LA VIE D'UNE IMPÉRATRICE

EUGÉNIE DE MONTIJO

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

En Espagne. — Ce que disait et conjecturait un célèbre écrivain français, aux environs de 1834, dans le salon de la comtesse de Montijo. — Les filles de don Cipriano de Montijo, Eugenia et, Francesca. — Leur mère ; son portrait, au physique et au moral. — Détails de leur enfance et de leur éducation. — De Madrid à Paris ; fréquents voyages. — Mort du comte de Montijo. — Retour en France. — Un séjour aux Eaux-Bonnes ; quelques anecdotes non connues. — La préoccupation naissante des grandeurs dans l'âme d'Eugénie. — Premières vues jetées sur un avenir glorieux.

 

Vers 1834, dans un salon madrilène, où l'avait introduit l'amitié de Mérimée et dont il était devenu le fidèle visiteur, Stendhal faisait sauter sur ses genoux une enfant fort jolie, née sous le ciel de Grenade et dont la grâce espiègle plaisait à son regard. Et, avec ce pli d'amertume, qui tourmentait son sourire, le sceptique penseur lui disait, comme se parlant à lui-même — le mot fut plus d'une fois cité — :

Vous, quand vous serez grande, vous épouserez M. le marquis de Santa-Cruz, et moi je ne me soucierai plus de vous.

Certainement, elle pouvait prétendre à ce marquisat éloigné, Eugenia de Guzman, comtesse de Teba. Des souvenirs illustres glorifiaient la maison, d'où elle était issue ; on lui avait appris, avec l'alphabet, que, parmi ses ancêtres, portèrent le front haut Alphonse Perez de Guzman, un héros dont les paysans d'Andalousie redisent encore les exploits ; et Gonzalès de Cordoue, surnommé le grand capitaine, et Antoine de Leve, le plus habile des généraux de Charles-Quint.

Cependant, la señorita ne devait pas s'appeler de Santa-Cruz. Des destinées plus étonnantes lui étaient réservées. Le jour où elle entrait dans l'humaine existence[1], mêlant son faible cri au tonnerre d'un cataclysme, qui soulevait le sol de Grenade et faisait trembler, au loin, la terre, un mystérieux signe avait annoncé au-dessus de sa tête qu'il n'était pas besoin d'être née princesse pour devenir plus que reine.

L'illustre écrivain, qui envisageait sous de tels présages l'avenir de la plus jeune des filles de la comtesse de Teba et de Montijo, venait souvent dans la maison ; il s'y rendait exact, à de certains jours, s'installait au salon et, attirant vers lui les deux enfants : Eugenia et Francesca, familièrement appelée Pacca, puisait dans leurs regards limpides, dans la charmante expression de leurs physionomies intéressées et curieuses la verve qu'il dépensait à leur conter des histoires de l'Empire. Avec une chaleur d'improvisation, qui les tenait en éveil, il reprenait, au point où il les avait laissés, la dernière fois, ces tableaux de conquêtes, ces épisodes de légende et de vérité, et continuait à dérouler devant elles les feuillets de l'épopée napoléonienne. Laissant à dessein dans l'ombre les côtés de triste réalité : l'épuisement des peuples et l'horreur des champs de bataille, il leur dépeignait les aspects glorieux et flambants des guerres, dont il avait été mieux que le témoin. Elles buvaient ses paroles ; elles auraient voulu l'écouter sans fin. Mais la pendule trahissait l'heure tardive ; il fallait clore l'entretien, sur la promesse qu'on le recommencerait bientôt et que de toutes ces belles choses on aurait à l'entendre deviser longtemps.

Pour leur rendre plus sensibles les spectacles que son imagination évoquait sous leurs yeux, il avait pris l'habitude d'apporter aux jeunes filles des images coloriées du poème héroïque, dont il avait nourri leur mémoire, enthousiasmé leur âme. Soixante-dix ans plus tard, Eugénie de Montijo pourra encore montrer une estampe du combat d'Austerlitz, qu'elle avait reçue de Monsieur Beyle. Car, bien après son adolescence, bien après son mariage et les années de splendeur, elle voudra conserver un souvenir profond et presque attendri de Stendhal, qu'elle ne cessera jamais d'appeler M. Beyle[2], comme en sa petite enfance.

