui avait pour théâtre les salons d'une ambassade. On commençait à parler de la cour, que lui faisait Napoléon, et de l'avènement imminent de l'empire. L'un des invités, assis à côté d'elle, voulut lui glisser quelques mots de ce qui serait bientôt l'objet de tous les entretiens. Elle haussa ses jolies épaules, en disant : Tout cela, ce sont des tonteria, c'est-à-dire, au sens du mot espagnol, des bêtises, des fadaises.

Mais les choses, au dehors, avaient suivi leur cours. Les derniers arbres de la liberté, qui restaient encore debout, avaient été coupés. Le peuple, avide d'autorité, s'était donné un maître. Louis-Napoléon était empereur et continuait à courtiser la brillante amazone. Autour de lui, parmi les gens de sa suite et à travers les caquetages de salons, la question brûlante était de savoir si Mlle de Montijo céderait à un caprice amoureux ou si, mieux avertie de ses intérêts à venir, plus adroitement stylée ou simplement honnête, elle saurait opposer une belle défense vertueuse et politique. Rarement espionnage de cour et jalousie de femmes eurent une telle occasion de s'exercer.

Prompt à se monter la tête, aussitôt que le piquait l'aiguillon d'une aventure sentimentale, Napoléon éprouvait au degré le plus intense les mouvements de la passion. Il ne s'était pas encore dit, cependant, qu'il dût aller jusqu'au mariage pour en cueillir l'heureux dénouement. Entre ce dénouement et la récompense, entre une éphémère couronne d'oranger et une couronne d'impératrice donnée de retour, trop inégales lui semblaient encore les proportions. De prime abord il n'avait aspiré qu'au couronnement de son propre désir, sans fixer les limites de sa gratitude. Avec une connaissance du cœur de l'homme, dont les jeunes filles les plus pures ou les plus simples d'esprit ont l'avertissement et l'instinct, avec une adresse et un courage dont une direction intelligente lui faisait comprendre le prix, elle souriait et se dérobait, elle encourageait et posait des conditions. Et les initiés ne perdaient pas de vue les conjonctures de cet intéressant combat de l'amour et de l'ambition. Les plus adroits commençaient à faire leur cour. On s'empressait autour de Mlle de Montijo. On se recommandait à elle ; on la priait d'intervenir auprès de l'empereur, comme si l'on ne doutait déjà plus de son pouvoir. Elle était le soleil levant du jour.

Les événements travaillèrent pour Mlle de Montijo.

Chacun, à la cour, souhaitait que l'empereur se mariât ; et des avertissements lui parvenaient, comme par des voies détournées, du désir qu'en éprouvait, assurait-on, le pays entier. Troplong, président du Sénat, fut le premier à exprimer publiquement le vœu que formait la nation — c'est-à-dire, en pareil cas, les serviteurs intéressés du régime — de voir Napoléon III se choisir une compagne, qui s'associât aux grandeurs de son règne et fil luire les promesses de la stabilité dynastique.

On lui tenait ces discours avec d'autant plus de confiance qu'on n'était pas sans savoir qu'il y songeait fortement de son côté. Moins réservé sur le chapitre des sentiments que sur le terrain des idées politiques, il s'était ouvert de ses intentions, plusieurs fois, à quelques-uns de ceux qui pouvaient les servir. Il s'était bien gardé de prendre pour confident, en la cause, son ambitieux cousin, Jérôme-Napoléon, dont les chances d'hérédité se sentaient continuellement menacées d'être mises en déroute. Mais il entretenait de ses visées matrimoniales Morny, Persigny, ou son parent et grand dignitaire le comte Tascher de la Pagerie, anciennement accrédité auprès de certaines cours étrangères, et qui mieux que pas un était instruit des difficultés que rencontreraient les vues de Napoléon III, à l'extérieur, et surtout de la part des princesses allemandes, telles que la reine Elisabeth de Prusse, l'archiduchesse Sophie d'Autriche ou la reine Marie de Saxe.

Pour avoir longuement attendu, — avec une patience que lui rendaient supportable de nombreuses liaisons, — Louis-Napoléon n'en avait pas moins caressé de très bonne heure des projets d'hyménée. Mathilde, sa cousine et son amie d'enfance, elle-même n'avait pas eu les prémices de son cœur. Dès le mois de juin 1834, ses vœux s'étaient tournés vers la duchesse de Padoue :

Vous me feriez grand plaisir, écrivait-il, le 5 juin de cette année-là, à son père le comte de Saint-Leu, l'ex-roi de Hollande, de me donner votre avis sur cette alliance, quoique je ne sois pas très pressé de me marier.

