NAPOLÉON ET LA PAIX

 

CHAPITRE IV.

 

 

Accord des puissances contre la France. — Pièges tendus par Napoléon aux diplomates anglais conspirateurs. — Les habitudes de travail du Premier Consul décrites par lui-même. — Preuves certaines des complots. — Révélations de l'étudiant Quérelle. — Causes de l'arrestation du duc d'Enghien. — Les précédents en matière de violation de territoire. — Le jugement du duc d'Enghien. — Soulèvement de colère dans les Cours d'Europe. — Attitude exagérée de la Russie. — Le pays des meurtres princiers. — La fausseté de la douleur d'Alexandre Ier. — La Prusse, après réflexion, renonce à prendre le deuil. — Silence motivé de l'Autriche. — Volte-face successives du roi de Prusse. — Empressement de Frédéric-Guillaume à reconnaître la dignité impériale de Napoléon. — L'Autriche s'arroge un double titre impérial. — Embarras de François II vis-à-vis de la Russie. — Verve caustique du Tsar. — L'insolence des Cours à l'égard de l'empereur des Français. — La couronne impériale proposée à la Prusse par Napoléon. — L'affaire Rumbold. — Amende honorable de l'Empereur. — Déceptions du parti de la guerre à Berlin. — La sollicitude de Napoléon lui gagne le sentiment public prussien. — Un deuil à prendre par condescendance pour la Prusse devient une affaire d'Etat à Paris. — Comment l'Empereur s'habillera-il ? — La remise de la décoration de l'Aigle noir au moment du couronnement à Milan. — Pourquoi Napoléon recherchait tant l'alliance prussienne. — Ostracisme de l'Europe. — Situation exceptionnelle de Napoléon. — Admiration qui lui est due pour la grandeur de sa tâche et les difficultés qui lui sont suscitées. — Singulières combinaisons prêtées à Napoléon au sujet du camp de Boulogne. — Alexandre champion de l'Europe contre la France. — Les lettres confidentielles de l'empereur de Russie et de l'empereur d'Autriche. — Les puissances résolues à attaquer la France un an avant que Napoléon songe à la guerre d'Autriche. — Prétextes donnés aux yeux des peuples. — La sainte croisade. — Alexandre accuse Napoléon de vouloir se faire proclamer le Messie. — Légende de la monarchie d'Occident. — Son origine. — Les explications de Napoléon. — Les coalitions n'ont pas attendu la venue de Bonaparte. — Ce sont elles qui ont forcé Napoléon à étendre progressivement sa domination. — Les trônes distribués à la famille impériale. — Les étrangers pourvus avant les parents de l'Empereur. — Les exemples antérieurs. — Les causes de la déchéance de la reine de Naples. — Félonie de cette souveraine. — Trahison de la Cour d'Espagne. — Indignité de la famille royale. — Les derniers Bourbons régnants. — L'acquiescement de l'Europe à tous les actes de Napoléon.

 

Si ce n'est par leur haine commune de la France, par leur désir de la rabaisser au rang de puissance infime, on expliquera difficilement l'attitude des souverains envers Napoléon. Le traité secret conclu entre la Prusse et la Russie vient de consacrer l'union de toute l'Europe pour favoriser moralement, en attendant mieux, les projets de l'Angleterre. Par une anomalie singulière toutes les sympathies sont donc pour la nation qui, par la violation brutale d'un traité, a rendu la guerre inévitable, tandis que l'animadversion va vers le Premier Consul. Qu'a-t-il fait pour cela ? Il s'est épuisé en efforts pour que les neutres imposent une médiation ; il ne s'est pas lassé de solliciter une alliance dont le but final aurait été d'empêcher que les hostilités ne s'étendissent sur tout le continent. A quelque point de vue qu'on se place, les appels à la médiation, la recherche d'une alliance destinée, qu'on le voulût ou non, à servir de contrepoids aux décisions violentes, ne sont pas les symptômes de la folie furieuse des batailles. Rester sourd à de telles propositions, excommunier pour ainsi dire leur auteur, le vouer à l'immolation au lieu de mettre sa franchise à l'épreuve, c'est peut-être un acte de haute politique ; ce n'est sûrement pas une œuvre de bonne foi. L'absence de scrupules, de loyauté chevaleresque chez les rois traditionnels d'alors fut sans doute d'un funeste exemple pour celui que le hasard des révolutions venait de porter au pouvoir suprême.

Le dernier refus qu'il essuya de la Prusse lui fit voir combien son isolement était complet. Il en aurait eu plus tôt la certitude, si son esprit s'était arrêté sérieusement à ce fait que ses assassins avaient le champ libre par toute l'Europe et qu'ils y pouvaient tramer ouvertement les attentats les plus odieux sans que les gouvernements se fissent scrupule d'intervenir. Les uns étaient complices ; les autres fermaient complaisamment les yeux. Quand les conjurés manquaient leur but principal après avoir fait de nombreuses victimes, les Cours demeuraient impassibles et silencieuses. A peine la Prusse, tout en se gardant de flétrir les criminels, osait-elle exprimer en ternies vagues la joie qu'exprimait son roi de voir le Premier Consul triompher des complots de ses ennemis[1].

Par contre, tous les cabinets européens, celui de Prusse parmi les plus pressés, poussèrent des clameurs d'indignation lorsque Napoléon, dans sa situation exceptionnelle, prit à son tour des résolutions exceptionnelles, plus admissibles de la part d'un seul contre tous que de tous contre un seul.

Dès la fin de 1803, le Premier Consul acquit la conviction que l'Angleterre ne voyait aucune indignité à transformer ses légations limitrophes de la France en espèces de bureaux de recrutement on tout individu, animé soit d'une haine, soit seulement d'un esprit de lucre, était assuré de trouver appui et subsides, pourvu qu'il fût décidé à aller jusqu'au crime pour débarrasser l'Europe de l'homme redoutable qu'était le chef du gouvernement français. Les noms de ces diplomates conspirateurs sont : Drake, ministre anglais à Munich ; Spencer Smith, ministre anglais à Stuttgart ; Taylor, ministre anglais à Darmstadt ; Frère, ministre anglais à Madrid. A côté de ces étrangers doivent figurer en second plan d'Antraigues et de Vernègue, émigrés irréconciliables qui, à Dresde et à Rome, Mi ils étaient fonctionnaires au service de la Russie, travaillaient parallèlement et avec zèle au même but que les Anglais.

Afin d'avoir en main la preuve formelle des agissements de Drake à Munich, on lui tendit un piège : des émissaires adroits lui furent envoyés de France et surent gagner sa confiance. L'un d'eux, Mehée de la Touche, se donnant comme une victime et un ennemi du Premier Consul, parvint à obtenir de Drake des lettres de la plus haute importance, en outre de sommes d'argent considérables. Devant la gravité de cette découverte, Napoléon rédigea lui-même les instructions à donner aux agents secrets. Le 1er novembre, il écrivit au ministre de la justice : Je désire que l'agent secret envoyé à Munich écrive à Drake et que, pour lui donner confiance, il lui fasse connaître qu'eu attendant que le grand coup puisse être porté, il croit pouvoir promettre de faire prendre sur la table même du Premier Consul, dans son cabinet secret et écrites de sa propre main, les notes relatives à sa grande expédition et tout autre papier important ; que cet espoir est fondé sur un huissier du cabinet qui, ayant été membre des Jacobins, ayant aujourd'hui la garde du cabinet du Premier Consul et honoré de sa confiance, se trouve cependant dans le comité secret, mais que l'on a besoin d'abord de la promesse qu'on aura cent mille livres sterling si véritablement on réussit...