Les soirs où il était attendu chez notre mère, disait-elle au comte Primoli, étaient salués par nous avec une sorte de joie triomphante. Nous savions qu'il nous charmerait de ses récits colorés et nous savions aussi que ces soirs-là, on nous coucherait plus tard.

Ainsi, remarquait un des serviteurs zélés de la dynastie napoléonienne, la religion de l'empire se glissait dans ces jeunes intelligences, déjà préparées par les souvenirs paternels ; elle devenait le fond même de leur esprit.

Or, Stendhal avait les goûts voyageurs. Il allait et pérégrinait, moissonnant, sur les chemins d'Italie et de France, des impressions d'art et de littérature. Ses petites amies, cependant, ne l'oubliaient pas et, par de gracieuses lettres enfantines, lui rappelaient qu'elles ne le laisseraient pas non plus les oublier. Et déjà, dans cette correspondance écolière, se découvraient les dissemblances de nature des deux sœurs. L'une révélait, sans s'en douter, une propension particulière vers les idées politiques[3], dont elle voudra, quelque jour, en vertu de sa condition souveraine, s'occuper et se préoccuper jusqu'à l'excès. La seconde simplement épanchait des impressions de jeunesse, en concordance avec son âge et sa situation, parlant des autres et de soi sur un ton de franchise, où se montraient à plein ses sentiments ; et, à son insu, donnant des indications, que l'histoire aurait à recueillir, sur le genre d'existence, que menaient, au logis maternel, une future impératrice et sa sœur aînée, sur l'éducation qu'on leur y donnait et la manière dont elles passaient le temps, en vacances. Elle ajoutait combien leur manquait à toutes deux leur grand ami, dans la maison de campagne, où elles se promenaient angéliquement ; car elles n'y avaient pas de compagnes et ne désiraient point en avoir :

Les jeunes filles, que nous connaissons, ne parlent que de toilette ou, pour changer, ne font que médire de celle-ci ou de celle-là. Et moi, je ne goûte pas des amies de ce genre. Quand je suis forcée de leur rendre une visite, je n'ouvre la bouche, en leur salon, que pour leur dire adieu.

Et Pacca et Eugenia le pressaient de revenir à Madrid. L'attention européenne était, à ce moment-là, retenue par un événement considérable : le retour, à Paris, des cendres de Napoléon Ier Comme elles auraient aimé se voir elles-mêmes dans la ville où se passaient de si grandes choses ! Elles y étaient venues, pourtant ; et des détails familiers sur le passage d'Eugénie, alors bien enfant, se retrouveraient dans la correspondance de Prosper Mérimée — un autre ami signalé de la comtesse de Montijo. Le spirituel correspondant de Panizzi avait envoyé, de Paris à Londres, de menues confidences sur ce sujet aimable et puéril : il avait fait savoir au docte conservateur du British Museum qu'il s'était promené sur les boulevards tenant par la main une ravissante petite Espagnole de cinq à six ans ; qu'il avait goûté un vrai plaisir à considérer ses fines dents blanches croquant des gâteaux et qu'il l'avait regardée ainsi, gourmande et ingénue, en se demandant ce que pourrait bien être, représenter, un jour, étant femme, l'espiègle créaturette, qu'il avait conduite chez un confiseur et qu'il amusait de ses badinages.

Eugénie et Francesca étaient les filles de don Cipriano de Portocarrero, qui servit dans les armées de Napoléon, fut décoré en 1814, sous le nom de comte de Teba. reçut de graves blessures, à la bataille de Salamanque ou des Arapiles, et devint sénateur du royaume d'Espagne, à la fin du règne de Ferdinand VII. II était marquis d'Ardalès et avait rang de grand d'Espagne.

Leur mère, Marie-Manuela de Kirkpatrick y Grivegnée, comtesse de Teba et plus tard de Montijo, occupait une situation mondaine environnée d'un certain éclat.