L'année suivante, on revint sur une idée de mariage, à propos du prince ; il avait alors vingt-sept ans et habitait Arenenberg. Le bruit s'était répandu sans grand fondement qu'il allait épouser la reine dona Maria de Portugal. En troisième lieu naquit le projet d'alliance avec Mathilde, que les circonstances renversèrent.

A la suite de l'affaire de Boulogne, s'étant évadé et résidant en pays britannique, il était tombé amoureux d'une jeune et charmante Anglaise, miss Emmy Rowles, qui demeurait avec son beau-frère — conjoncture étrange et empreinte de fatalité — à Chislehurst, à Camden-House, c'est-à-dire dans la propre maison, où devait mourir, vingt-six ans après, Napoléon III. Le mariage allait se faire ; il fut rompu, parce que miss Rowles avait appris la liaison, qui existait entre le prétendant et miss Howard.

Du jour où les suffrages illusionnés du peuple français l'eurent porté à la présidence de la République, des desseins agrandis visitèrent sa pensée. En attendant qu'ils eussent chance de se réaliser, il avait mis en pratique la recommandation, que le premier Napoléon, après la prise d'Amiens, avait faite à l'abbé de Pradt, archevêque de Malines, lorsqu'il l'envoyait comme ambassadeur à Londres : Surtout, lui disait-il, donnez des dîners et soignez les femmes. Imbu des principes de cette politique facile et agréable, il les avait appliqués largement, multipliant, aux frais du Trésor national, les dîners et les réceptions, dont sa cousine Mathilde, assistée de quelques dames en faveur, conduisait le cérémonial avec une grâce, qu'on jugeait parfaite. L'élite des corps constitués, la magistrature, l'Institut, l'armée, la haute finance et un peu le monde des arts y étaient conviés ; et les plus belles en agrémentaient le spectacle divers. Au dehors, des voix ironiques et prophétiques disaient, à propos de ces fêtes et de celui qui les donnait :

Il fait danser la République en attendant qu'il la fasse sauter.

Ce fut le temps de sa vie où s'amusa davantage ce flegmatique. Dégagé de représentation et d'étiquette, au palais de l'Elysée, où il s'était établi comme dans le vestibule des Tuileries, il jouissait d'une liberté entière et en usait amplement. A travers le bruit, le plaisir, il n'avait point perdu de vue ses espérances d'une union digne de sa fortune. Parvenu au faîte de la puissance, il n'en avait que plus fermement envisagé l'idée flatteuse à son amour-propre d'une alliance illustre. N'étant encore que le prince-président, sa diplomatie secrète avait tourné les regards vers l'Espagne[1]. Après le coup d'État, elle s'était fort agitée auprès des chancelleries de Munich, de Madrid, de Londres[2] et autres lieux, en quête d'une princesse du sang. On avait accueilli ses ouvertures froidement, alors même qu'en dernière ressource on se fut rabattu sur un projet d'union avec la fille d'un prince sans couronne et sans sujets, le prince Wasa, c'est-à-dire l'héritier dépossédé du trône de Suède, sorte de monarque en exil, errant par les chemins et les hôtelleries de l'Europe. On ne croyait, nulle part, à la durée d'un pouvoir conquis sur la Révolution, par surprise et par violence. De toutes les campagnes mystérieuses où l'on s'était aventuré il n'était revenu que des excuses polies. Les familles régnantes semblaient s'être accordées à jeter sur le nouvel empereur une sorte d'interdit matrimonial.

Irrité de ces dédains vaguement enveloppés de formules de cour et de ces hostilités déguisées, déçu dans ses calculs et d'ailleurs amoureux, Napoléon se décida selon Son cœur. Un nom avait soudainement été prononcé, qui provoqua force commentaires. Un mariage d'amour à cet étage d'autorité souveraine ! Cela pouvait donc se voir ailleurs que dans les féeries et les contes bleus !