Afin de mieux tenter cet Anglais assez naïf, on l'avait persuadé que le Premier Consul passait son temps à tracer des plans machiavéliques, conservés dans son cabinet aussi secrètement que le serait un trésor de l'Inde, et qu'indubitablement la publication de ces pièces, si elle était possible, tournerait à la honte et à la confusion de Napoléon, leur auteur.

Intéressé et sans doute amusé par cette énorme mystification, Napoléon fit, à l'usage de son émissaire, une description fantaisiste des précautions employées à la garde de ces documents aussi précieux qu'imaginaires. Quant aux moyens propres à se les procurer, il s'ingénia à tracer une sorte de scénario dramatique dont l'invraisemblance presque puérile est atténuée par une peinture exacte, et faite par lui-même, de ses habitudes de travail. La note est ainsi conçue[2] : Bonaparte n'écrit presque jamais. Il dicte tout en se promenant dans son cabinet à un jeune homme de vingt ans, appelé Méneval, qui est le seul individu non seulement qui entre dans son cabinet, mais encore le seul qui approche des trois pièces qui suivent et approchent le cabinet. Ce jeune homme a succédé à Bourrienne, que le Premier Consul connaissait depuis son enfance, mais qu'il a renvoyé pour s'être mêlé dans des affaires d'argent. Méneval n'est pas de nature à ce qu'on puisse espérer rien de lui, et d'ailleurs il n'oserait parce que le soupçon, au moindre dérangement qu'il y aurait dans le cabinet, tomberait d'abord sur lui. Mais les notes qui tiennent aux grands calculs, Napoléon ne les dicte pas, mais les écrit lui-même. Il a sur sa table un grand portefeuille divisé en autant de compartiments que de ministères. Ce portefeuille, fait avec soin, est fermé par le Premier Consul même. C'est la seule clef qu'il garde et, toutes les fois que le Premier Consul sort de son cabinet, Méneval est chargé de placer ce portefeuille dans une armoire à coulisse, sous son bureau, et vissée au plancher. Ce portefeuille peut être enlevé, mais il n'y a point à se cacher. Méneval ou l'huissier qui seul allume le feu et approprie l'appartement peut être seul soupçonné ; il faudrait donc que l'huissier disparut. Dans ce portefeuille doit être tout ce que le Premier Consul a écrit depuis plusieurs années ; car ce portefeuille est le seul qui voyage sans cesse avec lui et qui va sans cesse de Paris à la Malmaison et Saint-Cloud. Toutes les notes secrètes sur ses opérations militaires doivent s'y trouver et, puisque l'on ne peut arriver à détruire son autorité qu'en confondant ses projets, on ne doute pas que la soustraction de ce portefeuille ne les confondît tous.

L'homme qui apportait des renseignements aussi précis prouvait assurément qu'il avait h la Cour consulaire des accointances peu ordinaires. Il ne pouvait manquer d'inspirer une large confiance au diplomate, dont la candeur n'avait d'égale que la fourberie. Drake tomba en plein dans la supercherie, et l'agent français devint son confident intime. Il lui remit près de deux cent mille francs pour un comité imaginaire[3]. Dix lettres, dont l'authenticité ne put être contestée, arrivèrent aux mains de la police. Elles révélèrent l'existence de conjurés que le ministre anglais engageait à s'emparer d'abord de Huningue et de Besançon[4]. A cet effet le point principal, expliquait-il, est de chercher à gagner des partisans dans l'armée, car je suis fermement dans l'opinion que c'est par l'armée seule qu'on peut raisonnablement espérer d'opérer le changement tant désiré[5]. Se laissant aller à sa fureur grossière, il disait dans une autre lettre : Il importe fort peu par qui l'animal soit terrassé ; il suffit que vous soyez tous prêts à joindre la chasse[6]. Cela est écrit de Munich le 9 décembre 1803.

Des menées tout aussi odieuses étaient dirigées à Cassel et à Stuttgart par les ambassadeurs anglais Taylor et Spencer Smith. Celui-ci ne fut pas plus perspicace que Drake. Un homme dévoué à la police française, le capitaine-adjudant-major Rosey, du 9e de ligne, l'ayant circonvenu, il lui remit cent treize mille francs de lettres de change[7]. Enfin, de juillet à décembre 1803, la seule Correspondance de Napoléon ne contient pas moins de vingt-huit communications relatives à des manœuvres de conspirateurs agissant sous l'influence de l'Angleterre[8].

Malgré le secret gardé autour de ces machinations, il en perça quelque chose dans le public. Vers la fin de 1803 et au commencement de 1804, il n'était pas de jour où l'on ne fit courir à la Bourse le bruit de l'assassinat du Premier Consul[9].

Habitué à cette rumeur, on ne s'en émotionnait plus, et volontiers ou eût pensé que ces craintes n'étaient qu'un roman inventé pour passionner le public et augmenter son intérêt en faveur du chef de l'État. Le hasard, qui est eu toute affaire le meilleur serviteur de la police, se chargea de démontrer qu'on était bien en face de la réalité, d'une conspiration savamment combinée, avec des ramifications dont le réseau partait de Londres pour s'étendre des cèles de Bretagne jusqu'aux frontières d'Allemagne.

On avait arrêté à Paris quelques individus jadis compromis dans l'affaire de la machine infernale et qui, à force de précautions, avaient échappé aux investigations de la justice. Par un pressentiment étrange le Premier Consul demanda, un soir, qu'on lui apportait les dossiers de ces hommes. Rien ne le frappait encore dans cet examen, quand tout à coup ses yeux se fixèrent sur le nom Quérelle, qualifié élève en médecine. Étonné sans doute de voir en si mauvaise compagnie un homme d'une éducation et d'une instruction relativement supérieures, il se dit que celui-là ne pouvait être un instrument aveugle et devait savoir beaucoup de choses. Enfin, poussé par un instinct mystérieux, il ordonna de traduire de suite l'étudiant Quérelle devant un conseil de guerre, de le questionner avec soin et de recueillir toutes ses paroles[10]. Condamné à mort, Quérelle, pour obtenir sa grâce, fit des révélations stupéfiantes, à la suite desquelles la recherche des conspirations trouva nue direction utile qui amena l'arrestation des généraux Moreau et Pichegru. Il avoua que depuis quatre mois, sans que la police se doutât de rien, des affiliés de Georges, le plus implacable et le plus décidé des conspirateurs, avaient débarqué sur une falaise normande, à Béville ; que Georges lui-même était depuis plus de deux mois à Paris, où il n'attendait que k moment favorable de réaliser son projet criminel. On juge de l'émoi qui s'empara des pouvoirs publics. Les mesures les plus radicales furent prises pour arriver à se saisir de Georges et de ses séides. Les portes de Paris furent fermées ; la surveillance la plus étroite fut organisée dans tous les quartiers, dans toutes les rues, dans toutes les maisons. Enfin, le 9 mars, Georges, sortant de chez une fruitière, Mme Lemoine, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, où il avait trouvé asile, sautait dans un cabriolet, qui fila d'autant plus vite que le conducteur se sentait poursuivi par des agents. Place de l'Odéon, un de ceux-ci parvint à rattraper le fuyard ; il se jeta à la tête du cheval ; d'autres policiers cernèrent la voiture et un combat terrible s'engagea alors. Dans sa résistance désespérée, Georges tua d'un coup de pistolet l'inspecteur de police Buffet[11]. Arrêté, garrotté, le chef des chouans fut mis en prison. Interrogé le lendemain, il avoua qu'un prince français devait venir à Paris pour prendre la tête du mouvement qui ne pouvait manquer de se produire aussitôt que serait consommé l'attentat contre le Premier Consul.