Elle était l'une des trois filles, et non la moins brillante par l'éclat de ses yeux, la vivacité de sa personne, la gaieté de ses mouvements, d'un marchand écossais, William Kirkpatrick, établi à Malaga, et que son commerce de fruits, de vins fins, n'empêchait pas de se souvenir avec orgueil qu'il était un descendant des anciens barons de Closeburn. Que dis-je ! une tradition dans la famille revendiquait pour ancêtre lointain le géant Finn Mac-Cual, roi des Fénians. De sorte que, lorsque le négociant de Malaga donnera sa fille Manuela à l'un de ces gentilshommes espagnols ordinairement plus rehaussés de litres que de ducats, il pourra lui tenir ce langage : Vous remontez, jusqu'à Alphonse XI ; et moi jusqu'à Robert Bruce ; je suppose que Sa Majesté sera satisfaite. Le propos fut rapporté à Ferdinand VII ; des pièces généalogiques, tirées des archives d'Edimbourg, furent étalées sous les yeux du prince, tout à l'honneur des Kirkpatrick. Laissons, s'écria Ferdinand VII, laissons cet honnête homme marier la fille de Fingal ! Le frère de Cyprien, qui ne partageait ni son attachement pour la France, fort au contraire, ni ses idées politiques, ni ses sentiments en général, le comte de Montijo — que son humeur indisciplinable, pendant sa jeunesse, avait fait surnommer un Mirabeau espagnol, — ne délivra pas les mêmes approbations. Il se plaignit de mésalliance pour la famille des Guzman ! On compta l'apaiser dans l'avenir. En attendant, et malgré ses remontrances, Maria Manuela de Kirkpatrick devint l'épouse du comte de Teba ; vers le même temps, sa sœur Henriquita était appelée à porter le nom de comtesse de Cabarrus.

La cérémonie nuptiale avait eu lieu, le 15 décembre 1817. Dès l'année suivante, un écrivain américain d'un réel mérite, George Ticknor, qui préparait en voyageant les notes de sa grande histoire de la littérature espagnole, disait, au retour dune visite, chez la jeune comtesse de Teba : Je ne doute pas qu'elle ne soit la femme la plus cultivée et la plus intelligente de toute l'Espagne.

Des raisons domestiques, ou, pour le dire avec exactitude, des troubles de ménage, décidèrent le départ de Malaga pour Grenade, où les époux arrêtèrent leur résidence dans un des quartiers aristocratiques de la ville. On ne tarda pas à y rechercher, pour l'agrément et l'animation qu'elle y apportait, la sémillante Malagaise.

Elle avait une beauté régulière. On la disait attirante et possédant au naturel l'aménité, qui sied aux femmes de son pays. Elle ne traversa point l'âge des passions sans y produire quelque tumulte. Indiscrètement, à Madrid, les curiosités enquêtèrent sur le choix et la nature de ses sentiments ; on tira des inductions hasardées, on épilogua témérairement sur le degré d'intimité plus ou moins étroite, que dénotaient ses personnelles préférences, et celles, en particulier, qu'elle témoigna en faveur du duc d'Ossuna, futur prétendant à la main de sa fille cadette, ou à l'avantage du comte de Lagrené, ancien ambassadeur français en Chine, ou encore pour le bien de Louis de Viel-Castel. Et, pendant qu'on était sur ce chapitre, on avançait qu'elle avait eu des attaches sérieuses en Angleterre, et la chronique disait le nom tout haut. En réalité, elle aimait trop l'expansion au dehors et ses amis dans l'intimité, pour ne point prêter aux propos médisants. Son honneur d'épouse et de mère en reçut quelques égratignures. Des dénicheurs de pièces secrètes, des compulseurs d'archives trop diligents furent amenés à mettre en doute l'exactitude de la date et la légitimité de la naissance de sa fille Eugénie[4], comme si, d'autre part, la famille des Bonaparte avec laquelle les Montijo devaient contracter alliance n'était pas assez riche déjà, pour son propre compte, de ces cas de paternité équivoque.

On pensa établir[5] que les pièces livrées à la connaissance publique, concernant cette double naissance de la future impératrice des Français et de la future duchesse d'Albe, n'étaient point des actes véridiques, mais qu'elles se rapportaient à deux filles de Mme de Montijo, mortes en bas âge. Il fut avancé qu'on les avait intentionnellement postdatées, et qu'Eugénie, au moment de son mariage, avait non vingt-sept, mais vingt-neuf ans.

On produisit des allégations osées du duc d'Ossuna, qui aurait été l'ami trop favorisé de Mme de Montijo et pas seulement de celle-ci. On alla jusqu'à dire que la comtesse de Montijo n'était pas la mère d'Eugénie et de Pacca, et qu'elles étaient issues toutes deux de la reine Christine d'Espagne, sœur consanguine de la duchesse de Berry, petite-nièce de Marie-Antoinette, avant son mariage avec Ferdinand VII.