Les gloses reprenaient leur train avec une ardeur nouvelle. Des racontars, de menus traits anecdotiques, avaient fait leur chemin, de bouche en bouche : le mot tant répété d'Eugénie sur la chapelle sainte par laquelle il faudrait passer avant d'arriver à sa chambre ; le mot aussi qu'on avait dit, à Compiègne, autour d'une table de jeu, et la réponse de Mlle de Montijo ; son sourire vainqueur, lorsqu'elle releva l'atout sous les yeux du prince attentif, et qui fut interprété comme le triomphe de la volonté sur les caprices du sort : puis, la réplique du lendemain donnée de si haut aux paroles impudentes et blessantes de Mme Fortoul, lorsque, au moment de prendre place à un dîner de cour, elle s'était indignée qu'une étrangère équivoque eût pris le pas sur elle, femme du ministre de l'intérieur : ou l'incident gracieux fort remarqué des invités de la chasse en foret, l'incident de la couronne en feuillage, qu'avait tressée pour elle l'empereur et dont il avait ceint son front, en même temps qu'il prononçait cette parole et faisait luire cette espérance : En attendant l'autre. On racontait enfin qu'un soir, contemplant les joyaux de la Couronne dont les éclairs reflétaient plusieurs siècles de monarchie, il avait pris le diadème entre ses mains et l'avait placé sur la tête de celle qu'il aimait. L'histoire n'oublierait plus la scène de roman, qui se passa aux Tuileries, dans la salle des Maréchaux, le 31 décembre 1852.

Ainsi, le mot sacramentel était tombé des lèvres de Napoléon III. Il l'avait bien adressé à elle Eugénie de Montijo, comtesse de Teba. En l'entendant, elle avait paru comme étourdie de l'excès de son bonheur. Une sorte d'éblouissement avait passé sur ses yeux, à la perspective des splendeurs qu'en pensait lui destiner, et qui n'étaient pas faites pour elle. Les intérêts de l'empereur et de la France parlaient plus haut que ceux d'une jeune étrangère. Y avait il assez songé ? Elle l'invitait à réfléchir, à consulter encore les raisons supérieures de la politique, à peser les jugements contradictoires de son peuple et du monde. Mais, s'il devait persévérer dans son généreux dessein, elle l'adjurait de calmer aussi les scrupules de sa mère, toute pleine de zèle et de dévouement pour la gloire de l'empereur. Doucement, ingénieusement, elle l'exhortait à écrire lui-même à la comtesse de Montijo, à la convaincre que la distance si grande séparant le trône de celle que son cœur avait élue, ne devait pas être considérée par elle comme un obstacle insurmontable, qu'elle pouvait bannir toute alarme et consentir à leur union.

Le bandeau de l'amour couvrait ses yeux. Il se laissa guider la main, écrivit la lettre désirée, et la mère d'Eugénie ne tarda pas à être en possession du document précieux[3] et décisif. Le 1er janvier 1853, un courrier de la maison de l'empereur apportait la demande officielle à Mme de Montijo. Ce fut un contentement superbe, au logis. Il s'y mêlait, néanmoins, cette pointe d'inquiétude, qu'apporte avec elle l'acuité d'impression d'une félicité trop complète et celle appréhension instinctive, qu'on ressent, dans la douceur d'un rêve, d'un trop brusque réveil. Sous la double émotion de la joie et de la crainte, la comtesse de Montijo épanchait ainsi son cœur dans une lettre au marquis de La Rochelambert, ancien ministre de France à Berlin.

Je ne sais si je dois être heureuse ou pleurer. Combien de mères m'envient actuellement, qui, voyant les larmes qui emplissent mes yeux, ne comprendraient pas. Eugénie va être reine, dans votre pays de France, et malgré moi, je songe que les reines ont peu de bonheur. Malgré moi, le souvenir de Marie-Antoinette m'obsède, et je me demande avec épouvante si ma fille n'aura point le même sort.

La royale martyre à laquelle faisait allusion Mme de Montijo, la Dauphine tant heureuse et tant aimée, dont les malheurs avaient commencé le jour où le bandeau des rois avait touché son front, était justement la personnification historique idéale dont s'était passionnée l'imagination d'Eugénie, qui ne cessa de vouer une sorte de culte religieux à la mémoire de Marie-Antoinette. Mais, en ce moment, sa pensée trop pleine n'avait pas de place pour y loger des images de tristesse ; ses yeux rayonnants d'une gaie lumière n'entrevoyaient pas l'étrange fatalité attachée à ce palais des Tuileries, où elle allait entrer, et qui fut néfaste à la plupart des princesses et des reines, qui l'habitèrent. Elle ne songeait qu'au lendemain le plus proche de ses désirs et se donnait la vive satisfaction de l'annoncer à ses compagnes, à ses amies. Quelque temps avant l'annonce de ses fiançailles, elle avait juré et fait jurer à des jeunes filles de sa société que la première d'entre elles qui arriverait à une grande situation mondaine soutiendrait les autres dans la vie. C'était à elle, aujourd'hui, de leur apprendre qu'elle allait être impératrice.

