I Sous ce titre : la Saint-Barthélemy et la critique moderne, M. Henri Bordier a publié à Genève, en 1879, une étude qui mérite l'attention autant par l'ardeur passionnée mise par l'auteur au service de ses idées que par sa thèse elle-même. Cette thèse, assurément fort ancienne, est en opposition avec l'opinion que, depuis trente ans, nombre d'historiens français, anglais et allemands professent sur les causes et les préliminaires de la Saint-Barthélemy. Il s'agit de savoir si ce grand forfait fut prémédité, s'il fut précédé d'un plan tramé et arrêté longtemps à l'avance. Peu de questions historiques ont été plus débattues. M. Henri Bordier s'était déjà prononcé pour l'affirmative dans le second volume de l'Histoire de France qu'il a écrite en collaboration avec M. Édouard Charton, ouvrage des plus recommandables et où l'histoire est puisée non-seulement dans les documents originaux, mais aussi dans les monuments de l'art de chaque époque. Il y revient aujourd'hui avec les développements empruntés à l'étude des mémoires et des pamphlets du temps, ainsi qu'à l'examen d'un tableau du musée de Lausanne, dû au pinceau d'un contemporain de l'événement. C'est un procès en règle instruit contre la critique moderne, contre ce que l'auteur appelle notre école de l'histoire anodine et lénitive. Un revirement s'est opéré, dit-il, les écrivains les plus détachés de la monarchie, voire les plus protestants, refusent maintenant de croire à la préméditation, de même que les plus dévoués aux vieux principes de la religion romaine, non moins débilités à leur manière, s'empressent d'appeler crime et détestable action cette vigoureuse exécution de l'hérésie dont leurs pères jubilaient et se glorifiaient. C'est un concert de pudeur nationale. Je suis de ceux qui font leur partie dans ce concert, car cette vieille explication de la Saint-Barthélemy, ce roman, comme l'appelle M. Henri Martin, je l'ai discutée et combattue, il y a quelques années, dans un journal peu suspect de complaisance pour les vieilles théories religieuses et absolutistes[1], et comme j'ai résumé dans ce travail les opinions de mes devanciers les plus illustres, de MM. Henri Martin, Abel Desjardins, Alfred Maury, Boutaric, Léopold Ranke, Soldan, Henri White, c'est sur ma tête principalement que la foudre éclate. Je n'en continue pas moins à croire que la préméditation de la Saint-Barthélemy n'est article de foi obligatoire pour personne ; qu'on peut parler de ce grand forfait politique avec sang-froid et mesure, en discuter même la pensée inspiratrice, sans être soupçonné de vouloir en atténuer l'horreur, surtout sans mériter l'accusation de pactiser avec les vieux partis et d'être hostile aux libres évolutions de l'idée religieuse. M. Bordier a tout de suite trouvé des contradicteurs. M. Gustave Baguenault de Puchesse l'a combattu avec beaucoup de tact et de modération dans la Revue des questions historiques. Mais, par contre, un homme considérable dans la science historique, le directeur de nos Archives nationales, touché par les arguments de deux écrivains étrangers, lord Acton et feu H. Wuttke, professeur à Leipzig, entraîné surtout par l'ardente conviction de M. Henri Bordier, semble avoir abandonné à peu près complètement l'opinion qu'il défendait en 1871 dans le Journal des Savants et s'être converti à l'idée de la préméditation. (Voir un article publié par le même journal, n° de mars 1880.) Quelles sont donc ces raisons péremptoires, quelles sont ces considérations tout à fait neuves dont parle l'honorable directeur des Archives, et qui ont déterminé un esprit aussi libre, aussi dégagé de tout parti pris que l'est le sien, à embrasser en fin de compte, et malgré quelques prudentes réserves, une opinion qu'il avait naguère combattue ? Je laisse de côté les arguments sur lesquels ont coutume de s'appuyer ceux qui croient à une machination combinée longtemps à l'avance : l'appel de Coligny à Blois, le mariage à Paris de Henri de Navarre et de Marguerite de Valois, les logements assignés aux principaux chefs protestants, le quartier où résidait Coligny converti en une vaste souricière. Tous ces événements, où certains écrivains s'obstinent à voir d'infernales perfidies destinées soit à abuser les protestants, soit à les mettre au pouvoir de leurs assassins, ont été vingt fois discutés et interprétés en sens opposés. De quelque façon qu'on les traite, on ne saurait en tirer aujourd'hui des raisons neuves et péremptoires. Je ne crois pas même que les deux faits sur lesquels appuie particulièrement M. Maury présentent réellement, malgré toutes les considérations dont on les étaye, ce caractère de nouveauté et de certitude ; mais enfin, puisque ce sont ceux qui l'ont surtout frappé dans la dissertation de M. Bordier, je crois utile de m'y arrêter. J'espère montrer que si quelques-uns des étais sont neufs, le bâtiment qu'ils soutiennent n'en est pas pour cela beaucoup plus solide. Le Roi aurait pris part au massacre et tiré lui-même sur ses sujets protestants. Ce petit problème historique qui, selon moi, ne présente pas autant d'importance qu'on le suppose, a déjà fait couler beaucoup d'encre. Rien que dans une seule revue, consacrée, il est vrai, à l'histoire du protestantisme français, je compte sur ce mince sujet sept ou huit articles : leur conclusion est toujours uniformément affirmative ; mais l'obligation où l'on est de défendre sans cesse un terrain qu'on prétend acquis prouve assez que sa conquête n'est pas jugée définitive pour tout le monde. On essaye aujourd'hui de rajeunir la question en alléguant ce tableau du musée de Lausanne dont j'ai déjà dit un mot, et qui serait une preuve contemporaine et irrécusable de la participation de Charles IX au massacre. On conclut qu'une haine qui se traduisait par de tels actes devait être enracinée et ancienne, et l'on tire de là un argument en faveur de la préméditation. Le second fait a plus de gravité encore. Une lettre secrète de Catherine de Médicis à Strozzi, qui commandait une flotte au Brouage, prouverait que l'extermination de l'amiral et de ses coreligionnaires était arrêtée longtemps à l'avance et fixée au 24 août 1572. Avant d'entrer dans l'examen de ces deux faits, je parlerai d'abord d'une question qui s'y relie, et à laquelle MM. Bordier et Maury paraissent attacher un grand intérêt. II Tous les lecteurs instruits connaissent ce récit de la Saint-Barthélemy que le duc d'Anjou, alors à Cracovie, aurait fait, pendant une nuit de fiévreuse insomnie, à un personnage d'honneur et de qualité, que l'on croit être son médecin. Ce document a longtemps pesé d'un grand poids dans l'appréciation des circonstances de la Saint-Barthélemy, et ceux qui croient à la spontanéité de la décision chez les auteurs de cet acte abominable ont coutume d'invoquer les confidences faites à Marc Miron par le futur Henri III, dans un moment où les affronts dont l'Allemagne venait de l'abreuver, en souvenir de sa participation au massacre, lui inspiraient le besoin de rétablir aux yeux de son entourage la vérité des faits dénaturés par l'esprit de parti. M. Bordier, et c'est là la partie la plus originale de son travail, a montré qu'aucune mention de ce récit