Les preuves manquèrent pour donner à ces assertions un air de véracité[6]. Il en demeura, du moins, cette opinion dans les esprits que Mme de Montijo n'eut pas une réputation de vertu inattaquable.

Après les événements accomplis en 1830, à Paris, le comte et la comtesse de Montijo avaient pris le parti d'établir leur résidence habituelle dans la capitale française, où l'entremise amicale de Mérimée[7] leur valut des relations suivies avec plusieurs familles, appartenant à l'élite mondaine, telles que les familles de Laborde et Delessert.

Leur état de maison, qui n'était pas, à vrai dire, très considérable, s'accrut notablement, lorsque, à la mort du chef de la famille, don Eugenio, en 1834, don Cypriano son frère eut hérité des biens et des grandesses des Montijo.

Un tel changement de fortune n'avait pas modifié la ligne de conduite que ce gentilhomme imprimait à l'éducation de ses filles.

Obéissant aux conseils d'une prévoyante sagesse, il voulait qu'elles fussent élevées sans faste, dignement mais simplement, et qu'on ne leur laissât pas ignorer qu'elles avaient à craindre les retours cruels du sort et qu'elles pourraient bien se réveiller, un jour, pauvres et isolées.

Mme de Montijo avait moins de philosophie et plus d'ambition. Très allante, très agissante, capable d'une grande énergie pour la réussite de ses desseins, elle s'était bien promis d'empêcher que Pacca et Eugenia connussent jamais par elles-mêmes cet isolement ou cette pauvreté. Celle qui, dans toute occasion, déployait tant de zèle et de pertinence volonté à pousser en avant ses amis et à leur procurer, en dépit des obstacles, les satisfactions dont elle les savait convoiteux, n'était pas femme à négliger les moyens qu'il faudrait mettre en œuvre pour élever au plus haut de l'estrade ses propres enfants. Elle n'avait pas que la fièvre du mouvement, qui emporte l'imagination et secoue les nerfs ; elle avait de la tête et du courage, sans lesquels se consument en vain les appétits et les désirs.

Vous m'avez habitué, lui écrivait Mérimée, à croire que tout ce que vous vouliez s'accomplissait.

Elle avait la foi optimiste, qui conduit à leur but les natures entreprenantes. L'avenir surtout en donnerait des preuves, lorsque la mort de son mari laisserait le champ libre à ses goûts d'activité. On la verra alors se porter au premier rang de la société madrilène, entremêlant la politique et les plaisirs, s'efforçant de jouer un rôle à travers les divisions des partis ou multipliant, en sa maison de Carabanchel, les réceptions et les spectacles. Et il ne cessera plus d'en être ainsi de la comtesse de Montijo, qui, lorsqu'elle aura pourvu ses filles — et de quelle manière ! — n'aura pas d'occupation plus douce à son âme que d'assortir des couples heureux[8].

Pour le moment, elle n'exerçait pas l'autorité princière, qu'elle aurait à tenir, un jour, dans son palais de Liria ou dans sa résidence de Carabanchel. Elle vivait sur un pied assez modeste dans son appartement parisien, où l'épanouissement gracieux de ses filles lui donnait à penser.

En cet appartement se rendait, maintes fois, Mérimée. Par attachement pour la mère, qu'il avait connue tout d'abord à Grenade, et par douce affection pour Eugénie, il aimait à s'occuper de celle-ci de mille manières ; il se plaisait à suivre et à favoriser l'éveil de son esprit, condescendait à lui donner des leçons d'écriture, corrigeant ses thèmes français, l'instruisant par ses leçons ou l'égayant avec ses contes. Il intervenait d'une curiosité intéressée d'homme et de penseur dans les premiers débats de son âme et il y faisait passer une sorte de sollicitude paternelle.