La famille de Laborde eut la primeur de la grande nouvelle, huit jours avant qu'elle fut publique. Eugénie de Montijo l'avait apportée, toute frémissante de joie, en la maison de Passy où elle avait contracté des affections chères, comme celle qui l'attachait, dès lors, et qui ne se démentit plus en son âme, à Mme de Nadaillac, fille de la comtesse de Laborde. L'un des hôtes accoutumés de ce salon, où se groupaient les personnalités les plus hautes de la naissance, de la fortune et de la politique[4], Charles Bocher, s'était hâté, le soir du même jour, étant à l'Opéra, dans la loge de Mme Aguado, de se faire l'annonciateur de l'événement considérable et surprenant, qui allait s'accomplir. Des doutes, presque des protestations indignées avaient accueilli sa révélation. Était-ce admissible, en vérité ? L'empereur ne commettrait pas cette folie, cette lourde faute ! Ceux qui lui en imputaient l'idée ne pouvaient être que des ennemis du gouvernement, des orléanistes invétérés, pour ne pas dire des calomniateurs.

Donc, tout était décidé, des signes évidents s'en imposaient au regard ; et la supposition d'un flirt sans conséquence définitive persistait au fond de quelques cerveaux obstinés. Ils avaient trop de peine à en prendre leur parti ! Une anecdote curieuse, qui me fut contée par un des témoins de la scène, éclairerait curieusement cet état d'opinion.

Peu de jours restaient à courir jusqu'à la proclamation des desseins de l'empereur. On avait préparé, sur son ordre, au palais de l'Elysée, un appartement pour y recevoir les dames de Montijo[5]. Les causeries se donnèrent champ là-dessus, comme on le pense ; mais on restait dans le vague, et l'on n'avait que des conjectures, où mordaient à faux les médisants discours. Morny, qui connaissait les intentions formelles de son frère et maître, et qui savait très bien, d'expérience, qu'il était aussi difficile de déloger de sa tête une idée fixe que de lui imprimer une volonté ferme, voulut devancer les événements et fêter, chez lui, dans un dîner qu'il donna, en son honneur, la future souveraine.

Toutes les femmes du monde, ayant des maris en faveur et en place, étaient là. Mme Walewska, dont l'époux, ambassadeur à Londres, avait été chargé de pressentir, au dehors, une alliance princière, que paraissaient désigner des circonstances diplomatiques, se trouvait parmi les invités, mais instruite, renseignée des premières du prochain coup de théâtre. On n'en savait pas tant, chez la plupart des belles personnes, qui prenaient des airs pinces en apprenant qu'on n'attendait plus, pour se mettre à table, que l'arrivée de Mlle de Montijo et de sa mère. En effet, celles ci ne tardèrent point à pénétrer dans le salon. Morny s était porté à leur rencontre avec un empressement dont on rougissait pour lui, sous l'éventail. Mme de Fortoul encore en paraissait toute choquée, auprès de Mme Ducos, la femme du ministre de la Marine, — Mme Ducos, qui devait solliciter si instamment plus tard d'être la nourrice du prince Impérial. Mais Eugénie avait fait son apparition sous une toilette charmante et avec une grâce, un naturel, une aisance irréprochables. Pendant que Mme Walewska, qui n'était pas en vain la femme d'un diplomate allait à son approche, lui plissant ces mots à l'oreille : Je vous félicite, Madame, de la destinée qui vous attend, d'autres restaient immobiles, dévisageant l'étrangère avec un air de surprise offusquée. C'était une jolie comédie pour ceux qui en avaient le secret, — un secret qui, tantôt, n'en serait plus un pour personne.