ne se rencontre chez des auteurs antérieurs au dix-septième siècle. L'original n'existe plus, et le texte indiqué comme tel par M. Soldan, dans sa célèbre brochure la France et la Saint-Barthélemy, n'est qu'une copie du temps de Louis XIII. A peine si elle est, dit le critique, antérieure à l'impression qui en a été faite par Pierre Mathieu dans son Histoire de France (1631). Elle pourrait aussi bien avoir été copiée sur l'imprimé qu'avoir servi à l'imprimeur. Il incline à admettre que ce fut cet historien qui rédigea lui-même ce morceau pour plaire à quelque membre de la puissante maison de Gondi. C'est en effet un membre de cette famille, le maréchal de Retz, qui y joue le plus beau rôle, et c'est lui surtout que l'auteur de la narration semble avoir à cœur d'innocenter. M. Alfred Maury, tout en admettant que le fameux discours a perdu presque toute sa valeur depuis le travail de M. Bordier, a pensé toutefois qu'il a pu être réellement tenu par Henri HI à son médecin Marc Miron, transmis par ce dernier à son fils Charles Miron, lequel l'aurait mis par écrit, puis communiqué à Pierre Mathieu, à l'époque où ce dernier était avocat à Lyon, et où Charles Miron était archevêque de cette ville. Cette supposition serait excellente, dit M. Gustave Baguenault, si elle ne venait se heurter à un petit obstacle qui semble insurmontable : c'est que la publication du récit de Cracovie, faite dans les Mémoires d'État de Villeroy (1623, t. II, p. 68 à 69), est antérieure de quelques années à la première édition de l'Histoire de P. Mathieu[2]. Ajoutons que l'élection de Charles Miron comme archevêque de Lyon date du 2 décembre 1626, et qu'à cette époque Mathieu était mort depuis cinq ans. Je ne saurais donc accepter l'explication de M. Alfred Maury, tout ingénieuse qu'elle est, et de ses raisonnements je ne retiens que la conclusion et le point de vue général : Au demeurant, dit-il, Henri III pouvait fort bien avoir causé de la Saint-Barthélemy à Cracovie, avec son médecin Marc Miron, sous l'émotion qu'il avait ressentie des avanies qu'on lui avait faites, et la tradition orale qu'il en avait été ainsi put suggérer à une plume intéressée l'idée de composer le discours[3]. Voici, à mon sens, comment les choses peuvent s'expliquer : Pierre Mathieu, mort le 12 octobre 1621, avait dû à l'amitié du président Jeannin le poste d'historiographe de France, qu'il occupa dès avant la fin du seizième siècle ; il jouissait de l'estime de Henri IV, avec lequel il s'entretenait familièrement et qui le mettait au courant des particularités de son règne. Chargé d'écrire l'histoire de France depuis François Ier, il s'était mis en relation avec les personnages qui pouvaient lui fournir quelques lumières sur les règnes dont il avait à retracer les événements. C'est ainsi qu'il dut connaître Marc Miron, lequel, après avoir joué un certain rôle politique — il siégea aux États de Blois en 1576 et 1579 comme député de la faculté de Paris —, était venu habiter Paris, où il mourut le 1er novembre 1608. A cette date, Mathieu devait avoir déjà terminé ce qui, dans son Histoire de France, concerne les règnes de Charles IX et de Henri III : ces règnes en effet, ainsi que le fameux Discours, figurent dans le premier volume, ; le second, qui est considérable par son étendue et recommandable, autant que le premier, par l'honnêteté scrupuleuse de son auteur, ne contient que le règne de Henri IV et celui de Louis XIII jusqu'en 1621, date de la mort du narrateur. On peut donc croire à sa parole lorsqu'il affirme que le personnage auquel le discours est adressé est Marc Miron, le propre médecin de Henri III ; sur ce point il avait pu et dû se renseigner auprès de ce médecin lui-même. La liaison qui existait entre Mathieu et Jeannin autorise à penser qu'il communiqua ce document au célèbre président, chargé lui aussi par Henri IV d'écrire l'histoire de son règne. On sait que Jeannin occupa les loisirs de sa vieillesse à préparer cette histoire dont la préface a été imprimée dans ses œuvres et pour laquelle il avait recueilli de nombreux matériaux. Villeroy, son ancien collègue, lui avait remis une copie de ses mémoires qu'il ne destinait point à la publicité, et qui parurent en 1622 par les soins de du Mesnil-Basire, avocat à la chambre des comptes de Rouen ; cet éditeur les tenait-il de Jeannin ? Cela est probable, puisqu'il les publia l'année même de la mort de ce dernier. L'année suivante, il joignit à la nouvelle édition qu'il en donna de nombreux documents provenant soit de Villeroy, soit de Jeannin, soit de sa propre collection, et parmi lesquels figure le discours de Henri III. Il est digne de remarque que le préambule de ce récit est beaucoup plus long dans les Mémoires de Villeroy que dans le texte de Mathieu, dont il parait être une amplification faite par une personne bien instruite des affronts dont Henri III avait été abreuvé en Allemagne. Est-ce Jeannin qui est l'auteur de ce préambule ? Est-ce lui aussi qui, plus circonspect que Mathieu, n'a pas voulu nommer l'interlocuteur du monarque et s'est contenté de l'appeler Monsieur tel ? Cela est assez vraisemblable. On a dit que la prétendue relation de Henri III était conçue bien moins pour la justification de ce prince que pour celle du maréchal de Retz, que l'opinion du temps avait représenté comme l'un des plus zélés fauteurs du massacre. Cela est vrai. Aussi suis-je porté à croire que tout le passage concernant le maréchal est de pure invention, et que cette addition fut faite dans un but de déférence et de ménagement envers la puissante maison de Gondi, dont trois membres, l'un frère, les deux autres fils du maréchal, se succédèrent, de 1568 à 1654, sur le siège épiscopal de Paris. Miron, dont le fils fut évêque d'Angers à dix-huit ans, avait grand intérêt à concilier à son héritier de pareils protecteurs. Il est bien clair, du reste, que le personnage, quel qu'il soit, à qui Henri III avait fait ces importantes confidences, ne nous a pas transmis exactement ses paroles : elles sont trop longues, ces confidences, pour qu'aucune mémoire ait pu les retenir ; et il se peut qu'il y ait joint des aveux échappés au prince en d'autres circonstances, de façon à faire du tout un ensemble : peut-être même y a-t-il fondu ses opinions personnelles et certaines choses qu'il ne tenait pas directement du monarque. Ce qui importe, c'est que son récit ait, sauf pour ce qui concerne Retz, un caractère évident de sincérité ; c'est qu'il soit en harmonie avec tout ce qu'on sait de la situation intérieure et extérieure de la France, comme avec la suite des événements ; c'est enfin qu'il concorde, dans ce qu'il a d'essentiel, avec les rapports des ambassadeurs vénitiens, florentins et espagnols, et avec d'autres récits autorisés et contemporains. III Qu'importe en effet le nom de l'homme à qui ces confidences
ont été faites ; qu'importe que ce soit Miron, Souvré ou tout autre personnage d'honneur et de qualité, qui les ait
recueillies, si elles portent en elles-mêmes la preuve qu'elles proviennent
du duc d'Anjou, le futur Henri III, ou de quelqu'un de son intimité ? Or,
telle est l'opinion de Michelet, dont personne ne contestera la perspicacité.
