NAPOLÉON ET LA PAIX

 

CHAPITRE IX.

 

 

Napoléon à Mayence. — Son travail opiniâtre. — Les adieux à l'Impératrice. — Plan de la campagne de Prusse. — L'ultimatum du roi de Prusse. — La fourmilière française et la magnificence du camp prussien. — Incapacité du duc de Brunswick. — Mort du prince Louis-Ferdinand à Saalfeld. — La bigarre de Weimar. — La manœuvre de concentration de l'armée française. — Les efforts incessants de l'Empereur. — Dernière exhortation pacifique de Napoléon à Frédéric-Guillaume. — Le jour du repos de l'armée française devient le jour de la plus grande agitation. — Absence de renseignements dans les temps anciens comme dans les temps modernes. — L'ascension de Landgrafenberg, réminiscence en Thuringe du passage des Alpes. — La revue dans le brouillard. — Le signal de la bataille d'Iéna. — Surprise de l'armée de Hohenlohe. — Imprudence et bravoure du maréchal Ney. — Les cavaliers du général Colbert. — La vieille méthode de guerre des Prussiens. — Deux victoires : Iéna et Auerstædt, le même jour et à la même heure. — Vaillance du maréchal Davout. — La justice de l'Empereur à l'égard de ce maréchal. — La reine Louise en fuite. — Alexandre Ier au Napoleonsberg. — La débâcle des deux armées prussiennes. — Les capitulations honteuses. — Fausse nouvelle de victoire à Berlin. — Les Berlinois en fête. — Le médecin de la Reine. — Louise de Prusse éplorée traverse la capitale. — Consternation et panique des Berlinois. — Les clameurs injurieuses contre les chefs de l'armée prussienne. — Le roi de Prusse demande un armistice. — Napoléon le refuse et propose la paix. — Hésitation et départ du délégué prussien. — L'Empereur au tombeau du grand Frédéric. — Entrée de Napoléon à Berlin. — L'Empereur fait le procès de la Reine devant le Conseil municipal. — Un interrupteur téméraire. — Les causes des diatribes de Napoléon contre la Reine. — Les provocations de Louise de Prusse. — Les tiroirs d'une jolie femme. — Les papiers secrets de la Reine. — Fureur de Napoléon. — Trahison de M. de Hatzfeld. — Clémence de l'Empereur touché par la douleur de la femme du coupable. — La semonce de Joséphine. — Le régiment extraordinaire du prince d'Isenbourg. — Les adulations de la noblesse allemande. — Organisation de la Prusse conquise. — Concours empressé des fonctionnaires prussiens et des Berlinois. — La garde de honte à cheval. — Séjour paisible de Napoléon dans la capitale prussienne. — Tableau de la vie à Berlin pendant l'occupation française. — Un gouverneur bourru bienfaisant. — Le troupier français chez l'habitant. — Relations cordiales des officiers et soldats avec la population berlinoise. — La discipline française. — Les méfaits des alliés de la grande Armée. — Témoignages publics rendus par les autorités prussiennes à l'humanité des généraux français. — L'armée française quitte Berlin. — Immolation de la Prusse à Tilsit, sous la présidence d'Alexandre Ier. — Napoléon victime de ses sentiments d'humanité.

 

Un corps prussien, commandé par le prince de Hohenlohe, était entré à Dresde le 13 septembre. Napoléon, selon toutes probabilités, l'apprit du 18 au 20 par son ambassadeur en Saxe. Dès lors, il n'y a plus d'illusion à se faire, la Prusse ne cédera que devant la force des armes. Le 25 septembre vers minuit, l'Empereur partit de Saint-Cloud et arriva le 28 à Mayence, accompagné de l'impératrice Joséphine. Le ministre des Relations Extérieures, Talleyrand, avait reçu l'ordre de le suivre.

A Mayence, Napoléon sans désemparer reprend son travail de préparation de la campagne. Il y passe ses jours et ses nuits. Trente-quatre ordres datés de deux heures du matin, de trois heures après midi ou de minuit[1] attestent qu'il consacra sans répit tout son temps à l'étude de ses cartes, à l'envoi d'estafettes dans toutes les directions. Au milieu de l'une de ces nuits, l'Empereur, arrêtant soudain sa dictée, dit au général Clarke : Qu'en dites-vous, Clarke ? Si en un an vous étiez gouverneur de Berlin et de Vienne ?[2] Cette hypothèse hardie — réflexion subite de l'homme qui embrasse du même coup la mobilisation, la concentration, la bataille, la conquête et jusqu'aux attributions d'emploi — se trouva bientôt réalisée. Le général Clarke fut effectivement gouverneur de la capitale de la Prusse, moins d'un an après qu'il avait exercé les mêmes fonctions dans la capitale de l'Autriche. Le 1er octobre, à Mayence, l'Empereur reçoit l'ultimatum de la Prusse. Sans perdre une minute il ordonne d'atteler les voitures et fait demander l'Impératrice dont il prend congé : Elle pleurait beaucoup, dit Mme de Rémusat ; l'Empereur, touché de ses larmes, la pressa longtemps dans ses bras, paraissant avoir peine à s'en séparer. Il éprouvait une émotion assez vive, les larmes même le gagnaient ; M. de Talleyrand semblait aussi fort préoccupé. Enfin, reprenant le dessus, l'Empereur serra la main de M. de Talleyrand, embrassa sa femme une dernière fois et dit à M. de Rémusat : Les voitures sont là, n'est-ce pas ? Avertissez ces messieurs et marchons ![3]

A neuf heures du soir, le 1er octobre, Napoléon franchit le Rhin. Il passe trois jours à Würtzbourg, dans le palais de l'Électeur qui s'était rallié à la cause de la France. Le roi de Wurtemberg vient saluer au passage son puissant allié ; mais, accordant peu de temps aux réceptions à Würtzbourg comme partout, l'Empereur continue sans relâche à perfectionner les détails de son organisation militaire. Son ordre du jour, daté de cette ville le 3 octobre, est, dit un critique compétent[4], un modèle de prévoyance digue d'être étudié par tous les généraux d'armée. Pour la dixième, pour la vingtième fois peut-être depuis qu'il rédige les ordres de cette campagne, il revient sur ces recommandations relatives aux objets infinies dont tout autre croirait devoir s'épargner le souci, mais qui font partie cependant des éléments indispensables de la victoire. Avant de livrer le combat il veut la certitude que les premiers rôles sont en scène, que les plus petits accessoires sont à leur place. Il est ordonné, dit-il, à MM. les maréchaux de faire passer par les généraux une revue, à l'effet de s'assurer si chaque soldat a cinquante cartouches et son épinglette ; les caporaux, leur lire-bourres, chaque soldat deux paires de souliers dans le sac ; si les capotes, les marmites et les gamelles, les outils de campement sont distribués ; que ces objets ne sont plus dans les magasins, ni traînés à la suite des corps. On s'assurera que les baïonnettes ne manquent pas et qu'elles sont en état. Chaque corps d'armée doit se tenir en mesure de partir une heure après l'ordre reçu pour commencer la campagne. Il sera rendu compte du nombre d'outils qui se trouvent dans chaque division ainsi qu'eu réserve dans chaque corps d'armée.

L'homme qui a servi, l'homme qui a gravi tous les degrés de l'avancement, sait ce que valent les prescriptions théoriques repassées le plus souvent avec indifférence du supérieur à l'inférieur. La conception, la dictée d'un ordre n'est rien si celui-ci n'est pas suivi d'immédiate exécution. Il ne suffit pas à un chef d'avoir du génie, il lui faut, ce qui est beaucoup plus rare, la rigueur du génie qui impose ses volontés aussi bien au maréchal qu'au caporal. Mais encore, quelque confiance que Napoléon ait dans son prestige et dans le respect de son autorité, il garde sur tout un contrôle efficace, il exige que du haut en bas de l'échelle chacun vis-à-vis de lui soit engagé et responsable. Et c'est dans ses mains, c'est sous ses yeux qu'il veut voir arriver les états de vérification, la preuve de l'activité de tous. Aussi il ajoute : Chacun de MM. les maréchaux enverra au quartier général un officier pour y apporter le compte de cette revue[5].

Et ainsi de tous ses ordres. C'est toujours de plusieurs côtés qu'il cherche l'assurance d'avoir été compris et obéi. On le voit par exemple, le 5 octobre, donner la même mission à deux officiers, l'un est de sa maison, l'autre est aide de camp du général Savary. Au premier, M. de Montesquiou, il écrit[6] : Vous passerez toute la journée du 6 à Würtzbourg. Vous en partirez le 7 à quatre heures après midi. Vous irez le 7 à midi à la citadelle. Vous verrez le nombre de pièces en batterie. Comptez le nombre de voitures de compagnies d'artillerie et de sapeurs qui s'y trouvent. Vous vous arrangerez de manière à arriver le 8 à Bamberg, en prenant note de tout ce que vous aurez vu. Le second, M. de Custine, fera, le lendemain, la contre-visite des lieux désignés à M. de Montesquiou : M. de Custine visitera, le 8 à midi, la citadelle de Würtzbourg. Il comptera les pièces qui seront en batterie. Il comptera lui-même les voitures des détachements. Il apportera l'état de tous les corps, de tous les détachements ; il partira de Würtzbourg le 8 à huit heures du soir, afin d'arriver le 9 à Bamberg au quartier général on il me fera un rapport exact sur tous les objets compris dans le présent ordre[7]. Il ne faudrait pas croire que ces soins exagérés, ces méfiances, soient des manies ou les originalités bizarres d'un esprit tatillon et tracassier. Pour l'Empereur il n'y a pas de petites choses dans les grandes affaires. Sa sollicitude opiniâtre a pour but de gagner la confiance du soldat. Celui-ci a besoin de sentir qu'un pouvoir tutélaire veille sur lui, qu'il ne manquera jamais de rien, qu'il n'a qu'à marcher en avant avec entrain, sans préoccupation d'aucune sorte. C'est le secret de la victoire, car de la gaieté de vivre vient l'insouciance de mourir.

Ce qui chez Napoléon est réellement merveilleux, dans le sens plein du mot, c'est cette faculté de mener de front, avec la plus profonde combinaison stratégique dont l'histoire militaire offre l'exemple, cette sorte d'arithmétique élémentaire du nombre des chariots et des caissons, et des heures nécessaires aux allées et venues d'un officier isolé. Là, à Würtzbourg, il ne savait point encore s'il aurait à combattre la Prusse seule, ou la Prusse réunie à l'Autriche et à la Russie agissant de concert par le nord et par le sud. Il fallait être paré à ces deux éventualités et s'assurer la victoire finale. Par une inspiration géniale il dispose ses forces sur un triangle dont le sommet est dirigé vers l'Autriche et la base vers la Prusse. Le sommet est en observation devant l'ennemi incertain ; la base est en bataille contre l'ennemi certain. Sur les côtés sont des corps d'armée aussi voisins de la base que du sommet et prêts à se porter où l'attaque se produira en premier lieu. 'route surprise devient impossible. L'objectif principal, sauf irruption subite, est de se précipiter sur la Prusse avec des forces supérieures en nombre. L'Autriche n'étant pas encore en marche, le vrai péril n'est pas de son côté, mais en tout cas les troupes postées à la pointe du triangle, appuyées sur des forteresses, pourront résister assez longtemps pour contenir les alliés de la Prusse, Tous les renseignements s'accordent à représenter l'armée de Frédéric-Guillaume comme se formant en niasse compacte et comme visant le Rhin qu'elle veut débarrasser de la présence des Français. La Cour de Berlin est convaincue qu'elle a réussi par ses ruses à endormir la vigilance de l'Empereur et que nos troupes, encore au début de leur formation, vont êtres surprises et balayées.

D'un coup d'œil Napoléon a saisi la témérité et la faiblesse de ce plan. Pour y répliquer, il a résolu de contraindre l'armée prussienne à retourner sur ses pas et à combattre, non plus pour vaincre mais pour couvrir ses magasins et la capitale de son royaume. Et il est certain de tirer grand bénéfice du désenchantement cruel qui va se produire dans les rangs prussiens lorsque aura lieu la marche rétrograde de cette armée, qui était partie empanachée d'orgueil pour aller d'un seul trait effeuiller des lauriers sur les rives de France.

Que, par une autre hypothèse, les Prussiens, rivalisant d'audace avec Napoléon, veuillent le couper de sa base d'opération en marchant imperturbablement sur Francfort, il n'en a cure. Ils auront d'abord devant eux Kellermann et Mortier avec l'armée de réserve, puis sur leur droite l'armée de Hollande commandée par Louis Bonaparte, et derrière eux la Grande Armée. Pris dans ce cercle de fer, ils sont jetés dans le Rhin[8]. Ainsi tous les ressorts de cette gigantesque mécanique de guerre sont admirablement tendus. Sans qu'il puisse s'échapper, l'ennemi est enveloppé avant que le premier coup de canon ait été tiré. Il est battu sans bataille pour ainsi dire. De quelque manière qu'on envisage les résolutions du chef de l'armée française, elles constituent un véritable chef-d'œuvre au triple point de vue de la stratégie, de la politique et de la psychologie. Mais où l'œuvre de l'Empereur se complète et apparaît alors presque surhumaine, c'est quand on pense que cette énorme agglomération de près de deux cent mille soldats peut sans heurts ni chocs, sans croisements ni enchevêtrements, se réunir, se diviser, marcher, stationner, virer ou reculer dans toutes les directions et que partout, sur cet immense théâtre, grâce au travail assidu de son chef, elle trouvera vivres et munitions, secours de forteresses ou remparts improvisés. Prévenez bien les officiers du génie, avait-il dit[9], que mon intention est dans cette campagne de remuer beaucoup de terre, qu'il faut donc qu'ils aient beaucoup d'outils.

Tranquillisé par les rapports du sud sur l'attitude de l'Autriche et de la Russie, assuré que la Prusse ne sera pas secourue, Napoléon, le 4 octobre, abandonne son plan d'ensemble contre une coalition éventuelle et manœuvre contre la Prusse toute seule. Il transporte le quartier général à Bamberg. Là il prend connaissance d'un manifeste dans lequel le roi de Prusse énumérait ses griefs contre la France et les motifs qui l'ont déterminé à la guerre. Les explications ne comptaient pas moins de vingt pages. Ce serait beaucoup de paroles pour un homme qui aurait raison. Tout dans ce laborieux factum est imputé à crime à Napoléon, même ce qu'il n'a pas fait. Dès les premières lignes, sont parfaitement exprimés les mobiles des coalitions sans cesse reprises contre la France. Le Roi révèle qu'il est bien plus l'agent des monarchies européennes que le gardien des intérêts de la Prusse. La politique française, dit-il, a été depuis 1792 le fléau de l'humanité. De son propre aveu, on ne saurait trop le remarquer, Frédéric-Guillaume confirme, à la face du monde, que cette nouvelle levée de boucliers n'est que la continuation des entreprises dirigées contre la France depuis la Révolution.

Ensuite il reproche à la France les choses les plus étrangères à la politique prussienne ; telles sont les affaires de la République de Gènes, de la Porte Ottomane ou de la Syrie. A la charge personnelle de Napoléon sont relevés jusqu'à ses bienfaits, ses générosités grandioses représentées comme autant de pièges qui auraient été tendus à la bonne foi prussienne pour mettre à mal cette puissance avec le reste de l'Europe. Enfin il revient sur les questions aplanies depuis longtemps et parmi lesquelles se retrouve la très inattendue évocation de la mort du duc d'Enghien.

Mais le grief principal, c'est la cession du Hanovre à l'Angleterre, consentie, disait le Roi, par l'Empereur au cours des négociations de la paix continentale. Nous n'irons pas jusqu'à dire, avec un des plus grands historiens allemands, que la Prusse, pour justifier ses ressentiments, prenait prétexte de propos de table tenus intentionnellement par lord Yarmouth[10]. Nous déclarerons franchement ici que l'Empereur n'avait pas voulu rompre les négociations avec l'Angleterre par un refus formel d'examiner la question du Hanovre. Pour ne pas être accusé de frustrer le monde entier des bienfaits de la paix, il s'était cru le devoir de ne fermer violemment aucune des portes susceptibles de conduire à une solution si désirable. Au surplus, tant que les pourparlers se continuaient, les attributions de territoire pouvaient se modifier. Devant de nouvelles concessions, les exigences primitives se seraient probablement amendées. En vérité, qui se croirait autorisé à déclarer la guerre parce qu'en des conférences on a prononcé le nom d'une province ? Tout au plus se permettrait-on de solliciter quelques éclaircissements. C'est du reste ce qu'avait fait la Prusse par l'organe de son ambassadeur à Paris. Napoléon, avec sa sincérité et sa droiture habituelles, lui avait répondu : Je ne vous dirai pas que si la conclusion de la paix n'eut tenu qu'à la restitution du Hanovre à l'Angleterre, je n'eusse peut-être cru nécessaire d'y souscrire, mais j'aurais demandé quinze jours pour envoyer quelqu'un à Berlin proposer au Roi ou des compensations, car il vous fallait des indemnités, ou bien que Sa Majesté Prussienne forçât la fermeture du Sund et m'aidât à continuer la guerre contre l'Angleterre[11]. Ces paroles avaient été prononcées le 8 septembre. C'est donc à bon escient qu'un mois après, le 7 octobre, Frédéric-Guillaume dénaturait la vérité en affirmant que la France avait disposé du Hanovre sans ménagements envers la Prusse.

Mais ce qui accuse encore la mauvaise foi du Roi c'est qu'il ne s'était jamais considéré lui-même comme propriétaire définitif du Hanovre. En juin 180G, le roi de Prusse était le premier à dire que la possession du Hanovre ne saurait être régulière avant la signature de la paix générale[12]. Aussi notre ambassadeur à Berlin avait-il observé que, contrairement à l'usage, le Roi s'était abstenu de faire prêter serment de fidélité par les fonctionnaires hanovriens[13]. Dans ses lettres à l'empereur de Russie, Frédéric-Guillaume dit plusieurs fois et clairement que, cédant aux instances du Tsar, la Prusse acquiesce à l'ajournement de la question du Hanovre[14]. Haugwitz, de son côté, confirme les intentions de son maitre[15]. Enfin, dans sa correspondance avec M. Adair, ambassadeur d'Angleterre à Vienne, Hardenberg, ministre secret des Relations Extérieures de Prusse, répète en maints endroits que la Prusse n'attache aucune importance à la conservation du Hanovre et que sur cet objet on s'arrangera facilement à l'amiable avec l'Angleterre[16].

D'après cela, on ne voit pas bien quel méfait avait commis l'Empereur en prenant part à des conversations relatives au Hanovre. Des motifs de guerre la Prusse n'en avait d'aucune sorte. En aurait-elle eu qu'ils fussent tombés devant les propositions tant de fois réitérées par Napoléon de lui donner toute satisfaction, de retirer ses troupes d'Allemagne si elle désarmait. Ne pouvant passer sous silence cette démarche absolument pacifique, le roi de Prusse dit avec quelque impudence : Par une ironie plus outrageante qu'un refus, on offrit de retirer les troupes qui étaient entrées en Westphalie si la Prusse voulait faire cesser ses préparatifs[17]. De tels arguments, intentionnellement faux, n'impressionnèrent pas beaucoup l'Empereur. Il comprit que la force brutale seule pourrait ramener à la raison des esprits aussi égarés que l'étaient ceux de la Cour prussienne. Ayant à peine parcouru ce qu'il appelle cette rapsodie, il fit venir Berthier et lui dit : J'ai reçu de la Prusse un ultimatum par lequel on nous donne un rendez-vous d'honneur pour le 8. Jamais un Français n'y a n'aligné ; mais, comme on dit qu'il y a une belle reine qui veut titre témoin du combat, soyons courtois et, sans nous coucher, marchons pour la Saxe[18].

Aussitôt, il ordonne à Murat de prendre en personne la direction de quatre brigades de cavalerie légère qui feront, le lendemain, une grande reconnaissance à l'effet d'explorer le pays, de s'assurer des moyens de communication à travers les massifs des forêts qui bordent la Saxe et de se rendre compte de la situation de l'ennemi ; un officier du génie sera attaché à chaque brigade et recueillera les détails topographiques[19]. Tous les renseignements seront remis à l'Empereur, le lendemain à minuit au plus tard.

D'autre part l'ouverture de la campagne avait été annoncée par une proclamation qui se terminait ainsi : Soldats ! il n'est aucun de vous qui veuille retourner en France par un autre chemin que par celui de l'honneur. Nous ne devons y rentrer que sous des arcs de triomphe. Eh quoi ! aurions-nous donc bravé les saisons, les mers, les déserts, vaincu l'Europe plusieurs fois coalisée contre nous, porté notre gloire de l'Orient à l'Occident, pour retourner aujourd'hui dans notre patrie comme des transfuges après avoir abandonné nos alliés, et pour entendre dire que l'aigle française a fui épouvantée à l'aspect des armées prussiennes ? Mais déjà elles sont arrivées sur nos avant-postes. Marchons donc puisque la modération n'a pu les faire sortir de cette étonnante ivresse. Que l'armée prussienne éprouve le même sort qu'elle éprouva il y a quatorze ans ! Qu'ils apprennent que, s'il est facile d'acquérir un accroissement de domaine et de puissance avec l'amitié du grand peuple, son inimitié, qu'on ne peut provoquer que par l'abandon de tout esprit de sagesse et de raison, est plus terrible que les tempêtes de l'Océan[20].

rl cet appel, tous les soldats répondent en rivalisant d'ardent. Le camp français est une fourmilière laborieuse, activée par la voix et par l'exemple d'un chef qui prodigue aux yeux de tous l'infatigable énergie de sa jeunesse et les ressources inépuisables de son génie. Quel contraste avec le camp prussien, dont le rassemblement s'était fait à Erfurt pendant que le roi de Prusse dissimulait encore à Napoléon ses desseins belliqueux !

Le Roi et la Reine étaient partis de Berlin, le 18 septembre, dans un attirail de magnificence. Toute la maison militaire du Roi, les dames d'honneur de la Reine, la plupart des ministres, plusieurs ambassadeurs avec leurs attachés, une vraie colonne diplomatique, dit un témoin, formaient une Cour complète qui, en grand apparat, se rendait à la guerre. Le nombre de personnes attachées au quartier général était évalué à deux mille sans compter les troupes[21]. On allait au choc épouvantable de deux armées comme à quelque manœuvre de gala.

Durant les deux premières semaines de cette réunion pompeuse, on donna des fêtes, on fut tout à la joie des succès prochains, à l'impatience de la bataille. Un doute sur l'avenir eût été une injure à l'honneur de l'armée prussienne. On brûlait de voir se mesurer avec les héritiers des traditions du Grand Frédéric ce Napoléon qui, dénué d'art militaire, n'avait eu jusqu'à présent pour toute chance que la médiocrité de ses adversaires ! Cette supériorité même était presque inutile puisque, dans leur infatuation, les Prussiens n'admettaient point que Napoléon pût être avant un mois en mesure d'agir. Ils regrettaient, pour ainsi dire, d'avoir tout le temps de déboucher dans la vallée du Mein et d'attaquer l'adversaire dans des conditions à peu près dérisoires, avant qu'il eût rallié assez de forces pour tenir tête à l'armée royale. On eût volontiers souhaité moins de facilité de vaincre tant on était sûr de la victoire.

Ces hâbleries, répétées à tout venant avec une conviction chaleureuse, en imposaient aux plus sages, aux plus incrédules. Ceux-ci n'étaient pas éloignés de partager l'illusion générale en voyant défiler ces troupes fraiches et belles comme si elles sortaient pour la première fois de leurs casernes, les officiers remplis d'enthousiasme, les hommes d'une tenue superbe, les chevaux de la plus grande beauté, avec leurs cavaliers dont on disait en Europe : Quand un cavalier prussien est tombé, il faut encore lui donner un coup de pied pour l'abattre[22].