Deux sortes d'opinions se partageaient la cour sur le projet du chef de l'Etat, en attendant qu'on eût la preuve qu'il était inébranlable. Les ardents, les aventureux, les partisans à force de la jeunesse et de l'amour donnaient gain de cause au charme triomphant de Mlle de Montijo. Ils voyaient mal ce qu'aurait procuré de si avantageux pour, l'empereur et la France, au lieu d'un choix spontané des yeux et du cœur, la venue d'une princesse très noble, peut être laide et rechigneuse, parce qu'elle aurait apporté dans sa corbeille de mariage des alliances fragiles et des préjugés invincibles. Les raisonneurs, les politiques, considéraient d'une tout autre manière les suites possibles de ce pas dangereux. Drouyn de Lhuys, qui gouvernait aux Affaires étrangères, et d'autres membres du Conseil hasardèrent des objections lorsque, les ayant réunis, Napoléon eut jugé opportun de leur en faire part. Ils allaient exposer leurs raisons, et disserter, avec abondance de preuves, sur les inconvénients et les périls de cette alliance inégale. L'empereur arrêta les discours.

Messieurs, déclara-t-il d'un ton calme, mais ferme, et qui n'admettait point de réplique, il n'y a pas d'observations à faire, de discussions à entamer ; ce mariage est chose arrêtée, et j'y suis résolu.

Il n'y avait, après cela, qu'à s'incliner et à retenir sa place dans le cortège. Les partis opposés, les dans légitimiste et orléaniste, ne se tenaient pas obligés aux mêmes lois de silence et de soumission. Ils saisirent l'occasion toute chaude, au contraire, pour se répandre en des brocards et des railleries, qui soulageaient leur ressentiment. On colportait de salon en salon le mot terriblement ironique de Thiers, donnant à entendre que le séjour du couple impérial serait d'un temps limité, dans le palais des Tuileries :

L'empereur m'a paru toujours un homme d'esprit, disait-il ; aujourd'hui, je le reconnais un homme prévoyant ; par son mariage il se réserve la grandesse espagnole.

Dans la famille de Louis-Napoléon, c'étaient aussi des airs scandalisés, avec plus d'irritation personnelle. Au Palais-Royal, où logeaient les ambitions chagrines du roi Jérôme et de son fils, les cerveaux étaient dans une étrange ébullition. On n'avait pas de termes assez violents pour qualifier le mariage excentrique dont ils auraient à parafer le contrat, ni d'expressions assez navrées pour dire la consternation, où se prétendait plongé ce monde d'Altesses, gorgé de biens par celui qu'il chargeait de blâmes et de sarcasmes. Sans prendre attention aux critiques de partis, ni se soucier des clabauderies familiales, Napoléon III marchait à l'accomplissement de sa volonté. Le 22 janvier 1853, il convoqua les grands corps de l'État, pour leur déclarer que se rendant au vœu si souvent manifesté par le pays — et sans doute, aussi au désir qu'il en éprouvait, lui-même — il avait décidé de faire élection d'une compagne gracieuse et bonne, et que l'objet de sa préférence était Eugénie de Montijo, comtesse de Teba, Espagnole de naissance, Française par le cœur, par l'éducation et par le souvenir du sang, qu'avait versé son père pour la cause de l'Empire.

Trois ou quatre semaines auparavant, l'avant-veille de Noël, l'heureuse fiancée impériale s'en allait en compagnie, parles boulevards, joyeuse, exubérante, courant les petites boutiques du Jour de l'An et paraissant bien éloignée, ce soir-là, de penser aux Tuileries, au trône, au manteau de pourpre.

Le temps passa vite dans les préparatifs du jour nuptial. D'un beau zèle, Mérimée s'employait à la rédaction du contrat, où l'essentiel de ses soins était de veiller à l'énumération correcte des titres de la mariée, titres héraldiques et généalogiques remplissant de leur étendue une page longue à lire. Et, dans leurs ateliers, les grandes couturières travaillaient fermement. Palmyre surtout, la grande faiseuse du moment, était en fièvre. Mais aussi quels costumes ! Quelles toilettes ! Quel génie de création avait présidé à l'enfantement de ces chefs-d'œuvre ! Dans les cercles féminins une frénésie de curiosité agitait les esprits. On recherchait avec un empressement inouï la révélation des trésors de goût et d'élégance renfermés dans les salons de Palmyre. On était avide à l'extrême d'être informé, dans les moindres détails, des robes et des manteaux, qui allaient sortir de cette élaboration artistique et savante, et qui fixerait la mode de la cour. Toutes les ruses étaient employées pour appréhender au vol les plus menues indiscrétions sur ces sujets importants. Heureuses celles qui connurent, avant les autres, que, parmi les toilettes de jour, se trouvait une robe de moire antique rose avec franges, dentelles et garnitures de plumes ; qu'il en était une autre de taffetas vert, avec des volants tout de plumes frisées et qu'on disait beau coup de bien d'une troisième en moire mauve, relevée des plus fines dentelles ! Et leur allégresse et leur admiration redoublaient, parce qu'elles avaient eu, en outre, la description anticipée des toilettes de bal. Là se verrait une robe de brocard blanc parsemée de fleurs d'or et d'argent, puis, dans la note sérieuse, une de velours noir, à volants de guipures d'or, et une encore plus éclatante de velours rouge brodé d'abeilles, et, toute légère, celle en tulle bleu, soutenue de satin, ornée de plumes et de roses. Mais chacun bientôt en pourrait juger de ses yeux. Palmyre a daigné faire savoir que les toilettes de la future impératrice seront exposées, sous des vitrines, où l'on aura le loisir de venir les admirer.