Parlant des efforts désespérés qui, d'après l'auteur du Discours, furent
faits par Catherine de Médicis, dans la nuit du 23 août, pour arracher à
Charles IX sort consentement au massacre : Ce qui me
prouve, écrit l'illustre et sagace historien, que
le récit attribué au duc d'Anjou est vraiment de lui ou d'un homme à lui,
c'est qu'à ce moment il dissimule la situation honteuse où se trouvèrent les
coupables (lui, sa mère et Retz) et suppose que Catherine réussit auprès du Roi. Tavannes,
homme du duc d'Anjou, suit la même tradition, la moins humiliante pour le
fils et la mère. Puis Michelet ajoute : Mais
voici le grand, le véritable, le naïf historien de la Saint-Barthélemy, Marguerite
de Valois, qui nous apprend que le fils et la mère repoussés apparemment de
Charles IX, dans leur peur et dans leur danger, lui envoyèrent un homme qui
pleurât pour eux et le décidât au massacre qui seul pouvait les sauver. Cet
homme était Retz (Gondi), ex-gouverneur de Charles IX. Chose grave, ce témoignage de la sœur de Charles IX, et
accablante pour les champions de la préméditation. Ils croient avoir partie
gagnée parce qu'ils ont ébranlé l'autorité qu'on accordait au discours de
Henri-III, et voilà que Marguerite, le grand, le
véritable, le naïf historien de la Saint-Barthélemy, est d'accord avec
cette relation pour représenter Charles IX étranger à tous les préparatifs du
grand complot et luttant jusqu'au dernier moment contre ses sinistres conseillers
! Et, à ce que je luy ay depuis ouy dire à
luy-mesure, il y eust beaucoup de peine à l'y faire consentir ; et sans ce
qu'on luy fit entendre qu'il y allait de sa vie et de son Estai, il ne l'eust
jamais fait. La différence entre les deux récits est celle que
Michelet signale, l'un, celui du duc d'Anjou, supposant que Catherine réussit
à persuader le Roi ; l'autre, celui de Marguerite, que ce fut Retz qui enleva
son consentement, qui lui montra les huguenots en telle irritation de la
tentative de meurtre commise sur Coligny qu'ils s'en
prenoient non-seulement à M. de Guise, à la Reine, à M. d'Anjou, mais qu'ils
croyoient aussi que le Roi en fût consentant et avoient résolu de recourir
aux armes la nuit même, de sorte qu'il voyoit Sa Majesté en un très-grand
danger, soit du côté des huguenots, soit des catholiques par M. de Guise. Que ce soit Retz ou Catherine de Médicis qui ait enlevé le consentement du Roi, toujours est-il qu'il fallut le lui arracher au dernier moment. Michelet, que j'aime à citer, parce qu'il n'est pas suspect d'indulgence envers les massacreurs, a relevé une circonstance qui plaide encore en faveur de cette vérité. On apprit à Charles IX que le peuple était armé. Et comment cela ? dit-il étonné. — Votre Majesté elle-même avait ordonné que chacun fût à son quartier. — Oui, mais j'avais défendu que personne prit les armes. Cet étonnement du Roi, ajoute l'illustre historien, ne se trouve que dans la Relation protestante. Fait grave déjà prouvé par les Registres de la ville, d'autant plus grave et naïf ici, qu'il échappe à l'auteur de la Relation contre son propre système et dément la longue préméditation qu'il attribue à Charles IX[4]. On aura beau faire : la vérité sera toujours plus forte que tous les partis pris et les emportements de la passion. Charles IX était sincère dans la colère qu'il manifesta à la nouvelle de l'attentat commis contre Coligny et dans les témoignages d'affection qu'il lui prodigua à cette occasion. La dissimulation ne s'accordait nullement avec sa nature violente, nerveuse et tout en dehors. Et quant à Catherine, c'est lui faire trop d'honneur que de la supposer capable d'un plan unique, préparé, combiné, suivi pendant plusieurs années. Elle fut toujours au contraire à la merci des événements. Ce prétendu génie machiavélique était en réalité, sa correspondance le prouve, flottant, irrésolu, sans principes fixes ni fermes convictions, disposé seulement à embrasser le parti le plus utile à ses intérêts. Jamais elle n'eut l'idée ni le courage d'une révolte contre les faits. Enlevée par les Guise en 1561, elle se résigna, fut quasi catholique. Dominée et vaincue par Coligny en 1570, elle se résigna, fut quasi protestante[5]. Très-sceptique en religion comme en politique et toujours fausse et double, elle suivait à la fois deux pistes opposées, ménageant Philippe II et Élisabeth, faisant bonne mine aux Guise et à Coligny, toute prête à s'accommoder de la cause qui semblerait devoir triompher et à sacrifier l'autre. Toute son habileté consistait à ne rien compromettre, à se réserver le plus longtemps possible la liberté d'opter selon ses intérêts. Je l'ai déjà dit ailleurs : si les noces vermeilles sont une preuve de préméditation, c'est uniquement à ce point de vue et dans cette mesure. Marier Marguerite dans la capitale, ce n'était point préparer le meurtre de l'amiral, c'était seulement, en cas de nécessité ultérieure, s'en réserver la possibilité. Non, les abominables auteurs de la Saint-Barthélemy n'eurent point de plan formé longtemps à l'avance ; ils n'avaient concerté, comme le reconnaît Voltaire, ni le temps, ni le lieu, ni la manière, ni le nombre des proscrits ; il y avait chez eux désir d'en finir avec leurs adversaires, projet éventuel même, mais non résolution arrêtée. Ils se laissèrent entraîner par des circonstances impérieuses, résultat d'un premier crime. Leur sauvage action fut bien, ainsi que le dit Tavannes, une résolution de nécessité, un conseil né de l'occasion, et qui ne se fût pu exécuter sans être découverte, si elle eût été préméditée. La feinte du roi Charles n'eût pu être telle que la vérité..... nul conseil de si longue haleine ne se cèle dans la Cour. Mais l'arquebusade du Roi, dira-t-on ; mais la lettre de Catherine à Strozzi ? J'y arrive. IV Que, dans l'horrible matinée du 24 août 1572, Charles IX ait été pris d'un de ces accès de frénésie auxquels il était sujet ; que l'odeur du sang lui soit montée à la tête ; qu'il ait saisi une arquebuse et tiré, lui aussi, sur ceux que tant de passions mauvaises, le fanatisme et la soif du pillage poursuivaient, la chose en soi n'a rien d'invraisemblable. Le caractère qu'on lui connaît ne proteste point contre cette imputation. Pendant une partie de la nuit, il avait lutté contre son abominable mère et ses conseillers ; il avait refusé d'autoriser l'affreuse tragédie ; maintenant qu'il s'était rendu et qu'il la voyait se dérouler sous ses yeux, il se sentait entraîné à y jouer un rôle. Les tempéraments nerveux et surexcités sont sujets à ces revirements. Ce grand et maigre garçon de vingt-deux ans, déjà miné par la maladie de consomption qui l'emporta, était tout composé de contrastes ; tantôt tendre, mélancolique, avide de douces impressions, ami des arts et des beaux vers ; tantôt emporté, brutal, forgeant des armes, battant le fer avec furie, courant le cerf pendant des journées entières, ou s'égarant seul au fond des grands bois, demandant en un mot aux exercices violents l'apaisement de sa nature mal équilibrée. Il faisait par moments éclater les sentiments les plus élevés et les plus tendres ; puis, subitement et presque sans transition, il était pris d'un accès de frénésie ; il devenait capable des actions les plus étranges, baroques parfois, sauvages le plus souvent. Sa participation directe à la Saint-Barthélemy, dans un court moment d'emportement et d'aveugle rage, n'est donc point contraire à la vraisemblance ; aucune impossibilité morale ne proteste contre cette accusation. Il ne suit pas de là pourtant qu'elle soit fondée, ou seulement étayée de bonnes preuves. Qu'on me permette de rappeler ici quels étaient, en 1873,
mes motifs de doute à cet égard : Ce monstrueux acte
de férocité, disais-je alors, est plus que
problématique. La chose, écrit M.
Soldan, n'est ni prouvée ni suffisamment réfutée.
Le premier écrit où elle soit mentionnée est un pamphlet protestant qui ne la
rapporte que comme un bruit. Un autre récit de même nuance, le Tocsin
contre les massacreurs, la dément formellement et atteste que le Roi ne
mit pas les mains au massacre[6]. Le fameux balcon d'où la tradition veut que Charles IX ait
tiré n'existait pas encore en 1572. Brantôme, qui a recueilli cet ana,
n'était point à Paris pendant la Saint-Barthélemy ; il ne parle pas
d'ailleurs d'un balcon et suppose que le Roi tira des fenêtres de sa chambre
à coucher ; mais, en dépit des nombreuses dissertations en sens contraire
imprimées sur la question, on ne sait point encore avec certitude si ces