Eugénie et Pacca étaient devenues nécessaires à l'attention de son esprit ; quand il eut à se séparer d'elles, passagèrement, il ne s'y résigna point sans quelque peine. Elles avaient treize et quatorze ans ; elles étaient, dit Augustin Filon, à ce joli âge indécis, où la femme commence à regarder par les yeux de l'enfant. Il les vit partir avec chagrin et le disait, l'écrivait, au moment où, le comte de Montijo étant tombé malade, à Madrid, du mal qui l'emporta, elles avaient suivi de près leur mère, partie en toute hâte. C'était en 1839, une date qui s'inscrivit dans sa mémoire pour ne plus en sortir. Dans la cour des Messageries, il avait vu s'ébranler la diligence, qui lui ravissait Pacca et Eugenia. De l'attendrissement avait gagné son cœur, peu sensible à l'émotion. Il avait dû se défendre d'un premier mouvement pour ne pas les accompagner jusqu'à Madrid. Du moins, en leur adressant ses souhaits, ses recommandations, il avait fait promettre à chacune de lui écrire, et, pour en avoir un peu plus de certitude, il en avait prié aussi la bonne miss Flowers. De tout cela, écrivait-il à la comtesse de Montijo, il sortira bien une lettre. Et cette lettre lui vint, en effet, sur papier réglé, et ce fut Eugenia, qui l'écrivit, à Oléron, avant de passer les Pyrénées.

 

Des années s'écoulèrent. La société parisienne avait repris possession de Mme de Montijo et de ses filles, qui n'étaient plus des enfants.

La comtesse de Montijo se déplaçait volontiers et courait le continent, tantôt à Londres, où Eugénie avait étudié, tantôt à Paris, et, en été, villégiaturant aux endroits où la conduisaient sa fantaisie ou des raisons de santé.

En juillet 1852, la petite ville des Eaux-Bonnes, nichée coquettement dans un repli des Pyrénées, était en émoi : des étrangères, arrivées du pays voisin, y faisaient sensation. Eugénie de Montijo s'y était arrêtée, pour un séjour de saison, en compagnie de sa mère, et il n'était bruit que de son charme triomphant. Les hommes se disaient subjugués, éblouis. Les femmes, avec une communauté d'opinion, qui est la chose la plus rare du monde, quand elles ont à juger l'une d'entre elles, assuraient que vraiment elles ne se souvenaient point d'avoir vu un sourire comparable au sien, si doux et si fier en même temps.

Le nom de Mlle de Montijo voltigeait sur toutes les lèvres. L'originalité de ses façons, un peu hardies, un peu singulières, à certain égard, et se ressentant de son éducation cosmopolite ; puis, ses inclinations charitables, l'entraînement de cœur, qui la portait à répandre autour de soi tout le bien qu'il lui était possible de faire, redoublaient encore les curiosités et les sympathies, qu'elle avait excitées.

C'était l'été, qui précéda la proclamation de l'Empire. Aux Eaux-Bonnes se trouvait, en même temps, Bernard Bauer, destiné à devenir le prédicateur des Tuileries. Le souvenir qu'il garda de cette apparition et qu'il voulut fixer dans ses notes manuscrites — passées, après sa mort, entre nos mains — fut si vif, que la suite des années n'en avait pas amorti l'enthousiasme. Il la vit radieusement belle.

La jeune Espagnole se dépensait là, au physique et au moral, jusqu'à la limite des facultés de son être, excursionnant, parcourant à cheval les routes pittoresques de ce versant des Pyrénées, s'adonnant avec l'ardeur de son âge aux plaisirs du bal ; et, dans les intervalles de ses joies, s'enquérant, de tout son zèle, des souffrances d'alentour, auxquelles il lui serait possible d'apporter une aide, un soulagement.

Chaque matin, on assistait à un spectacle touchant, devant la porte de l'hôtel, où étaient descendues la comtesse et sa fille. Les pauvres du pays s'y tenaient rassemblés, attendant que la blonde fée se montrât à eux ; et leur nombre s'accroissait sans cesse par la réputation d'une générosité, que d'autres ne demandaient qu'à éprouver à leur tour Du fond des villages avoisinants accouraient les déshérités pour recevoir leur part de la quotidienne distribution d'aumônes. Seul, un vieillard aveugle et rivé dans sa masure par l'impotence de ses jambes, se lamentait d'en être exclu. Mlle de Montijo connut cette détresse. Le jour de son départ des Eaux-Bonnes, sa voiture s'arrêta devant la cabane du paysan infirme ; elle en descendit et glissa deux louis dans sa  main tremblante. Transporté de reconnaissance, cet homme simple s'écria : Que Dieu vous récompense comme vous le méritez ! Que Dieu vous fasse reine ! Il est habituel que de telles légendes se forment autour du berceau des grandes fortunes historiques. Comme on le raconta de Joséphine, ce vœu prophétique — s'il est vrai qu'il fut prononcé — devait se réaliser pleinement, et dans le pays que traversait l'étrangère.