Une confiance aussi certaine dispensait des soins méticuleux qui absorbaient, au camp français, tous les instants de l'Empereur et de ses subordonnés. An quartier général du Roi, il n'était point question de prendre part aux basses besognes de l'approvisionnement et de l'équipement des troupes. On se réservait pour des travaux plus élégants et, par exemple une proclamation que devait signer le Roi devenait une affaire d'importance extrême. Tout le monde en était affairé. Chacun de son côté ébaucha un projet de rédaction ; on fit même appel aux lumières d'un délégué autrichien, le chevalier de Gentz ; finalement l'éloquence de ce dernier emporta tous les suffrages ; elle fut jugée digne d'être soumise à l'approbation de Frédéric-Guillaume. Ce prince y fit quelques corrections ou additions, les unes indispensables, les autres absurdes. Alors grand émoi chez les dignitaires de la Cour. Qui se chargera, qui se permettra de rectifier les fautes de style, les confusions d'événements commises par le Roi ?

Une autre affaire non moins capitale fit l'objet de nombreux conciliabules ; des généraux, des ministres clairvoyants avaient émis l'idée que la présence de la Reine pouvait à chaque instant devenir la cause de sérieuses difficultés. Ils prétendaient non sans raison que la berline de la souveraine, suivie de vingt autres voitures toutes escortées d'infanterie et d'artillerie, flanquées de cavalerie, étaient une gène intolérable dans une armée en marche. D'autres, sans nier les embarras occasionnés par la présence de la Reine, protestaient violemment contre son départ ; ils jugeaient qu'elle était absolument nécessaire pour maintenir le Roi dans ses dispositions énergiques. Malgré tout, les généraux insistaient pour l'éloignement de la reine Louise ; mais celle-ci obtenait chaque soir du Roi l'autorisation de l'accompagner le jour suivant. Ainsi furent passées, en ces délibérations byzantines, des journées précieuses qui décidèrent de la grandeur prussienne.

Il convient de dire que, pour la préparation matérielle de la campagne, on se croyait fondé à se reposer en toute sécurité sur le généralissime, le duc de Brunswick. Ce général avait été longtemps considéré comme l'un des plus illustres capitaines du dix-huitième siècle. Dans la guerre de Sept ans, dans les campagnes de Bohème et de Silésie, il avait donné des preuves remarquables de ses talents militaires. Son échec de 1792 ne l'avait pas discrédité auprès de ses contemporains. Il passa seulement pour un héros malheureux. Son génie était hors de discussion dans toute l'armée prussienne. De plus il avait été désigné par le Tsar pour le commandement en chef de cette campagne. Alexandre Ier lui avait fait une auréole sacrée, le jour où il lui avait dit : J'espère bien avoir le plaisir de servir sous vos ordres.

Une telle marque d'estime valait mieux à la Cour de Prusse que tous les diplômes scientifiques. Cependant quelques esprits rares mais avisés ne pratiquaient pas le culte fervent dont le duc de Brunswick était l'objet. Ils ne pouvaient se défendre d'une certaine défiance en face de ce septuagénaire alourdi par l'âge, glacé dans son énergie d'autrefois, lent à se décider et qui n'était pas d'accord avec ses conseillers, encore moins avec lui-même. Ils n'apercevaient qu'indécision et faiblesse, en place du génie et du courage nécessaires à une marche rapide en avant. Enfin ils n'auguraient rien de bon d'un vieillard, esclave de ses passions séniles et qui oubliait le respect dû à la dignité de son rang, à la discipline d'une armée, en promenant dans sa voiture au milieu de ses troupes une actrice française, Mlle Duquesnoy, sa maitresse[23].

Un observateur, qui s'entretint avec le duc à cette époque, résume ainsi ses impressions : Il y avait dans sa contenance, dans ses regards, dans ses gestes, quelque chose de mal assuré, de louche, d'impuissant, une agitation qui n'annonçait rien moins que la conscience de ses forces. Aussi, dès que les Français furent signalés à proximité des avant-gardes prussiennes oui ou ne les attendait guère, il fut tout de suite visible que le généralissime n'avait aucun plan fixe et raisonnable sur l'ensemble des opérations. On ne tarda pas à constater qu'il en dirigeait très mal les détails. Il fatiguait les troupes par des dispositions confuses et contradictoires, par des marches et des contremarches, par une mauvaise répartition des cantonnements, par des difficultés continuelles pour la subsistance. Des corps entiers n'avaient pas de pain, pas de fours, pas de boulangerie. Il épuisait en pure perte la force de ses soldats qui, excédés de fatigues et de misère, étaient condamnés à faire médiocrement leur devoir. Des avertissements significatifs se firent entendre parmi ce désarroi causé par l'insuffisance du commandement. Des officiers valeureux et braves demandaient qu'on remplaçât le duc de Brunswick. Le vieux général Kalkreuth disait hautement que le terme fatal avançait à grands pas, qu'à moins d'un miracle on marchait à un désastre[24].

Ceux qui osaient se montrer anxieux de l'issue de la guerre eurent momentanément à subir les railleries et les sarcasmes de leurs contradicteurs. Le 9 octobre, eut lieu le premier contact des armées belligérantes, combat d'avant-garde des deux côtés. Les Français, selon l'ordre qu'ils en avaient reçu, refusèrent de s'engager. Le général prussien note dans son rapport que l'ennemi a montré une certaine timidité qu'on ne lui connaissait pas habituellement. A cette nouvelle les Prussiens ne se sentirent pas d'orgueil ; ils y virent la preuve de la peur que leurs bataillons inspiraient aux Français. On eut beaucoup de mal à dissuader le quartier général prussien d'envoyer à travers l'Europe un bulletin de victoire qui aurait ridiculement commencé l'histoire de cette guerre par la relation prétentieuse de la retraite volontaire d'une colonne avancée.

On fit d'autant mieux de s'abstenir que l'enthousiasme du 9 eut un contre-coup terrible, le lendemain 10. Ce jour-là commencèrent à se réaliser de façon foudroyante les pronostics pessimistes du Nestor de l'armée, le général Kalkreuth. Dès le 10 au soir, on eut à Weimar le spectacle d'une bagarre telle qu'on en a rarement vue : les rues étaient gorgées de troupes en débandade, de chariots, de chevaux se poussant les uns les autres. Sur l'Esplanade, trois on quatre cents officiers de tous grades, de toutes armes, de toutes couleurs, formaient cet amalgame bigarré qui est toujours le présage de quelque sinistre événement. Les visages étaient consternés. On se montrait la demeure royale on le Roi et la Reine venaient d'arriver et où ils ne voulaient recevoir personne. Pour qui se rappelait les réceptions brillantes de naguère, les démonstrations triomphantes de la veille encore, le spectacle était lugubre. Les gens de la Cour, pâles et défaits, abordaient les nouveaux arrivants en disant : Vous ne savez pas ce qui se passe. Nous avons perdu une bataille. Le prince Louis est tué. Et les larmes étouffaient les voix. Tout cependant, on le savait bien, ne pouvait pas être perdu puisque les Souverains demeuraient là, à vingt kilomètres à peine du théâtre du combat ; mais dans ce désespoir cruel, il y avait autant. de rage que de douleur. C'était le premier coup et la première désillusion, c'était le premier écroulement des ambitions prussiennes.

En réalité, au combat de Saalfeld qui avait été défavorable aux Prussiens, leurs pertes s'élevaient à peine à trois mille hommes tant tués que blessés[25]. L'action fut engagée par le prince Louis-Ferdinand malgré l'ordre formel qu'il avait reçu de battre en retraite s'il se trouvait en face de forces supérieures. N'écoutant que ses instincts de militaire audacieux, il s'attaqua aux têtes de colonne du corps d'armée entier du maréchal Lannes. Après que sa ligne de bataille eut été rompue, le prince royal, voyant tous ses corps dispersés, voulut faire un dernier effort et se mit à la tête de cinq escadrons de hussards. Ceux-ci chargèrent impétueusement les Français qui s'avançaient en muraille. Les hussards furent bientôt pris par les deux flancs entre les colonnes françaises. Le massacre fut horrible. Les fuyards poursuivis par les Français propagèrent le désordre en se jetant sur les colonnes d'arrière. L'inégalité du terrain coupé de chemins creux augmentait encore la confusion.

Le prince Louis-Ferdinand, au milieu de cette bousculade, s'efforçait vainement de ramener les hésitants ; entraîné trop loin et près de tomber dans les mains de l'ennemi, il s'aperçut que ses décorations et le plumet très élevé qu'il portait à son chapeau le faisaient remarquer et viser personnellement. Il couvrit ses ordres avec son chapeau et chercha à sortir de la mêlée ; mais en franchissant une haie son cheval s'entrava. Il fut rejoint par le maréchal des logis Guindé, du 100 hussards. Alors un duel épique s'engagea entre le prince et ce sous-officier. Rendez-vous, colonel ! cria Guindé qui attribuait ce grade à son adversaire. Sieger oder Tod !La victoire ou la mort ! — répondit Louis-Ferdinand en mettant l'épée à la main. En héros désespéré, il vendit chèrement sa vie. D'après le rapport du chirurgien Gallernat qui examina son corps dans l'église de Saalfeld, le lendemain à midi, il ne fallut pas moins de six coups de sabre, dont quatre à la tète, un à la poitrine et l'autre au bras droit, pour abattre ce prince d'une bravoure sans rivale, l'espoir et l'idole de l'armée prussienne, l'un des principaux artisans de la guerre actuelle qu'il inaugurait en rachetant noblement de son sang les maux qu'il avait contribué à attirer sur sa patrie[26]. Sur le corps du malheureux et vaillant prince, on trouva quatre lettres dont deux écrites en français par ses sœurs qui lui racontaient joyeusement des anecdotes recueillies dans les salons berlinois et relatives à la guerre. Ces lettres, percées d'un coup de pointe de sabre, maculées du sang d'un Hohenzollern, sont conservées à nos archives des Affaires Étrangères.

Le général Suchet s'empressa de recueillir sur le champ de bataille les restes de Louis-Ferdinand. Le maréchal Lannes ordonna que les honneurs funèbres dus à son rang princier et à sa valeur lui fussent rendus avec toutes les pompes militaires. Eu apprenant la fin tragique du prince, l'Empereur fit écrire par Berthier au roi de Prusse les lignes suivantes[27] : Sire, l'empereur Napoléon me charge d'avoir l'honneur de témoigner à Votre Majesté toute la part qu'il prend à la peine qu'à dû lui faire la mort glorieuse du prince Louis. Dans le deuxième Bulletin de la Grande Armée, l'Empereur dit[28] : La mort du prince Louis-Ferdinand est glorieuse et digne de respect ; il est mort comme doit désirer de mourir tout bon soldat.

A la nouvelle désastreuse du combat de Saalfeld, le duc de Brunswick fut effrayé, déconcerté. Il ne savait absolument plus ce qu'il faisait, ni ce qu'il voulait faire, ni où il était, ni où il allait. Il avait autour de lui des talents, des énergies, il les négligea ; il ne prit conseil que de ses terreurs et de ses incertitudes. Pour se donner sans doute le temps de la réflexion et sans trop calculer les conséquences de sa décision, il ordonna la marche rétrograde de sa principale armée sur Weimar. A partir de ce moment, on le voit prescrire comme avec une application persistante toutes les mesures propres à faciliter l'exécution des plans de Napoléon. Si celui-ci avait pu transmettre sa pensée à son adversaire, le rendre docile par une suggestion magnétique, il n'aurait pu lui commander d'autres mouvements que ceux qui avaient pour résultat de dégarnir la gauche de l'armée prussienne.

La journée de Saalfeld avait produit peu d'émotion au camp français. Par ordre de l'Empereur, en date de l'avant-veille, le maréchal Lannes devait attaquer l'ennemi s'il le rencontrait[29]. De son quartier général — Ebersdorff — à douze kilomètres de Saalfeld, Napoléon entendit le canon dans cette direction. Il comprit aussitôt que les troupes de Lannes étaient aux prises avec les Prussiens et il ordonna au général Dupont de se porter dans la direction de Saalfeld. Il jugea cette mesure suffisante pour soutenir Lannes. A quatre heures du soir, ne percevant plus le bruit du canon, il en conclut que l'ennemi était battu. Il connaissait ses généraux. Il savait que quatre heures n'était pas l'heure à laquelle ils avaient l'habitude d'arrêter le feu, à moins qu'ils ne fussent victorieux. Pas une minute, il ne supposa que nième devant un ennemi dix fois supérieur un corps français cesserait de combattre avant la nuit. C'est ainsi qu'avec une assurance admirable, alors qu'il n'avait encore reçu aucune nouvelle de l'engagement, il écrivit à Murat : Comme j'ai cessé d'entendre la canonnade ce soir, je suis porté à croire que l'ennemi ne s'est pas défendu longtemps à Saalfeld. Et tranquillement l'Empereur attend le bulletin de victoire, qu'indubitablement, selon lui, il va recevoir du maréchal Lannes. En effet, à sept heures du soir, le maréchal envoyait au quartier impérial le compte rendu succinct de l'affaire de Saalfeld.

Après avoir combattu à Saalfeld, le 5e corps, commandé par le maréchal Lannes, continua sa marche en tenant la gauche de l'armée française qui, en échelons serrés, s'avançait pour menacer le cœur de la monarchie prussienne. Ce mouvement hardi s'opérait en face de l'extrémité gauche de la ligne brisée qui, de Gotha à Iéna, figurait les positions de l'armée prussienne. Aux derniers renseignements, l'avant-garde du prince de Hohenlohe commandant en chef de l'aile gauche, occupait les environs d'Iéna ; et c'est là ou à Géra, ville distante de quinze kilomètres, que, sous peine de livrer sans défense la route de leur capitale, les Prussiens seraient forcés d'accepter la bataille. Avec une incomparable science de la guerre, Napoléon avait prévu qu'à Géra, sûrement, il serait fixé sur le parti définitivement choisi par l'ennemi ; et, dès le 10 octobre, il écrivait à Soult cette phrase dont l'événement a fait une prophétie[30] : A Géra les affaires s'éclairciront.

La marche envahissante des Français avait été commencée le 8 octobre dans la nuit. A deux heures du matin, Napoléon assista lui-même au passage des massifs de la forêt — Frankenwald — qui lui ouvraient les portes de la Saxe. C'était l'opération culminante de la manœuvre. Au moment de s'y rendre, l'Empereur écrivait au maréchal Soult : Donnez-moi plus fréquemment de vos nouvelles. Dans une guerre combinée comme celle-ci, on ne peut arriver à de beaux résultats que par des communications très fréquentes ; mettez cela au premier rang de vos soins. Ce moment est le plus important de la campagne. Les Prussiens ne s'attendaient pas à ce que nous voulions faire ; malheur à eux s'ils hésitent et s'ils perdent une journée ![31] L'Empereur marchait avec le centre de l'armée, et le maréchal Soult occupant la droite, devait gagner Géra, tandis que Lannes à gauche était momentanément d'avant-garde vers Saalfeld. Le 10, Napoléon fait une halte, laissant à Latines le temps de déblayer le terrain. Sa plus haute préoccupation est néanmoins de ne pas perdre le contact avec ce maréchal et il règle sa vitesse pour permettre à Soult, qui est en arrière, de se mettre à niveau. De cette façon il aura les trois fractions de son armée sous sa détente, prêtes à être lancées dans les directions qu'il choisira lorsque l'heure sera venue de prendre spontanément les dispositions de combat. L'ne fois que toutes ses forces seront à hauteur les unes des autres, il sera sûr de la victoire. A Inuit heures du matin, il mande à Soult : Si ma jonction est faite avec ma gauche, je pousserai en avant. Après cela, quoi que fasse l'ennemi, s'il m'attaque je serai enchanté ; s'il se laisse attaquer, je ne le manquerai pas... Je désire beaucoup une bataille. S'il a voulu m'attaquer, c'est qu'il a une grande confiance dans ses forces ; il n'y a pas d'impossibilité alors qu'il ne m'attaque ; c'est ce qu'il peut me faire de plus agréable. Après cette bataille, je serai à Dresde ou à Berlin avant lui[32].

La manœuvre de concentration, s'exécutant simultanément avec la marche en avant, est terminée le 12, jour où le quartier impérial est établi à une petite étape de Géra. Là l'Empereur apprend qu'après Saalfeld, le duc de Brunswick a fait reculer sa droite. Que cette retraite soit partielle ou générale, il est urgent de s'y opposer. Il ne faut pas que l'armée prussienne puisse s'échapper. La profondeur et la simplicité des moyens employés par l'Empereur l'ont mis en état de parer à toutes les éventualités. Son centre, en une pointe rapide est jeté sur Naumbourg, pour y tenir la route de Berlin. De cette manière, la retraite la plus directe sur la capitale est coupée à l'armée prussienne.

Jamais l'Empereur n'aurait osé espérer s'emparer de la haute vallée de la Saalle sans rencontrer de résistance ; dès lors il considère que les Prussiens sont inévitablement perdus. Il l'annonce à tout le monde, de tous les côtés à la fois. Le 12, à quatre heures du soir, il écrit à Lannes[33] : ... Toutes les lettres interceptées font voir que les ennemis ont perdu la tète. Ils tiennent conseil nuit et jour et ne savent quel parti prendre. Vous verrez que mon armée est réunie, que je leur barre le chemin de Dresde et de Berlin... Jusqu'à cette heure, ils montrent bien leur ignorance de l'art de la guerre... D'autre part il mande à Murat[34] : Vous terrez par la situation de l'armée que j'enveloppe continuellement l'ennemi. Dans un billet à Talleyrand il dit[35] : Les affaires vont ici tout à fait comme je les avais calculées, il y a deux mois, à Paris, marche par marche, presque événement par événement ; je ne me suis trompé en rien... Il se passera des choses intéressantes d'ici deux ou trois jours ; mais tout parait me confirmer dans l'opinion que les Prussiens n'ont presque aucune chance pour eux. Leurs généraux sont de grands imbéciles. On ne conçoit pas comment le due de Brunswick, auquel on accorde des talents, dirige d'une manière aussi ridicule les opérations de son armée. L'Empereur est tellement fort de ses positions, il est tellement sur du résultat final qu'il n'hésite pas à proclamer publiquement ce qu'il écrit à ses collaborateurs ou confidents. Au mépris des indiscrétions et de l'espionnage, il dit le même jour dans le deuxième Bulletin : Dresde ni Berlin ne sont couverts par aucun corps d'armée. Tournée par sa gauche, prise en flagrant délit au moment où elle se livrait aux combinaisons les plus hasardées, l'armée prussienne se trouve dès le début dans une position assez critique. Elle occupe Eisenach, Gotha, Erfurt, Weimar. Le 12, l'armée française occupe Saalfeld et Géra, et marche sur Naumbourg et Iéna. Les coureurs de l'armée française inondent la plaine de Leipzig[36].

Par quel miracle d'imprévoyance, de cécité épaisse, les généraux prussiens ne parèrent-ils pas à leur situation périlleuse, quand Napoléon la démontrait en termes si clairs et si précis, l'affichait, pour ainsi dire, à tous les poteaux de son camp ? Comment n'eurent-ils pas la seule idée capable de leur offrir une chance de salut ? Pourquoi ne se concentrèrent-ils pas en une masse carrée de cent cinquante mille hommes, formidable barricade humaine qui fermerait la route de Berlin menacée si visiblement par les Français ? Mais ils étaient paralysés dans leurs moyens par la secousse qu'ils avaient subie instantanément lorsque le danger s'était dressé devant eux. Napoléon au contraire gardait tout son sang-froid ; il ne se laissait enivrer ni par ses succès du début, ni par sa certitude de vaincre que partageaient ses lieutenants, dont l'un, Davout, écrivait dès le 12[37] : Cette campagne promet d'être plus miraculeuse encore que celles d'Ulm et de Marengo. Si heureuses que fussent ces prémices, si grande que fut sa confiance dans la valeur de son armée, l'Empereur, sachant à quel prix on achète la victoire, ne se croyait dispensé d'aucun effort. Ce n'est point une image de dire qu'il peinait nuit et jour. Le seul repos qu'il se donnait, c'était de huit heures à minuit, c'est-à-dire au moment où les mouvements du jour sont terminés et où ceux du lendemain ne sont pas commencés. La somme de son travail, ses excès de fatigue sont relatés simplement par lui-même dans une lettre qu'il écrivit à Joséphine en cette nuit du 12 au 13, quand, à deux heures, il arriva au village de Géra. Il faut citer cette lettre entièrement pour voir l'homme dans son activité prodigieuse, dans sa tranquille confiance, dans son indifférence de toute lassitude corporelle, dans son désir de rassurer les siens, et même dans sa bonhomie : Géra, deux heures du matin. Je suis aujourd'hui à Géra, ma bonne amie ; mes affaires vont fort bien et tout comme je pouvais l'espérer. Avec l'aide de Dieu, en peu de jours cela aura pris un caractère bien terrible, je crois, pour le pauvre roi de Prusse que je plains personnellement parce qu'il est bon. La Reine est à Erfurt avec le Roi ; si elle veut voir la bataille, elle aura ce cruel plaisir. Je me porte à merveille, j'ai déjà engraissé depuis mon départ ; cependant je fais de ma personne vingt et vingt-cinq lieues par jour, à cheval, en voiture, de toutes les manières. Je me couche à huit heures et suis levé à minuit. Je songe quelquefois que tu n'es pas encore couchée[38].

Il résulte sans conteste, pensons-nous, des documents que nous venons de citer, que l'Empereur, le 12 octobre, était absolument persuadé de vaincre l'armée prussienne ; que cela ne faisait pas l'ombre d'un doute dans son esprit. Or il recherchait si peu les émotions sanguinaires des champs de bataille, qu'en dépit de son assurance il adressa, ce jour même, au roi de Prusse, une lettre par laquelle il lui offrait encore de conclure la paix. Oui, à cette heure décisive, malgré tous ses avantages, malgré le trouble que la défaite de Saalfeld avait dit jeter dans les rangs prussiens, il ne réclamait pas autre chose que le désarmement réciproque. Pour cette dernière tentative pacifique, il prenait prétexte d'accuser réception de l'ultimatum prussien du 1er octobre et du volumineux manifeste daté du 7 : Votre Majesté, disait Napoléon, m'a donné rendez-vous le 8. En bon chevalier, je lui ai tenu parole. Je suis au milieu de la Saxe. Qu'elle m'en croie, j'ai des forces telles que toutes ses forces ne peuvent balancer longtemps la victoire. Mais pourquoi répandre tant de sang ? A quel but ? Je tiendrai à Votre Majesté le même langage que j'ai tenu à l'empereur Alexandre deux jours avant la bataille d'Austerlitz.... Sire, j'ai été votre ami depuis six ans. Je ne veux point profiter de cette espèce de vertige qui anime ses conseils et qui lui a fait commettre des erreurs politiques dont l'Europe est encore tout étonnée et des erreurs militaires de l'énormité desquelles l'Europe ne tardera pas à retentir. Si elle m'eût demandé des choses possibles par sa note, je les eusse accordées ; elle a demandé mon déshonneur, elle devait être certaine de ma réponse. La guerre est donc faite entre nous, l'alliance est rompue pour jamais. Mais pourquoi faire égorger nos sujets ? Je ne prise point une victoire qui sera achetée par la vie d'un bon nombre de mes enfants. Si j'étais à mon début dans la carrière militaire et si je pouvais craindre les hasards des combats, ce langage serait tout à fait déplacé. Sire, Voire Majesté sera vaincue. Elle aura compromis le repos de ses jours sans l'ombre d'un prétexte. Elle est aujourd'hui intacte et peut traiter avec moi d'une manière conforme à son rang... elle traitera avant un mois dans une situation différente... Elle m'a dit qu'elle m'avait souvent rendu des services. Eh bien, je veux lui donner la preuve du souvenir que j'en ai. Elle est maîtresse de sauver à ses sujets les ravages et les malheurs de la guerre. A peine commencée, elle peut la terminer, et elle fera une chose dont l'Europe lui saura gré. Sire, je n'ai rien à gagner contre Votre Majesté. Je ne veux rien et n'ai rien voulu d'elle. La guerre actuelle est une guerre impolitique... Je prie Votre Majesté de ne voir dans cette lettre que le désir que j'ai d'épargner le sang des hommes et d'éviter à une nation, qui géographiquement ne saurait être ennemie de la mienne, l'amer repentir d'avoir trop écouté des sentiments éphémères qui s'excitent et se calment avec tant de facilité parmi les peuples[39].