fenêtres ouvraient sur le Louvre, dans la partie des bâtiments de Pierre
Lescot qui donnait sur la rivière, bâtiments qui furent masqués par les
constructions de Perrault[7]. Un mot d'abord sur cette topographie des lieux où se serait accomplie l'action controversée. La tradition seule veut que Charles IX se soit placé pour canarder ses sujets sur un balcon percé au bout de la petite galerie qui fut depuis la galerie d'Apollon. Des trois contemporains qui ont parlé de cet acte d'une façon originale, deux s'accordent pour dire que c'est des fenêtres de sa chambre à coucher que le Roi visa les huguenots fugitifs ; le troisième, d'Aubigné, est moins précis ; il parle seulement de la fenêtre du Louvre, sans qu'il soit possible de savoir s'il entend par là celle que précède le fameux balcon ou l'une des deux fenêtres de la chambre à coucher royale. Cette chambre se trouvait dans le gros pavillon d'angle dit pavillon du Roi, achevé par Henri II en 1556, et des deux fenêtres de cette chambre faisant face à la Seine, Charles pouvait apercevoir des gens fuyant sur la rive opposée. C'est là un point désormais fixé. Les plans publiés par M. Berty dans sa Topographie du vieux Paris, et la dissertation qui accompagne ces plans, sont de nature à dissiper tout doute à cet égard. Dans la dissertation qui vient d'être citée et dans une autre étude imprimée au tome VI du Bulletin de l'histoire du protestantisme français, M. Berty s'est donné beaucoup de peine pour prouver que, si Charles IX n'avait pas tiré des fenêtres de sa chambre à coucher, il avait pu le faire de l'extrémité de la petite galerie qui, dès cette époque, était bâtie, avait la même largeur que de nos jours et présentait la grande baie en avant-corps au devant de laquelle est placé le célèbre balcon. Mais il ce nous dit point du côté de quelle opinion il se range, s'il prend parti pour les fenêtres de la chambre à coucher ou pour le balcon, pour le dire des contemporains ou pour la tradition. C'est déjà, pour le fond même de la question controversée, un préjugé assez fâcheux qu'il soit impossible de concilier les deux versions, celle que les contemporains nous out transmise et celle que consacra le décret de la Commune du 20 octobre 1793, qui statue qu'un poteau infamant sera mis à la place même où Charles IX tira sur son peuple. Comme il est absolument impossible de contrôler une opinion qui ne repose sur aucun texte écrit, je négligerai celle des deux versions qui n'a d'autre appui qu'une tradition évidemment sans consistance, et m'occuperai exclusivement de Vautre, celle que des écrivains contemporains du fait nous ont transmise. Quelle foi méritent-ils et quelle est l'autorité de leur récit ? Voilà ce qu'il s'agit d'examiner. V Aucun agent officiel accrédité près la cour de France n'a relaté, au cours des dépêches qu'il adressait à son gouvernement, l'intervention directe de Charles IX dans le massacre. Ni le nonce Salviati, ni le commandeur Petrucci, ambassadeur du grand-duc de Toscane, Cosme Ier, ni Giovanni Michel ou Sigismondo Cavalli, le premier, envoyé extraordinaire, le second, ambassadeur ordinaire de Venise, dans leurs relations présentées au Sénat, ne font la moindre allusion aux coups d'arquebuse tirés par le Roi, et cependant cet acte de frénésie, loin d'être imputé à crime au monarque, n'eût rencontré qu'approbation chez les souverains italiens. Qui ne conne les marques de satisfaction données par Grégoire XIII à la nouvelle de la grande exécution, les messes d'actions de grâces, le jubilé extraordinaire, la médaille frappée à Rome sur laquelle figure l'ange exterminateur immolant les huguenots, et enfin le tableau commandé à Vasari ? La joie ne fut guère moindre à Venise ; le Sénat ordonna à ses ambassadeurs d'avoir à complimenter le Roi Très-Chrétien sur l'heureux résultat de sa très-louable entreprise. Et ces ambassadeurs, dans leurs relations si circonstanciées, auraient omis l'action la plus significative du fils de Catherine de Médicis, celle par laquelle il témoignait le mieux de sa haine contre les hérétiques ! Et Cavriana, qui nous peint Charles IX riant et plaisantant en ordonnant le massacre, n'en aurait pas dit un mot dans son récit de la Saint-Barthélemy, que M. Abel Desjardins estime le meilleur qu'on connaisse[8] ! Enfin, silence bien plus étonnant encore ! le duc d'Albe n'en aurait rien su par ses agents, et Philippe II aurait été tenu dans la même ignorance ; car, quoi qu'en ait dit un récent historien des ducs de Guise[9], il n'est question du fait ni dans les dépêches du duc d'Albe, ni dans cette relation de la Saint-Barthélemy qui fut écrite par Gabriel de Çayos, secrétaire d'État, sous la dictée de Juan de Olargui, envoyé de Paris en Espagne dès le 27 août par l'ambassadeur à la cour de France, don Diego de Çuniga, dont ce Juan de Olargui était le secrétaire, relation que Philippe II s'empressa de transmettre au duc d'Albe[10]. Ainsi, parmi les espions placés auprès du roi de France, pas un n'a soupçonné un événement d'un tel intérêt pour son gouvernement et qui se serait passé presque en public. On n'a découvert jusqu'à ce jour aucune dépêche qui y fasse la moindre allusion. Pour en trouver la première mention, il faut recourir à un récit protestant de la Saint-Barthélemy. Cet ouvrage parut d'abord sous ce titre : Dialogue auquel sont traitées plusieurs choses advenues aux Luthériens et Huguenots de France : ensemble certains points et avis nécessaires d'estre sceuz et suivis. Basle, 1573. On lit au dernier feuillet : Achevé d'imprimer le 12e jour du 6e mois d'après la journée de la trahison. Traduit en latin et édité à Orange la même année, il fut, l'année suivante, réimprimé et augmenté d'un second dialogue. L'ouvrage entier fut aussitôt après traduit en français et publié à Genève avec le titre sous lequel il est aujourd'hui connu : le Réveille-Matin des François et de leurs voisins. Cimber et Danjou, au tome VII de leurs Archives curieuses de l'histoire de France, en ont reproduit la partie saillante, celle qui a trait à la Saint-Barthélemy et à, ses instigateurs, et c'est d'après cette reproduction, beaucoup plus facile à se procurer que l'original, qu'on a coutume d'en parler. Quel était l'auteur de ce libelle destiné à un si long retentissement ? Cujas l'attribuait à son collègue Hugues Doneau, lequel, à l'époque de la Saint-Barthélemy, à grand'peine échappé à la fureur des assassins, se réfugia en Suisse, puis en Allemagne, et ne revit plus sa patrie. Mais les bibliographes les plus autorisés, notamment Placcius et Prosper Marchand, ne partagent point cette opinion et tiennent que l'auteur du Réveille-Matin est un certain Nicolas Barnaud, né à Crest, en Dauphiné. Il était médecin de profession, dit Prosper Marchand, ou plutôt alchimiste ; car presque tous ses écrits roulent particulièrement sur la philosophie hermétique. Il se mêlait apparemment d'autre chose que de pierre philosophale, puisqu'on l'a publiquement accusé, non-seulement d'arianisme, mais même d'avoir composé le fameux et chimérique ouvrage : De tribus impostoribus. Après avoir dit qu'il était réformé, Marchand ajoute en note : Peu après la Saint-Barthélemy, et lorsque les esprits étaient encore extrêmement excités de cette affreuse journée, il composa un livre fort violent contre ses principaux instigateurs (le Réveille-Matin) et ne manqua pas de les y bien dépeindre, et peut-être même outre mesure, car on prétend qu'il fut désavoué par ses confrères, et l'on cite même à cet égard les Mémoires du duc de Nevers. On ajoute de plus que Lafin, beau-frère de Beauvais-la-Nocle, l'ayant rencontré à Bâle, dans la rue Fromentière, le châtia personnellement de son intempérance et de son indiscrétion ; et c'est ce que nous ne trouvons que dans un coin d'un ouvrage où naturellement on ne s'aviserait point d'aller le chercher. Une notule placée en marge indique l'ouvrage auquel Marchand fait ici allusion, et qui serait l'édition de la Bibliothèque de Conrad Gesner publiée en 1583 par Jean-Jacques Fries, pasteur de Zurich. Mais il est évident que Marchand a fait confusion et mal cité la source à laquelle il puisait, l'ouvrage auquel il renvoie ne contenant rien sur Barnaud, ni sur sa mésaventure à Bâle. Certains écrivains ont voulu tirer parti de cette erreur pour nier absolument l'authenticité de l'anecdote ; mais si l'on y regarde de près, on arrivera à se ranger à une opinion tout opposée. Un célèbre bibliographe protestant, Burchard Gotthelf