Les intimes avaient eu de bonne heure la révélation que la robe destinée à la cérémonie religieuse serait l'œuvre de Mme Vignon, et qu'elle serait ainsi composée : étoffe de velours blanc, traîne de cour recouverte de dentelles anglaises, corsage à petit frac parsemé de brillants. Ils n'ignoraient pas non plus que Félix avait été choisi, entre les maîtres de la coiffure parisienne, pour édifier sur les bandeaux ondulés le diadème de la couronne en diamants et en saphirs et pour ajuster au milieu du bouquet de fleurs d'oranger le voile, un rêve de légèreté, une vapeur.

Sur la question des toilettes du mariage civil, on était demeuré dans l'incertitude ; on ne put être fixé qu'au dernier moment, malgré que la curiosité des oisives se fût donné beaucoup de peine, à dessein de l'apprendre. La fiancée avait hésité entre les deux costumes qu'avait soumis à son approbation la diligente Palmyre : l'un de satin rose ajouré de dentelles anglaises ; l'autre de satin blanc avec châle de point d'Alençon et motifs de bijoux en brillants. Le dernier remporta, étant d'apparences plus virginales et plus simples.

C'était pour le 29 janvier, avant 9 heures du soir. Et, dès le commencement de l'après-midi, fourmillaient les gens de la rue, débordant de toutes parts par les chemins avoisinant le palais de l'Elysée. Pour la satis faction d'entr'apercevoir, une minute, le cortège espéré, ils stationnaient inlassables, sans souci du froid ni de la longueur de l'attente. Enfin s'était annoncée, à grand fracas, l'escorte des carabiniers à cheval et le carrosse de gala où avaient pris place, en face de la fiancée et de sa mère, le marquis de Valdegomas, ambassadeur d'Espagne, et le duc de Cambacérès. Ils virent passer, dans un éclair rapide, la transfiguration de la jeunesse et du bonheur, et, comme si des rayons de cette joie, de cette fortune avaient rejailli sur chacun d'eux, ils applaudissaient, poussaient des cris, avec l'enthousiasme ingénu des foules.

On s'arrêta au pavillon de Flore. Là, sur le perron, se tenaient le grand chambellan et les officiers de service prêts à recevoir Mlle de Montijo ; ils avaient à la mener jusqu'au salon de famille, où attendait l'empereur. A l'entrée de la première salle se trouvaient le prince Napoléon, fort ennuyé d'être là, et la princesse Mathilde. Sur ce point se forma le cortège. Les officiers d'ordonnance, un chambellan, deux maîtres de cérémonie, le premier écuyer et le grand écuyer marchaient en avant, précédant Leurs Altesses Impériales, et enfin venaient la comtesse de Teba et sa mère. Le grand chambellan occupait leur droite ; le grand-maître des cérémonies avait pris place à leur gauche ; les dames d'honneur suivaient. Solennellement avançait cette procession nuptiale. D'un pas plus rapide, un maître des cérémonies s'en est détaché allant annoncer à Napoléon l'approche de sa fiancée.

L'étiquette le retient sur le trône, où il siège, ayant à son côté le roi Jérôme et, autour de lui, les maréchaux, les amiraux, le corps diplomatique, les ministres. On remarque la pâleur plus accusée de ses traits. Il descend les marches du trône et se porte au devant de celle qui vient vers lui. Elle a les bras nus, le corsage décolleté sous une berthe de dentelles ; son visage ne décèle ni trop de surprise ni trop d'émotion. Napoléon lui tend la main ; elle monte sur l'estrade, s'asseoit à sa gauche, entre lui et la princesse Mathilde ; un peu en arrière se mettra la comtesse de Montijo.