Après avoir dicté cette lettre qui peut satisfaire, croyons-nous, les plus exigeants en matière de sentiments conciliateurs, Napoléon fit appeler son aide de camp, M. de Montesquiou, et lui ordonna de se rendre aux avant-postes ennemis. Par une fatalité singulière, le premier chef de détachement prussien que rencontra Montesquiou était un être borné et stupidement esclave de la forme des règlements. Il ne voulut pas reconnaître à Montesquiou la qualité de parlementaire parce qu'il ne le voyait pas accompagné d'un trompette. Malgré son insistance, malgré la lettre impériale dont il était porteur et dont il affirmait l'importance capitale, Montesquiou fut retenu comme prisonnier et conduit seulement, à dix heures du soir, le 13, au quartier général du prince de Hohenlohe. Celui-ci, quelque diligence qu'il y apportât, ne put faire parvenir utilement la lettre de Napoléon au Roi qui était en pleine retraite et ne la reçut que trop tard, hélas, au moment où la bataille était déjà engagée. Le fait fut consigné par le roi de Prusse lui-même quand, au lendemain d'Iéna, il demanda à l'Empereur une suspension d'armes[40].

Toutes les intentions de l'Empereur, quelles qu'elles fussent, ayant été dénigrées, celle-ci ne pouvait échapper au sort commun. On a prétendu que ses dernières propositions de paix n'avaient été qu'une ruse de guerre dans le but de troubler le Roi au moment du combat, ou peut-être de gagner du temps. A la vérité, ce sont là des insinuations toutes gratuites. En prêtant à Napoléon des projets aussi compliqués, il faudrait au moins dire quel bénéfice il comptait en retirer. Supposons que sa communication eût suivi un cours normal, que pouvait-il en résulter ? Le Roi rejetait-il les offres de Napoléon ? Rien n'était changé aux situations respectives. Au contraire le Roi entrait-il dans une voie amiable ? En quelques heures les souverains se réunissaient en tête à tête, et rien encore n'empêchait les deux années belligérantes de continuer leurs mouvements. Si l'entente ne se faisait pas, la bataille subissait à peine un retard de quelques heures.

Ajoutons qu'après tout ce que nous avons vu, si quelqu'un devait redouter qu'on eût le temps de modifier les emplacements des années, c'était à coup sûr Napoléon qui considérait sa position comme excellente, tandis que son adversaire tâtonnait pour savoir au juste à quel parti se résoudre. Il est donc extravagant de chercher sous les paroles de l'Empereur autre chose que leur sens réel : un désir sincère d'arriver à une solution amiable. Au surplus, ne faut-il pas regretter que, parmi tant de ruses manifestement mises en œuvre par la Prusse depuis l'origine du conflit, on n'en ait jamais trouvé une seule qui pût prêter, comme la démarche de Napoléon, à une conclusion immédiate de la paix ?

Quand on arrive à Iéna, la première chose que les gens du pays vous font voir c'est, à droite du chemin de fer, une route étroite, sinueuse qui gravit le Landgrafenberg, une des montagnes au pied desquelles s'étend la vieille ville. Avec une sorte d'admiration ébahie, avec la fierté que les habitants ont à montrer les curiosités historiques de leur cité, les passants vous disent : Cette route a été construite par Napoléon dans la nuit du 13 octobre 1806 ; les sapeurs taillaient dans le roc, roulaient les pierres de granit. Les hommes attelés avec les chevaux tiraient péniblement les pièces de canon et les équipages le long de ces rampes embourbées. Puis, avec un gros rire, votre interlocuteur ne manque pas d'ajouter : Les Prussiens étaient derrière la montagne et dormaient bien tranquilles. En voilà qui ont eu un réveil désagréable quand, le lendemain, en levant les yeux ils aperçurent toute l'armée française sur leurs têtes ! Dans sa simplicité naïve ce bref récit résume assez bien le coup hardi et foudroyant qui était une réminiscence du passage du mont Saint-Bernard. En Thuringe, comme dans les Alpes, Napoléon apparut soudain, menaçant et invincible, au seul endroit par lequel il semblait impossible qu'il arrivât. Cette escalade audacieuse d'une montagne impraticable, exécutée par toute une armée, fut décidée instantanément par l'Empereur. Il ne l'avait nullement prévue, mais depuis longtemps sa témérité ne connaissait plus d'obstacle. Son génie de commandant d'armée avait pourvu sur tous les points aux moyens de réaliser ses inspirations les plus fortuites. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il allait à une bataille prochaine. Le matin du 13 octobre, il en fixe encore la date à une échéance vague. Il est probable, dit-il, que dans huit ou dix jours tout cela aura pris un grand caractère, n sans se douter que, quelques heures plus tard, il serait convaincu qu'une rencontre décisive aurait lieu le lendemain. Le jour qu'il avait consacré au repos de son armée[41], exténuée par des étapes quotidiennes de cinquante kilomètres, parfois plus, fut celui de la plus grande agitation.

Cette incertitude peut sembler étrange chez un chef d'armée qui, croit-on généralement, devrait être renseigné sur la position de son adversaire. Cependant c'est le contraire qui arrive presque toujours. Ainsi les plus illustres prédécesseurs de Napoléon comme ses modernes et plus fameux imitateurs se sont trouvés dans une complète ignorance des mouvements d'un ennemi qui était tout près d'eux : le jour de la bataille de Rosbach, le grand Frédéric se mettait à table lorsque son adjudant, le capitaine Gaudi, accourut l'avertir que de la terrasse du château on apercevait les têtes de colonne des troupes de Soubise[42]. De nos jours, malgré des moyens de correspondance tels que le télégraphe, malgré les systèmes d'espionnage perfectionnés dont on a tant parlé, on n'est pas mieux informé que jadis : dans la matinée même de la plus grande bataille de la campagne de 1870, le 18 août, à Saint-Privat, le maréchal de Moltke n'avait que les renseignements les plus contradictoires et pour la plupart erronés sur les positions d'une armée française de cent cinquante mille hommes[43]. Ce qui se représente maintenant qu'on a pu étudier les méthodes et profiter des leçons du passé pouvait donc à plus forte raison se produire eu 1806. Mais encore faut-il dire que la direction offensive adoptée par Napoléon lui ordonnait presque, afin de dissimuler sa présence, de ne pas s'éclairer trop en avant[44]. Il va au-devant de l'ennemi, quelle que soit l'heure, quelle que soit la minute où il le joindra, il doit être prêt à le combattre — et il l'est.

C'est en réalité par la plus juste application des lois de la guerre que l'armée impériale marchait en carrés compacts, de façon que la moindre commotion fût ressentie de la tête à la queue de la colonne. Jusqu'à ce qu'on fût à proximité du lieu de concentration des Prussiens, les Français s'étaient avancés de même que le cavalier du jeu d'échecs par bonds et zigzags, sautant d'un gros bourg sur une ville, d'une forteresse sur une croisée de routes, gagnant ainsi les meilleurs points stratégiques. Plus on se rapprochait du front de l'armée prussienne, et plus l'Empereur avait resserré toute ses divisions. De l'avant à l'arrière, de la droite à la gauche, les ordres pouvaient être transmis en trois heures. Cent quarante mille hommes d'infanterie, trente-huit mille cavaliers, quinze mille artilleurs, telle est la masse énorme que l'Empereur peut jeter en bloc effroyable sur un point ou distendre à volonté pour envelopper les Prussiens de toutes parts. C'est de la sorte qu'en un instant pour ainsi dire il put porter le gros de ses troupes aux alentours du Landgrafenberg quand on lui signala q ne le camp prussien était situé au versant opposé de la montagne.

Dès le 12 après midi, le maréchal Lannes (5e corps) s'était trouvé en contact avec des détachements prussiens. Ceux-ci furent dispersés par quelques fusillades et par une faible canonnade. Chez les Prussiens comme chez les Français ou croyait avoir affaire à des brigades isolées. Personne ne se doutait que les années impériale et royale entières s'engageaient alors par leurs têtes de colonnes.

Poursuivant sa marelle, le 5e corps, à la nuit tombante, installa son bivouac à une lieue en avant d'Iéna. Son avant-garde était entrée dans la ville et campait non loin du Landgrafenberg. Moins par instinct de la guerre peut-être que par curiosité, moins encore par crainte d'une surprise que dans l'espoir d'une bonne aubaine, des soldats français restent difficilement toute une nuit devant un mur sans chercher à savoir ce qui se passe derrière. Au petit jour, des voltigeurs de Latines firent l'ascension du Landgrafenberg. Arrivés au faite, ils eurent un coup d'œil inattendu ; ils aperçurent, rangés en bataille, sur trois lignes, les feux de l'armée prussienne, qui reposait tranquillement dans le calme de l'aube. Contrairement aux magistrales dispositions du commandant de l'armée française, les Prussiens couvraient une immense surface. Il y en avait à perte de vue, dit le général Rapp[45] ; ils se prolongeaient par delà Weimar.

L'Empereur, poussé par quelque pressentiment, avait, dès le matin, résolu de se rendre à Iéna pour visiter son avant-garde. En chemin, l'officier d'ordonnance du maréchal Latines l'informa de la découverte de l'armée ennemie. Immédiatement, sans une minute d'hésitation, ni de réflexion, l'Empereur lance les ordres dans toutes les directions : Qu'un aide de camp crève un cheval, s'il le faut, dit-il[46]. Il ordonne aux maréchaux Lefebvre et Soult de hâter leur marche le plus tôt possible, l'ennemi devant attaquer ce soir où sûrement demain matin ; au maréchal Ney, d'être avec tout son corps d'armée, demain de bonne heure, à Iéna. Au maréchal Davout il dit : Si vous entendez une attaque ce soir sur Iéna, vous devez manœuvrer sur l'ennemi et déborder sa gauche. Même ordre au maréchal Bernadotte.

Il était près de quatre heures. C'était presque la nuit en ce mois d'octobre et par un temps brumeux. Encore tout fiévreux de cette alerte subite, Napoléon rejoint le maréchal Lannes à Iéna, complète ses renseignements sur la situation et ordonne qu'on se mette sans retard à l'œuvre afin d'aplanir et d'élargir les rampes par lesquelles vingt-cinq mille hommes et leur artillerie allaient passer pour se ranger en bataille sur les hauteurs du Landgrafenberg d'oie ils planeraient sur les Prussiens. Invisible pour l'ennemi, la nouvelle route permettrait le lendemain aux renforts de surgir comme d'une boîte quand ils avanceraient sur le plateau. Le maréchal s'était emparé de ce plateau, mollement défendu par les vedettes prussiennes et la fusillade confirmait là-haut dans la demi-obscurité. L'Empereur voulut y monter malgré les supplications de son entourage. Il tenait à reconnaître par lui-même la position de l'ennemi ; peut-être avait-il surtout l'impatience de contempler sa proie du lendemain. Accompagné seulement des maréchaux Lannes et Soult et du général Suchet, il s'aventura jusque dans la ligne des vedettes. Il faisait si noir qu'à quelques pas même on ne distinguait que des ombres. Entendant du bruit et craignant d'être surprises, les sentinelles françaises tirèrent au hasard. L'Empereur et ses compagnons n'eurent d'autre ressource que de se coucher à terre jusqu'à ce que la méprise fin expliquée. Après avoir échappé à ce danger, Napoléon surveilla lui-même les ouvrages de terrassement, à la montée du Landgrafenberg. Il s'approchait des travailleurs, les excitant, les encourageant. Comme on avait beaucoup de peine à hisser les pièces d'artillerie, il allait, une chandelle à la main, éclairer et aider les canonniers les plus embarrassés. Enfin, protégés par l'obscurité, les vingt-cinq mille hommes, y compris la Garde, furent rangés en bataille par les propres soins de Napoléon en haut du plateau et au bord du versant à pic face à l'ennemi. On dormit peu, ce soir-là, au camp français. Dès que les régiments eurent pris possession de leurs emplacements, ils se précipitèrent dans Iéna pour y chercher des vivres. Ce voyage n'était pas long, dit le capitaine Coignet[47], nous pouvions jeter une pierre du haut dans la ville. Toutes les maisons étaient désertes ; ces pauvres habitants avaient tout abandonné. Nous trouvâmes tout ce dont nous avions besoin... Nous avions des bougies pour nous éclairer pour descendre dans les caves, et nous trouvâmes dans les grands hôtels beaucoup de vin cacheté. On fit porter du bois et les feux s'allumèrent, avec le vin et le sucre dans les chaudières. Nous bines à la santé du roi de Prusse toute la Duit et tout le vin cacheté fut partagé. Il y en avait à profusion. Chaque grenadier avait trois bouteilles : deux dans le bonnet à poil et une dans la poche. Toute la nuit on avait du vin chaud. Nous en portâmes à nos braves canonniers qui étaient morts de fatigue.

Sur le Landgrafenberg, la Garde s'était organisée en un carré au milieu duquel l'Empereur devait prendre un peu de sommeil. Il n'en profita guère. tiers quatre heures du matin, il communiqua ses instructions de bataille au maréchal Lamies et l'alerte fut donnée aux troupes. Un nuage grisâtre, intense et glacé, enveloppait toute la plaine. Comme en quelque vision fantastique, les hommes s'alignaient en silhouettes informes et opaques. Devant elles passait leur Empereur, sorte de fantôme de buée épaisse. Soudain de toutes les poitrines sort un immense cri de : Vive l'Empereur ! bientôt amorti par les couches brumeuses de l'atmosphère. Napoléon venait de leur dire : Soldats ! l'armée prussienne est coupée, comme celle de Mack l'était à Ulm, il y a aujourd'hui un an. Cette armée ne combat plus que pour se faire jour et pour regagner ses communications. Le corps qui se laisserait percer se déshonorerait. Ne redoutez pas cette célèbre cavalerie. Opposez-lui des carrés fermés à la baïonnette[48]. A six heures du matin, dans l'obscurité profonde, l'Empereur, qui voulait surprendre ses ennemis par un coup de tonnerre, donna le signal. En avant ! Les soldats répètent le cri : En avant ! En avant ! et, comme un torrent, s'écroulent de la montagne pour tomber sur les Prussiens encore endormis. Dans les ténèbres impénétrables de brouillard et de fumée, ce fut une confusion lamentable. Ou n'était guidé que par les pentes du terrain ; tout ce qu'on rencontrait sur des inclinaisons était ami ; tout ce qu'on heurtait en plaine était ennemi. La fusillade s'étendit de tous côtés, la mort venait sifflante sans qu'on sût de qui on la recevait.

A huit heures du matin, un soleil d'automne déchirait le voile épais qui recouvrait le champ de l'action. La première position de l'ennemi était forcée ; il avait été déposté de deux villages ; vingt-six pièces de canon étaient déjà en notre pouvoir. Nos troupes donnaient avec ardeur. Elles se sentaient poussées par de nouveaux renforts qui se succédaient méthodiquement. Lannes, engagé le premier, était soutenu par Soult et par Augereau, et déjà pointaient sur le terrain du combat les éclaireurs du 6e corps commandé par le maréchal Ney.

A neuf heures seulement, le prince de Hohenlohe se décida à croire qu'une vraie et grande bataille était engagée. Jusque-là, il pensait n'avoir affaire qu'à un corps volant. Il tenait pour inadmissible qu'une armée eût pu franchir en une nuit les gorges d'Iéna, surtout avec de l'artillerie. Il lui fallut pourtant se rendre à l'évidence. Il fit ployer les tentes et rappela sa cavalerie qui fourrageait autour du camp. Ses divisions se formèrent avec la plus grande célérité ; puis, les unes après les autres mais se suivant de très près, elles firent leur apparition sur les lieux abandonnés par leurs avant-gardes. Un moment, notre 5e corps, maréchal Lannes, faiblit. L'Empereur fait aussitôt battre la charge sur toute la ligne. Une impulsion formidable entraîne toute l'armée, le 5e corps lui-même est ramené. Non seulement les avantages un instant perdus sont reconquis, mais les premières colonnes ennemies fléchissent sous la poussée impétueuse de notre infanterie.

Cependant des ravins, des vallons, des talus, des bouquets de bois, de tous côtés, surgissent des régiments prussiens. En cet instant, l'Empereur se figure qu'il a devant lui toute l'armée royale. Jugeant prudent d'attendre ses réserves qui arrivaient par échelons, il ralentit l'attaque autant qu'il le peut. Mais vers midi, le maréchal Ney, qui n'avait encore avec lui que trois mille de ses hommes, aperçoit un intervalle vide entre le 5e et le 7e corps, et au delà un petit village occupé par les Prussiens. Jaloux d'être, lui aussi, un ouvrier de la victoire, il excède les ordres qu'il a reçus. Avec la fougue d'un sous-lieutenant, il entraîne sa petite troupe au pas de course et, en manquant de tout compromettre, précipite les événements de la journée, arrivé dans le bas-fond, à portée du village, il est assailli par le feu d'une artillerie prussienne habilement placée sur une éminence ; alors il n'hésite pas. Que le 10e régiment de chasseurs et le 3e de hussards se détachent pour enlever ces batteries ! Le général Colbert s'élance intrépidement en tête de ses cavaliers et fait irruption à coups de sabre parmi les canonniers. Déjà il s'est emparé de treize pièces de canon, lorsqu'il se voit obligé de lâcher prise, sous une charge de hussards et de cuirassiers prussiens. Il fait front à ses agresseurs et, cavalerie coutre cavalerie, chaque parti est tantôt repoussé et tantôt victorieux. Colbert multiplie ses efforts, revient, recule, rebondit encore, mais ne peut refouler l'adversaire. Voyant la situation critique de ses chasseurs et de ses hussards, Ney, toujours superbe de courage et de sang-froid, forme son infanterie en carré, se place lui-même au centre et protège par son admirable énergie le ralliement des cavaliers de Colbert.

Du haut de Landgrafenberg, Napoléon avait suivi avec une vive contrariété la vaillante mais regrettable imprudence du maréchal Ney. Il fut touché pourtant de l'audace héroïque de cette petite troupe qui s'obstinait désespérément à vaincre. Modifiant sa tactique, il recommença aussitôt et vigoureusement l'action qu'il avait voulu suspendre. Il envoie Bertrand, son propre aide de camp, avec deux régiments au secours du maréchal Ney et presse ses colonnes en avant. A l'approche des renforts, la cavalerie prussienne se retire en toute hâte et Ney conserve sa position. Simultanément la lutte reprend sur tous les points.

Les héritiers des secrets de guerre du grand Frédéric allaient user de tous leurs moyens contre l'armée issue des hasards de la Révolution. Les bataillons prussiens évoluaient dans un ordre parfait, avec la remarquable cadence du pas de l'époque... Fidèles à leur ancienne méthode, ils s'arrêtaient dans la zone efficace du tir, exécutaient leurs feux de salve réglementaires avec le plus grand calme et une extrême rapidité. On leur avait toujours enseigné que ce procédé menait infailliblement à la victoire et forçait n'importe quel ennemi à abandonner le champ de bataille[49]. Ils durent bientôt reconnaître que c'était une illusion. Leurs masses bien alignées servaient de cible aux essaims de tirailleurs français suivis de colonnes qui pressaient leur marche avec un entrain irrésistible, au son des tambours et de la musique. Pendant près de deux heures, la brave infanterie prussienne décimée supporta sans broncher les feux de mousqueterie et de mitraille ; mais, les pertes augmentant dans des proportions effroyables, les régiments de l'aile gauche lâchèrent pied les premiers, et toute la ligne ne tarda pas à se rompre. Pendant que le maréchal Lannes, l'épée au vent, combattait à la tête du 100e de ligne, le prince de Hohenlohe avec sa canne et son épée forçait ses hommes à reprendre leur place et à faire leur devoir jusqu'au bout. Lannes, Soult, malgré leurs efforts fléchirent par instants ; mais Napoléon, dominant l'action, envoyait sans relâche, des crêtes supérieures, les troupes fraîches et l'artillerie, au fur et à mesure qu'elles arrivaient. Cette montagne que les Prussiens tenaient pour un rempart imprenable, impossible à gravir, le Landgrafenberg, devenait maintenant un volcan aux laves meurtrières. Comme sorties des entrailles de la terre, la garde, les réserves dévalaient et couraient sus à l'ennemi, les fantassins au pas gymnastique, les cavaliers à bride abattue, les artilleurs aux claquements de leurs fouets ; tous étaient électrisés par la présence de leur Empereur qui, de la cime du mont, désignait d'un geste à chacun le but de cette descente vertigineuse.

l'ers deux heures tonte la ligne française, dépassant le village où l'on s'était battu avec acharnement, se porta en avant avec une furieuse vigueur. Les batteries furent démontées ou enlevées. Le feu des Prussiens se ralentit, celui des Français redoubla ; la cavalerie du maréchal Lannes acheva de mettre en fuite tout ce qui résistait. En vain quelques bataillons essayèrent de se reformer ; ils furent bien vite culbutés. Le combat semblait être terminé, lorsque vers quatre heures apparut un nouveau corps d'armée prussien, fort de vingt-trois mille hommes, venant de Weimar sous les ordres du général Rüchel. Saisi d'émotion à la vue de ce champ de carnage où venaient de s'engloutir la puissance et la gloire de l'État prussien, ce général, dans un sublime effort, s'offrit en holocauste à l'honneur des armes de sa patrie. Il se jeta éperdument au milieu des masses triomphantes de l'armée française et cent fois affronta la mort en vrai et grand soldat de son Roi. An plus fort de la mêlée, il tomba frappé d'une balle à la poitrine. On le crut perdu ; il n'était que très grièvement blessé. En moins d'une heure, ses vingt-trois mille hommes avaient été dispersés et les survivants étaient allés grossir l'ouragan des fuyards prussiens, qui se précipitaient dans toutes les directions.

Cependant, aux yeux de Napoléon, tout ne pouvait être fini. Il s'était bien aperçu que l'armée prussienne n'avait pas donné tout entière, que soixante-cinq ou soixante-dix mille hommes seulement avaient été engagés. Il s'attendait à livrer de nouveaux combats soit le même jour, soit le lendemain, et il envisageait avec calme cette éventualité. Ses effectifs étaient à peine entamés, tandis qu'une forte portion de l'armée prussienne n'existait plus qu'en pleine déroute. Quand l'autre portion se présenterait, ce serait dans un état d'infériorité numérique e morale qui ne permettait aucun doute sur l'issue de la pro chante rencontre. En vérité l'Empereur ne connaissait encore que la moitié de son triomphe.

Par un fait d'armes sans exemple dans les annales de la guerre, au même moment, à dix-huit kilomètres de distance, alors que les deux souverains respectivement placés à la tête de leurs armées croyaient à une action unique, deux batailles distinctes avaient été livrées : l'une par le prince de Hohenlohe contre Napoléon à Iéna, l'autre, à Auerstædt, par le maréchal Davout contre le roi de Prusse en personne et le duc de Brunswick. Nul n'aurait pu supposer qu'à l'heure d'une lutte décisive le duc commettrait la faute impardonnable de diviser ses forces et de n'établir entre elles aucune cohésion ; sa faute était telle que, s'il était parvenu à se débarrasser de l'armée de Davout à Auerstaedt, il n'en aurait pas moins été battu le lendemain. Par son incurie il avait exposé le prince de Hohenlohe à un échec certain, puisqu'il le laissait seul contre le gros de l'armée française considérablement supérieure. C'est ainsi que, pour n'avoir pas réuni toutes ses forces, il avait voué à l'écrasement ses deux tronçons d'armée. Le soir du 14 octobre, Frédéric-Guillaume et Napoléon eurent des surprises bien différentes : Le roi de Prusse apprit sa défaite irrémédiable, l'Empereur des Français, sa victoire définitive.

Peu de batailles, si glorieuses fussent-elles, peuvent être comparées à celle d'Auerstædt gagnée par Davout le 14 octobre 1806. Les exemples ne sont pas nombreux d'un succès remporté avec une disproportion de combattants aussi forte. Vingt-six mille Français infligèrent un désastre lamentable à soixante-six mille Prussiens sous les ordres de leur Roi et du duc de Brunswick, généralissime des armées. Celui-ci, apprenant la marche des Français sur l'Elbe, voulut leur barrer la route et détacha le Roi avec soixante-dix mille hommes dont Davout supporta seul le choc à Auerstædt. Quoique très avancé par rapport à la masse des Français, ce maréchal se reliait cependant au quartier impérial par Bernadotte, placé à mi-chemin. Il ne pouvait refuser la lutte, dans quelques conditions qu'elle se présentât. Les ordres admirablement rédigés par l'Empereur en prévision de la bataille d'Iéna lui ordonnaient de prescrire telles mesures qu'il voudrait, pourvu qu'il prît part au combat[50].