Pendant qu'on prenait les mesures rigoureuses qui allaient aboutir à cette arrestation de Georges, l'enquête s'était naturellement étendue. Par Quérelle on avait déjà appris que Georges et ses acolytes avaient été déposés sur la rive française par un brick de la marine royale anglaise. On sut en outre qu'un ordre du Conseil privé de Londres, en date du 14 janvier 1804, avait enjoint aux émigrés de se rendre sur le Rhin avec une solde réglée par le nième ordre[12]. Enfin on trouvait sur Joyau, dit Villeneuve, l'un des aides de camp de Georges, un passeport anglais illimité[13]. Parlant de ces indices, il ne fallait pas être grand clerc en matière d'instruction judiciaire pour remarquer que la présence du duc d'Enghien sur la frontière immédiate de France, à Ettenheim, en duché de Bade, avait un rapport certain avec le complot tramé à Londres contre la vie du Premier Consul. Le duc avait sa place de combat toute marquée en ces parages. Huit ans environ auparavant (1796), il y commandait une avant-garde qui harcelait l'armée de Moreau, essayait de lui couper la retraite sur le Rhin[14]. Si les déductions tirées à Paris contre les menées secrètes du duc d'Enghien avaient besoin d'une confirmation, elle serait fournie par un des plus chauds défenseurs de ce prince et des plus ardents contempteurs de Napoléon : Le duc d'Enghien, petit-fils du prince de Condé, dit Walter Scott, dans son Histoire de Napoléon, fixa son séjour, sous la protection du margrave de Bade, au château d'Ettenheim, afin sans doute d'être toujours prêt à se mettre à la tête des Royalistes de l'Est, ou même, si l'occasion se présentait, de ceux de Paris... Pendant que les princes français attendaient sur la frontière l'effet des soulèvements intérieurs, Pichegru, Georges Cadoudal et trente autres Royalistes déterminés débarquèrent secrètement en France. Nul doute que ces agents, et Georges en particulier, ne vissent dans Napoléon le plus grand obstacle à leur entreprise et qu'ils n'eussent résolu de l'assassiner tout d'abord[15].

L'illustre écrivain anglais expose avec non moins de clarté la participation du gouvernement de son pays aux effroyables machinations perpétrées contre la vie du chef de l'État français : L'Angleterre, dit-il, poussa les partisans de la royauté à de nouvelles attaques coutre le gouvernement consulaire. Les ministres accueillaient avec trop de facilité les promesses et les plans d'individus qui, trop exaltés pour apprécier le véritable état de choses, exagéraient leurs espérances auprès du gouvernement britannique[16].

Figurons-nous un instant Napoléon suivant depuis six mois, jour par jour, les agissements perfides des Anglais avec qui il est en guerre, ne connaissant encore que les intrigues des diplomates ; puis tout à coup, par un trait de lumière providentiel, il voit jusqu'à l'évidence qu'un complot, dont les ramifications s'étendaient sur les frontières françaises, a déjoué la surveillance la plus active, et, au même moment, la présence du duc d'Enghien est signalée dans un village, sur ces mêmes frontières ; comment ne se serait-il pas établi dans son esprit une corrélation entre la situation du prince et les plans des conjurés ? Le duc d'Enghien n'avait aucune raison d'habiter Ettenheim, que ses amis avaient, à plusieurs reprises, essayé vainement de lui faire abandonner et qu'il eût dû quitter, avec ou sans sa maîtresse[17] — car il pouvait choisir une autre résidence pour ses amours —, s'il eût voulu éviter de donner prise à toute suspicion de conspiration ; mais il persistait à y demeurer parce qu'il était là à la solde de l'Angleterre et prêt, selon toute vraisemblance, à pénétrer en France au premier bruit de succès du complot dont le Cabinet de Londres, les émigrés et les princes étaient les inspirateurs ou les complices.

On a parlé de violation de neutralité à propos de l'arrestation du duc d'Enghien ; on en a fait des reproches amers à Napoléon. On n'a pas eu tort. Mais pourquoi s'est-ou soigneusement abstenu de relever que les Anglais avaient, les premiers, violé la neutralité des petits États voisins de la France ? Était-ce donc respecter la neutralité du Wurtemberg, de la Hesse, de la Bavière, que d'y organiser l'assassinat du premier magistrat du pays limitrophe. Était-ce respecter la neutralité du duché de Bade, que d'y installer, en les payant, un prince et son état-major, qui, presque sûrement, avaient des attaches avec les criminels poursuivant à Paris la réalisation d'un exécrable forfait ? Et n'était-ce pas, d'une certaine manière, transporter les hostilités en pays ennemi, que d'y constituer des rassemblements d'hommes soldés et n'attendant qu'un signal pour forcer les frontières et pour tenter un coup de main sur les villes françaises ? Fallait-il attendre, avant d'agir, que ces projets fussent en pleine voie de réussite ? Répondant à l'Angleterre, qui prétendait pie personne n'avait rien à voir dans la conduite de ses ambassadeurs, on qu'ils se trouvassent, Napoléon, en son langage imagé, demandait si un ambassadeur anglais pouvait pointer un mortier du milieu de la Bavière ou de la rive droite du Rhin, sans que la France eût le droit de le trouver mauvais[18].

Sous l'impression du danger imminent qu'il courait, le Premier Consul s'était écrié : Suis-je donc un chien qu'on peut assommer dans la rue, tandis que mes meurtriers seront des êtres sacrés ?[19] Incapable de juger si les arrestations opérées à Paris suffisaient à enrayer l'œuvre de ses assassins, il crut qu'il y avait urgence extrême à s'assurer de tous les complices, quels qu'ils fussent et où qu'ils fussent, pour les livrer aux tribunaux. L'impérieuse nécessité de sa propre défense ne saurait justifier, de la part de. Napoléon, un acte de violation ; mais, quoi qu'on en ait dit, c'est à l'arrestation du duc d'Enghien que se borne l'arbitraire ; la procédure de condamnation n'est entachée d'aucune manière. Ce fut le tribunal régulier, le conseil de guerre tel que le composait Pondre de roulement institué par les règlements militaires et auquel il ne fut absolument rien changé, qui jugea le duc d'Enghien et le condamna à mort.