D'une voix haute, le maître de cérémonie proclame : L'Empereur ! Toute l'assistance est débout, les augustes fiancés sont assis. Quand le ministre a prononcé la formule : Au nom de l'Empereur, à leur tour ils se lèvent.

Sire, énonce le secrétaire d'État ayant en face de lui sur la table le registre de la famille impériale[6], Sire, Votre Majesté déclare-t-elle prendre en mariage Son Excellence Mademoiselle Eugénie de Montijo, comtesse de Teba, ici présente ?

La voix de Napoléon en répétant et confirmant ces mots semble moins assurée que lorsqu'elle fait entendre devant les corps de l'État réunis un discours politique, un message pour la nation.

Le ministre s'est tourné maintenant vers la descendante des Guzman[7] :

Mademoiselle Eugénie de Montijo, comtesse de Teba, Votre Excellence déclare-t-elle prendre en mariage Sa Majesté Napoléon III, ici présent ?

La réponse ne tarde pas. Le oui est articulé nettement, avec une sorte d'empressement heureux. Alors, sur un ton solennel et grave, tombent les paroles consécratoires de l'acte civil :

Au nom de l'Empereur, de la Constitution et de la Loi je déclare que Sa Majesté Napoléon III, empereur des Français par la grâce de Dieu et la volonté nationale, et Son Excellence Eugénie de Montijo, comtesse de Teba, sont unis en mariage.

On apporte devant les conjoints la table et le registre. Ils signent assis. La comtesse de Montijo appose ensuite le paraphe maternel, puis, les parents de Napoléon nouvellement qualifiés princes et princesses du sang, l'ambassadeur d'Espagne, les hauts dignitaires et, en dernier lieu, le ministre d'État Achille Fould, secrétaire et notaire impérial.

La cérémonie officielle est close. On s'est répandu dans la salle de spectacle pour y goûter la douce influence de la musique. A l'issue du concert, la solennelle voiture, qui mena Eugénie de Montijo et sa mère au pavillon de Flore, les remporte au palais de l'Elysée.

Le lendemain, à midi, un carrosse ruisselant d'or, le même qui avait servi pour le couronnement de Napoléon Ier et de Joséphine à Notre-Dame, conduit Napoléon III et Eugénie à la cathédrale, où la solennité doit s'accomplir avec une pompe inouïe. Traîné par huit chevaux de robe pareille et qui sont tenus en main, devancé de trente en trente pas d'intervalle par trois autres carrosses à six chevaux, où se montrent les Altesses impériales, la comtesse de Montijo et les titulaires des grandes charges, il est escorté aux portières de gauche et de droite par le grand veneur, le général commandant la garde nationale de Paris et le premier écuyer. Pour voir ce beau spectacle la foule est énorme.

Le canon tonne. Les cloches sont lancées à la volée. Des régiments nombreux forment une double haie sur le passage du cortège, précédé et suivi de huit escadrons galopant. Mais, on est au but. La vaste basilique dresse sa masse imposante. Les souverains ont mis pied à terre, elle en sa robe de soie blanche recouverte de dentelles, serrée à la taille d'une ceinture de pierres rares et de perles, la queue de velours épinglée sur point d'Angleterre ; lui en costume de lieutenant-général, culotte blanche, bottes vernies, collier de la Toison d'or venant de Charles-Quint et collier de la Légion d'honneur de Napoléon Ier. Ils passent le seuil de l'église et se dirigent vers le trône, que Lassus et Viollet-le-Duc ont fait ériger au milieu du transept, sous un dais de velours d'hermine, que supporte un aigle colossal aux ailes déployées. A l'autel officie Mgr Sibour, archevêque de Paris, entouré de cardinaux et de prélats, dans tout l'éclat du luxe sacerdotal. Une musique divine ravit les sens... Mais, que sert de décrire, une fois de plus, ces magnificences religieuses et ce déploiement de bannières, et toutes ces splendeurs, qui sont l'habituelle mise en scène du faste monarchique ?

Tout à l'heure Eugénie de Montijo était entrée dans la cathédrale d'un pas hésitant, le front baissé, le corps un peu incliné et comme si elle n'eût pas eu la force de supporter le poids de sa prodigieuse fortune. Au retour, quelle métamorphose ! Quel prompt changement dans son attitude et sa personne entière ! La main posée sur le bras de l'homme, qui, pendant près de vingt ans, sera presque l'arbitre de l'Europe, elle marchait déjà comme dans une gloire d'apothéose, et répondait, saluait en souveraine.