Mais, pour le moment, elle ne s'attendait guère à voir s'accomplir, en France, et au moyen d'une alliance française, les desseins ambitieux, qui, de bonne heure, avaient germé dans son cerveau.

Très Espagnole, comme elle ne cessa jamais de l'être par le caractère, Eugénie ne ressentait alors pour la France que de vagues sympathies, où dominait une tendance à se rapprocher des goûts et du monde légitimistes. Ses sentiments, à cet égard, ne s'enveloppaient pas de dissimulation, mais se rendaient visibles jusque dans les moindres circonstances, comme l'atteste une anecdote, qui me fut révélée par Bernard Bauer ? Un matin, elle assistait à un concours de vitesse entre des coureurs basques, français et espagnols. Les coureurs français, sous ses yeux d'Andalouse, avaient atteint le but les premiers et gagné le prix. Elle parut irritée de cette défaite du champion espagnol et l'interpella avec un accent de dépit, qui ressemblait à de la colère. Puis, de la pointe de son ombrelle, elle fit rouler sur le sol quelques pierres amassées en tas par le cantonnier.

Que faites-vous ? lui demanda Bauer en riant.

Et avec une moue demi-fâchée, la jeune fille répondit textuellement :

Je démolis la France pour venger l'Espagne vaincue.

Cependant, la famille de Montijo, dont la généalogie[9] se compliquait d'un triple blason entremêlé sur terre d'Espagne, d'Angleterre et de France, conservait, à Paris, des souvenirs et des liens. Un degré de cousinage l'alliait à la famille de Lesseps[10]. On ne l'ignorait point dans les salons royalistes, quand elles se furent installées en plein cœur de la cité. Les habitués du duc de La Rochefoucauld devaient se rappeler longuement qu'ils avaient vu la fringante Espagnole, Eugénie, comtesse de Teba, aux fêtes champêtres, que donnait ce grand seigneur, en son domaine de la Vallée-aux-Loups.

Mmes de Montijo n'eurent pas besoin de beaucoup de temps ni d'efforts pour marquer dans un monde, où leur qualité d'étrangères et leur manière d'être un peu voyante ajoutaient une attraction de singularité au désir de les connaître. Un agrément très personnel avait distingué, de prime abord, partout où on l'accueillait et la nommait, Eugénie de Montijo. Le timbre de sa voix, ses façons, son allure particulière où passait un grain d'étrangeté, tout la désignait aux regards.

La préoccupation des grandeurs s'était logée dans sa tête aussitôt qu'elle avait pu se croire une destinée à remplir. Malgré des intermittences de séjour en France, à Paris, elle avait conçu l'idée que son règne de femme serait à Madrid. Le premier de ses désirs fut de s'appeler duchesse d'Albe. Elle en avait trahi le vœu passionné[11]. Mais sa sœur s'était trouvée devant elle et le duc avait préféré Pacca. Alors, elle avait quitté Madrid, trop fière pour y laisser voir des regrets, des traces de larmes peut-être. Elle s'arrêta, quelque temps, à Bordeaux. Ce ne fut point à dessein d'y languir dans la tristesse. Elle trouva dans la belle cité d'Aquitaine assez d'églises pour y prier, assez de fêtes pour y briller, et son chagrin de jeune fille s'envola. Des gentilshommes de grand apanage, le marquis de Dampierre et le comte de Bryas organisèrent des chasses en son honneur ; elle accomplissait mille prouesses, en ces parties mouvementées, et courait les campagnes bordelaises, en tête des équipages. On proclamait merveilles de cette amazone de vingt ans, qui, au retour d'une chasse, à ce qu'on prétendait, avait fait monter son cheval jusqu'au premier étage du grand escalier.