On ignore généralement, ou plutôt beaucoup se plaisent à ignorer que la sentence capitale rendue contre le duc d'Enghien visait en premier lieu cinq cas méritant la mort, indépendamment du chef de conspiration contre le gouvernement français, qui ne venait qu'en dernière ligne. Le duc d'Enghien fut condamné :

1° Pour avoir porté les armes contre la République ;

2° Pour avoir offert ses services à l'Angleterre, alors en état de guerre avec la France ;

3° Pour avoir reçu et accrédité des agents anglais ;

4° Pour avoir été à la tête d'émigrés aux frontières ;

5° Pour avoir entretenu des intelligences destinées à soulever des départements français.

Ces chefs d'accusation furent reconnus exacts par le duc d'Enghien lui-même. Avec un grand courage il se déclara prêt à recommencer ; il fit mieux, il revendiqua l'honneur d'être le premier à tirer l'épée[20] contre son pays, durant la guerre de l'Angleterre contre la France.

Comment au surplus aurait-il pu nier ? Le Conseil de guerre n'avait-il pas entre les mains un billet écrit par lui et ainsi conçu : Je vous remercie, mon cher Vaubarel, de votre avertissement sur les soupçons que mon séjour ici pourrait inspirer à Bonaparte, et des dangers auxquels m'expose sa tyrannique influence en ce pays. Là où il y a du danger, là est le poste d'honneur pour un Bourbon. En ce moment où l'ordre du Conseil privé de Sa Majesté Britannique enjoint aux émigrés retraités de se rendre sur le Rhin, je ne saurais, quoi qu'il en puisse arriver, m'éloigner de ces dignes et loyaux défenseurs de la monarchie. Signé : Duc D'ENGHIEN[21]. Ce papier avait été saisi sur le général Vaubarel, son complice, arrêté en même temps que lui.

Nous l'avons dit, la culpabilité du duc d'Enghien, avouée par lui, prononcée par un tribunal régulier et compétent, laisse cependant à la charge de Napoléon la responsabilité d'avoir pénétré en pays étranger pour s'y emparer d'un ennemi. Certes, au point de vue de la morale stricte, c'est un crime sans excuse, mais assez explicable si l'on tient compte des précédents.

Moins de cinquante ans auparavant, Frédéric le Grand, sur le simple soupçon d'un complot qui se tramait contre lui, avait occupé la ale de Dresde, sans déclaration de guerre préalable, et fait main basse sur les Archives de l'État[22]. On peut supposer que, s'il avait rencontré là quelque conspirateur, il ne se serait pas gêné pour le transporter en Prusse.

En 1793, l'Autriche n'avait-elle pas enlevé en territoire neutre les diplomates français Haret et Sémonville, pour les charger de chaînes et les jeter successivement dans les cachots de Mantoue et de Kufstein ?

Les commissaires de la République, Beurnonville, Camus, Bancal, Quinette, qui avaient été délégués près de Dumouriez, ne furent-ils pas faits prisonniers et emmenés en Bohème et en Moravie ?

En 1797, le gouvernement français ne correspondait-il pas avec Caillard, son ambassadeur à Berlin, dans le but de procéder à l'enlèvement du comte de Provence — Louis XVIII —, qui avait alors sa résidence à Blankenburg, en Prusse ? Le grand obstacle que je vois à cet enlèvement, répond Caillard, c'est que Blankenburg est bien avant dans les terres. Quand on aura saisi l'homme, l'ouvrage sera encore loin d'être terminé, car il restera une grande étendue de pays à traverser... Laissez votre homme arriver à Jewer — où Louis XVIII devait se rendre — ; on l'enlèvera là tout aussi facilement qu'a Blankenburg ; on n'a que quelques lieues à faire pour le conduire au bord de la tuer. Là, ou l'embarque sur un bâtiment très léger, pour le conduire en toute sûreté jusque sur la côte de Gröningue[23].

Enfin, quatre ans s'étaient à peine écoulés depuis que les plénipotentiaires français au Congrès de Rastatt, territoire neutre par excellence, avaient été assassinés par les hussards de Széclers, commandés par un de leurs officiers.

Devant ces exemples multiples, pris un peu au hasard, il est facile d'admettre que l'idée d'une expédition sommaire dans le duché de Bade ne pouvait avoir à cette époque ni aux yeux des étrangers, ni aux yeux des Français, le caractère anormal, encore moins monstrueux, qu'on s'est efforcé de lui attribuer. Si le duc d'Enghien, il faut le répéter, n'avait pas été reconnu coupable de crimes ayant mérité la mort, on Fein rendu un jour à la liberté, comme le furent jadis ceux de nos diplomates qui n'avaient pas été assassinés sans jugement d'aucune sorte.

Néanmoins la nouvelle de l'exécution du duc dans les fossés de Vincennes souleva dans toutes les Cours un concert d'imprécations contre le Premier Consul. Ce fut un haro formidable, comme si venaient d'être inventés en Europe la raison d'État, voire le crime d'État. Cependant l'étonnement des souverains peut s'expliquer dans une certaine mesure : c'était peut-être la première fois qu'un chef de gouvernement faisait couler le sang d'un prince qui ne lui tenait par aucun lien de parenté.

La Russie poussa des cris de vierge effarouchée. Elle oublia qu'elle était par excellence le pays des morts subites pour les princes. Elle détourna pendant un instant les yeux de l'histoire de sa propre dynastie, dont chaque page depuis moins d'un siècle était noire d'infanticides, de séquestrations perpétuelles et de martyres de pauvres petits héritiers présomptifs, enfin de parricide ou de complicité de parricide datés seulement d'hier. Toute la Cour prit le grand deuil. Les deux impératrices, dont l'une était la veuve de l'empereur récemment assassiné, ne tarissaient pas de larmes, sanglotaient publiquement ; ni elles, ni la Cour ne voulaient plus voir l'ambassadeur français ; on affectait de ne pas lui parler, alors qu'on adressait la parole à tout le monde autour de lui. Des billets d'avis pour un deuil de sept jours furent envoyés à tout le personnel diplomatique, au général Hédouville, notre ambassadeur, comme aux autres. La femme de celui-ci restait isolée dans les salons ; on eût dit une pestiférée[24].

Par ordre du Tsar, le chancelier de l'Empire provoqua la réunion d'un conseil spécial, chargé d'examiner quelle devait être l'attitude de la Russie lorsqu'on osait porter la main sur un prince quelconque de sang royal : Notre Auguste Maitre, dit cet ordre, considérant qu'il est désormais flétrissant et inutile d'avoir encore des connexions avec un gouvernement qui respecte tout aussi peu l'équité pour le fond que la décence pour la forme, et envers lequel toute représentation en faveur du Droit et contre l'oppression est totalement infructueuse, croit devoir ne plus conserver avec lui de relations et penche à renvoyer d'ici la mission française en même temps qu'il rappellera de Paris celle de Russie. L'Empereur, intimement convaincu qu'il ne convient ni à sa dignité, ni à l'honneur de son empire de rester passif après l'attentat qui a eu lieu, ne se dissimule pas les inconvénients partiels et momentanés qui pourront être la suite d'une résolution dont il voit la nécessité. Sa Majesté désire s'entourer de toutes les lumières dans un moment aussi important, et a voulu à cet effet rassembler les membres de son Conseil, en y adjoignant les personnes dont l'expérience et l'habitude dans la diplomatie sont connues...[25]

Ainsi parlait, dans la douleur de ses mœurs offusquées, le gouvernement de celui qui, aussitôt le crime commis, avait élevé aux dignités suprêmes de l'Empire les assassins de son père. Ce Conseil qu'il appelait près de lui fut admirablement choisi. On ne manquait pas, dans le pays, d'hommes experts en meurtres princiers. On s'empressa, avec un cynisme sans doute inconscient, de faire figurer parmi les membres de l'aréopage le comte Valérien Zouboff[26], qui fut, en personne, non l'un des comparses, mais grand premier rôle, portant lacet et poignard, dans l'assassinat de Paul let- Le Conseil délibéra qu'on chasserait de Russie l'ambassade française.