Struve, professeur d'histoire et bibliothécaire de l'Université d'Iéna, dans sa Bibliothèque historique choisie, livre dont la première édition date de 1705, affirme, lui aussi, que le véritable auteur du Réveille-Matin est le Dauphinois Barnaud. Cela, dit-il, a été attesté sur mon exemplaire par une main contemporaine. La même main a ajouté : Beaucoup disent que les choses que cet homme a écrites sont mensonges et calomnies. C'est pourquoi le seigneur de Latin lui appliqua publiquement un soufflet à Bâle, dans la rue Fromentière (in platea Frumentaria ad curiam). Qu'on rapproche ce texte de celui qu'a publié Prosper Marchand et que je traduis ici : Barnaud, Dauphinois, est accusé par des hommes sensés et très versés dans la connaissance des événements de France, de faussetés et d'intolérables calomnies envers les Rois (Charles IX et Henri III) et envers la Reine. Pour cette raison, le seigneur de Latin, beau-frère de Beauvais-la-Nocle, il y a sept ou huit ans, lui appliqua un énorme soufflet dans la rue Fromentière, sans rencontrer la moindre résistance. Teste D. C. L. Gallo[11]. L'analogie de ce récit avec celui que Struve a publié d'après la note écrite sur son exemplaire du Réveille-Matin est frappante ; les deux récits se corroborent et se prêtent un mutuel appui. D'un autre côté, celui que Marchand a reproduit est trop précis, accompagné de trop de détails marqués au coin d'une scrupuleuse exactitude, pour qu'on puisse soupçonner ce bibliographe de l'avoir inventé. Une telle supposition est d'ailleurs hautement contredite par le caractère bien connu de ce rigide protestant qui abandonna le commerce de la librairie parce que la façon dont on l'exerçait alors ne s'accordait point avec la sévérité de ses principes. Quelques chercheurs plus heureux que moi trouveront sans doute un jour l'ouvrage latin auquel il a emprunté sa citation ; mais je n'hésite pas à affirmer que s'il a fait erreur sur le nom de l'auteur et le titre de l'ouvrage, il ne s'est pas trompé sur le point important, et qu'il a fidèlement reproduit le texte qu'il avait sous les yeux. On remarquera de plus que ce texte doit être presque contemporain du fait qu'il raconte, ayant été écrit sept ou huit ans après l'événement, c'est-à-dire, selon les conjectures de Marchand, vers l'année 1583. Nous dirons tout à l'heure ce qu'était ce Lafin, qui se faisait ainsi le vengeur de la vérité outragée ; mais il convient de montrer auparavant que le châtiment par lui infligé à l'auteur du Réveille-Matin n'était pas tout à fait immérité. VI Reconnaissons-le d'abord, tout n'est pas mensonger dans l'œuvre de Barnaud. Il était présent à Paris au moment du massacre : lui-même raconte qu'il faisait partie du groupe de gentilshommes huguenots qui accompagnaient Coligny au moment de l'attentat de Maurevel. Il fut donc en possession de connaître et d'enregistrer beaucoup de particularités vraies ou tout au moins vraisemblables, et qui se lisent aussi dans des relations plus sérieuses. Mais il les gâte par un mélange d'exagérations et de faussetés évidentes. Les auteurs de la France protestante, qui lui sont très-favorables, et qui même s'efforcent de le disculper d'avoir écrit le Réveille-Matin, reconnaissent que cette œuvre présente tous les caractères, non pas d'une satire, mais d'un pamphlet politique. La passion y domine, disent-ils, le républicain huguenot s'y découvre à chaque page, L'auteur ne se fait pas faute, en effet, d'appeler, à l'appui de sa cause, des inventions évidemment mensongères et qui se retournent contre elle. On dirait parfois qu'il prend à tâche de duper la postérité : il y a du Gascon dans Le Dauphinois. Témoin la fameuse lettre de Catherine de Médicis à son cousin Philippe Strozzi, qu'il a le premier publiée, et dont l'authenticité trouve encore aujourd'hui d'habiles défenseurs, tant elle sert bien la cause des champions de la préméditation. Dès le mois de janvier 1572, une petite armée avait été assemblée par Strozzi et le baron de la Garde au port du Brouage, à quelques licous de la Rochelle, dernière place de sûreté des protestants ; elle devait, disait-on, être embarquée pour la guerre contre les Espagnols. Or, un des panégyristes italiens de Catherine, et le plus fanatique de tous, Capilupi, dans son Stratagème de Charles IX, publié dès le mois d'octobre 1572, imagine que Strozzi avait emporté des instructions secrètes qu'il ne devait ouvrir qu'à une certaine distance de la Rochelle et seulement vers le 20 août. C'est là, dit M. Soldan, une des nombreuses inventions postérieures à l'événement et destinées à l'expliquer. Capilupi est le premier qui en parle pour mieux louer la ruse ; Jean de Serres et d'autres historiens protestants s'en sont emparés pour mieux la flétrir. Que fait Barnaud qui leur ouvre la voie ? Il ne se contente pas des données un peu vagues de Capilupi : il renchérit sur son modèle ; il précise les dates, il donne le texte même de la lettre de Catherine, que sans doute le chef de la flotte française a eu la naïveté de lui communiquer. Cette lettre, selon lui, fut reçue par Strozzi, plus de deux mois avant la tuerie de Paris ; elle avait été précédée d'une autre missive lui prescrivant de n'ouvrir celle-là que le 24 août. Fidèle à la consigne, Strozzi décacheta la lettre à la date indiquée et y lut ce qui suit, écrit de la main de la Reine mère : Strossy, je vous avertis que ce jourd'huy 24 d'aoust, l'amiral et tous les huguenots qui esto,ent ici avec luy ont été tuez ; partant, avisez diligemment à vous rendre maistre de la Rochelle, et faites aux huguenots qui vous tomberont entre les mains le mesme que nous avons fait à ceux-cy. Maintes fois déjà l'on a fait ressortir les invraisemblances et les impossibilités de cette fable, qu'on prétend consolider aujourd'hui en invoquant des coïncidences purement fortuites. Il est absolument impossible qu'une telle lettre ait été écrite plusieurs mois avant les événements ; elle supposerait chez celle qui l'aurait tracée à cette date une prescience divine, la connaissance longtemps avant leur accomplissement de faits que le moindre incident pouvait empêcher ou considérablement modifier. Qu'une pareille missive ait été dictée le jour du massacre, cela n'aurait rien d'étonnant, et c'est même ce qu'elle porte en toutes lettres, puisqu'on y lit : cejourd'huy 24 d'aoust ; mais qu'elle ait été écrite et envoyée longtemps avant la Saint-Barthélemy, c'est là un fait impossible, qu'on n'appuie point de preuves solides, et le seul pourtant qu'il faudrait prouver. Ce n'est pas cette lettre, vraie ou supposée, c'est celle qui l'annonçait qu'il faudrait produire, car cette dernière seule pourrait établir la préméditation. Que ce conte de Barnaud ait trouvé des défenseurs, cela se comprend à la rigueur, mais sa brochure abonde en inventions qui ne sauraient avoir la même bonne fortune. La haine fort naturelle qu'il porte à Catherine et aux deux rois (Charles IX et son frère, qui allait régner sur la Pologne) l'égare et le porte envers eux à des accusations invraisemblables. Catherine surtout n'est pas ménagée ; Barnaud ne lui prête pas moins de quatorze amants à la fois. Il cite un libelle rimé où cette reine est dite pire que Jézabel, et qui se termine par ces vers : Les chiens mangèrent Jézabel Par une vengeance divine : La charongne de Catherine Sera différente en ce point, Les chiens rnesmes n'en voudront point. Quant au Roi, dont tant d'historiens sérieux ont décrit les irrésolutions et les revirements continuels dans les premiers temps qui suivirent le massacre, Barnaud le peint comme vivant dans un état d'irritation continu : La colère du Roy ne passera jamais tant qu'il y aura un huguenot en vie. Le 5 décembre, Charles fait venir un boucher de Paris, du nom de Pezou, et lui demande s'il reste encore quelques huguenots dans la ville ; Pezou répond qu'il en a jeté à l'eau cent vingt la veille, et qu'il en a encore autant entre les mains pour la soirée. De quoy le Roy, grandement resjouy, s'en print à rire si fort que vous ne le sçauriez croire. Eh bien ! cet écrivain si enclin aux inventions mensongères et aux exagérations — il ne compte pas moins de cent mille victimes de la Saint-Barthélemy, alors que le sage de Thou n'en fixe le nombre qu'à trente mille — n'a donné le crime imputé à Charles IX que comme un bruit : il ne se porte point garant du fait. Voici d'ailleurs son récit textuel : Un certain homme, qu'on n'a pas veu ni cognu depuis, qui étoit passé dans une nacelle de la ville