La valeur des Prussiens fut moins grande à Auerstædt qu'à Iéna. Si défectueuse qu'elle l'Ut, la tactique du prince de Hohenlohe primait de beaucoup celle de son généralissime. Hohenlohe savait encore faire marcher ses régiments par groupes imposants, avoisinés par d'autres forces ; cela donnait une certaine confiance au soldat. Brunswick au contraire envoyait ses brigades, paquets par paquets, se faire écraser ou refouler par l'ennemi. Quand les régiments virent qu'on les menait à la boucherie l'un après l'autre, ils furent pris d'une défiance fort préjudiciable à la réussite de leurs opérations. Quelles que soient les fautes de son adversaire, il n'est pas d'éloges trop flatteurs pour la conduite de Davout qui, toute une journée, résista aux coups réitérés d'une armée triple de la sienne.

Le premier engagement fut pour ainsi dire décisif. Il eut lieu à neuf heures du matin, dès que se fut dissipé le brouillard qui régnait à Auerstædt comme à Iéna. Vingt-cinq escadrons, commandés par le général Blücher, se jetèrent en tous sens sur le flanc de l'infanterie française. Celle-ci, impassible, formée en carrés, attendait à bout portant les cavaliers de Blücher pour les foudroyer et les disperser. Chaque tentative nouvelle pour pénétrer les carrés fut repoussée avec le même calme, la même insouciance du danger. Pour soutenir le courage de leurs soldats, le maréchal Davout, le général de division Gudin, les généraux de brigade, d'un carré à l'autre, se glissaient entre les charges et réchauffaient le zèle des braves fantassins. Pas un bataillon ne broncha. Après avoir laissé d'innombrables victimes au pied de cette muraille de fer et de feu, les escadrons de Blücher furent pris d'épouvante en voyant survenir la cavalerie française. Celle-ci les reconduisit à la charge à plus d'une lieue du champ de bataille. Blücher, dans sa retraite, eut son cheval tué. Il parvint à s'échapper, grâce à la monture de son trompette d'escorte. De l'autre côté Brunswick, encore plus malmené, échouait également dans toutes ses attaques et, blessé mortellement, il fut emporté du champ de bataille. Le Roi, demeuré seul commandant de l'armée, fit d'honorables efforts mais se vit obligé de plier à son tour.

La victoire d'Auerstædt aurait dû être plus complète encore. Par suite des dispositions arrêtées par l'Empereur, le maréchal Bernadotte était à douze kilomètres. Malheureusement Bernadotte, caractère ombrageux, peu enclin à contribuer aux succès de ses camarades, fit la sourde oreille aux appels pressants et réitérés de Davout. Il s'en tint obstinément à un ordre antérieur qui lui enjoignait d'occuper un point déterminé. Il oublia ou ne voulut pas se rappeler ce principe de guerre que l'avis d'une grande bataille prochaine équivaut en tous cas à l'intimation de marcher au canon sans retard et par le chemin le plus court. Or, cet avis de bataille imminente, identique à celui qui avait été envoyé à Davout, Bernadotte l'avait reçu de l'Empereur. La conduite du maréchal aurait pu lui coûter un châtiment exemplaire. Dans le premier moment de sa trop légitime colère, l'Empereur parla de le faire passer en conseil de guerre ; mais, justicier moins farouche qu'on ne croit communément, il se borna à exprimer en termes très vifs son mécontentement. Il notifia sévèrement à Bernadotte qu'il n'était point accoutumé à voir sacrifier ses opérations à de vaines étiquettes de commandement[51].

On a dit maintes fois, car aucune insinuation malveillante n'a été épargnée à sa mémoire, que l'Empereur, quelque peu jaloux du beau fait d'armes de Davout, s'appliqua, ce sont les expressions d'un historien moderne, à ne faire de la bataille d'Auerstædt qu'un épisode très secondaire de la bataille d'Iéna[52]. Rien n'est moins exact que cette assertion. L'Empereur ne chercha nullement à éclipser la gloire de son lieutenant ; il la proclama autant de fois, peut-on dire, qu'il en trouva l'occasion. Dans la seule journée du 15 octobre, au lendemain de la bataille, alors qu'on n'a encore que des notes sommaires sur l'événement de la veille, le cinquième Bulletin de la Grande Armée mentionne ce qui suit[53] : A notre droite le corps du maréchal Davout faisait des prodiges ; non seulement il contint mais mena battant pendant plus de trois lieues le gros des troupes ennemies qui devait déboucher du côté de Kœsen. Ce maréchal a déployé une bravoure distinguée et de la fermeté de caractère, première qualité d'un homme de guerre... Le maréchal Davout a eu son chapeau emporté et un grand nombre de balles dans ses habits. A Talleyrand, il relatait dans une note destinée à être envoyée dans toute l'Europe[54] : Le maréchal Davout, placé aux débouchés de Kœsen en avant de Naumbourg, a empêché l'ennemi de déboucher. Il s'est battu toute la journée et a mis en déroute plus de soixante mille hommes commandés par le Roi en personne. Ce corps d'armée s'est couvert de gloire. Ayant eu l'occasion d'écrire à Murat, l'Empereur ajoute[55] : Le maréchal Davout a eu une affaire superbe ; il a battu seul soixante mille Prussiens. Le lendemain, 16 octobre, Davout recevait de Napoléon la lettre suivante[56] : Mon cousin, je vous fais mon compliment de tout mon cœur sur votre belle conduite. Je regrette les braves que vous avez perdus, mais ils sont morts au champ d'honneur. Témoignez ma satisfaction à tout votre corps d'armée et à vos généraux. Ils ont acquis pour jamais des droits à mon estime et. à ma reconnaissance. Donnez-moi de vos nouvelles et faites reposer quelques moments votre corps d'année à Naumbourg. Moins difficile à satisfaire que les détracteurs de Napoléon, Davout répondit le même jour[57] : Sire, les félicitations que Votre Majesté veut bien adresser à son 3e corps et aux généraux qui le commandent les pénètrent tous de la plus profonde sensibilité. Déjà, Sire, leur dévouement à votre personne était sans bornes ; ils ne sauraient y ajouter, mais ils brûlent de trouver l'occasion de vous en donner de nouveaux témoignages. Permettez, Sire, eu ce qui me concerne, de vous exprimer combien je suis touché des éloges de Votre Majesté. Mon sang vous appartient ; je le verserai dans toutes les circonstances et ma récompense sera de mériter votre estime et votre bienveillance.

Ces paroles émanant d'un général félicité par son souverain pourraient être de pure convenance. Mais voici, du même jour 16 octobre, ce que Davout disait à sa femme : ... Pour mettre le comble à ta satisfaction, je t'envoie copie de la lettre que m'a écrite l'Empereur... Toi, ma petite aimée, dont l'existence est employée à ajouter à la considération de ton mari, tu ressentiras, j'en suis certain, une vive joie d'apprendre que j'ai eu le bonheur de remplir les intentions de l'Empereur et d'acquérir quelques titres à son estime et à sa bienveillance[58]. Les plus proches de l'Empereur, qui ne cherchaient certes pas à lui être désagréables, se plaisaient à prôner les exploits de Davout. La reine Hortense écrivait à la maréchale : Ma chère amie, ton mari n'aura peut-être pas eu le temps de t'écrire ; il se porte à merveille. Tu verras par le Bulletin que son corps d'armée a soutenu pendant la journée quatre-vingt mille ennemis et qu'il s'est couvert de gloire. Talleyrand, d'autre part, mandait à la maréchale : Je m'empresse de vous donner connaissance d'une note que je viens de recevoir du quartier général sur la victoire d'Iéna. M. le maréchal Davout en est revenu, suivant son usage, avec une belle branche de laurier que vous pourrez ajouter, Madame, à sa collection précédente[59]. La reconnaissance de l'Empereur se refroidit-elle plus tard, hésita-t-il à la témoigner publiquement ? Le 23 octobre, il écrivait à Davout[60] : Faites connaître à votre corps d'armée que l'Empereur, en le faisant entrer le premier à Berlin, lui donne une preuve de sa satisfaction pour la belle conduite qu'il a tenue à la bataille d'Iéna. Enfin tout le monde ne sait-il pas que, pour perpétuer la mémorable victoire de Davout l'Empereur le nomma duc d'Auerstædt ?

On se demande en vérité ce que Napoléon aurait pu faire de plus eu faveur du maréchal. S'il avait cru pouvoir davantage, il n'y aurait sans doute pas manqué, car il avait personnellement un trésor de gloire assez riche pour se permettre même des prodigalités envers ses collaborateurs. Trente drapeaux, deux cents pièces d'artillerie, vingt-huit mille prisonniers, c'était le bilan des trophées comptés le soir de la bataille d'Iéna. La victoire caltait trois mille hommes à l'armée de Napoléon qui n'avait utilisé que la moitié de ses forces contre Hohenlohe. Les pertes de Davout se montaient à sept ou huit mille hommes sur vingt-cinq mille. Cette proportion des victimes atteste l'héroïsme du 3e corps.

La veille de la bataille d'Auerstædt, sur l'ordre formel du général en chef, duc de Brunswick, la Reine avait dû quitter définitivement les bivouacs pour retourner à Berlin. cc Pleurant comme un enfant[61], elle partait de Weimar à cinq heures du matin. Après avoir rêvé d'être, dans les nuages de fumée et dans le tumulte des combats, l'Égérie triomphante de son royal époux, la pauvre souveraine, à travers le brouillard glacé, rebroussait tristement chemin dans un cabriolet découvert, son carrosse s'étant cassé en route. Deux dames d'honneur, soixante dragons d'escorte, c'était tout ce qui lui restait des splendeurs militaires et des apparats somptueux d'hier. A l'orgueil prématuré de la victoire succédaient maintenant pour elle des transes terribles sur le sort du Roi et de l'armée. Afin de recevoir plus tôt des nouvelles, elle voyageait lentement, désireuse de ne pas augmenter la distance qui la séparait du théâtre des opérations. Supplice cruel qui exaspérait son impatience : chaque fois qu'elle s'arrêtait, elle devait presque aussitôt reprendre sa course dans la crainte de tomber entre les mains des patrouilles françaises. Le troisième jour seulement après la bataille, le 17 octobre, elle connut toute l'étendue de son malheur.

De son côté, Frédéric-Guillaume III, contraint de se retirer devant Davout, apprit, dans la soirée, la défaite d'Iéna. Il se détacha du gros de son armée en retraite et prit à travers champs afin d'éviter l'encombrement des routes obstruées par les fuyards ; il allait sans but précis, dans la direction de la Prusse orientale, à la rencontre des renforts promis par la Russie. A quelles réflexions douloureuses ne fut-il pas en proie au cours de cet exode rapide, sous la poursuite de la cavalerie française ? Quels regrets pénibles d'avoir engagé cette guerre, si témérairement et tout seul, sans attendre le secours des Russes !

Par une conséquence ironique des revers de la Prusse, l'empereur Alexandre vint sur le champ de bataille d'Iéna, mais deux ans plus tard et en compagnie cordiale et joyeuse de Napoléon : le 6 octobre 1808, l'empereur des Français et l'empereur de Russie se rendirent sur le Landgrafenberg dénommé alors Napoleonsberg. Ils déjeunèrent sous une tente que le duc de Weimar avait fait dresser à l'endroit même où l'Empereur avait bivouaqué la veille de la bataille d'Iéna. Leurs Majestés montèrent ensuite à cheval et parcoururent successivement toutes les positions que les deux armées avaient occupées la veille et le jour de la bataille d'Iéna[62]. Après avoir revécu sur les lieux mêmes la célèbre journée d'Iéna, Napoléon eut une apothéose digne des prodiges qu'il avait accomplis en 1806. Il rentra à cinq heures du soir à Erfurt, où il présidait l'aréopage des souverains venus de tous les points de l'Europe pour faire leur cour à l'empereur des Français, à ce soldat parvenu qui avait forcé à coups de génie l'indifférence et la réprobation dans lesquelles ces mêmes monarques entendaient jadis le reléguer. En disant qu'au théâtre d'Erfurt il était environné d'un parterre de rois, on a peint par une expression concise et imagée la situation exceptionnelle de l'Empereur. Moins connue est la phrase d'un officier subalterne français qui, eu quelques mots lapidaires, a décrit l'empressement des têtes couronnées à venir s'incliner devant Napoléon : au passage d'un cortège princier, le tambour de garde battant bruyamment aux champs, le lieutenant chef de poste lui cria : Pas si fort ! Ce n'est qu'un roi[63].

Le soir de la bataille d'Auerstædt, malgré les fatigues de cette rude journée, les restes héroïques de la cavalerie de Davout pourchassèrent les débris de l'armée royale. D'autre part, aussitôt après la dispersion du corps de Michel, Napoléon sans désemparer lança la cavalerie de Murat sur ceux des bataillons de Hohenlohe qui avaient réussi à s'échapper. Ces bataillons allaient forcément se rencontrer avec les troupes royales qui refluaient sur Berlin, car tous, les vaincus d'Auerstædt et les vaincus d'Iéna, obéissant au même instinct, se portaient vers les centres d'approvisionnement. Et leur rencontre fut un choc qui devint le signal d'une effroyable bousculade. Se heurtant, se mêlant, s'injuriant et se battant, les deux niasses en déroute se pressaient en vain pour gagner du terrain et, du fond des remous produits par le refoulement des cieux courants, s'élevaient des clameurs de détresse, des cris de fureur sauvage, à travers lesquels les appels des blessés étaient impuissants à se faire entendre. Après une poussée formidable renversant hommes et équipages, les fugitifs purent reprendre leur course en débandade. La nuit augmentait encore la panique et, dès qu'on signalait l'approche des Français, c'était un affolement épouvantable. Tons se sauvaient les uns par-dessus les autres ; les voitures et les chevaux écrasaient ceux qui obstruaient la chaussée. D'aucuns allaient misérablement périr en s'embourbant dans les prairies marécageuses qui bordaient la route. D'Auerstædt à Erfurt, tous les chemins étaient jonchés de bagages jetés par les soldats ; sacs, fusils, sabres, roulaient à terre. Les plus hardis dételaient les chevaux des trains régimentaires et détalaient au galop. La discipline n'existait plus, personne ne songeait à faire la moindre tentative pour la rétablir. D'ailleurs les officiers et les généraux étaient, comme tous, angoissés par la peur et redoublaient de vitesse pour éviter l'ennemi. Ces scènes lamentables durèrent de longues heures ; enfin le terrain se déblaya petit à petit, puis la retraite, toute désordonnée qu'elle demeurât, put s'effectuer plus aisément. Tous les détails de cette description navrante sont consignés dans les récits des écrivains allemands. On en trouve la confirmation dans les documents officiels français. ‘ : Jamais on ne vit déroute semblable, dit Murat dans son rapport du soir de la bataille, jamais terreur ne fut si générale et si grande ; les officiers déclarent ouvertement qu'ils ne veulent plus servir, tous désertent leur drapeau et retournent chez eux. Rien ne résiste à notre cavalerie ; tout a plié, tout a fui honteusement. Brisé par la fatigue, Murat, dont la main est paralysée par le sommeil, n'arrive pas à mettre la date au bas de son rapport. Il écrit : Weimar le 14 Octobre 1186 1606 1806. Aussi s'empresse-t-il d'ajouter : Votre Majesté daignera excuser mon griffonnage, mais je suis seul et je tombe de lassitude[64]. Ainsi parlait le héros qui, dès l'aube, combattit toute la journée à Iéna, poursuivit l'ennemi jusque dans Weimar, à six lieues du champ de bataille, après avoir fait la veille plus de soixante kilomètres avec ses escadrons.

La nuit, où dans les scènes infernales de la déroute s'abîmèrent la grandeur et presque l'honneur de l'armée prussienne, n'était que le prélude d'une série presque ininterrompue de désastres tels qu'on n'en vit jamais dans un si court espace de temps. Les redditions de forteresses et de places fortes, sans même le moindre essai de résistance ; les capitulations de troupes considérables en rase campagne, devant un ennemi inférieur en nombre parfois jusqu'à la dérision, achevèrent de mettre à néant les rêves de cette armée qui, il y a trois semaines à peine, menaçait d'abattre d'un seul coup d'épaule les cohortes impériales invaincues jusque-là. Chaque jour marque un nouveau malheur pour la Prusse. Le 25 octobre, la place de Spandau est livrée au maréchal Lannes qui dit, en envoyant son rapport[65] : M'étant rendu de ma personne dans la forteresse, je n'eus pas de peine à persuader le commandant de déposer les armes... finalement il a fait tout ce que j'ai voulu. Le 26, Erfurt ouvre ses portes sans avoir tenté de se défendre : le commandant du Pétersberg avait interdit à ses hommes de tirer, leur disant que cela pourrait provoquer une riposte de l'ennemi. Nous avons ici, ajoutait-il[66], cinq mille kilogrammes de poudre et, si par malheur une balle tombe dedans, nous sommes tous perdus. Le 28, le corps du général prince de Hohenlohe est rencontré à Prentzlow par la cavalerie de Murat. Sans accepter le combat, il se rend avec seize mille hommes d'infanterie, six régiments de cavalerie, quarante-cinq drapeaux et soixante-quatre pièces d'artillerie. Le prince de Hohenlohe, écrit le neveu du général Blücher à son oncle, n'est pas digne d'être porté par la terre. La capitulation de Prentzlow est un coup abominable. Le prince a capitulé à deux heures, et ce n'est qu'à quatre heures que l'infanterie française est arrivée ! Les officiers nous plaignent d'avoir de si mauvais chefs. Le grand-duc de Berg nous a traités avec beaucoup de bonté, mais il m'a semblé qu'il traitait le prince de Hohenlohe avec le mépris mérité par la lâcheté[67].

Le 29 octobre 1806, le général Lasalle mit le comble à sa renommée par un fait d'armes extraordinaire. Passant en vue de la place de Stettin, qui était défendue par une garnison de six mille hommes et cent soixante canons, il la fit sommer de se rendre. Il n'avait avec lui qu'une brigade de cavalerie légère composée de deux régiments de hussards. A six heures du matin, les deux officiers envoyés par Lasalle rapportaient la capitulation signée. La garnison devant défiler à huit heures sur les glacis et se rendre prisonnière, Lasalle fit immédiatement prévenir Murat et lui demanda de l'infanterie ; mais à l'heure dite, il n'était encore arrivé qu'un régiment et deux canons. Voyant qu'elles avaient affaire à si peu de monde, les troupes prussiennes firent mine de se révolter. Sans perdre une minute, Lasalle les fit charger par les hussards et les dispersa dans la plaine. La capitulation de Stettin fut pleinement exécutée ; le général prussien, de Romberg, ne tint pas rancune au vainqueur. Sachant que Lasalle était grand fumeur, il lui offrit une pipe turque enrichie de pierreries[68]. À la suite de ce beau fait d'armes, Napoléon écrivait à Murat[69] : Si voire cavalerie légère prend ainsi des villes fortes, il faudra que je licencie mon génie et que je fasse fondre mes grosses pièces. Le même jour, 29 octobre, près de Passwalk une autre brigade de cavalerie légère — 13e de chasseurs et 9e de dragons —, commandée par le général Milhaud, faisait mettre bas les armes à une colonne de six mille hommes. On vit dans cette poursuite des bataillons, des escadrons se rendre à un ou deux hommes[70]. Le général d'Ingersleben, à Küstrin, perdit complètement la tête et oublia tous ses devoirs quand il vit arriver les Français. Le 26 octobre, le roi et la reine de Prusse, effarés, poursuivis par la cavalerie de Murat, avaient traversé Küstrin. Là d'Ingersleben, faisant ses adieux à son souverain malheureux, lui jura sur son honneur de sujet et de soldat de défendre son poste jusqu'à la mort. Trois jours après, le triste général, voyant venir l'avant-garde du maréchal Davout, alla lui-même sur les remparts et, sans avoir reçu même une seule sommation préalable, invita l'ennemi à prendre possession de la forteresse[71]. A Magdebourg, où commandait le général de Kleist, le maréchal Ney, qui s'attendait à une longue et dure résistance, fut tout surpris, le deuxième jour de siège, de voir arriver un parlementaire lui apportant la soumission de la ville. Le 11 novembre, défilèrent devant l'armée française vingt généraux, six mille hommes de troupes, dont deux mille d'artillerie, et huit cents bouches à leu qui n'avaient pas bride une amorce. Un contemporain dit[72] : Le général de Kleist est inexcusable. On a le choix de le prendre pour un traître ou pour un lâche. On n'en finirait pas de donner le détail de toutes les capitulations honteuses qui signalèrent la fin de 1806 et le commencement de 1807. Les places fortifiées tombaient comme des châteaux de cartes les unes après les autres au sourde de nos armées : Hammeln, où le commandant de Schœler va au-devant de nos troupes[73] ; Glogau, que le général de Reinhardt est obligé de quitter sous les malédictions des habitants et où les officiers sont pourchassés à coups de crosse de fusil par leurs propres soldats[74] ; Schweidnitz, où le commandant Flatta ne montre que faiblesse et découragement[75] ; Breslau, où la noblesse de la ville donne des bals aussitôt après le siège, en l'honneur du prince Jérôme ; Nienburg, Graudenz, Neisse, tiennent davantage, sans aller cependant au bout de leurs moyens[76].

A chaque page des Mémoires de ce temps écrits par *les Prussiens, reviennent à l'adresse des vaincus de 180G les plus flétrissantes injures : incapables, scélérats, lâches, traîtres, vendus. Les historiens allemands parlent avec la même violence. Partout, dans l'armée prussienne d'alors, écrit Johann Scherr[77], on ne voyait qu'encroûtement, pourriture, fange et vermoulure. — La lâcheté des officiers, dit un autre[78], et principalement des commandants de forteresses, est sans exemple dans l'histoire d'aucun peuple. Ce furent les trahisons les plus honteuses que l'histoire ait enregistrées. Henri von Treitschke, le grand historien de la Prusse, a dit textuellement[79] : Les soldats hébétés voyaient sans aucun intérêt la chute de la vieille Prusse. Ils abandonnèrent en masse leurs drapeaux ; des prisonniers, qu'un parti de cavaliers hardis avaient délivrés, refusèrent même de reprendre leurs armes... Beaucoup de commandants avaient été, dans leur jeunesse, de braves officiers, mais le sentiment du devoir n'avait pas chez eux ses racines dans l'amour de la patrie. Ils étaient comme gelés dans le raide orgueil de leur caste... Les débris misérables de cette armée invincible jetaient la terreur partout, et il semblait aux chefs que tout était perdu, que la résistance était inutile... ils capitulaient honteusement. S'il faut à ces anathèmes la sanction royale, on la trouvera sous la plume de la reine Louise, écrivant à son frère le 15 mai 1807 : Tant que nous souffrions des suites d'une bataille malheureuse, j'étais résignée ; on a déjà vu des choses pareilles et avec le temps, on peut espérer réparer bien des maux ; tuais, quand l'infamie des hommes entra en scène, je fus, je l'avoue, désespérée ; car, dès ce moment, tous les calculs furent vains ; les forteresses qui devaient nous protéger et mettre une limite à nos malheurs furent livrées à l'ennemi par lâcheté et trahison[80]. Non moins édifiant est le décret du roi de Prusse daté d'Ortelsburg, le 1er mai 1807, décret par lequel sont cassés de leur grade les commandants des places d'Erfurt, de Stettin, de Spandau, de Magdebourg, ainsi que les généraux renfermés dans cette ville ; tous les officiers du corps du prince de Hohenlohe, ainsi que tous les officiers qui ont quitté l'armée sans congé et qui, sans appartenir à des corps qui capitulaient, se sont rendus à l'ennemi on se sont fait donner des passeports pour rentrer dans leurs foyers. En ce qui concerne le commandant de Küstrin, il est condamné à être fusillé[81].

Quant aux Berlinois, depuis le départ triomphal des armées, du Roi, de la Reine et de leur suite pour le théâtre de la guerre, ils avaient continué de vivre dans une sécurité parfaite que leur donnait la conviction de leur invincibilité ; la victoire n'était pour eux qu'une question d'heures en plus ou en moins à attendre.