Alors qu'il avait été si peu ému par l'assassinat de son père qui lui était tout, Alexandre Ier se montra affligé, comme personne ne le fut jamais, par la mort d'un homme qui ne lui était rien. Il continua de faire retentir l'Europe de ses cris de désespoir. Cet interprète si bruyamment inconsolable des chagrins qui selon lui auraient dû abîmer le cœur des souverains fut ramené vertement à de plus justes convenances par Napoléon. Celui-ci, avec une ironie sans doute un peu brutale, fit demander à la chancellerie russe si, lorsque fut perpétré l'assassinat de Paul Ier, on ne se fût pas empressé de faire saisir les auteurs du complot, à supposer qu'on eût eu connaissance qu'ils se trouvaient à une lieue des frontières russes ?[27]

Faisant étalage complet de sa souffrance, l'empereur de Russie alla porter ses plaintes à la Diète de Ratisbonne, afin de soulever l'Empire germanique contre la France[28]. On a cru longtemps que c'était ainsi par un sentiment de noble révolte et sous le coup d'une profonde affliction que le Tsar, bouleversé par la condamnation du duc d'Enghien, se décida à sortir de sa neutralité et conclut, après ses démarches à Ratisbonne, l'alliance avec l'Autriche, qui amena la guerre de 1805. Le malheur pour la franchise et la beauté des émotions d'Alexandre veut que la preuve soit restée d'une tout autre conduite de sa part.

Le 9 avril 1804, selon la relation de Czartoryski, chancelier de l'empire russe[29], on venait à peine d'apprendre à Saint-Pétersbourg la nouvelle de la mort du duc d'Enghien ; or, dans une lettre écrite ce jour même à François II, empereur d'Autriche, le Tsar expose les dangers imaginaires que cet événement fait courir à l'Europe ; mais les premières lignes de cette lettre démontrent péremptoirement que ces doléances ne sont point le commencement des pourparlers entre ces deux puissances : D'après la nature des communications, dit Alexandre, que j'avais ordonnées à mon ministre des Affaires Étrangères de faire à celui de Votre Majesté Impériale et Royale et dans lesquelles je lui communiquais sous réserve mes appréhensions sur le sort que prépare la France au reste de l'Europe et sur les moyens que je croyais propres à mettre des bornes à ses envahissements, je devais m'attendre à ce que Votre Majesté accueillit mes propositions avec un sentiment égal à celui qui me les a dictées... Mais autant j'ai été empressé à vous offrir, Sire, un accord des mesures qui devaient naturellement sauver l'Europe dans la crise actuelle, autant je suis sensiblement peiné du peu d'accueil que nies offres ont trouvé près de Votre Majesté... Le peu de succès des démarches que ma mission à Vienne a faites d'après mes ordres auprès du ministère de Votre Majesté m'a prouvé la nécessité de m'adresser directement à Elle, pour l'engager à mettre fin à mes incertitudes sur la détermination qu'Elle croit devoir prendre. J'attends sa réponse avec impatience, en faisant des vœux pour qu'elle soit conforme à sa gloire, à ce que l'Europe est en droit d'attendre de sa sollicitude, et à la sûreté future de la. monarchie autrichienne[30].

C'est donc parmi les comédies politiques qu'il faut ranger les lamentations tumultueuses d'Alexandre. Par ce qui précède il est irréfutablement établi que l'exécution du duc d'Enghien ne fut nullement la cause déterminante des négociations de la Russie avec la Cour d'Autriche, en vue d'une action combinée contre la France. Le Tsar trouve simplement là une occasion de revenir sur des sollicitations demeurées sans réponse et antérieures de plusieurs mois ainsi qu'il le reconnaît lui-même dans une autre lettre du lendemain, 10 avril, et adressée à l'archiduc Charles d'Autriche[31].

Tout le reste ne fut chez lui qu'un bon prétexte, dont hypocritement il s'efforça de tirer parti. Même quand il renvoya outrageusement l'ambassadeur français, ce ne fut nullement son indignation qui lui dicta cette mesure si grave. La vérité est que la présence de nos diplomates devenait gênante à Saint-Pétersbourg, où se préparaient des menées qu'il était bon de cacher ; telles étaient les allées et venues des diplomates anglais et autrichiens, chargés de discuter les bases de la troisième coalition, de fixer le prix du concours de chacun. Pour ces négociations insolites qui ne manqueraient pas d'attirer l'attention, il était prudent de se mettre à l'abri des regards indiscrets. Il importait essentiellement de ne pas compromettre l'Autriche, qui était sous les prises directes de Napoléon. En dehors de cette considération, le Tsar, par la position géographique de son empire, pouvait offenser la France sans courir de grands risques.

La Cour de Vienne, après quelques clameurs, réfléchit qu'en matière de crime politique elle était liée par un tragique précédent. Par décence, elle n'aurait pas voulu se poser en vengeresse pour le fils du prince de Condé, alors qu'elle ne l'avait pas fait jadis pour son archiduchesse, Marie-Antoinette. A cette époque elle s'était mise avec résignation au diapason des Cours européennes, où on fut si peu préoccupé de cette catastrophe que le public en perdit bientôt la trace[32].

Mais, à défaut du souverain d'Autriche, le roi de Suède ne laissa pas échapper l'occasion de manifester sa haine contre la France. Il fit en tout et partout chorus avec l'empereur de Russie[33]. C'était du reste une sorte de fou exalté, dont Napoléon en maintes circonstances aurait mieux fait de rire que de le prendre au sérieux. C'était celui qui plus tard, dans les documents officiels, ne parlait jamais de l'empereur des Français qu'en l'appelant : Monsieur Napoléon Bonaparte[34].

En Prusse le parti hostile à la France trouva un excellent motif de témoigner bien haut ses sentiments. Les faits et gestes de l'empereur de Russie n'étaient pas indifférents à la belle reine Louise. Il lui plut de se mettre à l'unisson de celui qui était l'auguste inspirateur de sa conduite : La Reine, écrit alors le conseiller du Roi au premier ministre, meurt d'envie de prendre le deuil pour le duc d'Enghien, et le Roi vient de m'en parler, comme s'il ne convenait pas qu'on pût s'en dispenser[35].

Sous la pression de la Reine, cette question fut longuement discutée dans les conseils. On s'y montra moins audacieux que les Russes. Les gens sages se dirent qu'au cas où le conflit deviendrait aigu, l'on était plus à portée des coups que les amis de Saint-Pétersbourg. À ceux-ci, observait le ministre d'État, il ne coûte rien de déployer leurs sentiments, tandis que nous leur servons de boulevard...