Un soir, dans un dîner de cérémonie, qui se donnait à Cognac, elle avait eu le voisinage d'un abbé très mondain, très courtisan, malgré son nom privé de noblesse, l'abbé Boudinet, et qui, disait-on, aimait mieux les salons que les églises. Il n'avait pas ménagé, cet assidu du coin des femmes, les madrigaux adulateurs à la gracieuse étrangère ; et, pour avoir occasion de redoubler ses encensements, il lui avait demandé, comme une faveur ineffable, la permission de lire dans sa main : Ô mon Dieu ! s'écria l'abbé, à qui le hasard, un hasard miraculeux, permit d'être prophète. Ô mon Dieu ! répéta-t-il, je vois dans votre main une couronne.

De duchesse ?

Non, j'en vois une plus belle et plus resplendissante.

Parlez, monsieur l'abbé, parlez vite !

Je vois dans votre main une couronne impériale.

On écoutait, on souriait. Des compliments furent adressés par jeu à la future impératrice. Eugénie de Montijo, avec sa nature romanesque et ses inclinations superstitieuses, prit-elle au sérieux la prédiction de l'abbé ? Elle s'en souvint, du moins, à Paris, lorsqu'elle mit tant de résolution et de coquetterie à se trouver sur le chemin de l'empereur.

 

 

 



[1] Une inscription fut placée, en 1867, à Grenade sur la maison où elle naquit, 12, rue de Gracia. Elle est ainsi conçue :

En esta casa nacio la ilustre

Senora doña Eugenia de Guzman

Y Porto-carrero

Actual emperatriz de los Franceses

El Ayuntamiento de Granada

Al colocar esta lapida se Homa con

El reguerdo de sa noble compatricia,

Ano de 1867.

[2] C'est sous ce nom, son nom véritable, que Mérimée avait présenté Stendhal à Mme de Montijo et que les deux sœurs Eugénia et Pacca avaient appris à le connaître.

[3] J'en trouve des traces dans cette lettre d'Eugénie de Guzman, adressée de Madrid à Henry Beyle, en décembre 1839 :

MONSIEUR,

J'ai reçu votre lettre avec un grand plaisir. J'attends avec impatience l'année 1840, puisque vous nous faites espérer de vous revoir. Vous me demandez ce que je fais, à présent. J'apprends à peindre un peu ; nous rions, travaillons comme par le passé. Maman trouve encore le temps de nous donner quelques leçons et nous tâchons de ne pas oublier tout ce que nous avons appris, à Paris.

A présent, l'Espagne est dans une grande agitation ; tout le monde désire la paix, et Maroto, général carliste, est passé au camp de Christine, moyennant une forte somme d'argent, ce qui n'est pas beau, et tous les autres petits officiers ont suivi son exemple. La Navarre, Alava, Guipuzcoa et Biscaye, ont reconnu la Reine légitime. On assure que Don Carlos et la duchesse de Bura ont passé en France. Cabrera s'est dirigé vers Jaramon et 200 cavaliers sont sortis pour voir le mouvement de l'ennemi. A Madrid, il y a eu de grandes fêtes en l'honneur de la proclamation de la paix, mais on la proclame tant de fois que je ne le crois plus. Cependant tout le monde désire la paix. Maman, ma sœur et miss Flower vous présentent leurs respects, et moi, je suis, Monsieur, avec dévouement votre affectionnée amie.

E. GUZMAN Y PALAFOX.

[4] Mais, voici le texte original de cet acte de naissance.

N° 4. 622.757.

El infrascripto Cuia propio de la Iglesia parroquial de SantaMaria-Magdalena de estad ciudad : Certifico que, en el libro veinte-y-uno de Bactismos de este archivo, y al f° ciento noventa, se halla la siguiente :