Le 16 octobre 1806, ils étaient eu fête, car ils venaient d'apprendre que l'armée française avait été écrasée à Iéna par l'armée royale[82] ; pour préciser l'événement, on disait que le prince de Hohenlohe avait anéanti le corps du maréchal Bernadotte, qui lui-même était prisonnier[83]. Cette nouvelle, partie ou ne sait d'où, s'était propagée on ne sait comment dans toute l'Allemagne. C'est ainsi que le chevalier de Gentz, ayant quitté le camp prussien où il avait rempli une mission pour le compte de l'Autriche, put constater l'allégresse générale, à Leipzig et à Torgau[84]. Les Berlinois parlaient déjà d'ouvrir une souscription à l'effet d'offrir au général en chef un présent d'un million de thalers — environ quatre millions de francs[85]. Le soir du 16 octobre, les rues de la capitale furent pavoisées et illuminées. Ces transports d'enthousiasme ne devaient pas être de longue durée. Le médecin de la reine, Huffeland, fut désillusionné le premier. Il avait invité Fichte et quelques amis à vider avec lui des coupes de champagne en l'honneur des armées prussiennes. La réunion s'étant prolongée fort tard, il allait s'endormir lorsque soudain, vers six heures du matin, il se sentit secouer par le bras et entendit une voix dans l'obscurité : Docteur, il faut vous rendre tout de suite au Château ; la Reine vient d'arriver ; elle vous attend ; ne perdez pas une minute. Très agité, très inquiet, Huffeland courut au palais. Introduit dans les appartements, quelle ne dut pas être sa stupeur en apercevant la Reine qui, les yeux baignés de larmes, les cheveux en désordre, sous le coup du plus violent désespoir, lui dit : Tout est perdu ! Puis avec des sanglots : Je pleure la destruction de l'armée prussienne. Elle n'a pas répondu à l'attente du Roi... Tout est perdu ; il n'y a plus d'État prussien, ni d'armée prussienne, ni de gloire nationale ! Je dois m'éloigner avec mes enfants. Vous m'accompagnerez[86]. A dix heures du matin, sans avoir vu ni reçu d'autre personne, la malheureuse souveraine montait en voiture, et commençait à travers la Prusse cette fuite qui ne devait s'arrêter qu'au village de Memel, où la monarchie prussienne trouvait enfin asile dans la maison du négociant Consentius[87].

Le bruit se répandit vite à Berlin que la Reine avait traversé la capitale, et les rumeurs les plus sinistres commencèrent à circuler. Vers midi on vit arriver à bride abattue, envoyé en courrier par le Roi, le lieutenant von Dorville, descendant d'une famille française émigrée après la révocation de l'Édit de Nantes. L'officier s'arrêta chez le gouverneur[88]. Peu de temps après on placarda une affiche du général de Schulenbourg, gouverneur de la ville, conçue en ces termes : Le Roi a perdu une bataille ; maintenant le calme est le premier devoir des citoyens. Je le réclame[89]. Cette courte proclamation laissait deviner la gravité de la situation. Néanmoins l'esprit caustique des Be lillois n'accepta pas sans ricanements la singulière phrase qui recommandait le calme comme la première vertu du citoyen. On s'abordait dans les rues en répétant les mots : Ruhe ist die erst Bürgerpflicht. On raconte que, le soir même, un factionnaire de la garde nationale, trouvé endormi par l'officier de ronde, répondit à celui-ci : Le calme n'est-il pas le premier devoir du citoyen ?[90] La phrase est restée légendaire ; encore aujourd'hui, quand la police s'avance vers un attroupement, on mm mure d'un ton goguenard : Ruhe ist die erst Bürgerpflicht.

Les habitants consternés se répandaient dans la ville, formaient des rassemblements sur la place du Château et demandaient à grands cris de plus amples informations. Seuls les gens de service étaient restés au Palais où l'on ne savait rien de plus que dans la rue. Pour calmer l'effervescence publique, un domestique de la maison royale s'avisa de faire montre d'éloquence et dit d'une voix de stentor : Rassurez-vous, mes chers concitoyens, aussitôt la bataille perdue, le Roi a donné l'ordre d'empêcher les Français de passer l'Elbe[91]. Accueilli d'abord par des applaudissements, le pauvre laquais s'esquiva devant les lazzis et les huées de la foule. Les conjectures les plus alarmantes suivaient leur train, quoique de temps en temps on fût rassuré par des gens, soi-disant bien informés, qui affirmaient que tout était sauvé, que les Russes volaient au secours de la Prusse. On prétendait même qu'ils venaient de débarquer à Stettin[92]. Les Berlinois, enfiévrés par ces affirmations contradictoires, attendaient les journaux avec impatience. On s'arracha, dès qu'elle parut, la Vossische Zeitung, mais elle ne contenait que la note suivante : Selon les nouvelles arrivées de l'armée le Roi a perdu, le 14 de ce mois, une bataille près d'Auerstædt. Les circonstances particulières ne sont pas encore connues, mais on sait que le Roi et Leurs Altesses Royales sont vivants et ne sont pas blessés[93]. Il ne restait plus de doute sur l'horrible vérité. Alors, à la confiance illimitée succédèrent la peur et l'angoisse. Rarement panique semblable s'empara de toute une population. Berlin, dit un auteur allemand[94], ressemblait à une ruche dont les abeilles vont prendre leur vol. Tous voulaient fuir, à commencer par les plus fougueux partisans de la guerre. Les nobles, les riches, les hauts fonctionnaires et les financiers hâtaient leurs préparatifs de départ, dirigeant tout ce qu'ils possédaient vers Stettin, Küstrin ou la Silésie. De la campagne, par contre, se mirent à affluer dans Berlin les paysans avec leurs ménages. Du jour au lendemain la ville, hier encore remplie d'une foule joyeuse chantant la victoire, voyait ses rues encombrées de voilures de déménagement, et les piétons pouvaient à peine se frayer un chemin à travers les amoncellements de matelas, de meubles, de batteries de cuisine, déposés pêle-mêle par les paysans des environs.

Le peuple s'en prit à tout ce qu'il pouvait accuser ; des bruits atroces flétrirent les premiers serviteurs de l'État. L'armée fut l'objet des imprécations les plus violentes ; les généraux passaient pour des traîtres ; les officiers, pour des lâches[95]. Dans les groupes, on faisait les révélations les plus bizarres sur l'organisation militaire. Dès le 2 octobre, par l'incurie de l'intendance, l'armée prussienne avait manqué de pain, de fourrages, de vivres de toute sorte[96]. — Rien n'était prêt et, comme preuve, ne se rappelait-on pas que, dès l'ouverture des hostilités, on avait, sur l'ordre du Roi, réclamé des fonds par voie de souscription publique, à l'effet de munir les troupes de vêtements d'hiver ?[97]Aussitôt la bataille commencée, les munitions avaient été épuisées ; de plus, la poudre était si mauvaise que les boulets manquaient de force[98]. La veille de la bataille d'Iéna, le général en chef, le duc de Brunswick, ne sachant quelles dispositions prendre, demandait partout une carte et s'était écrié avec désespoir : Mon Dieu ! n'y a-t-il donc pas un officier qui connaisse le terrain ?[99] Le voyageur arrivant de Magdebourg affirmait avoir vu le général Köckeritz assis devant une table bien servie qui lui faisait oublier le désastre de la veille[100]. Quand le général de Hohenlohe appelait à son aide, le général Rüchel tournait à droite au lieu d'aller à gauche[101]. Le secrétaire d'État, Lombard, venait d'être arrêté à Stettin, roué de coups, traîné dans la boue par la populace[102].

Et des officiers que ne disait-on pas ? C'est en voitures de poste qu'ils se sauvaient en abandonnant leurs troupes... Les Français avaient été scandalisés de trouver des boites à poudre de riz dans les poches de ces beaux messieurs... Le matin d'Auerstædt, on avait eu toutes les peines du monde à les réveiller ; leur nuit s'était passée en des orgies avec des filles d'auberge[103]. ... Bref on entendit les clameurs des gens qui s'efforcent de trouver des causes immédiates aux malheurs qu'hier encore ils croyaient impossibles, des gens qui pensent avoir sauvé l'honneur national eu déclarant tout le monde infâme.

Ainsi qu'il convient aux hommes affolés par la défaite, le délire de l'espionnage s'empara du public. Tout ce qui paraissait suspect était arrêté et, pour être suspect, il suffisait d'un accent étranger, parfois d'un paletot d'une coupe un peu extraordinaire. Dès qu'une capture de ce genre était faite, il se formait à l'instant un cortège qui poursuivait le malheureux en menaçant de le massacrer[104].

Les épaves de la bataille arrivèrent bientôt dans la capitale. Leur présence excita encore les esprits. Les soldats criaient de toute la force de leurs poumons qu'ils avaient été trahis par leurs chefs ; que ceux-ci s'étaient conduits avec la dernière lâcheté, se tenant constamment en arrière du danger. Un sous-officier affirmait qu'à Iéna, un général, passant au galop, s'écria[105] : Je vous en conjure, mes enfants, pour l'amour de Dieu, sauvez-vous aussi vite que vous pourrez ; tout est perdu. Les officiers, quand ils se montrèrent, furent vilipendés, accablés d'outrages et de sarcasmes. C'était un spectacle déchirant, dit un écrivain allemand[106], que de voir après la bataille et durant les semaines suivantes ces malheureux officiers errants, livrés aux plus basses injures et à l'animadversion du public. Les Berlinois dépensaient toute leur énergie en ces inutiles récriminations. De courir sus à l'envahisseur, ou seulement de défendre leurs foyers, il n'était point question. Ils continuaient du reste à être encouragés dans leur inertie par les autorités. Le prince de Hatzfeld fut nommé gouverneur le 21 octobre en remplacement du général de Schulenbourg. Le même jour, en annonçant aux Berlinois que la garde nationale devra occuper les postes évacués par la garnison, il recommande encore le calme et la tranquillité. Aussitôt après, craignant que ses exhortations pacifiques n'aient pas été suffisamment comprises, il publiait la déclaration suivante : Le bruit court que la proclamation faite pour le maintien de l'ordre intérieur a été interprétée faussement et que les hommes destinés à remplacer les militaires dans leurs postes devront opposer une résistance, si les troupes impériales royales françaises entraient dans la ville. Pour éviter les malheurs d'une résistance aux troupes impériales royales, chacun est invité, sous peine d'emprisonnement et de mort, pendant l'entrée éventuelle de ces troupes, à n'opposer aucune résistance. Personne ne pourra être porteur d'armes sans l'autorisation des magistrats[107].

Et, tandis que Berlin se prenait ainsi de vertige dans l'attente anxieuse des Français, ceux-ci poursuivaient leur route triomphale. Le lendemain de la bataille d'Iéna, Napoléon était allé coucher à Weimar. Il logea dans le palais même où la reine de Prusse avait habité quelques jours auparavant[108]. C'est de Weimar que Napoléon, par une habile générosité, renvoya à l'Électeur de Saxe les troupes prisonnières. Il gagna ainsi à sa cause un allié fidèle et modèle, car seul parmi les princes allemands l'Électeur, devenu roi, conserva sa foi à Napoléon, même après les revers. Le 18 octobre, continuant à petites journées sa marche sur Berlin, l'Empereur avait traversé le champ de bataille de Rosbach. Il donna l'ordre de transporter à Paris la colonne commémorative de la défaite des Français. C'était une simple colonne de pierre. Une compagnie de sapeurs du général Suchet[109] se mit en devoir de la démolir et de la charger sur trois chariots. Par un singulier hasard, elle fut égarée en chemin. On s'apprêtait, pour apaiser la colère de l'Empereur, à en construire une fausse, lorsqu'on retrouva la fameuse colonne à Brest, venue là on ne sait comment[110].

Le 19, à Halle, le comte de Dœnhoff apporta à Napoléon une lettre du roi de Prusse[111]. Parlant des propositions pacifiques envoyées par l'entremise de M. de Montesquiou deux jours avant la bataille d'Iéna, Frédéric-Guillaume dit : Au quartier général, le 15 octobre 1806. — Monsieur mon frère, je n'ai reçu qu'hier matin, dans le moment où nos troupes se trouvaient déjà aux prises, la lettre que Votre Majesté Impériale et Royale m'a fait l'honneur de m'adresser le 12 de ce mois, et je m'empresse d'y répondre dans le n'omet où je descends de cheval. Les sentiments qu'Elle y manifeste, malgré les différends qui ont eu lieu entre nous, me la rendent précieuse, et je ne reconnais pas moins le caractère élevé de Votre Majesté Impériale que son intention de faire plutôt des heureux que de verser le sang de tant de milliers d'hommes. Finalement le Roi désirerait une suspension d'armes, tandis, ajoute-t-il, que nous nous occuperons à fonder le bonheur solide de nos sujets...[112]  L'Empereur répondit en ces termes : Camp impérial de Halle, 19 octobre 1806. — Monsieur mon frère, j'ai reçu la lettre de Votre Majesté. Je regrette beaucoup que la lettre que je lui ai envoyée par un de mes officiers d'ordonnance qui est arrivé à son camp le 13, n'ait pu empêcher la bataille du 14. Toute suspension d'armes qui donnerait le temps d'arriver aux armées russes, qu'Elle parait avoir appelées dans l'hiver, serait trop contraire à mes intérêts pour que, quel que soit le désir que j'aie d'épargner des maux et des victimes à l'humanité, je puisse y souscrire...[113] Le comte Dœnhoff, premier émissaire du roi de Prusse, fut bientôt suivi d'un second, le marquis de Lucchesini, chargé de demander à l'Empereur ses conditions de paix. Lucchesini reçut, le 21 à minuit, la visite du général Duroc. Après cette conférence préliminaire, ils en eurent une autre, le 23, jour où l'Empereur arriva à Wittenberg[114]. Les pourparlers n'aboutirent pas. Les bases de la paix, dictées par la France, se résumaient ainsi : La Prusse renoncerait à toutes ses possessions situées entre le Rhin et l'Elbe ; elle paierait une contribution de guerre de cent millions de francs pour indemnité des frais qu'avait causés à la France une campagne entreprise sans motif, enfin la Prusse ne se mêlerait désormais et sous aucun prétexte des affaires d'Allemagne...[115]

Ces sacrifices, fort onéreux sans doute, n'étaient cependant pas proportionnés aux risques que la Prusse avait encourus en se mettant à l'avant-garde d'une quatrième coalition contre la France. Ils étaient conformes au châtiment mérité par sa politique insidieuse, pleine d'embûches et méprisante depuis de longues années à l'égard du gouvernement français et de son chef. Malgré la rigueur dont elle était frappée, la Prusse conservait de nombreuses forteresses et en somme les États compacts qui formaient le noyau, la source vitale de la monarchie. Elle demeurait même souveraine des provinces polonaises. Elle subira des mutilations autrement cruelles lorsque, l'an prochain à Tilsit, Napoléon et l'empereur de Russie régleront en un accord intime le sort de la couronne prussienne.

En demandant un délai pour en référer à son maitre, Lucchesini commit, à Vittenberg, une grande faute. Il aurait dû s'empresser d'accepter de plano le traité qui lui était offert. Se rappela-t-il le désaveu infligé à M. de Haugwitz lors de son retour de Schœnbrünn ? Ne voulut-il pas s'attirer la même disgrâce ? C'est possible. Mais il est des heures où l'homme d'État doit perdre de vue les conséquences éventuelles de ses actes, pour n'envisager que le bien de sa patrie. Lucchesini ne pouvait sérieusement fonder d'espérance immédiate sur les Russes qui venaient, il est vrai, mais bien lentement, an secours de la Prusse. Ne prévoyait-il donc pas que la puissance prussienne n'avait plus rien à attendre des débris d'une armée dispersée, démoralisée, éperdue de terreur ? Ne prévoyait-il pas que chaque jour allait aggraver la situation, que l'armée prussienne rétrograderait de désastre en désastre, tandis que l'armée française s'avancerait de victoire en victoire. Au moment des conférences de Wittenberg, Hohenlohe n'avait pas encore capitulé. Spandau, Stettin, Küstrin, Magdebourg, Hammeln, Glogau, Schweidnitz, Breslau, Plassenbourg, Graudenz, Neisse et d'autres n'avaient pas ouvert leurs portes aux Français triomphants.

S'il avait signé de sa propre autorité, Lucchesini aurait détourné de son pays cette avalanche de malheurs qui le mirent à la merci du vainqueur. Bientôt Napoléon sera entraîné à profiter de ses avantages, non seulement par politique mais aussi par le ressentiment qu'il éprouvera quand des preuves indéniables lui auront fait reconnaitre, dans quelques jours, la façon grossière dont la Prusse s'est jouée de la France durant de longues années. Pendant que le diplomate prussien retournait vers son Roi, Napoléon marchait à petites journées sur Berlin où il avait résolu de faire une entrée triomphale.

Ou a vu qu'en récompense de la victoire d'Auerstaedt, le 3e corps devait le premier franchir les portes de la capitale prussienne. Informant Davout de cette faveur, Napoléon, avec la minutie dans les détails qui caractérise tous ses ordres, lui écrivait : Que tous vos officiers soient dans la meilleure tenue, autant que les circonstances peuvent le permettre ; que les bagages et surtout cette queue si vilaine à voir à la suite des divisions s'arrêtent à deux lieues de Berlin et rejoignent le camp sans passer par la capitale[116]. Pendant que Davout donnait ses soins à l'astiquage des fourniments, Napoléon, arrivé à Potsdam, se logeait au palais du Grand Frédéric où sa présence allait attester que la défaite des troupes royales françaises à Rosbach était vengée et qu'il n'est point d'armées invincibles, quels qu'eussent été leurs succès antérieurs.

Toujours un peu superstitieux, l'Empereur remarqua qu'il arrivait à Potsdam et descendait dans le même appartement, le même jour et presque à la même heure l'empereur de Russie, venu l'année précédente pour stimuler l'ardeur belliqueuse de la Prusse. Napoléon visita le tombeau de Frédéric Il et manifesta son étonnement de voir les restes du grand homme enfermés dans un cercueil de bois recouvert de cuivre placé dans un caveau sans ornements, sans trophées, sans aucune distinction qui rappellent les grandes actions qu'il a faites[117]. Dans le désarroi de la catastrophe d'Iéna, l'épée, le ceinturon et le cordon de l'Aigle noir du Grand Frédéric avaient été oubliés dans une salle du château. Napoléon ne résista pas à la tentation d'envoyer à Paris, pour y figurer aux Invalides, ces précieuses reliques qui devenaient ainsi les gages matériels des hauts faits de la Grande Armée. En rentrant de son pèlerinage au tombeau du Grand Frédéric, Napoléon trouva MM. le prince de Hatzfeld, Busching, président de la police, le président de Kircheisen, Grole, conseiller des finances, et plusieurs délégués de la municipalité de Berlin qui lui apportaient la soumission de la ville[118].

La faveur, pourtant méritée par le 3e corps, d'entrer à Berlin en avant-garde, le 25 octobre, suscita bien des jalousies. C'est ainsi que, dans la nuit du 23 au 24 octobre, l'adjudant-commandant Romeuf, envoyé dans la capitale par Davout pour y assurer la subsistance, ne fut pas peu surpris d'y rencontrer des hussards du 9e régiment qui, depuis le matin, se promenaient à travers les rues. Le 9e de hussards faisait partie du 5e corps commandé par Lannes. Davout se plaignit vivement à ce maréchal[119]. Le général Hulin, nommé commandant de la place, prit possession de son poste le 24 octobre, et fit évacuer l'arsenal, les magasins à poudre, les bâtiments publics et autres qui devront être occupés le lendemain par l'armée française[120].

Le 25 à midi, Davout à la tête du 3e corps d'armée, entra dans Berlin ; son avant-garde comprenait un détachement de chasseurs à cheval, d'infanterie de ligne, d'artillerie montée, précédée de cent gendarmes à cheval qui s'enfilèrent au galop tinter den Linden, dans la direction de l'hôtel de ville. Ensuite venait une musique jouant le ballet des Euménides de l'Iphigénie de Gluck[121]. Au premier moment, une hésitation mêlée de peur se manifesta chez les habitants. Elle fut promptement dissipée, grâce à l'apparition de nos chasseurs à cheval qui furent pris par beaucoup de gens pour des Russes, à cause de leurs uniformes verts[122] ; on sait que les Russes, selon les bruits des jours derniers, devaient arriver d'un moment à l'autre. Alors les badauds s'approchèrent tant qu'ils purent et Davout, précédant son état-major, devint l'objet d'une curiosité plutôt sympathique. Les magistrats de la cité offrirent au maréchal les clefs de la ville qu'il refusa très poliment, alléguant qu'elles ne devaient être remises qu'à l'Empereur. Répondant aux salutations des délégués, Davout se contenta de leur dire : Sans vous demander de renier votre fidélité à votre ancien maitre, je réclame de vous obéissance et respect aux ordres du gouverneur[123]. Le 3e corps, ayant traversé la ville, alla, le soir, camper en dehors de la porte de Halle où les Berlinois et les Berlinoises se portèrent en foule comme à un spectacle, pour voir de près les soldats français dans leur bivouac. Les Berlinois jugèrent l'accueil des Français un peu trop cordial, quand ils les virent embrasser leurs femmes et leurs filles, à titre de bienvenue[124].

Le lendemain, lundi 27 octobre, la journée qui allait amener le César moderne dans leurs murs commença mal pour les habitants de la capitale prussienne ; à la première heure, des malveillants, dans le but probable d'empêcher leurs concitoyens de sortir de chez eux, répandirent le bruit d'un pillage général qui aurait lieu, comme don de joyeuse entrée sans doute, aussitôt après l'arrivée de Napoléon[125].

Le temps était superbe ; dès le matin, le son des cloches et les coups de canon avaient annoncé l'approche de l'Empereur. A une heure après midi, les ministres royaux présents, les hauts fonctionnaires, le corps des francs-tireurs en uniforme et une députation de la bourgeoisie se réunirent à la porte de Brandebourg. Dix régiments des divisions Nansouty et d'Hautpoul formaient la haie et contenaient la foule. A trois heures précises, un roulement de tambours se fit entendre ; de tous côtés retentirent les cris de commandement couverts par le grondement du canon et le vacarme des cloches sonnant à tonte volée. Des milliers de regards étaient fixés sur la porte de Brandebourg, d'où l'on vit soudain s'élancer au galop de charge l'escadron des mamelucks habillés en Turcs remarquaient les Allemands ébahis. il cent pas, venait le maréchal Lefebvre, à la tête des grenadiers de la garde impériale, hommes magnifiques, bien plus beaux, observe un spectateur, que les gringalets arrivés hier. Puis, sur un grand cheval blanc, à la housse de pourpre frangée d'or, tout seul, dit un témoin, un petit homme, au visage jaune, de mince apparence, la main gauche entre deux boutons de son frac vert foncé : c'était l'Empereur.

Derrière lui, à une longueur de cheval, suivait son fidèle Roustan, dans tout l'éclat de son costume oriental : turban blanc, artistement enroulé, veste bleue au plastron rutilant de broderies d'or[126]. L'état-major impérial était composé des maréchaux Berthier, Davout et Augereau, de Duroc, grand maréchal du palais, de Caulaincourt, le grand écuyer, et de nombreux aides de camp, dont le groupe était fermé par les chasseurs à cheval de la garde. Sous la porte, Napoléon s'arrêta et le général Hulin, gouverneur de Berlin, lui présenta la municipalité conduite par le prince de Hatzfeld, qui lui fit la remise officielle des clefs de la ville. Après cette courte halte le cortège se remit en marche. Sur tout le parcours les fenêtres débordaient de curieux, se hissant les uns sur les autres pour mieux voir l'illustre héros et ses compagnons d'armes[127].

Arrivé à l'hôtel de ville, l'Empereur fut reçu par son grand maréchal du palais, qui s'était détaché de l'escorte pour devancer le souverain[128]. Le conseil municipal fut alors introduit. Napoléon se montra de prime abord assez menaçant ; ses premières paroles prononcées d'un ton courroucé rappelèrent les démonstrations hostiles à la France dont Berlin avait été le théâtre. J'entends, dit-il[129], qu'on ne casse les vitres de personne. Mon frère le roi de Prusse a cessé d'être roi le jour où il n'a pas fait pendre le prince Louis-Ferdinand, lorsque celui-ci a été assez osé pour aller casser les fenêtres des ministres. Cette sortie véhémente causa une stupeur générale dans l'auditoire. Quand l'Empereur entreprit le procès de la Reine, ce fut bien autre chose.