Finalement on décida qu'il fallait ne rien compromettre et avant tout gagner du temps. Les politiciens tournèrent la difficulté en invoquant comme toujours les formalités. On exposa que la Cour, n'ayant pas reçu de notification officielle, ne pouvait prendre le deuil. On ajoutait : D'ailleurs, si l'on doit attendre une notification, de qui viendra-t-elle ? Sera-ce de Monsieur, et dans ce cas ne voudra-t-il pas la faire comme roi, ce qui nous forcerait à la regarder comme non avenue ? N'aurions-nous pas le droit d'attendre plutôt que le roi. d'Espagne nous fit la communication officielle ? Il est aujourd'hui chef de la maison des Bourbons. Enfin ne vaudrait-il pas mieux attendre l'exemple que la Cour de Vienne nous donnera, elle que des liens de parenté attachent à la malheureuse famille ?[36] La victoire resta une fois de plus au protocole. Il importait de ne pas afficher des idées trop hostiles à Napoléon, et mieux encore de ne pas se montrer plus sévère que l'Autriche, car alors on risquerait de voir se nouer une alliance austro-française dont on ne voulait à aucun prix.

En cette occasion, comme en toute autre, le roi Frédéric-Guillaume III ne trouva d'énergie que pour ne rien faire. L'abstention, l'inertie, c'était sa règle. Il ne s'en serait probablement jamais écarté si sa faiblesse pour la Reine ne l'eût parfois engagé dans des pas compromettants. Cette princesse, dont l'esprit était toujours aiguillé du côté de Saint-Pétersbourg, avait pu considérer comme un triomphe personnel le traité secret conclu avec la Russie et qui avait tant causé de plaisir au jeune empereur Alexandre. Aussi éprouva-t-elle un grand désappointement quand le Roi manifesta le désir de se délier de ses engagements avec le Tsar. Frédéric-Guillaume avait été pris d'une terreur subite quand il s'était aperçu que le Tsar conduisait les choses avec vivacité et que le moment de tenir ses promesses s'approchait plus vite qu'il ne l'avait pensé d'abord. Cette éventualité venait de lui être révélée par les démarches de l'empereur de-Russie qui menait avec précipitation les pourparlers avec l'Autriche, en vue d'une action contre la France. Alors il s'était mis à écrire à Alexandre Ier pour le prier de ne provoquer en aucune façon une guerre avec Napoléon. Il émettait la conviction que l'Empereur partageait entièrement son opinion qu'il y aurait folie à vouloir combattre Napoléon, et il ajoutait que, par considération pour la situation géographique de son territoire, il devait chercher de toutes ses forces à garder la neutralité[37].

Après cette contremarche le Roi fit un antre mouvement en sens inverse. Il était comme ces bouées fixées au fond de l'océan et qui, ballottées à la surface, semblent aller et venir au caprice de la vague et ne changent pas de place en réalité. Cédant aux sollicitations de sa femme, il avait congédié M. de Haugwitz, son premier ministre, qui savait se soustraire aux influences russes ; il le remplaça par M. de Hardenberg, que tout le monde, à son arrivée au pouvoir, saluait comme le défenseur des idées de la Reine au Conseil[38]. C'était, au dire de l'ambassadeur russe à Berlin, l'homme loyal, l'homme de nerf, bien disposé pour la Russie, qui avait de tout temps regardé le système d'union entre les Cours de Russie et de Berlin comme la base sur laquelle reposaient la tranquillité et la sûreté du nord, par conséquent celle de l'Europe entière[39].

Et, tandis qu'il était en veine de volte-face, Frédéric-Guillaume, qui, pour un pas fait vers la France, en avait fait un autre vers la Russie, reprit son élan dans la première direction. Ce fut à l'occasion d'une question délicate qui se posait devant la décision des souverains. En présence des complots meurtriers que les récents procès avaient dévoilés, les hommes d'État fiançais pensèrent que le meilleur moyen d'y mettre un terme était de prouver aux assassins que la disparition de leur victime n'entraînerait pas la chute du régime sous lequel le pays entendait vivre. Dans ce but, le 18 mai 1804, le Sénat promulgua la loi par laquelle le Premier Consul était proclamé empereur, avec hérédité dans sa famille. On se demandait avec anxiété quel accueil serait fait par les Cours étrangères à l'avis officiel de cet événement considérable. Napoléon, pour sa considération personnelle aussi bien que pour celle de la France, devait attacher une haute importance à la façon dont se comporteraient les souverains. Son impatience et ses appréhensions furent comblées par le roi de Prusse avec un empressement des plus flatteurs. Deux jours à peine, 26-28 juin, s'écoulèrent entre la remise de la notification du nouvel empereur et la réponse du Roi à son bon frère et ami[40].

Il est présumable que la Prusse, dans sa précipitation à reconnaître à Napoléon la dignité impériale, avait cru de bonne foi discerner qu'un grand changement venait de s'opérer en Europe ; qu'un peu de pourpre sur les épaules d'un homme allait le faire agréer d'emblée par les souverains qui le dédaignaient hier. C'était compter sans l'Angleterre et sans la Russie. La première ne voulut jamais rien connaître de l'Empire français, la seconde opposa une fin de non-recevoir qui dura jusqu'en 1806. Dans l'intervalle on vit même le Tsar émettre avec une étroitesse d'esprit vraiment puérile la prétention d'envoyer à Paris un ambassadeur, mais à la condition que Napoléon ne serait pas traité en empereur. Aux yeux d'Alexandre il n'était que l'usurpateur corse[41].

L'Autriche, après quelques grimaces, trouva une solution inattendue mais pratique. Son souverain profita de la circonstance pour s'arroger le titre d'empereur d'Autriche, afin que Napoléon n'eût pas le privilège d'être seul investi de la dignité impériale héréditaire en Occident. Le 10 août 1804, dans un grand Conseil composé des ambassadeurs, grands dignitaires et ministres, François II se proclama empereur d'Autriche[42].

Napoléon désira pour son intronisation des cérémonies plus ostensibles. De longues discussions s'établirent en sa présence au Conseil d'État afin de régler la manière dont se ferait sur l'Évangile, ainsi que le prévoyait le Sénatus-consulte, la prestation du serment de l'Empereur au peuple français. On s'arrêta à l'idée d'un couronnement qui serait célébré à Paris, bien que l'Empereur eût d'abord exprimé l'intention de choisir une autre ville que la capitale, dont l'esprit lui avait été désagréable au moment du procès de Moreau. Puis on écarta aussi la proposition de toute cérémonie à huis clos dans le palais impérial. Quelqu'un ayant parlé du Champ-de-Mars, en réminiscence de la Fédération, Napoléon s'y opposa et produisit entre autres arguments celui de la température : Se représentait-on, dit-il, l'effet que produiraient l'Empereur et sa famille, exposés dans leurs habits impériaux à l'injure du temps, à la boue, à la poussière, à la pluie ? Quel sujet de plaisanterie, ajoutait-il, pour les Parisiens qui aiment tant à tourner tout eu ridicule et sont accoutumés à voir Chéron, à l'Opéra, et Talma, au Théâtre-Français, faire l'empereur beaucoup mieux que je ne saurais le faire ![43]

On prit une résolution eu faveur de l'église des Invalides, dont le caractère était plus militaire que religieux. Un décret du 21 messidor an XII fixa la cérémonie au 18 brumaire (10 novembre 1804). Cette décision fut peut-être le germe de l'idée d'un sacre à Notre-Daine, à moins qu'e le n'eût été voulue pour préparer à cette consécration canonique l'opinion généralement encore réfractaire aux actes de dévotion. Depuis que les reliques de la Sainte-Ampoule avaient été brisées à coups de marteau, sur la place publique de Reims, par le conventionnel Ruhl, il n'y avait plus beaucoup de personnes en Franco pour croire que quelques gouttes d'huile eussent la vertu de légitimer on de fortifier le pouvoir. En restaurant cette coutume de consécration royale, Napoléon, ce n'est pas douteux, comptait plus frapper l'imagination des monarques de Droit divin que celle de son peuple.