aux faubourgs Sainct-Germain, ayant veu tout ce qui avoit été fait toute la nuict sur les huguenots en la ville, avertit environ les cinq heures du dimanche matin, le comte de Montgommery de ce qu'il en sçavoit. Le comte de Montgommery en bailla avertissement au vidame de Chartres et aux autres seigneurs logez aux faubourgs ; plusieurs desquels ne se pouvant persuader que le Roy fust, je ne dy pas autheur, mais seulement consentant de la tuerie, se resolurent de passer avec barques la rivière et aller trouver le Roy, aimant beaucoup mieux se fier en luy qu'en fuyant montrer d'en avoir quelque defliance. D'autres y en avoit, lesquels, cuidant que la partie fût dressée contre la personne du Roy mesme, se vouloyent aller rendre près de sa personne, pour luy faire très-humble service et mourir, si besoin estoit, à ses pieds ; et ne tarda guères qu'ils virent sur la rivière et venir droit à eux, qui estoyent encore ès-faubourgs jusqu'à deux cents soldats armez de la garde du Roy, crians : Tue, tue, et leurs tirans harquebouzades à la veuë du Roy qui est oit aux fenestres de sa chambre ; et pouvoit estre alors environ sept heures du dimanche matin. Encores m'a-on dict que le Roy, prenant une harquebouse de chasse entre ses mains, en reniant Dieu, dit : Tirons, mort-Dieu ; ils s'enfuyent. On le voit, l'auteur ne parle pas avec une certitude absolue : c'est un on dit qu'il rapporte ; il enregistre simplement un bruit qui courait chez ses coreligionnaires, et l'on comprend que dans l'état d'indignation et d'irritation où vivaient les malheureuses victimes de l'attentat, les accusations les plus énormes trouvassent facilement créance dans leur esprit. Si monstrueux que fussent les soupçons, Charles IX les avait d'avance légitimés. Ces gentilshommes logés au faubourg Saint-Germain et sur lesquels le Roi aurait tiré comptaient parmi les plus considérables du parti. Outre Montgommery, le meurtrier involontaire de Henri II, il y avait là Rohan de Frontenay, Godefroy de Caumont, le vidame de Chartres, Ségur, Pardaillan. Il y avait aussi, et c'est là encore un fait qui n'a point été signalé, que je sache, il y avait ce Jean de Latin, seigneur de Beauvais, qui se chargea de châtier le maladroit auteur du Réveille-Matin[12]. Si le Roi eût paru en effet aux fenêtres de sa chambre au moment où ils se préparaient à voler à son secours, et s'il eût tiré sur eux, ces seigneurs ne pouvaient manquer de s'en apercevoir, car la rivière n'est pas large à cet endroit : deux cents mètres au plus les séparaient du Louvre. On comprend dès lors que Lafin fût mieux édifié que personne sur la fausseté de certaines accusations de Barnaud, qu'il devait considérer comme très-préjudiciables à la cause des réformés. A. la suite de la Saint-Barthélemy, un déluge de pamphlets, analogues au Réveille-Matin et au Discours merveilleux, attribué à Henri Estienne, se répandit sur la France, entretenant l'indignation des cœurs honnêtes, mais aussi l'irritation de la cour, et nuisant par là aux arrangements que le parti huguenot, tout redoutable qu'il fût encore, jugeait à propos d'entamer avec elle. Lors des négociations de 1575, comme ses députés réclamaient le châtiment d'un libelliste catholique qui approuvait le massacre et engageait Henri III à le compléter, Catherine répondit en objectant les injures qu'elle et ses enfants avaient reçu dans le Réveille-Matin. Si nous en savions l'auteur, s'écria l'un des députés, nous le mettrions très-volontiers entre les mains du Roi[13]. Outre qu'elles nuisaient aux négociations projetées, ces injures et ces exagérations mensongères avaient pour résultat de provoquer de faciles réfutations, d'atténuer l'horreur que des forfaits très réels devaient inspirer, et même de les rendre douteux et suspects. Ajoutons qu'elles nuisaient, par leur énormité même, à l'alliance que les réformés méditaient alors de conclure avec les catholiques paisibles, avec ceux qu'on appelait les politiques. Ainsi s'expliquent l'irritation de Latin et le châtiment qu'il infligea à l'auteur du premier écrit où soit élevée contre Charles IX la double accusation d'avoir tiré sur ses sujets et préparé longtemps à l'avance le massacre des réformés. VII Dans l'année même où Barnaud achevait d'imprimer à Bâle son factum, Simon Goulart, réfugié à Genève, reproduisait son allégation avec la même réserve, dans ses Mémoires de l'Estat de France. Encores dit-on que le Roy prenant une harquebouze de chasse entre ses mains, en despitant Dieu, dit : Tirons, mort-Dieu, ils s'enfuyent. A en juger par la similitude des termes, dit avec raison M. Bordier, Goulart n'a fait que copier le Réveille-Matin. Et en effet, sauf quelques changements d'expressions, c'est exactement le même récit : il n'y a donc pas lieu de s'arrêter à cette copie. Six ans s'écoulent sans qu'aucune autre voix protestante
ou catholique s'élève pour accuser Charles IX. Pendant ce temps, les
sentiments de réprobation éveillés chez les calvinistes par les accusations
hasardées de Barnaud semblent avoir fait du chemin, car, en 1579, paraît à
Reims une troisième version protestante de la Saint-Barthélemy, où la vague
imputation dirigée contre ce prince par les deux premiers narrateurs
calvinistes de ce grand complot non-seulement n'est pas reproduite, mais est
même implicitement réfutée. L'omission par elle-même est d'autant plus
remarquable que le rédacteur du Tocsain contre les auteurs du massacre de
France raconte, lui aussi, le fait des gentilshommes logés au faubourg
Saint-Germain, lesquels estimant que c'étoit au Roy
qu'on en vouloit, et essayant de passer la rivière pour venir à son secours,
aperçurent les soldats de la garde leur venant courir sus et tirant déjà
harquebousade. Pas un mot de l'acte sauvage imputé à Charles IX, qui
cependant trouvait là sa place naturelle. L'auteur semble même l'avoir en vue
et vouloir le révoquer en doute, lorsque, peu de lignes avant celles qu'on
vient de lire, il écrit ce qui suit : Or, encor qu'on eut pu penser que ce carnage estant si grand eust pu rassasier la cruauté d'un jeune Roy, d'une femme et de plusieurs gens d'authorité de leur suite, néantmoins ils sembloient d'autant plus s'acharner que le mal croissoit devant leurs yeux ; car le Roy de son cosié ne s'y épargnoit point ; non pas qu'il y mit les mains, mais parce qu'estant au Louvre, à mesure qu'on massacroit par la ville, il com-mandoit qu'on lui apportât les noms des occis ou des prisonniers, afin qu'on délibérast sur ceux qui estoient à garder ou à défaire. On a voulu équivoquer sur ce passage. L'intention de l'auteur, a-t-on dit, nous parait être de déclarer que le Roi faisait tout, hormis de poignarder, d'égorger de sa propre main, en un mot de répandre le sang de près, comme fit son frère le duc d'Anjou, qui se trouva parmi les rues les armes sur le dos, mesmes se plaça sur le pont Notre-Dame. Mais de canarder de loin ceux qui se sauvaient de l'autre côté de la Seine, comme un chasseur tenté par le gibier, c'était une autre affaire[14]. Voilà qui peut passer pour subtil. Tirer de loin à coups de fusil sur des malheureux qui se sauvent, ce n'est pas là mettre les mains au carnage ; il faut pour mériter cette accusation les avoir frappés de près et à coups de poignard ! Toutes les arguties n'y peuvent rien. Il n'en reste pas moins établi que les deux plus anciennes relations protestantes de la Saint-Barthélemy — celle de Goulart ne compte pas, n'étant qu'une reproduction presque textuelle de la première — sont en opposition sur la participation du Roi au massacre, en ce sens que la seconde non-seulement ne mentionne pas cette accusation, mais semble même la réfuter implicitement. Arrivons maintenant au seul écrivain catholique contemporain qui l'ait relatée. Brantôme s'exprime ainsi au cours de sa biographie de Charles IX dans ses Vies des hommes illustres et grands capitaines françois : Lorsque le jeu se jouoit et qu'il fit jour et qu'il (le Roi) mit la teste à la fenestre de sa chambre, et qu'il voyoit aucuns dans les faulxbourgs de Sainct-Germain, qui se remuoient et se sauvoient, il prit un grand harquebus de chasse qu'il avoit, et en tira tout plain de coups à eux, mais en vain, car l'harquebus ne tiroit si loing. Incessamment cryoit : Tuez ! tuez ! Comment n'être pas frappé des ressemblances de ce récit et de celui de Barnaud ! Le fond en est le même ; c'est contre les calvinistes logés dans le faubourg Saint-Germain que le Roi dirige ses coups ; dans l'un et l'autre récit, il