Au début de la campagne, Napoléon n'ignorait pas que cette princesse avait été une adepte enthousiaste de la guerre et l'inspiratrice de pamphlets contre la France, propagés depuis un an par toute l'Allemagne. Mais par la suite ses renseignements s'étaient complétés. Il savait maintenant que la reine Louise ne l'appelait jamais que Noppel[130] et prononçait la première syllabe de manière à ce qu'on entendit Moppel — mot qui, en allemand trivial, signifie roquet, lourdaud, imbécile. Par un travers plus ridicule encore, elle prenait de l'amusement à exciter le babillage continuel d'un charmant petit perroquet dressé à répéter du matin au soir de basses invectives à l'adresse des Français[131]. Enfin les lettres de la Reine étaient pleines d'injures contre l'Empereur. Pour en donner la certitude il suffit de constater que les historiens prussiens jugent assez souvent nécessaire de remplacer par des points des épithètes trop grossières[132].

Ces petites méchancetés, plus puériles que spirituelles, étaient venues à la connaissance de Napoléon ; elles accompagnaient des confidences plus graves sur le rôle presque décisif qu'avait eu la Reine relativement à la déclaration de guerre et à la politique anti-française. Ces révélations émanaient de courtisans tels que tout vainqueur en recrute à chaque pas dans les pays envahis. Napoléon était singulièrement agacé par l'immixtion tracassière et funeste de cette femme dans les affaires de l'État. Il ne pouvait supporter l'idée que, sans elle, l'alliance franco-prussienne, si longtemps rêvée par lui, se serait probablement accomplie. A plusieurs reprises déjà, dans ses Bulletins, avant et après la bataille d'Iéna il n'avait pas craint de fustiger de ses railleries la reine guerrière. Certes la galanterie eût voulu que, surtout après la défaite, une femme douloureusement éprouvée fût mise en dehors des polémiques violentes ; mais cette femme ne s'était-elle pas placée elle-même en dehors de son sexe et des ménagements qui lui sont dus ? Ont-elles bien conservé leurs droits à des indulgences spéciales, les Pallas modernes, les Marie-Thérèse, les Catherine II, véritables généraux d'armée, les colonels de dragons comme Louise de Prusse, qui sans pitié semèrent aux quatre vents de l'Europe les horreurs de la guerre ?

La Reine avait touché un point très vulnérable chez l'Empereur ; en ne discontinuant pas de le ridiculiser, durant de longues années, dans l'opinion des Cours européennes, elle l'avait convié sur un terrain où il ne reculait jamais, celui où il devait rendre coup pour coup, quand on cherchait à le montrer indigne du rang qu'il occupait. Ce n'était pas lui qui avait engagé cet assaut de sarcasmes et l'on remarquera qu'à l'égard du Roi, contre lequel il ne se connaît pas de griefs individuels, il se montre plein de courtoisie et de compassion. On ne l'eût sans doute pas étonné en lui disant que ce genre d'attaques personnelles manquait de noblesse et de distinction, mais il aurait peut-être répondu qu'il suivait simplement un exemple donné par une élégante princesse et que ses ripostes avaient la double excuse de venger son amour-propre piqué au vif et de démasquer les auteurs vraiment responsables de la tuerie d'hommes qui désolait encore une fois l'Europe. Que la réprobation des actes de la Reine ait pu être faite en des termes plus adoucis, ce n'est pas contestable ; toutefois, avec sa nature ardente et franche, l'Empereur, pour Modérer l'impulsion de sa pensée et contourner des périphrases aurait peut-être eu besoin de loisirs que la Reine avait grandement contribué à lui ravir. Le premier Bulletin disait[133] : La reine de Prusse est à l'armée, habillée en amazone, portant l'uniforme de son régiment de dragons, écrivant vingt lettres par jour pour exciter de toutes parts l'incendie. Il semble voir Armide, dans son égarement, mettant le feu à son propre palais. Dans le huitième Bulletin on lit[134] : La reine de Prusse a été vue plusieurs fois en vue de nos postes ; elle est dans des transes et dans des alarmes continuelles. La veille, elle avait passé un régiment en revue ; elle excitait sans cesse le Roi et les généraux, elle voulait du sang. Le sang précieux a coulé ; les généraux les plus marquants sont ceux sur qui sont tombés les premiers coups. Dans le neuvième Bulletin[135] : Il paraît que ce qu'on a dit de la reine de Prusse est vrai ; elle était ici pour souffler le feu de la guerre ; c'est une femme d'une jolie figure, mais de peu d'esprit, incapable de présager les conséquences de ce qu'elle faisait. Ii faut aujourd'hui, au lieu de l'accuser, la plaindre car elle doit avoir bien des remords des maux qu'elle a faits à sa patrie et de l'ascendant qu'elle a exercé sur le Roi, son mari, qu'ou s'accorde à représenter comme parfaitement honnête, qui voulait la paix et le bien de ses peuples. Dans le dix-septième Bulletin[136] : C'est depuis le voyage de l'empereur de Russie à Potsdam que la Reine a quitté le soin de ses affaires intérieures et les graves occupations de sa toilette, pour se mêler des affaires de l'État, influencer le Roi et susciter partout le feu dont elle était possédée... Le changement qui s'est dès lors opéré dans l'esprit de la Reine qui, de femme timide et modeste, s'occupant de son intérieur, est devenue turbulente et guerrière, a été une révolution subite. Elle a voulu tout à coup avoir un régiment, aller au Conseil, et elle a si bien mené la monarchie qu'en peu de jours elle l'a conduite au bord du précipice.

A chacune de ses étapes sur la route de Berlin et à mesure que l'Empereur acquérait de nouveaux renseignements, sa colère contre la Reine s'accroissait et se manifestait avec plus d'acharnement ; elle fut portée à son paroxysme quand, an palais de Charlottenbourg, dans le boudoir de la reine Louise, on eut découvert, mêlés au fond d'un tiroir avec des objets de toilette, ou négligemment oubliés sous les oreillers des sofas[137], un certain nombre de papiers fort compromettants, tels que des mémoires de Dumouriez sur la façon de battre les Français, des instructions à l'ambassadeur prussien à Madrid pour entraîner l'Espagne dans la coalition, des correspondances actives avec Hardenberg, touchant les négociations secrètes en Russie, enfin une sorte de mémento à l'usage de la Reine et dans lequel se trouvaient développées : 1° Les obligations de la Prusse dans ses rapports actuels avec Napoléon ; 2° La conduite que prescrivaient à la Prusse ses intérêts majeurs et permanents. C'était un véritable traité de l'art d'éluder les engagements pris envers Napoléon. On y lisait : Les titres de Napoléon comme puis-sauce ne sont encore pour quelques grands États de l'Europe que ceux d'un usurpateur. Pour les autres Cabinets qui l'ont reconnu, ce ne sont que ceux de la force. Un moment peut détraquer un échafaudage politique qui s'est élevé sur les ruines de tous les principes, sur les débris de tous les intérêts les plus chers aux nations et aux hommes en général. Cet échafaudage repose sur la tête de Bonaparte ; si elle faiblit, si elle tombe, il sera bouleversé avec un fracas épouvantable... Ces réflexions suffisent pour détourner de l'amitié du gouvernement français tout État guidé par l'honneur et la prévoyance... Suivent, empreintes de la plus tendre sympathie, de longues considérations sur la grandeur d'âme d'Alexandre Ier, considérations qui doivent déterminer le Roi à ne tenir aucun compte des engagements envers Napoléon et à faire la guerre, même contre les vœux de son Cabinet[138].

Ou imagine l'explosion de colère par laquelle l'Empereur dut accueillir ces preuves palpables des intrigues néfastes ourdies par la reine Louise. Il exhala son courroux dans le dix-neuvième Bulletin, daté de Charlottenbourg[139] : On a trouvé à Charlottenbourg la correspondance de la Reine avec le Roi pendant trois ans, et des mémoires rédigés par des écrivains anglais pour prouver qu'on ne devait tenir aucun compte des traités conclus avec l'empereur Napoléon, mais se tourner tout à fait du côté de la Russie. Ces pièces sont surtout des pièces historiques ; elles démontrent, si cela avait besoin d'une démonstration, combien sont malheureux les princes qui laissent prendre aux femmes de l'influence sur les affaires politiques. Les notes, les rapports, les papiers d'État étaient musqués et se trouvaient mêlés aux chiffons et à d'autres objets de la toilette de la Reine.

Encore sous l'empire de l'indignation qu'il avait ressentie la veille à Charlottenbourg, Napoléon ne sut se contenir lorsqu'il parla de la Reine devant le conseil municipal de Berlin. Dans un accès d'emportement il s'oublia jusqu'à dire qu'il avait vu non sans étonnement le portrait de l'empereur Alexandre Ier dans la chambre à coucher de la belle reine Louise à Potsdam. A cette remarque, qui avait tout le caractère d'une insinuation malveillante contre la vertu de la Reine, le vieux pasteur Ehrmann répliqua d'une voix vibrante : Sire, cela n'est pas vrai ! Tous les assistants, frappés d'effroi, baissaient la tête et attendaient avec angoisse la conséquence de cette émouvante et téméraire apostrophe ; conséquence qui, selon l'humeur du conquérant, pouvait devenir funeste pour la ville entière ou pour son auteur seulement. L'Empereur comprit tout de suite sa faute. Il se borna à demander le nom de l'audacieux interrupteur et à lui dire que, sans s'arrêter à la forme malséante de son exclamation, il comprenait le sentiment qui l'avait inspiré. Finalement il le félicita de son attachement à sa souveraine. On a même remarqué que par la suite il a toujours témoigné de la considération au vieux pasteur[140].

Napoléon reçut une autre protestation en faveur de la reine Louise : l'Impératrice, animée de compassion et sans doute aussi d'un sentiment de solidarité féminine, se crut le devoir d'adresser une petite semonce à son mari. Napoléon, qui même après dix ans de mariage savait accepter des observations de sa femme, se disculpa en termes pleins d'une aimable tendresse : J'ai reçu, écrit-il le 6 novembre, la lettre où tu me parais fâchée du mal que je dis des femmes ; il est vrai que je liais au delà de tout les femmes intrigantes. Je suis accoutumé à des femmes bonnes, douces et conciliantes ; ce sont celles que j'aime. Si elles m'ont gâté, ce n'est pas ma faute, mais la tienne. Au reste, tu verras que j'ai été fort bon pour une qui s'est montrée sensible et bonne, madame de Hatzfeld... L'incident auquel l'Empereur fait allusion est le suivant : Après avoir été confirmé par les autorités françaises dans son emploi de gouverneur de Berlin, M. de Hatzfeld commit l'imprudence et l'indélicatesse de rester en correspondance avec les généraux prussiens et de les tenir au courant des mouvements de l'armée impériale. On intercepta une lettre de lui par laquelle il informait le prince de Hohenlohe de l'endroit où le maréchal Davout devait lui couper la retraite[141].

Mis en état d'arrestation, le soir même du jour où il avait reçu l'Empereur aux portes de Berlin, M. de Hatzfeld allait être jugé le lendemain par une commission militaire. La condamnation à mort était certaine. Avec la connivence des généraux Duroc, Rapp et de Ségur, qui connaissaient le cœur de leur souverain, Mme de Hatzfeld parvint à se tenir dans une antichambre que devait traverser Napoléon. La pauvre femme, éplorée, enceinte de huit mois, se jeta aux pieds de l'Empereur, le suppliant de l'entendre. Touché de son profond désespoir, il la fit entrer dans le salon. Mme de Hatzfeld, tonie tremblante d'émotion et d'angoisse, attesta énergiquement que son mari était innocent, qu'il était incapable d'un acte de déloyauté. Votre mari, dit Napoléon, s'est mis dans un cas très fâcheux ; d'après nos lois, il a mérité la mort. Général Rapp, donnez-moi sa lettre. Voyez, lisez, madame ![142]

Laissons Napoléon raconter à Joséphine la fin de la scène[143] : Quand je lui montrai la lettre de son mari, elle lue dit en sanglotant, avec une profonde sensibilité et naïvement : Ah ! c'est bien là son écriture ! Lorsqu'elle lisait, son accent allait à l'âme ; elle me fit peine. Je lui dis : Eh bien, madame, jetez cette lettre au feu. Je ne serai plus assez puissant pour faire punir votre mari. Elle brûla la lettre et me parut bien heureuse. Son mari est depuis fort tranquille. Deux heures plus tard il était perdu. Tu vois donc que j'aime les femmes bonnes, naïves et douces, mais c'est que celles-là seules te ressemblent. Naturellement on avait mis en jeu toutes les influences pour attendrir la clémence de l'Empereur. Il écrivait le 18 octobre à la princesse Ferdinand de Prusse : J'ai reçu la lettre de Votre Altesse Royale. J'ai été louché de la position de Mme de Hatzfeld. Je l'ai convaincue que son mari avait bien des torts et que les lois de la guerre le condamnaient à la peine capitale. Toutefois je lui ai même évité les désagréments d'un jugement et lui ai remis sa peine et la pièce de conviction. Il est vrai que la douceur et la peine profonde de Mme de Hatzfeld m'ont forcé à ce que j'ai fait. Mais je serais fâché que Votre Altesse Royale n'y vit pas aussi l'intention de lui être agréable[144].

Pour montrer combien il était pénible à un ennemi de reconnaitre la grandeur d'âme de l'Empereur, ajoutons qu'à la Cour de Prusse on signala comme une cruauté insigne que M. de Hatzfeld ent été déporté dans ses domaines de Silésie[145]. Par contraste à cette critique, mentionnons ici la réponse de Napoléon aux remerciements chaleureux de Mme de Hatzfeld[146] : J'ai lu avec plaisir votre lettre. Je me souviens aussi avec plaisir du moment où j'ai pu finir toutes vos peines. Dans toutes les circonstances qui pourront se présenter, où je pourrai vous être utile, vous pourrez accourir à moi et vous me trouverez aise de vous être agréable.

Dans le vieux Château, résidence de l'Empereur, se trouvait la sœur du roi de Prusse. Cette princesse, étant en couches, n'avait pu suivre la Cour. Dès que Napoléon fut informé de ce fait, il ordonna à son grand maréchal du palais de veiller à ce qu'elle ne l'id pas incommodée du bruit et des mouvements du quartier général[147].

Le lendemain, l'Empereur reçut les corps constitués et la Chambre de commerce qui avait demandé à lui être présentée. flux fonctionnaires il annonça qu'il les verrait avec plaisir continuer à tenir leurs emplois, mais qu'il exigerait d'eux un serment de fidélité, lequel fut du reste signé dans toute l'étendue du Royaume par la presque unanimité des agents du roi de Prusse. En tête de la liste de Berlin les cinq premières signatures sont celles de cinq ministres d'État : MM. de Goldbeck, grand chancelier, chef de la justice ; de Reck, ministre spécial de la justice ; de Thulemeier, ministre des cultes ; de Massow, ministre des établissements de charité et d'instruction ; de Redon, ministre des mines. La formule de serinent qui a été paraphée par plusieurs milliers de Prussiens est ainsi conçue : Je jure d'exercer loyalement l'autorité qui m'est confiée par Sa Majesté l'empereur des Français et roi ; de ne m'en servir que pour le maintien de l'ordre et la tranquillité publique ; de concourir de tout mon pouvoir à l'exécution des mesures qui seront ordonnées pour le service de l'armée française et de n'entretenir aucune correspondance avec ses ennemis[148].

Jamais peut-être vainqueur ne trouva dans un pays envahi un concours plus empressé. Napoléon resta un mois à Berlin, écrit un Allemand[149], et fit preuve, dès le lendemain de son arrivée, d'une douceur à laquelle on était loin de s'attendre, mais que les bons Berlinois méritaient à tous égards, car ils rivalisèrent de prévenances et de flagorneries qui inspiraient du mépris au fier Empereur lui-même. Les autorités municipales notamment se signalaient par de véritables bassesses. Nulle part les Français n'avaient été aussi bien secondés par les espions indigènes. Dans toutes les classes de la société dégénérée de Berlin on trouvait de ces êtres serviles. La population de Berlin faisait preuve d'un tel avilissement de caractère qu'un jour Napoléon dit, en secouant la tête, qu'il ne savait pas s'il devait se réjouir ou avoir honte pour les Berlinois. — Les Français, dit un autre, trouvaient à Berlin des indicateurs à qui on promettait le quart de la valeur des objets trouvés et qui dénonçaient tout : magasins d'habillements, d'approvisionnements, etc. Les Français eux-mêmes étaient révoltés de voir des gens souvent haut placés fournir ces renseignements. On raconte qu'un homme ayant vécu uniquement de bienfaits du Roi révéla l'endroit où était le bois des forêts royales. Le fonctionnaire à qui il s'était adressé lui dit : C'est bien, mais le roi de Prusse ne ferait pas mal de garder un peu de bois pour pendre les coquins qui le trahissent[150]. Et tout cela n'est rien encore.

Un prince, Charles d'Isenbourg, issu d'une des plus nobles et plus anciennes familles de l'Allemagne, vint offrir à l'Empereur de mettre au service de la France un régiment entièrement composé de Prussiens, officiers et soldats, déserteurs ou prisonniers sur parole. Napoléon accepta et nomma le prince d'Isenbourg colonel de cet extraordinaire régiment. Alors d'Isenbourg adressa aux officiers et soldats prussiens la circulaire suivante[151] : Sa Majesté l'empereur des Français et roi d'Italie m'ayant confié la formation d'un régiment d'infanterie de quatre bataillons composé d'individus ayant servi dans l'armée prussienne, il est offert à ceux de MM. les officiers prisonniers de guerre par capitulation qui désirent sortir de cette triste situation, pour vouer leurs talents militaires et leur activité au service de notre invincible Empereur, d'être investis dans ce régiment du même grade qu'ils ont occupé dans l'armée du roi de Prusse. Cet emploi honorable assure à tous ceux qui y aspirent la protection du héros adoré qui aime ses soldats comme ses enfants... Accourez, vaillants guerriers, rassemblez-vous sous les drapeaux de Napoléon le Grand. Allez avec lui au-devant de la victoire et de la gloire immortelle. — Berlin, le 18 novembre 1806. — CHARLES, prince D'ISENBOURG.

On trouva des adhérents plus qu'on n'en voulait ; il fut même un instant question de former un second régiment, sous le commandement d'un prince de Hohenzollern[152] — de sang royal, celui-là — avec les volontaires qu'on était obligé de refuser. Il est bon d'ajouter qu'on donnait à chaque homme qui s'enrôlait une gratification de douze francs. Ces vaillants guerriers, comme dit le prince, en dépensant leur modeste prime, troublèrent l'ordre dans Berlin, ainsi que le constate le général Hulin dans ses rapports[153] : Hier, 27, les Prussiens, sous les ordres du prince d'Isenbourg, ont fait du bruit dans l'église de la Trinité... Ces hommes ont résisté à coups de pierres à la garde, venue pour rétablir la tranquillité... Ordre va être donné à ce prince de faire partir ces hommes pour Leipzig où le corps s'organise. Et le 30 décembre[154] : Deux officiers du régiment prussien qui s'organise se sont conduits, hier soir au café de la Comédie, de la façon la plus scandaleuse. Quand la garde civique berlinoise est limite pour les arrêter, ils ont tiré leurs sabres et se sont révoltés.

Nous serions injuste envers le prince d'Isenbourg, en laissant supposer qu'il fût le seul à glorifier outre mesure l'Empereur victorieux. C'était à qui, dans la haute noblesse allemande, se donnerait comme ayant toujours été l'ami de Napoléon ; c'était à qui par intérêt personnel l'encenserait à l'égal d'un dieu.

Ainsi l'Empereur ne doit pas croire que le prince électoral de Hesse a pris du service dans l'armée prussienne pour combattre la France. Nullement. S'il a pris part à la guerre de Prusse, écrit la femme de ce prince[155], c'est uniquement parce qu'il a cédé au désir naturel dans un jeune homme d'apprendre cet art difficile. La duchesse douairière régente de Saxe-Meiningen mande à l'Empereur : Je n'ai jamais été disposée à faire cause commune avec les adversaires de Votre Majesté. L'opinion publique me disait l'alliée de la France. Je l'étais en vérité[156]. La tante du Roi, la princesse Ferdinand de Prusse, qui avait une faveur à demander, dit : C'est avec la confiance qu'inspire un bienfait déjà reçu que j'implore aujourd'hui la grande âme de Votre Majesté Impériale... Sire, vous n'êtes pas seulement le plus grand des Souverains, vous êtes bon frère, bon fils... Nous bénissons à jamais Votre Majesté Impériale, dont la bonté adoucit les infortunes...[157] Le duc de Saxe-Cobourg-Gotha charge son chambellan de mettre aux pieds de Sa Majesté Impériale et Royale ses très humbles félicitations sur le succès de ses armes, en y joignant le tribut de sa juste admiration. Il ajoute : Et si vous daignez, Sire, mettre le comble à vos bontés en m'accordant la faveur d'oser exprimer de vive voix à Votre Majesté Impériale et Royale mes sentiments de vénération pour sa personne sacrée, et si Votre Majesté daigne me faire indiquer le lieu et le jour oh Elle me permettra de lui offrir de vive voix toutes lues soumissions et mes hommages respectueux, j'y volerai avec un empressement égal à ma vive gratitude pour les marques de sa généreuse protection[158]. La princesse régente de la Lippe signe la pétition suivante : Dans ce moment où plus que jamais le bonheur et la conservation des peuples reposent dans les mains puissantes et généreuses du plus grand des héros, la princesse régente de la Lippe ose solliciter l'avantage, longtemps désiré, d'être revue dans la Confédération dont le plus grand monarque est l'illustre protecteur. Elle ose espérer qu'il lui sera permis d'aspirer à ce bonheur, en raison de la confiance sans bornes et de l'attachement inviolable dont son cœur a toujours fait profession pour l'immortel Napoléon... Les succès brillants, presque miraculeux des armées impériales, ont comblé l'attente de la princesse...[159]

La classe bourgeoise, dans sa fraction la plus éclairée, a saisi également foules les occasions de se mettre aux genoux de l'Empereur et de l'aduler par des louanges emphatiques. A l'occasion de l'anniversaire de son couronnement, le 2 décembre 1806, il reçoit de nombreuses adresses dont voici un spécimen : Le 2 décembre est en ce moment une fête des plus solennelles et des plus joyeuses pour tous les habitants du Miché de Brunswick enchantés dut bon traitement dont ils jouissent de la part du gouvernement français, et de la perspective d'un avenir heureux qui s'ouvre à leurs yeux, comme à ceux de l'Europe entière. Veuille le Tout-Puissant seconder de plus en plus les vues bienfaisantes de Votre Majesté et nous donner une paix durable qui ne sera pas achetée trop cher par une guerre meurtrière à la vérité, mais inévitable et bienfaisante par les suites qu'elle ne manquera pas d'avoir[160].

L'un des premiers actes de l'Empereur, à Berlin, avait été de dissoudre le Conseil municipal existant, qu'il remplaça par une Commission administrative composée de sept membres : Hellé, Hotho, Nitze, Beringster, négociants ; Meier, entrepreneur de maçonnerie ; de la Garde, libraire, et Zelter, compositeur de musique, l'ami de Gœthe[161]. Puis il ordonna que les deux mille bourgeois les plus riches se réunissent à l'Hôtel de Ville, pour nommer soixante d'entre eux qui composèrent la municipalité[162]. Les nouveaux édiles ne contrecarraient en rien les mesures prises par l'autorité française, bien au contraire ! Lorsque le gouverneur, selon les lois de la guerre leur transmit l'ordre pur et simple de faire apporter à la mairie centrale les armes dont les citoyens étaient détenteurs, les conseillers firent immédiatement afficher que chaque habitant était tenu, sous peine de mort, de déposer immédiatement ses armes à l'Hôtel de Ville. Indigné de voir ses ordres transformés en édits draconiens, le général Hulin fit tout de suite insérer dans les journaux une note disant qu'il était fort surpris de lire cet arrêté rigoureux et qu'il n'entendait nullement qu'on donnait une sanction aussi barbare à ses instructions ; en même temps il défendait qu'à l'avenir on affichât rien sans son autorisation[163].