PARTIDA. — En la ciudad de Grenada, en seis de mayo de mil octocientos veinte y seis ; Io el Docteur Rafaël Soldado Aimera, dignidad de Capellan Mayor de Honor de S. M. en la Real Capilla de esta Ciudad, ceon las licencias necessarias del Ordinario, y el consentimiento del Sa Cura de la Iglesia parroquial de SantaMario-Magdalena de esta ciudad : Bactize solennemetle en alla a MARIA EUGENIA IGNACIA AGUSTINA ; que nacio el cinco de mayo de este présente ano. hija, legitima de los Exmos Près. D. Cipriano Guzman, Palafox y Portocarrero, y de Da Maria-Manuela Kirckpatrick y Grivegnée, Condes de Teba, Marqueses de Ardales y Grandes de Espana ; el primero. natural de la villa y corte de Madrid, hijo segundo de los Exmos Près. D. Felipe Palafox Croy de Habre, y de Da Maria-Francisca-de-Sales Porto carrero y Zuniga, Condes de Montijo, naturales de Madrid, y la segunda natural de Malaga, è hija de D. Guillermo Kirckpatrick y Willon, natural de Dumfrite, en el reino vindo de la Gran-Bretana, y de Da Francisca Grivegnée y Gallegos, natural de Malaga. Fué en padrino en tio Paterno cl Exemo Sr. D. Eugenio Eulalio Portocarrero, Conde del Montijo, y a su nombre le Exema Sra Condesa del Montijo, su muger. Siendos testigos D. José-Maria-Fernander Compani, del Consejo de S. M., oidor de esta Real Chanzilleria, Don Francisco Vaades y D. Juan de Sevilia, ambos alcados del Criméro de la misma. Ipara que conste la firmamos. — Dr José Jacintos Ros. — Hay una rubrica. — Dr D. Rafaël S. do Aimera — Hogima rubrica.

El copia fiel de su original : Grenada, a veinte-y-uno de deciembre de mil octocientos octienta-y-nueve.

Manuel Arcoya.

Io, el infrascripto notario del Ilustre Colegio de esta ciudad.

Doyfé : que conosco la firma y rubrica del presbitero D. Manuel Arcoya y Bleda, cura proprio de la parroquia Santa-Maria Magdalena de esta ciudad, y tengo por légitimas la que autoriza lo anterior certificacion, el cual se halla actualmente en el egercico de sa ministerio, sin que me conste nada en contrario I instancio de parte signo y firmo el presente en Grenada a veinte-y-uno de diciembre de mil octocientos octienta-y-nueva.

Manuel Amoro.

P. dos ptas, n° 15.

Los infrascriptos, notarios de Ilustre Colegio y su Distrito, legalizamos el signo firma y rubrica que anteceden de notario Don Manuel Amaro y Monte.

Granada, veinte-y-uno de diciembre de mil octocientos octienta-y-nueva.

Francisco de Paula Mentem. — Joaquim Martin Blanco.

[5] CHARLES NAUROY, le Secret des Bonaparte, 1899, Cf. Comte d'Hérisson, Napoléon IV.

[6] V. la brochure anonyme l'Impératrice, qui les réfute vigoureusement.

[7] Mérimée avait été reçu dans sa société, en 1830, lorsqu'elle portait le nom de comtesse de Téba. Elle fut l'une des meilleures et la plus constante de ses amies. Dans les lettres de ce froid penseur éclate une sympathie passionnée pour Mme de Montijo.

[8] Elle maria et remaria les gens jusqu'à son dernier jour. (AUGUSTIN FILON, Mérimée, III.)

[9] L'impératrice Eugénie fit toujours très grand cas de ses généalogies espagnoles. On l'y aidait complaisamment, et Napoléon III tout le premier, qui n'était pas fâché d'établir cette opinion que sa compagne, choisie par amour, petite fille de William Kirkpatrick et fille de Cipriano de Portocarrero, n'était pas de moins noble essence qu'une princesse royale.

La sœur de l'impératrice, la duchesse d'Albe, était Espagnole autant qu'elle sur ce point. Lors de la visite de la reine d'Angleterre, on vomira lui assigner ainsi qu'à sa mère, la comtesse de Montijo, une place dans le collège, mais elle répondra : Plutôt faire de la charpie pour les blessés de Crimée, je suis la duchesse d'Albe, cela suffit !

[10] Un Henri de Grivignée, venu de Hollande en Espagne très jeune et résidant à Malaga, y avait épousé une doña Antonia de Gallegos, et il en eut deux filles. L'une, Françoise, épousa William Kirkpatrick, le grand-père de la future impératrice, et l'autre, Catherine, Mathieu de Lesseps, qui fut le père de Ferdinand. La mère de Ferdinand de Lesseps mourut, rue Joubert, le 27 janvier 1853, trois jours avant le mariage d'Eugénie de Montijo avec Napoléon III.

[11] Il fut parlé aussi d'un penchant prononcé pour le marquis d'Alcanizes, plus tard duc de Sesto, et qui devint, sous ce dernier titre, l'époux de la duchesse de Morny.