est placé aux fenêtres de sa chambre ; dans l'un et l'autre, il tire avec une arquebuse de chasse. C'est donc très-probablement la légende qui avait cours, peu de temps après la Saint-Barthélemy, parmi les protestants, que Brantôme a recueillie et consignée dans un de ses livres, à l'époque déjà fort éloignée de l'événement (c'était vers l'année 1595) où, couché sur un lit de douleurs, il faisait la revue de ses souvenirs un peu confus, de sa vie passée et de tout ce qu'il y avait vu et appris[15]. Tout catholique qu'il fût, insouciant de sa nature, indifférent au bien comme au mal, et peu propre à se passionner pour les questions religieuses, Brantôme eut toute sa vie un pied dans le camp protestant. Il professait un véritable culte pour Marguerite de Valois et accompagna Catherine de Médicis en 1578, dans le voyage qu'elle fit en Guyenne pour conduire cette princesse au roi de Navarre, son mari. Trois mois après la mort de Charles IX, c'est-à-dire deux ans environ après la Saint-Barthélemy, il fut chargé par Henri III de se rendre au Brouage, pour y négocier avec La Noue, devenu le chef des religionnaires depuis la mort de l'amiral Coligny. Rien d'étonnant donc qu'il ait, dans cette fréquentation des huguenots, recueilli le souvenir qu'il nous a transmis et qu'il raconte avec sa légèreté et son indifférence ordinaires, sans qu'un seul mot indique qu'il y trouve rien à blâmer, sans discussion, sans commentaires, comme une de ces anecdotes qu'il aimait à colliger, avec plus de souci d'amuser que de convaincre. VIII J'ai hâte d'arriver à d'Aubigné, le dernier des auteurs contemporains protestants qui aient parlé de l'arquebusade. C'est un tout autre homme que Brantôme. L'auteur des Tragiques et de l'Histoire universelle a de nombreux titres a l'estime des honnêtes gens. Esprit austère, généreux, fortement trempé, il est consciencieux à sa manière, impartial même, au moins dans une certaine mesure, pour les personnes ; mais rude, intolérant et voisin du fanatisme quand il s'agit de la cause à laquelle il s'est voué ; caractère complexe et formé de trois éléments ardents et passionnés, du poète, du soldat-gentilhomme et du sectaire. Au sentiment de Sainte-Beuve qui l'a fort bien jugé, il se montre pamphlétaire envenimé dans la Confession de Sancy et implacable insulteur dans les Tragiques. Or, c'est dans ce poème, c'est dans cette longue et virulente diatribe qu'il a, pour la première fois, stigmatisé le crime de Charles IX, et (c'est là une remarque très-digne d'attention) sa version est absolument différente de celle de Barnaud et de Brantôme. Selon ces deux derniers, le Roi aurait visé des huguenots fuyant à la suite de Montmorency sur la rive gauche de la Seine, du côté opposé à celui sur lequel le Louvre est bâti, et comme, au dire de Brantôme, son arquebuse ne portait Os si loin, n'étant qu'une 'arme de chasse, il ne pouvait les atteindre, et sa persistance à leur tirer tout plain de coups n'était pas seulement un acte de frénésie momentanée, mais de folie persistante. A moins d'être en proie à une complète aberration, un chasseur aussi expérimenté devait vite s'apercevoir que son arme ne portait pas. M. Berty a calculé la distance. Du bout de la petite galerie au rivage opposé, il y avait à peine deux cents mètres[16] ; mais, comme le prince tirait des fenêtres de sa chambre, il faut joindre à ces deux cents mètres la largeur du jardin de l'Infante et celle du quai qui existait dès lors et même depuis longtemps, car François Pr avait commandé de le refaire par lettres du 15 mars 1527.Or, nos fusils de chasse chargés avec du petit plomb sont loin de porter à une pareille distance. Le récit de d'Aubigné est à l'abri de ces critiques. Charles IX, dans les Tragiques, ne tire plus sur des gens en fuite, mais bien sur des malheureux jetés à l'eau et essayant de se sauver à la nage, comme cela arriva pour ces sept ou huit cents huguenots qui s'étaient réfugiés dans les prisons et qui furent arrachés de cet asile, menés à la Seine, assommés sur la berge, et poussés, morts ou mourants, dans les flots. Charles vise ces corps roulés par les flots à cinquante pas de lui et qu'il lui est aisé d'atteindre. Ainsi compris, son crime est mille fois plus abominable encore, puisque ses coups, au lieu de frapper dans le vide, portent sur des malheureux auxquels ils arrachent leur dernier espoir de salut, et que l'auteur de cette horrible action se félicite de son habileté. Seulement, ce récit, où tout a été combiné pour augmenter l'odieux de l'acte imputé au monarque, est de pure imagination. Il est bien clair en effet que Charles IX n'a point passé la fin de cette terrible nuit de lutte et de fièvre au milieu de drôlesses (d'Aubigné emploie un mot plus cru et que M. Zola seul écrirait aujourd'hui), auxquelles il fait admirer la justesse de ses coups, tout en jurant et blasphémant afin de les faire rire : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sa valeur étonnée Fut, au lieu de conseil, de filles[17] entournée. Ce Roy, non juste Roy, mais juste harquebusier, Giboyoit aux passants trop tardifs à noyer. Vantant ses coups heureux, il déteste[18], il renie, Pour se faire vanter en telle compagnie. Dans l'Histoire universelle, livre plus sérieux que les Tragiques, le sérail disparaît : il n'est plus question du Sardanapale ridé, criant d'une voix enrouée ses ordres de mort, au milieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . des dames mi coiffées, A plaire à leurs mignons s'essayant échauffées ; mais c'est toujours aux malheureux qui se noient que Charles IX adresse ses coups : Ces lettres (celles où le Roi rejetait sur les Guise la responsabilité du massacre) étoient signées de la mesme main de laquelle ce prince giboyoit de la fenêtre du Louvre aux corps passants. (Liv. I, chap. IX, col. 551.) liais, je l'ai déjà dit, cette version est contredite par celle que Barnaud et Brantôme nous ont transmise, et c'est une forte présomption contre la vérité d'une accusation que, de trois témoins qui en déposent, le troisième ne soit pas d'accord avec les deux premiers. IX Comment ce défaut d'accord n'a-t-il jamais été signalé ? comment se fait-il que la version de d'Aubigné ait étt5 négligée, et que l'opinion se soit attachée à celle de Brantôme ? En voici la raison, à mon avis : Au moment où Mézeray travaillait à son Abrégé chronologique, dont la première édition date de 1668, les œuvres de Brantôme venaient de paraître : elles furent publiées pour la première fois à Leyde deux ans avant cette date. Le cynique auteur des Dames galantes était alors dans toute sa vogue : Mézeray céda à l'engouement universel. Il avait, dans sa grande histoire, tracé un beau tableau de la Saint-Barthélemy ; mais bien qu'il y eût raconté, d'après de Thou et d'autres narrateurs originaux du seizième siècle, la fuite des gentilshommes protestants logés dans le faubourg, il n'avait rien dit de la fameuse arquebusade. Ce fut évidemment (ce silence le prouve) la lecture de Brantôme qui le détermina à coudre à son récit les mots suivants : Comme ils virent des nacelles pleines de soldats qui venoient à eux et que le Roy même, de l'autre côté de la rivière, tâchoit de les canarder avec sa grande arquebuse à giboyer, ils s'enfuirent à leurs logis et, montant à cheval, la plupart sans bottes, quelques-uns même sans caleçons, se sauvèrent à toutes brides en Normandie. Il est vrai que, dans les éditions subséquentes, il effaça les mots que nous imprimons ici en italique et y substitua ceux-ci : Comme ils virent que le Roy même paraissoit de l'autre côté de la rivière et que ses gens les canardoient avec des longues arquebuses. Mais cette suppression ne saurait être invoquée comme un signe de changement d'idées. A la fois très-indépendant d'esprit et très-avare, Mézeray, menacé de voir supprimer sa pension, avait proposé à Colbert de faire de son Abrégé une seconde édition où il passerait l'éponge sur tous les endroits qui seraient jugés dignes de censure. C'était promettre plus qu'il n'était capable de tenir : il ne fit qu'adoucir et affaiblir ces passages, et sa pension n'en fut pas moins notablement diminuée. En ce qui concerne le passage relatif à l'arquebusade, passage fort mal atténué, en effet, comme on peut s'en convaincre en le comparant à celui de la première édition, le pauvre Mézeray prenait une peine assez inutile. Alléguer que Charles IX avait tiré sur les réformés ne pouvait passer pour un grand crime aux yeux de Louis XIV, surtout