Pour payer la contribution de guerre de deux initiions de thalers, soit sept millions et demi en francs, exigée de la capitale, l'administration locale astreignit les propriétaires à lui fournir mensuellement des avances à raison d'un pour mille du montant de leurs assurances contre l'incendie[164].

Un décret impérial prescrivit l'organisation d'une garde civique formée de douze cents bourgeois, pris parmi les plus imposés, à raison de soixante pour chacun des vingt cantons de la capitale. De sorte que la garde de la ville et la police se trouvaient confiées aux douze cents plus riches citoyens[165]. On n'eut besoin de réquisitionner personne pour la formation de cette garde de honte à cheval, dit l'un des rares patriotes, Meinerd, chef de la corporation des bouchers[166]. Aussitôt organisée, raconte un écrivain allemand[167], la garde civique prêta serment de fidélité. Il faut avouer que c'est une chose bien extraordinaire, qu'il ait fallu que les Français vinssent à Berlin pour donner aux Berlinois l'autonomie de leur administration et la garde de leur ville. Autrefois les bourgeois se refusaient à faire partie de la garde civique, mais ils considéraient comme un grand honneur de lui appartenir depuis l'invasion. Enchantés de leur brillant uniforme, ils faisaient leur service avec une joie qui touchait à l'enthousiasme. Ils allèrent même plus loin. Lorsque les gouverneurs et commandants français eurent besoin d'ordonnances parlant allemand, il se forma parmi les jeunes gens aisés un corps de volontaires qui faisaient le service dans les antichambres des généraux ennemis. Les jeunes bourgeois paradaient ainsi dans de splendides uniformes vert clair, brodés d'or, et se montraient tout fiers d'être les serviteurs des officiers français.

Avec les auxiliaires expérimentés que Napoléon rencontra à tous les échelons de la hiérarchie prussienne, l'administration des provinces conquises devint relativement facile. Elles furent divisées en quatre départements militaires distincts : Berlin, Küstrin, Stettin et Magdebourg, commandés par les généraux Clarke, Thouvenot et Champeaux[168]. On put se contenter de placer un agent français auprès de l'autorité prussienne principale de chaque province[169], et tout marcha dans l'ordre le plus régulier. Une commission des finances fut instituée, sous la présidence de M. Daru, intendant général, ayant pour collaborateurs Estève, trésorier de la Couronne, et de la Bouillerie, receveur général des contributions[170]. M. Estève établit un projet de budget basé sur les évaluations de l'administration des finances royales prussiennes, tâche que lui rendirent facile les employés indigènes demeurés à leur poste. Ce budget se chiffrait pour l'année 1808 par un excédent de recettes de 58.084.675 francs[171].

Napoléon vécut à Berlin du 27 octobre au 24 novembre, comme s'il était en déplacement dans un des châteaux du domaine impérial. Il recevait chaque jour des estafettes de Paris, apportant les portefeuilles des ministres ; et tous les décrets français furent datés de Berlin. C'est là même qu'il rédigea et promulgua l'acte le plus audacieux et le plus fameux de son règne : le blocus continental (21 novembre 1806). Un mois auparavant, il avait annoncé son dessein en même temps que, selon sa coutume, il rejetait sur l'Angleterre la responsabilité des n'ailleurs de la guerre. Il disait dans le quinzième Bulletin daté de Wittenberg : On se demande ce que l'Angleterre gagnera à tout ceci. Elle pouvait recouvrer le Hanovre, garder le cap de Bonne-Espérance, conserver Malte, faire une paix honorable et rendre la tranquillité au monde. Elle a voulu exciter la Prusse contre la France, pousser l'Empereur et la France à bout. Eh bien elle a conduit la Prusse à sa ruine, procuré à l'Empereur une plus grande gloire, à la France une plus grande puissance, et le temps approche oh l'on pourra déclarer l'Angleterre en état de blocus continental. Est-ce donc avec du sang que les Anglais ont espéré alimenter leur commerce et ranimer leur industrie ? Toujours convaincu que la paix se serait faite si M. Fox n'était pas mort, Napoléon exhale un dernier regret en ajoutant[172] : L'Europe attribuera ces malheurs à la perte de ce ministre, honnête homme, qui voulait gouverner par des idées grandes et libérales et que le peuple anglais pleurera un jour avec des larmes de sang.

L'Empereur passait souvent des revues de sa Garde et de la garde civique berlinoise, dont le spectacle attirait un nombreux public. Le peuple se portait en foule sur le passage du souverain français[173]. Les Berlinois sont même étonnés, dit un rapport[174], de voir l'Empereur, après la parade, rentrer au Château presque sans suite et marchant au petit pas. A son arrivée, il avait rendu visite au prince Ferdinand, oncle du Roi et frère du grand Frédéric, qui était resté à Berlin. Il voulut que les honneurs militaires dus à son rang lui fussent rendus[175]. Il ne négligea pas de s'occuper du sort des pauvres, dans ces temps difficiles[176]. À cet effet il fit frapper de la menue monnaie, des groschen qui manquaient dans la circulation. Par son ordre, les indigents pouvaient exiger le pain au prix maximum d'un groschen la livre, soit douze centimes et demi. Tous les fonctionnaires, pensionnaires, invalides reçurent leurs émoluments et leurs arrérages comme avant la guerre[177].

Presque aussitôt après l'arrivée des Français, la vie ordinaire reprit son allure habituelle. S'il faut en croire les auteurs allemands, les théâtres regorgeaient de spectateurs ; dans les établissements publics, on trouvait avec peine à se placer, tant la population y venait en foule, pour frayer amicalement avec ses hôtes étrangers[178]. Jamais le luxe, dit un autre auteur[179], ne fut plus grand, jamais les toilettes des femmes ne furent plus rehaussées ni plus impudiques, avec leurs longues robes flottantes, imitées des hétaïres grecques, qui livraient sans retenue aux regards des passants les contours de leurs formes provocantes... Jamais débauche plus profonde ne s'est étalée aussi impudemment qu'à présent. Dès l'heure la plus matinale, de belles Berlinoises, en léger négligé, vont processionnellement dans les rues. On dit l'Empereur exaspéré de ce que ses soldats ont trouvé ici leur Capoue. Les hôpitaux n'ont plus assez de place pour recevoir tous les invalides de la dépravation. — À Berlin, dit le général Fantin des Odoards[180], les femmes sont petites, sveltes, de la tournure la plus voluptueuse et d'une figure fine autant que séduisante. S'il faut en croire les officiers de ma connaissance qui habitent cette capitale depuis Plusieurs mois, ces daines ont une assez bonne opinion de leurs charmes pour ne pas chercher à en augmenter le prix par une longue résistance ; les promenades publiques, les cafés, les spectacles, dit un rapport de la place, sont très fréquentés, ce qui annonce une grande confiance de la part des habitants[181].

Le théâtre royal continuait le cours de ses représentations au moment de la plus grande panique, dans la dernière semaine d'octobre qui fut coupée par l'entrée des Français, on y jouait : le 23, les Organes du cerceau (?) ; le 24, la Vente de la maison et l'Amour et la fidélité ; le 25, Belmont et Constance ; le 26, Iphigénie en Tauride ; le 27, l'Abbé de l'Épée et Alexis ; le 28, le Mariage secret ; le 29, Phèdre et le Bon Cœur. Le public trouvait plutôt qu'il n'y avait pas assez de distractions, car le 10 novembre, on demandait au gouverneur s'il ne se disposait pas à rétablir l'Opéra italien dont les pensionnaires étaient subventionnés par l'État[182]. De son côté, le général Clarke estimait qu'il y avait lieu de réduire certains amusements et, le 26 décembre, il faisait fermer les jeux du Nouveau Casino[183] où, tous les soirs, se perdaient des sommes considérables.

La foire annuelle de Noël, qui se tient Unter den Linden, fut aussi animée, sinon plus, que les autres années[184]. Le carnaval suivant fut également très joyeux. Le bal paré du 25 février a été très gai, dit le rapport de la place, on a dansé jusqu'à cinq heures du matin. Parmi les notabilités de la ville on remarquait les deux comtes d'Eglostein, M. d'Alvensleben, M. de Kanaker, M. de Gœrz, le major de Schack, le baron d'Eskasten, M. Ubreck, etc.[185] On voit dans la partie commerciale des journaux que, dès le mois de novembre 1806, l'activité des affaires a repris son cours. Le mouvement des voyageurs allemands est au moins égal à celui de l'année précédente. Aux réclames courantes viennent se mêler, en langue française, des annonces motivées par les circonstances. Ici un abécédaire français chez Heinrich ; moyennant cet abécédaire, on peut dire que les enfants apprendront le français en badinant. M. Strohwasser vante ses tabatières en papier mâché avec le portrait très ressemblant de Napoléon. Ne pas oublier que le véritable tabac de France se vend chez M. Rodenbeck. Puis le Manuel néologique, ou l'art d'apprendre et de retenir familièrement les mots de la langue française combinés avec ceux de la languie allemande, en forme de bouts rimés, chez M. Quien, libraire, au Pont des Chasseurs. La musique ne perdait pas ses droits. Entre autres M. Bernhard Romberg, musicien de la Chapelle du Roi, donne un grand concert avec le concours de M. Meyer-Baër qui aura la complaisance d'exécuter des variations sur le piano-forte. Un brillant concert est également organisé par M. Brun, premier cor de la Chapelle du Roi[186].

Le plus grand commerce était celui des chevaux. On en payait à des prix dérisoires, qui valaient jadis de cent à trois cents thalers. Ces dépréciations provenaient de la rareté des fourrages qui étaient réquisitionnés par le service. de l'armée. Un grand nombre de changeurs s'étaient établis. Ils faisaient d'excellentes affaires grâce à la confusion des monnaies diverses d'Autriche, de Saxe et de toutes les principautés où les soldats avaient passé. Comme ceux-ci ignoraient la valeur de ces pièces, on leur en donnait à peu près ce qu'on voulait[187]. Beaucoup d'ouvriers se trouvant sans travail, une nouvelle industrie prit naissance avec l'arrivée des Français, c'était celle des décrotteurs. On était assourdi dans les rues par les cris : Putzen les bottes, monsieur ? Putzen les bottes, mon cher ami ! articulés avec un accent déplorable. La plupart de ces industriels avaient adjoint à leur art de faire reluire les chaussures une autre spécialité moins avouable, qui consistait à faciliter les présentations entre Français et Berlinoises[188].

En réalité un calme régulier régna à Berlin pendant l'occupation française. On constatait, non sans ironie, que les agents de police prussiens commençaient seulement à apprendre leur métier sous la direction du général Hulin. — Nous sommes extrêmement tranquilles, écrit-on au prince de Saxe-Wittgenstein, et nous devons cet ordre et cette grande sécurité aux excellentes institutions du gouvernement français[189].

Grâce à la sollicitude des autorités françaises, les Prussiens ont souffert le minimum de ce que peuvent endurer en général les pays soumis à des passages de troupes ; dès le 18 octobre, le maréchal Ney avait donné l'ordre du jour suivant : Messieurs les officiers sont prévenus que ceux d'entre eux qui se distingueront dans le maintien du bon ordre et de la discipline seront cités à l'ordre et récompensés... Le maréchal, plein de confiance dans l'honneur des grenadiers, recommande à chaque compagnie la surveillance des traîneurs et des pillards. Tout grenadier qui en aura arrêté un sera récompensé[190]. Daru, le 25 octobre, réclame du gouvernement la protection spéciale de l'Académie des sciences, de la Bibliothèque, de l'Observatoire, du Musée d'histoire naturelle et du Jardin des plantes[191]. L'Empereur, préoccupé d'adoucir les maux de la guerre, prescrit de désigner pour le logement des officiers du corps d'armée les maisons des personnes de la Cour absentes de Berlin, afin, dit-il, de soulager les bourgeois autant que possible[192].

Le général Hulin, qui était par nature d'une extrême sévérité, apporta dans l'exercice de ses fonctions de gouverneur une grande délicatesse. Il exhortait les habitants à venir chez lui lorsqu'ils avaient quelque sujet de plainte. Il insistait même en leur disant que, s'ils avaient moins peur, s'ils avaient plus de confiance dans l'esprit de justice du gouverneur, s'ils lui signalaient leurs griefs, ils allégeraient leur fardeau[193]. Un écrivain raconte qu'une dame s'étant plainte à lui, gouverneur, de l'officier logé chez elle, lequel exigeait aux repas du champagne et du bourgogne qu'elle ne pouvait lui donner, le général Hulin écrivit une carte, avec ordre de la transmettre à l'officier lorsque celui-ci demanderait de nouveau ses vins préférés. Cela arriva le même jour ; la carte disait que, si l'officier désirait du champagne, il devait aller le réclamer chez le général. Désormais l'officier se contenta de vin ordinaire[194]. Sorte de bourru bienfaisant, Hulin était redouté de tout le monde et finalement ne sévissait jamais. Un officier de la garde civique s'étant excusé près de lui d'avoir osé célébrer l'anniversaire de la naissance de la reine Louise : Mais c'est très bien cela, mon garçon, répond le général ; moi aussi j'ai bu à la santé de cette jolie femme[195].

Les relations de nos soldats avec les Berlinois furent, dans leur ensemble, aussi convenables que le permettaient les circonstances. Demandant tout ce qui lui passe par la tête, mais n'insistant pas quand on lui oppose un refus poli ; quelque peu vantard, toujours bon enfant, le troupier français chez l'habitant a été dépeint avec assez de finesse par une dame Unger, qui notait ses impressions journalières. Elle raconte ainsi ses premières vicissitudes : On frappe à ma porte à coups de crosse de fusil. Eh, madame ! madame Unger, où est-elle ? C'étaient deux jeunes gens ; l'un qui se nommait Masson, comme je l'ai su depuis, prend la parole avec l'arrogance d'un adolescent qui se regarde comme une partie importante du vainqueur et du conquérant. En m'entendant parler français, il se montra joyeusement étonné et baissa aussitôt de ton, ce qui ne l'empêcha pas du reste de se montrer aussi exigeant en réclamant, en plus du nécessaire, de la liqueur de roses (?), de l'huile de Verdun (?), du champagne. Je ne leur donnai rien de tout cela et ils durent se contenter de médoc ordinaire, après lequel je leur fis servir du cognac qu'ils trouvèrent du reste détestable. Après s'être copieusement restaurés, les deux jeunes gens se regardent par hasard dans la glace et partent d'un fou rire en voyant leur accoutrement bizarre, avec leurs vêtements sales, déchirés, déguenillés. Je ne puis certainement pas dire que je jouissais d'une tranquillité parfaite. Étant la seule dans la maison qui parlât français, à chaque instant j'entendais les cris : Madame ! Madame ! on vous demande ! J'arrivais, et parfois je trouvais Masson étendu sur le sofa et qui, avant de tourner la tête vers moi, achevait tranquillement le couplet de sa chanson. Agacée de ces manières un peu libres à mon égard, je laissai un jour percer mon ennui par des exclamations de dépit. Pourquoi soupirez-vous ainsi ? me dit-il, on dirait que nous vous ennuyons !A la vérité, lui répondis-je, ce n'est pas d'amour pour vous que je soupire, non, je trouve seulement étrange d'être obligée de me déranger, à chaque instant, pour de jeunes messieurs comme vous. — Eh bien ! c'est bon, ne vous fâchez pas, répliqua-t-il en riant, on ne vous dérangera plus, envoyez qui vous voudrez, nous tâcherons de nous faire comprendre. Leur conversation était souvent ornée d'expressions fort vulgaires. Ils parlaient de se dérouiller les bras, de se dégourdir les jambes. Ce qui me vexait le plus, c'était, dans ce qu'ils appelaient leurs discussions politiques, de leur entendre dire que leur Empereur, s'il voulait, prendrait l'univers, puisqu'il commandait à des Français. D'autres fois ils s'entretenaient devant moi dans un patois du Midi auquel je ne comprenais rien, si ce n'était leurs éclats de rire. Comme je trouvais la chose inconvenante, ils me répondaient qu'ils disaient des polissonneries et que c'était pour cela qu'ils employaient un dialecte inintelligible pour moi. Quand ses hôtes étaient de garde, l'un à la porte de Francfort, l'autre à la porte de Silésie, Mme Unger leur envoyait leur nourriture dans des ustensiles d'argent ; elle a constaté que des soldats, inconnus d'elle, lui rapportaient le tout et que jamais il d'a manqué la valeur d'une épingle[196].

Ce qui causait un grand étonnement aux Berlinois, c'était de voir les officiers exempts de la morgue aristocratique des officiers allemands. On se répétait comme une chose absolument invraisemblable qu'un officier français, cordonnier de son ancienne profession, s'était installé dans un faubourg avec quelques ouvriers et s'occupait lui-même de faire confectionner des souliers pour sa compagnie. On citait aussi un officier, attaché à l'État-major de la place qui, ébéniste de son métier, allait chez un maître menuisier prendre des leçons sur l'application du vernis anglais qu'il ne connaissait pas[197]. Le moindre trait de charité ou de bienveillance d'un Français était colporté de bouche en bouche avec une naïveté qui aurait été ridicule, si elle n'avait eu probablement pour objet de se rassurer réciproquement sur les mœurs paisibles des envahisseurs. tin capitaine protégeant de petits mendiants traqués par la police ; des officiers prenant des billets de concert de charité et n'en faisant jamais usage ; un simple soldat attendri par la misère du logis qui lui est dévolu par un billot de logement, et se retirant après avoir fait l'aumône[198]. Tous ces menus faits étaient amplifiés, commentés, et ravissaient d'aise les bons Berlinois.

Dès le 8 novembre, le général Hulin avait fait afficher un ordre prescrivant que chaque soldat on fonctionnaire logé chez l'habitant est tenu de partager le repas ordinaire que celui-ci peut fournir d'après son état de fortune ; sous aucun prétexte on ne doit demander davantage[199]. En plus de ce qu'il n'était pas rare, dit un contemporain, de voir un soldat trop exigeant rappelé à l'ordre par ses propres camarades, le gouverneur était inflexible envers les militaires et faisait arrêter sans pitié, ainsi qu'on le voit fréquemment dans les rapports de la place, les boulines qui troublaient le repos de l'habitant[200].

Ces faits prouvent, il est vrai, que des violences ont été commises, mais beaucoup doivent are portées au compte des étrangers qui à cette époque servaient dans les rangs de la Grande Armée. Les plaintes abondent dans les rapports officiels contre les soldats italiens, contre les soldats bavarois ou wurtembergeois, qui ont l'habitude de dégainer leur sabre pour hâter l'accomplissement de leurs désirs. Un officier, M. de Labreustein, et son ordonnance sont arrêtés pour avoir frappé à coups de sabre le maître de la maison et sa femme, enceinte de plusieurs mois[201]. Les Mémoires du temps avouent que les soldats français se montraient envers les Berlinois bien meilleurs que les Allemands du sud[202]. Dans les provinces il en est de même ; les Bavarois el les Wurtembergeois se livrent à des brutalités incroyables. On remarque aussi qu'ils sont détenteurs de beaucoup de linge, de montres et d'objets de valeur[203]. Quoiqu'il me serait bien agréable de faire à Votre Majesté les louanges de son armée, écrit à son roi le général en chef des troupes wurtembergeoises, je ne puis lui dissimuler qu'uni esprit de sauvagerie tend à se communiquer, principalement dans la cavalerie qui est souvent abandonnée à elle-même. J'ai eu des exemples d'une avidité sans limites, qui a eu pour conséquence des excès déplorables et des mauvais traitements commis sur de malheureux paysans sans défense. Le même reproche s'applique aux bataillons de l'infanterie légère[204].

En ce qui concerne les Français, les documents ne permettent aucun doute, nous ne dirons pas sur la correction des rapports, mais sur une sorte de cordialité qui régnait entre les vainqueurs el les habitants des pays soumis.

J'étais logé à Charlottenbourg, raconte le général Boulart[205], chez la comtesse Hœnckel von Donnesmarck dont le mari, officier supérieur de l'Etat-major de l'armée prussienne, errait à l'aventure avec les débris de cette armée. La jeune comtesse me reçut avec beaucoup de politesse, sans affectation ni rancune apparente, et même, lorsqu'elle me connut et qu'elle sut que j'étais un nouveau marié, enlevé par les circonstances aux embrassements de sa femme, elle devint aimable, confiante, bonne même, connue si l'analogie de nos positions eut excité sa sympathie. Elle était musicienne et touchait du piano, je l'accompagnai quelquefois avec la flûte ; enfin je fus heureux de trouver dans mon logement les ressources d'une aimable société.

Le colonel Pion des Loches, parlant d'abord de son séjour à Berlin, dit : Je fus logé chez le baron de Bucholz, ministre des finances du roi de Prusse... Tous les soirs nous prenions le thé... Mon ministre et sa famille étaient les hôtes les plus affables et me traitaient en enfant de la maison ; tout le monde pleurait quand je partis, et je pleurai aussi pour faire chorus. Ensuite, à Erfurt j'habitais, dit-il, chez M. Strahl, Kornmesster, fonctionnaire chargé de la vente des grains publics ; c'était un bon vieillard qui avait une très belle famille, deux fils et trois filles. Je fortifiais celles-ci dans la langue française, et elles me perfectionnaient dans la langue allemande. Je passai le reste de l'hiver assez agréablement, comme dans ma propre famille ; nous avions de temps en temps des bals de société et, quoique Erfurt soit une pauvre ville, nous n'y trouvâmes pas le temps long (1)[206].

Le général Pouget occupait, dans le village de Sassen, le château de la comtesse de Dohna qui vivait entourée de sa fille, femme d'un major au service, et de sa nièce. En jour, dit-il, notre digne hôtesse voulut donner une fête aux militaires cantonnés à Sassen et me pria de l'y autoriser... Les personnes des environs, invitées par la comtesse, accoururent en habits de fête ; elles étaient Joutes connues des soldats de leur cantonnement, dont elles ne redoutaient plus la barbe et les longues moustaches... Pendant mon séjour à Sassen ces dames eurent la bonté de travailler pour moi ; elles me firent des chemises dont j'avais acheté la toile ; elles me brodèrent des jabots, et me tricotèrent divers objets, entre autres un sac à tabac à fumer autour duquel était cette devise en filigrane : Vivez en paix et n'oubliez pas vos amis[207].

Une société de mon goût, rapporte le général Fantin des Odoards, dont je jouis au sortir de la maison où je loge, quelques bals, de la musique, des livres, l'étude de la langue allemande et des leçons de français que de jolies écolières veulent bien recevoir de moi, eu voilà plus qu'il n'en faut pour me faire aimer le paisible séjour d'Herrenstadt ; et je n'entrevois pas sans peine l'époque où il faudra lui dire adieu. Le camp de Glogau consola heureusement le brave Fantin des Odoards. Depuis que nous sommes campés, la poste ne peut suffire aux douces missives qui pleuvent de tous les coins de la basse Silésie, où gémissent tant d'amantes délaissées. Jamais notre facteur n'a été aussi occupé. Toutes celles qui le peuvent sont venues faire une visite à leur ami sous prétexte de voir notre beau camp. D'autres se sont établies à Glogau, bravant le qu'en-dira-t-on. Telle femme on telle fille de baron, échappée de son manoir, se cache dans un hameau des environs sous un costume d'emprunt et reçoit journellement l'heureux mortel pour qui elle se perd de réputation[208].

Mais voici d'autres témoignages irrécusables, donnés par l'ennemi lui-même : le 5 mars 1807, la municipalité de Brandebourg-sur-l'Havel affichait la déclaration suivante : M. Roussel, officier des grenadiers du le régiment de ligne et commandant d'armes de la ville de Brandebourg-sur-l'Havel, rappelé par son souverain, remporte avec lui les regrets des magistrats et de tous les habitants de cette ville pour avoir, par sa sagesse, son amitié, son intégrité et sa justice, su concilier les intérêts de son souverain à ceux des habitants de cette cité qui n'oublieront jamais les bienfaits de ce brave officier, honorable tant par sa conduite que par son désintéressement. Puisse ce brave homme être aussi heureux dans sa carrière qu'il le mérite ! Les habitants de Brandebourg apprendront toujours avec joie ce qui lui arrivera d'heureux[209].