La date de la cérémonie fut portée au 2 décembre 1804. On rechercha jusque dans les plus vieilles chroniques ce qui s'était pratiqué en pareilles circonstances. Les splendeurs du sacre présidées par un Pape, ce qui ne s'était pas vu en France depuis Pépin le Bref, dépassèrent les magnificences déployées en ces solennités par l'ancienne dynastie.

Mais ce ne l'Ut pas cette pompe, en dépit de son faste exceptionnel, qui détermina les puissances à donner leur adhésion. Si la Cour de Vienne, an nom de son nouvel empereur, reconnut celui des Français, c'est que, n'étant pas encore prête à entamer une guerre, elle tenait à ne pas s'attirer les foudres immédiates de Napoléon. D'ailleurs, don pour don, en agissant ainsi la Cour de Vienne, par un échange de bons procédés, obligeait le Cabinet des Tuileries à reconnaître la couronne impériale autrichienne au cas où ce Cabinet aurait eu l'intention de la contester. Toutefois, engagé comme il l'était depuis plusieurs mois vis-à-vis de la Russie, François II se rendait bien compte que son adhésion serait sévèrement jugée par le Tsar, qui s'était juré d'ignorer l'Empire français tant que Napoléon ne se conformerait pas aux injonctions des puissances. De plus avoir deux titres d'empereur, d'Allemagne d'abord, puis d'Autriche, c'était au regard des Russes une idée singulière. Ainsi que le faisait ressortir leur ambassadeur à Vienne : Un Corse, d'une main hardie, va poser sur sa tête la couronne de Charlemagne, et son audace deviendra légitime s'il daigne, assurer une autre couronne sur la tête d'un Prince dont l'illustre Maison, depuis une suite de siècles, a occupé le premier trône d'Europe[44].

Par son ton humble, embarrassé, le boniment épistolaire qui fut servi au Tsar par le nouvel Empereur héréditaire d'Autriche vaut d'être cité en majeure partie : Monsieur mon frère, ce n'est point à un ami tel que Votre Majesté Impériale, au Prince dans lequel j'ai placé toute ma confiance, que je dissimulerai combien m'a coûté le parti que j'ai dû prendre de reconnaître Bonaparte comme Empereur. J'ai différé autant qu'il m'a été possible, et ma répugnance n'a pu être vaincue que par ma conviction que le rappel respectif des ambassadeurs qui devait suivre le refus de nouvelles lettres de créance aurait immédiatement entraîné la guerre. Votre Majesté Impériale connaît la situation de mes États et en général les circonstances où je me trouve. Je ne lui ai rien caché à cet égard et, quelque confiance que j'aie dans ses pressants secours, la position des armées respectives est telle que Bonaparte pourrait tourner contre moi les forces nombreuses qu'il destinait à son expédition contre l'Angleterre, et me porter les coups les plus sensibles avant que mon armée et celle de Votre Majesté Impériale aient été à portée de l'empêcher ; en sorte qu'il aurait fallu non seulement employer à réparer le mal les mêmes moyens que nous destinons à rétablir l'équilibre en Europe, lorsque l'occasion favorable s'en sera présentée. Cette guerre, dans laquelle les succès de Bonaparte étaient immanquables au moins dans son début, auraient rétabli par lui-même sa réputation chancelante, lui auraient rattaché son militaire (sic) et fait cesser dès l'origine tout ce qui se prépare, dans l'intérieur de la France, de propre à présager un avenir plus favorable... Tels sont les motifs qui m'ont guidé et que j'expose à Votre Majesté Impériale avec ma franchise ordinaire. Soyez bien persuadé, monsieur mon frère, que cette mesure qui est encore une des tristes conséquences des malheurs que j'ai éprouvés, ne fait qu'augmenter mon désir de voir enfin définitivement arrêté ce concert intime entre nous, qui doit servir de base à une amélioration dans les circonstances générales de l'Europe... J'attends du reste avec impatience d'apprendre la conclusion finale des engagements que la parité de nos sentiments et de nos vues pour le salut commun de l'Europe nous fait désirer mutuellement, et que je remplirai de mon côté avec autant de zèle que de fidélité[45].

L'empereur de Russie, on le devine, ne fut pas satisfait de la condescendance même hypocrite que témoignait François II à l'empereur des Français. Il calma son dépit en exerçant sa verve caustique aux dépens de son frère, l'empereur des Romains : Je rends trop justice, répondit-il, au caractère magnanime de Votre Majesté, pour n'être pas convaincu de la répugnance toute naturelle qu'Elle a dû éprouver à reconnaître le nouvel ordre de choses en France, par lequel Bonaparte a consommé son usurpation. II a dû certainement coûter au cœur généreux de Votre Majesté de donner son assentiment à une innovation qu'Elle était si éloignée d'approuver, et je ne puis à cet égard que partager ses justes regrets... Votre Majesté considérera comme une nouvelle marque de mon attachement pour Elle le chagrin que j'éprouve de voir l'illustre Maison d'Autriche se mettre de quelque façon de niveau avec la famille qui, à force d'audace et d'astuce, prétend former une nouvelle dynastie en France[46].

Pour écrire ces choses avec tant d'assurance, il fallait évidemment qu'Alexandre eût acquis la certitude que sa propre maison avait été fondée par un fils de Dieu et non par quelque obscur Lithuanien nomade, échoué en Moscovie et dont les successeurs auraient été presque des saints si l'on n'avait eu que l'astuce et l'audace à leur reprocher.

En matière de grossièreté envers Napoléon, on n'était pas eu reste à la Cour de Vienne. On s'y délectait à la lecture des insultes les plus basses contenues dans les mémoires demandés à ses conseils par le comte de Cobentzel, le chancelier d'État. De ces consultations relatives à l'opportunité de reconnaître le titre impérial de Bonaparte, il est intéressant d'extraire quelques passages qui montreront l'effervescence des esprits à cette époque : Bonaparte, disait M. de Gentz, a imaginé de perpétuer son pouvoir fondé sur l'usurpation la plus manifeste, à l'aide de ce nouveau titre, créé par un véritable sacrilège, dans une famille qui, outre l'obscurité scandaleuse de son origine, est certainement composée en partie de ce qu'il y a de plus immoral et en partie de ce qu'il y a de plus abject sur la terre... Si les souverains admettent le titre de Bonaparte et celui de sa prétendue dynastie, la page la plus majestueuse du Code du droit public est impitoyablement déchirée, foulée aux pieds et réduite en poussière, la magie du pouvoir suprême est dissoute à jamais ; la Révolution est sanctionnée et presque sanctifiée ; les entreprises de tous les scélérats qui tôt ou tard méditeront la chute des empires sont appuyées d'avance, leur triomphe est assuré et proclamé ; et rien n'empêchera désormais le premier brigand, doué de quelques talents et de courage du crime, de regarder en face le premier souverain de l'Europe et de lui dire avec toute la confiance que doit inspirer l'incroyable dénouement de la sanglante tragédie de nos jours : Dans dix ans, je serai à ta place[47].