à cette date de 1668. Ces lignes n'étaient pas de celles qui pouvaient lui valoir la perte des faveurs royales. A ce moment même, Bossuet, chargé de l'éducation du Dauphin, lui dictait un abrégé de l'histoire de France qu'il lui faisait ensuite traduire en latin : il y a consigné le fait des gentilshommes qui se disposent à passer la rivière à cause du tumulte dont le bruit arrive à leurs oreilles. Chose étrange ! dit-il, ils aperçurent le Roi qui les tiroit par les fenêtres du Louvre. Un amateur de Nancy possède quelques pages extraites du cahier où le précepteur du Dauphin jetait les notes succinctes dont il se servait pour faire sa leçon. Parmi ces notes se trouvent justement celles qui se rapportent à ce passage : elles prouvent que c'est bien de Mézeray que Bossuet s'est inspiré : les termes que ce dernier emploie sont ceux mêmes de l'Abrégé chronologique : accourent sur le bord pour y passer en bateau ; voyent des nacelles venant à eux et le Roy même de l'austre costé avec sa grande harquebuse à giboyer ; se sauvent en Normandie, la plupart sans bottes[19]. Du reste, soit dans la dictée, soit dans la note, pas un seul mot d'improbation. L'idée d'un roi mettant à mort de ses propres mains ses sujets hérétiques ne paraît nullement répugner au précepteur de l'héritier présomptif du trône. Tout au plus taxe-t-il en passant Charles IX de cruauté : vous chercheriez vainement une ligne où son droit à ordonner une extermination générale soit mis en doute, une ligne où se trahisse un sentiment d'horreur. Bossuet admet que la Saint-Barthélemy a été préparée longtemps à l'avance, dès l'époque au moins de l'arrivée de Coligny à Blois[20], et il ne recule devant aucun des détails qui peuvent mettre en lumière ce dessin préconçu. Voilà un appui sur lequel les ardents champions de la thèse de la préméditation ne comptaient probablement pas. De ce moment la tradition est fondée ; la légende devient de l'histoire ; elle prend racine à l'abri de l'autorité de Mézeray et de Bossuet, et reçoit enfin un dernier appui de Voltaire. X Dans les notes du second chant de la Henriade, après avoir cité le passage de Brantôme que nous avons relaté, Voltaire ajoute : Plusieurs personnes ont entendu raconter à M. le maréchal de Tessé que, dans son enfance, il avait vu un vieux gentilhomme âgé de plus de cent ans, qui avait été fort jeune dans les gardes de Charles IX. Il interrogea le vieillard sur la Saint-Barthélemy et lut demanda s'il était vrai que le Roi eût tiré sur les huguenots. C'était moi, monsieur, répondit le vieillard, qui chargeais son arquebuse. Ce témoignage ne manque pas d'importance, et je suis loin d'en faire aussi bon marché que l'abbé Coupé dans ses Soirées littéraires, ou que M. Édouard Fournier dans son curieux volume l'Esprit dans l'histoire. Je crois même nécessaire de le peser et de l'examiner d'assez près. C'est au château de Sully, où il fut exilé en 1716, et où, à l'âge de vingt-deux ans, il composa les premiers chants de la Henriade ; c'est dans la société d'épicuriens, d'aimables conteurs, de grands seigneurs amis des lettres qui s'y réunissaient, que Voltaire a recueilli cette anecdote : elle n'est pas sans soulever d'assez sérieuses objections. Le régiment des gardes-françaises avait été institué par Charles IX en 1563. C'était une troupe d'élite, chargée, comme le dit Brantôme, qui en parle dans son discours sur les colonels, de la garde des rois dans les cours et les dehors des châteaux où ils habitent. Ce régiment se signala par ses féroces agissements à la Saint-Barthélemy, et c'est pourquoi, lorsque la paix se fit avec les protestants, en 1573, ils obtinrent qu'il fût cassé. Une pareille troupe, instituée dans un tel dessein et qui se comportait de la sorte, n'était pas composée d'enfants, et il est impossible d'admettre que ceux qui en faisaient partie eussent moins de dix-huit ans. Le gentilhomme qui raconta au maréchal de Tessé l'anecdote que Voltaire nous a conservée serait donc né au plus tard dix-huit ans avant la Saint-Barthélemy, c'est-à-dire en 1554. Quant à Tessé, son interlocuteur, il avait vu le jour en 1651. Quelque précocité qu'on lui suppose, un enfant qui interroge un vieillard sut un point d'histoire aussi particulier que l'est celui qui nous occupe, ne peut avoir moins de douze ans. Le fait se place donc en 4663 au plus tôt. A cette date, un homme né en 1554 avait cent neuf ans. C'est un bel âge ; mais ceux qui y arrivent ne brillent pas d'ordinaire par la sûreté de leur mémoire. Malgré son peu de valeur, malgré tous les doutes qu'il soulève, ce témoignage, qui a passé par tant de bouches avant d'arriver à l'oreille de Voltaire, me semble encore plus considérable que les deux autres ; car, si l'on élimine celui-là, il n'en reste que deux en présence, celui de d'Aubigné et celui de Barnaud. La version de d'Aubigné telle qu'on la lit dans les Tragiques est incontestablement une fiction, et, si on la prend au sérieux parce qu'il l'a condensée dans son Histoire universelle, elle aura pour effet de rendre suspect le récit de Barnaud avec lequel elle ne s'accorde nullement. Ce récit de Barnaud est le seul qui compte, le seul qui ait été écrit aussitôt après l'événement ; c'est de lui que procède la tradition. C'est ce récit, d'abord renié par les plus éclairés du parti protestant, puis accepté par la masse, qui a inspiré Dubois, le peintre de ce tableau de Lausanne où sont rapprochées et juxtaposées les scènes les plus terribles du massacre, ces scènes que le Roi domine de sa fenêtre, une longue escopette à la main. Que le fait qu'on lui impute soit vrai ou non, il était naturel et comme nécessaire qu'il Rit représenté là dans telle attitude, puisqu'il était l'ordonnateur et l'éditeur responsable de toutes les horreurs que le peintre a savamment groupées. Oui, c'est bien le seul Barnaud, copié par Brantôme, copié lui-même par Mézeray, qui a fondé la légende. Et cependant, Barnaud avait été traité d'imposteur et de calomniateur par des coreligionnaires ; il avait été souffleté par un homme notable de son parti, pour avoir, en y mêlant ses mensongères inventions, rendu la vérité suspecte, atténué par là l'horreur qu'elle suffisait à inspirer, et ouvert un champ facile aux réfutations. Au lecteur maintenant de tirer la conclusion et de décider : il a vu passer sous ses yeux les pièces les plus importantes du procès. Et, pour ce qui est de la préméditation de la Saint-Barthélemy, il peut juger en même temps si les principaux arguments par lesquels on essaye aujourd'hui d'étayer cette thèse vermoulue sont aussi neufs et aussi solides qu'on se plaît à le dire. |
[1] Il s'agit de l'étude qui précède et qui a paru d'abord dans le journal le Temps.
[2] Revue des questions historiques, juillet 1880, p. 278.
[3] Journal des Savants, mars 1880, p. 161.
[4] MICHELET, Guerres de religion, p. 435.
[5] MICHELET, Guerres de religion, p. 367.
[6] Voici comment M. Bordier cite ce passage, en le condensant un peu, dit-il : La chose, écrit M. Soldan, n'est ni prouvée ni suffisamment réfutée. Les premiers écrits où elle soit mentionnée sont le Réveille-Matin des Français et le Tocsin des massacreurs, pamphlets protestants. Puis il ajoute en note : Le Tocsin n'en dit pas un mot. Or, c'est justement ce que j'ai écrit, et, loin de prétendre que le Tocsin ait mentionné l'action imputée à Charles IX, je me suis fait au contraire un argument du silence que l'auteur anonyme de ce pamphlet garde sur ce point. Je n'impute, bien entendu, cette erreur qu'et une inadvertance et à la promptitude du travail.
[7] Le Temps, n° du 22 du 1873.
[8] Charles IX, deux années de règne, p. 413, et Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, t. III, p. 812.
[9] M. FORNERON, t. II, p. 161.
[10] Voir le Bulletin de l'Académie de Bruxelles, t IX et XVI.
[11] Marchand conjecture que ces initiales cachent le nom du duc de Nevers, Louis de Gonzague, nom qu'on écrivait aussi Gonzague.
[12] DE THOU, liv. IV, 11.
[13] Mémoires de Nevers, t. Ier, p. 343.
[14] Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français, t. X, p. 203.
[15] Notice sur Brantôme et sur ses ouvrages, par MONMERQUÉ, en tête de son édition, p. 61.
[16] Bulletin de l'histoire du protestantisme, t. VI, p. 41.
[17] J'atténue l'expression.
[18] Il jure.
[19] Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme, t. X, p. 202, et, pour le premier texte, Œuvres de Bossuet, édit. Vivès, t. XXV, p. 625.
[20] Œuvres de Bossuet, édit. Vivès, t. XXV, p. 612.