La cérémonie terminée, Napoléon et Eugénie rentrèrent officiellement aux Tuileries, portés en quelque sorte par les vivats du peuple, si prompt à acclamer tout ce qui frappe son imagination et éblouit ses yeux. Ils en ressortirent, à peu d'intervalle, en de superbes daumonts à quatre chevaux, conduites par des jockeys aux livrées impériales, et qui s'élancèrent sur la route de Paris à Saint-Cloud. Le terme du voyage était proche ; on se rendait au petit château de Villeneuve l'Étang, situé dans le parc[8], et qui avait été préparé pour les recevoir. Désireux de calme et de quiétude, ils n'emmenaient que trois ou quatre personnes, entre autres Adrienne de Montebello, créée, de la veille, dame du palais. Dans l'étourdissement de leur bonheur, ils avaient oublié même la comtesse de Montijo[9]. Le lendemain, par un tiède soleil d'hiver, n'étant que seul à seul, dans un phaéton, que Napoléon conduisait lui-même, ils traversaient les bois poudrés à frimas de la Celle-Saint-Cloud et de Ville-d'Avray, pour accomplir une sorte de pieux pèlerinage au Trianon et y revivre en imagination la douce légende de Marie-Antoinette, au meilleur de ses jours. Durant une semaine, ils dérobèrent à l'indiscrétion des regards les impressions communes à tous les couples humains, à leur premier bonheur, et qu'on renferme dans un cercle étroitement intime.

 

 

 



[1] Le duc de Rianzès, qui entretenait des relations suivies avec le futur hôte des Tuileries, entreprit de négocier le mariage de Louis-Napoléon avec l'infante Marie-Christine, sixième enfant et quatrième fille de don François de Paule et conséquemment la sœur du mari de la reine Isabelle II. A peine âgée de dix-sept ans, on la disait peu jolie et médiocrement riche. Aucune demande officielle ne fut faite, et l'Espagne n'eut pas à se prononcer pour ou contre.

[2] Du côté de Londres, il avait fait un pas plus ou moins diplomatique vers une nièce de la reine d'Angleterre, la princesse Adelaïde de Hohenlohe, qui n'avait dit ni oui ni non.

[3] L'hôtel de Montijo, assurait Sylvanecte en 1884, possède une salle dite des Archives ; la lettre de Napoléon III y est classée parmi les curiosités et les pièces rares.

[4] C'étaient : la princesse Mathilde, le vicomte de Noailles, la duchesse de Galliera, le comte et la comtesse Philippe de Ségur, la maréchale de Castellane. le duc et la duchesse de Broglie, Mérimée, Thiers, Xavier Doudan, le duc de Richelieu, le général de Girardin. Emile de Girardin, Viollet-le-Duc. le maréchal Suchet, Madame de la Redorte, et le monde diplomatique.

[5] Cf. Femmes du Second Empire.

[6] Les feuillets en étaient restés blancs depuis l'inscription de la naissance du roi de Rome, le 20 mars 1811.

[7] Voici l'énumération des titres que lui donnait l'almanach royal d'Espagne (Guia de Forasteros) : Doña Maria, Eugenia de Guzman Portocarrero y Palafox, comtesse de Teba, marquise de Ardalès, de Osera, de Moya, comtesse de Ablitas, de Baños (avec grandesse de 1re classe), de Santa-Cruz de la Sierra, vicomtesse de la Calzada...

[8] C'était une propriété charmante, qu'un mur séparait de Saint-Cloud. Le prince-président l'ayant achetée, dans l'été de 1852, avait jugé bon de faire démolir ce mur. Et comme Bacciochi lui exposait que la disparition de la limite pourrait, plus tard, donner lieu à des contestations : Pour moi, avait-il répondu, comme s'il eût disposé du présent et de l'avenir, pour moi, il n'y a pas de plus tard : je vivrai ou je mourrai ici.

[9] Nous lisons dans les Mémoires de la marquise de la Ferronays : Le soir du mariage, une déconvenue attendait la pauvre Mme de Montijo, comme il en arrive aux mères de débutante. Sa fille partie pour Saint-Cloud, il n'y avait plus de service, à l'Elysée, et elle s'estima fort heureuse de trouver une bonne femme, Mme Gould, un peu juive, un peu portugaise, son amie, qui lui donna à dîner.