Les autorités de Landsberg apprécient comme il suit la conduite du général Gastine : Landsberg-sur-la-Warthe, le 10 mai 1807. — Plus de cent cinquante mille Français de la Grande Armée ont passé par cette ville. Nous en avons logé la plus grande partie dans l'enceinte de nos murs. Nos bourgeois, nos habitants, se sont prêtés à tous les sacrifices qui ont dépendu d'eux pour recevoir et traiter ces troupes de leur mieux. Elles, de leur côté — nous leur devons cette justice —, se sont comportées jusqu'à présent en ennemis généreux et nous n'avons eu que le fardeau inévitable des passages et des logements militaires, sans avoir à nous plaindre d'aucun excès ni d'aucun acte de violence. Parmi ceux qui se sont arrêtés le plus longtemps dans nos murs, nous devons particulièrement faire la mention la plus honorable de M. le général de Gastine, commandant la place par ordre de Sa Majesté l'Empereur et Roi. D'un côté, M. le général de Gastine a rempli ce poste important avec un zèle et une exactitude sans égale ; d'un autre côté, il a traité les habitants de cette ville, sans exception les petits comme les grands, avec une délicatesse qui est l'apanage de celui dont l'esprit et le cœur ont reçu un degré de culture supérieur. Il s'est gagné par là l'amour, la confiance et la vénération de la ville tout entière. Nous ne saurions passer sous silence le rare désintéressement de M. le général de Gastine et la noble générosité avec laquelle il a nourri plus de cent femmes et enfants de soldats prussiens, aujourd'hui ses ennemis et ceux de la patrie (sic). Hélas ! nous n'avons eu que pendant trois mois le bonheur de le posséder dans nos murs. Son Auguste Empereur l'a appelé près de sa personne. Nos pauvres le pleurent et nous tous le regrettons. Nos vœux les plus ardents l'accompagnent. Puisse la Providence le protéger et conserver ses jours au milieu des dangers de la guerre. Et toi, Napoléon, si tu veux donner à une ville la preuve la plus signalée de ta bienveillance et de ta protection, envoie-lui le général Gastine pour commandant. Signé : La municipalité et le corps des bourgeois[210].

Enfin le Comité administratif de Berlin faisait apposer, le août 1807, l'affiche suivante : Plus qu'aucune autre des villes et provinces, notre ville de Berlin a été éprouvée par les charges et peines multiples de la guerre ; mais nous avons incontestablement à nous louer du privilège d'avoir en à notre tête des hommes dont le zèle et l'intelligence, unis à un sentiment d'humanité universellement reconnu, se sont manifestés de la façon la plus éclatante dans toutes les circonstances ; si une infinité des maux de la guerre ont été écartés de notre existence bourgeoise, si notamment la sûreté des personnes et de la propriété n'a pas été menacée, nous le devons assurément à S. E. le général Clarke, nommé récemment ministre de la guerre, et à S. E. le général Hulin, promu général de division et appelé au commandement de Paris. Maintenant que les services extraordinaires rendus à notre ville par ces deux nobles hommes leur ont valu une récompense de la part de leur auguste monarque, nous aimons à leur dire que notre vénération, notre respect, notre reconnaissance les accompagnent. Ils se sont érigé dans le cœur de nos concitoyens un monument de gloire impérissable. — Berlin, le 20 août 1807. — Le Comité administratif[211].

Ces curieuses attestations sont confirmées, au cours d'une correspondance diplomatique, par un étranger absolument dégagé de tout. ce qui se passa sous ses yeux à Berlin et soucieux seulement de renseigner son gouvernement. Le général Clarke est nommé ministre de la guerre ; il doit être, dit-on, remplacé par le général Victor. Le général Hulin est promu général de division ; on lui destine la place de Paris. Il sera remplacé par le général Saint-Hilaire. Le gouverneur général ainsi que le commandant de la place emportent les sentiments d'estime et de reconnaissance des habitants du pays et de la capitale en particulier. La douceur qu'ils ont apportée à l'exécution des ordres sévères que nécessitait l'état de guerre, la tranquillité parfaite qu'ils ont fait régner, le désintéressement qu'ils ont montré dans toutes les occasions justifient ces sentiments[212].

Le maréchal Victor et le général Saint-Hilaire succédèrent à Clarke et à Hulin et continuèrent les traditions de leurs prédécesseurs jusqu'à la fin de l'occupation qui, en exécution de la convention de Berlin du 5 novembre précédent[213], eut lieu le 3 décembre 1808. Ce jour-là on fit avec une certaine solennité la reddition des clefs de la ville : la garde civique berlinoise était formée en carré sur la Wilhelmplatz, devant le palais du prince Ferdinand, les troupes françaises étaient alignées Unter der Linden et Wilhelmstrasse. Accompagné de ses aides de camp, Saint-Hilaire se rendit chez le prince à qui il remit les clefs après une brève allocution. Le prince, visiblement ému, put à peine prononcer quelques mots. Le général, en quittant le palais, adressa ses adieux en allemand à la garde civique qui lui répondit par des Hoch ! chaleureux. Puis les troupes françaises se dirigèrent sur la porte de Potsdam et sortirent de Berlin[214].

La campagne de 1806 ne se termina eu réalité que par la défaite des Russes venus au secours de la Prusse anéantie. Un nouveau pacte avait été signé à Bartenstein, près de Memel, le 21 août 1807, entre Alexandre Ier et Frédéric-Guillaume. Ces deux princes espéraient alors entraîner avec eux l'Autriche et l'Angleterre. Le Cabinet de Vienne refusa net, ne fournissant comme prétexte que sa haine des Prussiens, motivée par la duplicité et la perfidie de la Cour berlinoise. Le ministre britannique se déroba en alléguant — comble d'ironie ! — qu'en formant la Confédération des États du nord de l'Allemagne, le roi de Prusse se donnait lui-même les allures d'un Bonaparte[215] !

Après la bataille de Friedland, Alexandre Ier, se décidant enfin à admettre qu'il existait un empereur des Français, demanda une entrevue à Napoléon. Les deux souverains se rencontrèrent à Tilsit. Ils devinrent aussitôt d'excellents amis. La paix définitive de la France avec la Prusse fut signée, le 9 juillet 1807, à Tilsit, sous la présidence de l'empereur de Russie. L'affection spontanée qu'il avait vouée à Napoléon suffit à remplir le cœur d'Alexandre. Il n'y avait plus de place pour les souvenirs charmants de Memel et de Potsdam. A Tilsit, la présence de la belle Reine éplorée ne parvint pas à les ranimer.

La Prusse fut réduite au rang de puissance secondaire : de neuf millions d'habitants, elle n'en gardait que cinq ; d'un revenu de cent vingt-cinq millions, elle s'abaissait à soixante-neuf millions ; les territoires qu'elle perdait étaient distribués aux alliés de la France et servaient à instituer le royaume de Westphalie en faveur du prince Jérôme. L'ingérence de la Russie dans le traité d'immolation de la grandeur prussienne fut marquée par une seule clause : la Russie, sans lui rendre aucun dédommagement, prenait à la Prusse le territoire de Byalistok, soit cent quatre-vingt-trois mille âmes[216] ; en outre Alexandre consacrait solennellement le principe de l'annexion éventuelle du Hanovre au royaume de Westphalie ou de sa restitution à l'Angleterre[217].

La reine Louise, froissée dans le plus profond de son être, n'eut plus de sympathie que pour l'Angleterre et elle assura le concours de son parti à cette ennemie irréconciliable contre laquelle Napoléon devait périr, s'il n'arrivait à l'abattre ; puis, minée par tous les chagrins qui peuvent accabler une femme et une souveraine, Louise de Prusse mourut en 1810, âgée de trente-quatre ans.

Le royaume prussien trouvera dans la dernière coalition contre la France l'occasion de se relever. Un de ses généraux, Blücher, aura l'honneur insigne de porter à Waterloo le coup décisif au géant de gloire qui, pendant quinze ans, avait courbé l'Europe sous le poids de son génie.

Avec une âme moins prédisposée aux solutions amiables, moins inclinée à respecter la légitimité souveraine de ses ennemis, Napoléon n'aurait vu à Waterloo ni l'empereur de Russie, qu'il avait tenu à sa merci le lendemain d'Austerlitz ; ni le roi de Prusse, ni l'empereur d'Autriche, dont, en plusieurs occasions, il eut le pouvoir de briser les couronnes. Par conséquent, si trois des quatre monarques qui le combattirent n'étaient pas, en 1815, à l'état de prétendants errants ou relégués dans quelque lieu insalubre, c'est parce que l'empereur des Français ne sut pas frapper ses adversaires avec la cruauté dont ils usèrent impitoyablement à son égard.

Revenant de ses erreurs et regrettant son indulgence envers les dynasties européennes, Napoléon a pu dire à Sainte-Hélène : Bien qu'on m'ait salué, au nom des souverains, de moderne Attila, de Robespierre à cheval, tous savent mieux au fond de leur cœur, qu'ils y descendent ! Si je l'avais été, je régnerais encore peut-être, mais eux, bien sûrement et depuis longtemps, ils ne régneraient plus.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 265 à 293.

[2] Mémoires du général de Ségur, III, 8.

[3] Mémoires de madame de Rémusat, III, 61.

[4] Mathieu DUMAS, Précis des événements militaires, 1806, I, 316.

[5] Mathieu DUMAS, Précis des événements militaires, 1806, I, 474.

[6] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 313.

[7] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 312.

[8] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 293.

[9] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 200.

[10] HAÜSSER, Deutsche Geschichte, II, 711.

[11] Archives royales prussiennes, etc., II, 558.

[12] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, III, 43.

[13] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 239.

[14] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, III, 48.

[15] Archives royales prussiennes, etc., II, 562.

[16] Sir R. ADAIR, Mémoires historiques, p. 130-134.

[17] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 32-55 ; Manifeste du roi de Prusse.

[18] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 326.

[19] Mathieu DUMAS, Précis des événements militaires, 1806, I, 324-325.

[20] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 314.

[21] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 73. (Manuscrit du chevalier de Gentz.)

[22] Souvenirs du général Colbert, II, 313.

[23] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, III, 202.

[24] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 75. (Manuscrit du chevalier de Gentz.)

[25] Mathieu DUMAS, Précis des événements militaires, 1806, II, 56.

[26] Sur la mort du prince Louis-Ferdinand, voir Archives de la Guerre (dossier du 11 octobre 1806) ; Rapport de Gallernat, chirurgien-major au 40e de ligne ; Rapport de M. de Mumpfling, ingénieur au service du roi de Saxe ; Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 340 ; Mathieu DUMAS, Précis, etc., 1806, II, 50-56 ; baron ERNOUF, les Français en Prusse, 61 ; Mémoires du général de Ségur, III, 11-13 ; Souvenirs du général Colbert, II, 456.

[27] Capitaine FOUCART, Campagne de Prusse, p. 520.

[28] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 340.

[29] Capitaine FOUCART, Campagne de Prusse, p. 403.

[30] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 335.

[31] Capitaine FOUCART, Campagne de Prusse, p. 399.

[32] Capitaine FOUCART, Campagne de Prusse, p. 459.

[33] Capitaine FOUCART, Campagne de Prusse, p. 516.

[34] Capitaine FOUCART, Campagne de Prusse, p. 522.

[35] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 342.

[36] Capitaine FOUCART, Campagne de Prusse, p. 525.

[37] Correspondance du maréchal Davout, I, 275.

[38] Lettres de Napoléon à Joséphine, II, 182.

[39] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 342.

[40] Archives nationales, IV, 1690. (Lettre du roi de Prusse à Napoléon, quartier général prussien, 15 octobre 1806.)

[41] Général LEWAL, la Veillée d'Iéna, étude stratégique de combat, p. 30 ; capitaine FOUCART, Campagne de Prusse, p. 275.

[42] C. VON DER GOLTZ, Rosbach et Iéna, p. 8.

[43] Historique du grand état-major prussien, p. 663-664 ; Correspondance militaire du maréchal de Moltke, I, n° 177 et 178.

[44] Capitaine GILBERT, Essais de critique militaire, p. 105.

[45] Mémoires du général Rapp, p. 81.

[46] Capitaine FOUCART, Campagne de Prusse, p. 585.

[47] Cahiers du capitaine Coignet, p. 185.

[48] Mathieu DUMAS, Précis des événements militaires, 1806, I, 94.

[49] C. VON DER GOLTZ, Rosbach et Iéna, p. 32-34.

[50] Mathieu DUMAS, Précis des événements militaires, 1806, II, 140.

[51] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 379-393.

[52] LANFREY, Histoire de Napoléon, III, p. 493.

[53] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 357.

[54] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 352.

[55] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 360.

[56] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 361.

[57] Correspondance du maréchal Davout, I, 282.

[58] Marquise DE BLOQUEVILLE, le Maréchal Davout, II, 213.

[59] Marquise DE BLOQUEVILLE, le Maréchal Davout, II, 215.

[60] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 392.

[61] Archives de la Guerre. (Dossier du 16 octobre 1806.)

[62] DE BAUSSET, Mémoires, I, 328.

[63] Journal du sénateur Gross, conseiller municipal de Leipzig, p. 20.

[64] Archives de la Guerre. (Dossier du 14 octobre 1806.)

[65] Archives de la Guerre. (Dossier du 16 octobre 1806.)

[66] Neue Feuerbrände, Helft IV, 5.

[67] Archives nationales, IV, 1692.

[68] ROBINET DE CLÉRY, Lasalle, p. 14.

[69] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, p. 443.

[70] Mathieu DUMAS, Précis des événements militaires, 1806, II, 209 ; Souvenirs du général Colbert, II, 374.

[71] ENGEL, Königin Luise, p. 128 ; ADAMI, Luise Königin von Preussen, p. 213 ; Vertraute Briefe, III, p. 251.

[72] Vertraute Briefe, III, 251 ; A. DE CASSE, le Général Vandamme, II, 170 ; ENGEL, Königin Luise, 128-129.

[73] Archives de la Guerre. (Dossier du 20 novembre 1806.)

[74] PFISTER, König Friedrich von Württemberg, p. 148 ; ENGEL, Königin Luise, 129.

[75] Vertraute Briefe, II, 132-144.

[76] Vertraute Briefe, III, 327.

[77] Cité par C. VON DER GOLTZ, Rosbach et Iéna, p. 76.

[78] ENGEL, Königin Luise, p. 126-128.

[79] H. VON TREITSCHKE, Deutsche Geschichte, I, 248-250.

[80] HORN, Das Buch von Königin Luise, p. 156.

[81] Gazette de Danzig du 15 décembre 1806 ; Vertraute Briefe, I, 325.

[82] Archives de la Guerre. (Dossier du 17 octobre 1806.)

[83] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, III, 205.

[84] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 70. (Manuscrit du chevalier de Gentz.)

[85] Neue Feuerbrände, Heft XIII, 45.

[86] Aus der Autobiographie Von Huffeland Deutsche Klinik, Jahrgang, 1863 ; Baud, XV, 202, etc.

[87] K. HALLING, Memel's Vaterländische Weihestätten.

[88] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, III, 206.

[89] Aug. BRASS, Chronik von Berlin, etc., 346.

[90] Vertraute Briefe, t. I, p. 293.

[91] Vertraute Briefe, t. I, p. 212.

[92] Vertraute Briefe, t. I, p. 212.

[93] Vossische Zeitung du 18 octobre 1806.

[94] Vertraute Briefe, t. I, p. 212.

[95] Mémoires d'un homme d'État, IX, p. 109.

[96] MASSENBACH, Denkwurdigkeiten, II, p. 52.

[97] Vossische Zeitung du 2 octobre 1806.

[98] Journal politique, 1806, cité par Colmar VON DER GOLTZ, 415.

[99] Neue Feuerbrände, Heft V, p. 40.

[100] ARNIM, Vertraute Geschichte, IV, p. 262.

[101] Neue Feuerbrände, Heft I, p. 6.

[102] Mémoires d'un homme d'État, IX, p. 244 ; Vertraute Briefe, I, p. 44.

[103] Vertraute Briefe, II, 95 et passim.

[104] Mémoires d'un homme d'État, IX, 308.

[105] Vertraute Briefe, I, 335.

[106] Mémoires d'un homme d'État, IX, 311.

[107] Vossische Zeitung du 21 octobre 1806.

[108] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 368.

[109] Mémoires du duc de Rovigo, II, 301.

[110] Varnhagen VON ENSE, Denkwurdigkeiten, II, 294.

[111] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, III, 219.

[112] Archives nationales, A.F, IV, 1690.

[113] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 373.

[114] Archives royales prussiennes, etc., II, 633.

[115] BIGNON, VI, 42.

[116] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 392.

[117] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 420.

[118] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 424.

[119] Archives de la Guerre. (Dossier du 24 octobre 1806, lettre de Davout, datée des faubourgs de Berlin).

[120] Die Franzosen in Berlin, in den Jahren 1806-1807 et 1808, p. 12.

[121] A. STRECKFUSS, Berlin in neunzenhten Jahrhundert, I, 56.

[122] A. BASS, Chronik von Berlin, p. 433.

[123] Vertraute Briefe, I, 276.

[124] Vertraute Briefe, I, 274 ; Die Franzosen in Berlin, 12-14.

[125] Archives de le Guerre. (Rapport de la place, 27 octobre 1806.)

[126] Aquarelle du temps, collection de M. le prince D'ESSLING. HESCKIEL, Berlinisches Historienbuch ; Die Franzosen in Berlin ; Correspondance de Napoléon Ier, t. XIII (passim).

[127] Mémoires du général Boulart, 140 ; Cahiers du Capitaine Coignet, 188.

[128] HESCKIEL, Berlinisches Historienbuch, p. 384.

[129] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 430.

[130] HORN, Das Buch von der Königin Luise (passim).

[131] Archives nationales, AF, IV, 1690. (Lettre de Mme DE VOSS, grande maîtresse de la Cour de la reine de Prusse, au prince de Saxe-Wittgenstein.)

[132] HORN, loc. cit., et ADAMI, Luise Königin von Preussen (passim).

[133] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 326.

[134] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 363.

[135] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 378.

[136] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 405-421.

[137] Comtesse DE VOSS, Neunundsechszig Jahre am preussischen Hofe, p. 258.

[138] Archives nationales, AF, IV, 1690.

[139] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 425.

[140] STRECKFUSS, Berlin in neuzehnten Jahrhundert, I, 62 ; ADAMI, Königin Luise, p. 353. Ehrmann fut invité au banquet offert à la Reine, lors de son retour à Berlin, en 1809. Au dessert, elle fit appeler celui qu'elle nommait son chevalier et, lui prenant la main, leva son verre en disant : Je bois à celui qui, au moment où tout le monde se taisait, a rompu une dernière lance en l'honneur de la Reine.

[141] Comtesse DE VOSS, Neunundsechszig Jahre am preussischen Hofe, p. 257.

[142] Mémoires du général Rapp, p. 110.

[143] Lettres de Napoléon à Joséphine, I, p. 197.

[144] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 431.

[145] Comtesse DE VOSS, Neunundsechszig Jahre am preussischen Hofe, p. 257.

[146] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 445.

[147] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 437.

[148] Archives nationales, AF, IV, 1693.

[149] A. STRECKFUSS, Berlin in neunzehnten Jahrhundert, I, p. 64.

[150] Vertraute Briefe, I, p. 28.

[151] Vertraute Briefe, V, 286.

[152] Mathieu DUMAS, Précis des événements militaires, 1806, II, 426.

[153] Archives de la Guerre. (Rapport de la place du 27 novembre 1806.)

[154] Archives de la Guerre. (Rapport de la place du 30 décembre 1806.)

[155] Archives du ministère des Affaires Étrangères. 1795. (Lettre de la princesse Augusta, femme du prince électoral de Hesse, à l'Empereur, Berlin, 1er novembre 1806.)

[156] Archives nationales, AF, IV, 1692. (Meiningen, 6 décembre 1806.)

[157] Archives nationales, AF, IV, 1690. (Berlin, 3 décembre 1806.)

[158] Archives nationales, AF, IV, 1692. (Gotha, 1er décembre 1806.)

[159] Archives nationales, AF, IV, 1692. (Detmold, 20 novembre 1806.)

[160] Archives nationales, AF, IV, 1690. (2 décembre 1886.) Le docteur Frédéric Schulze, directeur de l'École de commerce établie à Berlin.

[161] A. BRASS, Chronik von Berlin, p. 419 ; HESCKIEL, Berlinisches, etc., p. 387.

[162] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 430.

[163] Berliner Narrichten, n° du 6 novembre 1806.

[164] Sendschreiben einer patriotischen Bürgers, p. 1.

[165] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 430.

[166] HESCKIEL, Berlinisches Historienbuch, p. 385.

[167] A. STRECKFUSS, Berlin, etc., I, 66.

[168] Décret impérial du 6 novembre 1806.

[169] BIGNON, VI, 50.

[170] Archives nationales, AF, IV, 1693.

[171] Archives nationales, AE*, IV, 497.

[172] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 400.

[173] STRECKFUSS, I, 67 ; Vertraute Briefe, II, 268.

[174] Archives de la Guerre. (Rapport de la place du 12 novembre 1806.)

[175] DE SÉGUR, Mémoires, III, 54.

[176] Archives nationales, AF, IV, 1693. (Rapport de M. de Massow à l'Empereur sur les pauvres de Berlin.)

[177] Vertraute Briefe, II, 287-288.

[178] A. STRECKFUSS, Berlin, etc., I, 67.

[179] Die Franzosen in Berlin, p. 170-172.

[180] Journal du général Fantin des Odoards, p. 121.

[181] Archives de la Guerre. (Rapport de la place du 20 novembre 1806.)

[182] Archives de la Guerre. (Rapport de la place de Berlin du 12 novembre 1806.)

[183] Archives de la Guerre. (Rapport de la place de Berlin du 28 décembre 1806.)

[184] Berliner Narrichten du 15 au 31 décembre. (Voir les annonces concernant les attractions de la foire.)

[185] Archives de la Guerre. (Rapport du 27 février 1807.)

[186] Journaux de Berlin, 1806-1807.

[187] Vertraute Briefe, II, 289.

[188] Die Franzosen in Berlin, p. 169.

[189] Archives nationales, AF, IV, 1692. (Lettre saisie dans les papiers du prince de Saxe-Wittgenstein, à Hambourg ; cette lettre est signée Von Faudel.)

[190] Archives de la Guerre. (Dossier du 18 octobre 1806.)

[191] Archives nationales, AF, IV, 1692.

[192] Correspondance de Napoléon Ier, XIII, 432.

[193] Vertraute Briefe, I, 192.

[194] Die Franzosen in Berlin, p. 180.

[195] Colmar VON DE GOLTZ, Rosbach et Iéna, p. 280.

[196] Die Franzosen in Berlin, 75-78.

[197] Die Franzosen in Berlin, 190.

[198] Vertraute Briefe ; Die Franzosen in Berlin (passim).

[199] Vertraute Briefe, I, 284.

[200] Archives de la Guerre. (Rapports de la place de Berlin).

[201] Archives de la Guerre. (Rapports de la place de Berlin, 1806-1807, passim.)

[202] Varnbagen VON ENSE, III, 31.

[203] Neue Feuerbrände, Heft V, 122.

[204] PFISTER, König Friedrich rein Württemberg, p. 150.

[205] Mémoires militaires du général Boulart, p. 140.

[206] PION DES LOCHES, Mes Campagnes, p. 236-239.

[207] Général baron POUGET, Souvenirs de guerre, p. 101-104.

[208] Journal de Fantin des Odoards, p. 169-175.

[209] Berliner Narrichten du 12 mars 1807, n° 31.

[210] Berliner Narrichten du 28 mai 1807.

[211] Spener'sche Zeitung du 25 août 1807.

[212] Lettre du 18 août 1807, adressée par M. le baron de Binder, ambassadeur d'Autriche, à M. le comte Stadion, ministre des Affaires Étrangères à Vienne. Archives nationales, AF, IV, 1691.

[213] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 290.

[214] SCHWEBEL, Geschichte des Stadt Berlin, II, 450 ; Aug. BRASS, Chronik von Berlin, p. 445.

[215] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, p. 408.

[216] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 225 ; F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, p. 424.

[217] Articles séparés et secrets du traité de Tilsit. Publiés pour la première fois par Albert VANDAL, Napoléon et Alexandre Ier, I, 505.