S'inspirant de documents de cette nature, fournis par ses fougueux et diserts conseillers, l'Autriche avait fait. précéder à Saint-Pétersbourg la lettre autographe de François Il d'une note diplomatique où l'on s'exprimait avec une libre et rare insolence envers le souverain de la France : Dans l'impossibilité où l'on se trouve de renverser le gouvernement de cet heureux usurpateur, de l'obliger par la force à se désister du titre par l'éclat duquel il veut fasciner sur l'origine obscure et odieuse de sa nouvelle dynastie, faire jouir la Maison d'Autriche d'un titre impérial, permanent et indépendant de la Couronne élective d'Allemagne, étendre peut-être le même titre encore à une ou deux autres puissances principales de l'Europe occidentale, sont sans doute les meilleurs moyens d'empêcher que Bonaparte et ses successeurs ne soient exclusivement possesseurs de la dignité impériale dans cette partie de l'Europe... La note ajoute : Il est à supposer que Bonaparte, pressé et impatient, comme il l'est, d'obtenir la reconnaissance de l'empereur d'Allemagne, se résoudra à reconnaître en même temps le titre impérial de l'Autriche, quelque contraire que ce parti puisse être à ses vues ultérieures[48].

Cette dernière allégation entre autres était dénuée de fondement. Napoléon fut bien loin de se trouver blessé de la concurrence impériale et dynastique qu'on lui dressait à Vienne. Plus ironique que jaloux, le jour oh on lui fit part que François II désirait s'affubler d'un nouveau titre, il s'empressa de répondre sans la moindre hésitation : Si la Maison d'Autriche s'érigeait en monarchie héréditaire, eu Empire, l'empereur des Français n'y verrait point de difficultés, ayant pour principe d'être facile dans les choses de cette nature[49]. Cette même indifférence, voisine de la raillerie, et assez inattendue chez celui qui pensait ajouter à son prestige eu endossant le manteau impérial, lui fit dire encore un mois plus tard à Champagny, ambassadeur à Vienne[50] : L'empereur d'Autriche a donné pour raison du retardement apporté dans l'envoi de ses lettres de créance, qu'il voulait être reconnu comme empereur de Hongrie et de Bohème. J'ai fait répondre à cela qu'il n'avait qu'à se proclamer empereur de Bohème et de Hongrie et que, quelque bizarre que me parut cette réunion de deux couronnes impériales, je la reconnaîtrais, mais que je ne pouvais reconnaître une chose qui n'était pas déclarée.

Non seulement Napoléon ne prit pas ombrage d'un deuxième empereur héréditaire au centre de l'Europe, mais il s'employa de son mieux à en faire surgir immédiatement un troisième dans la personne du roi de Prusse. Que ce soit pour faire pièce à l'Autriche, ou que ce soit par gratitude de l'empressement aimable de Frédéric-Guillaume à saluer la nouvelle dynastie française, ce n'est assurément pas la faute de Napoléon si le roi de Prusse ne fut pas empereur dès le commencement de ce siècle.

Le 4 août 1804, Napoléon écrivait à Frédéric-Guillaume III[51] : En reconnaissant ma Maison comme Impériale héréditaire de France, la Maison d'Autriche a voulu à son tour être reconnue pour Maison impériale d'Autriche. Cette circonstance m'a fait naitre le besoin d'exprimer à Votre Majesté combien le procédé de la Prusse a plus de prix à nies yeux, et j'ai voulu lui exprimer directement, par l'organe de M. d'Arberg, auditeur en mon Conseil d'État, la ferme intention où je suis de contribuer en tout ce qui m'appartient à l'éclat de sa Couronne, ainsi que le désir constant que j'ai de lui être agréable. Bien que M. d'Arberg n'eût reçu que des instructions verbales, l'objet de sa mission se retrouve dans la correspondance de Laforest, notre ambassadeur, qui écrit à Talleyrand[52] : M. Portalis prévenait Votre Excellence, le 6 octobre, pendant mon absence, qu'il avait transpiré dans le corps diplomatique que M. d'Arberg avait parlé au Roi des dispositions de Sa Majesté Impériale, dans le cas où ce Souverain voudrait se revêtir de la dignité impériale. Cette proposition causa naturellement une émotion à la Cour de Berlin. On y convenait qu'il serait flatteur pour le roi de Prusse de sortir du rang de ceux de Suède, de Danemark, de Portugal, de Naples, d'Étrurie, de Sardaigne et même d'Espagne. Le Grand Frédéric, ajoutait-on, a démontré dans ses Mémoires que la Maison de Brandebourg n'est parvenue à former une monarchie puissante qu'en prenant un titre royal. Mais d'autre part on ne perdait pas de vue que les agissements prussiens, en ces derniers temps, avaient été vus d'assez mauvais œil par la Russie et l'Autriche. Malgré l'opinion des meilleurs serviteurs de l'État, des principaux chefs de l'armée prussienne, le vieux maréchal de Möllendorff en tête, le Roi se retrancha encore une fois dans son attitude préférée : l'ajournement de toute affaire un peu épineuse. Finalement M. de Hardenberg déclara qu'il fallait en cette circonstance attendre avec patience que l'esprit de Sa Majesté se fût familiarisé avec les idées qui y sont entrées, qu'il était persuadé que le Roi d'Angleterre prendrait, à la paix, le titre impérial et que ce moment serait le plus favorable pour y songer[53].

La perspective de voir un empereur d'Angleterre n'avait rien de séduisant pour Napoléon. Une augmentation de puissance ou seulement de prestige n'était guère ce qu'il rêvait pour son ennemie implacable. L'insinuation du Cabinet prussien prouvait une fois de plus que le Roi ne voulait rien faire que d'accord avec les ennemis déclarés de la France. Cependant il fallait des remerciements directs à la démarche de Napoléon. Le Roi eut la préoccupation de s'acquitter de ce devoir sans trop de dépense, ce qui était assez conforme à ses habitudes d'économie, mais aussi sans trop de bruit, afin de ne pas éveiller les susceptibilités des nations étrangères. Il donna les instructions suivantes : Fidèle à la règle de ne rien outrer dans mes relations avec l'empereur des Français, mais aussi à ne pas rester en arrière quand il vient au-devant de moi, je lui dois quelque démonstration après le compliment dont le comte d'Arberg été porteur. Je ne puis choisir, pour le rendre, une époque qui le flatte davantage que celle de son couronnement, ni un organe qui soit plus sûr de lui plaire que le colonel Knobelsdorff, connu avantageusement en France par les services qu'il a fréquemment rendus aux ministres français à Constantinople. Cet officier d'ailleurs fait avec ma permission un voyage en Hollande. Il sera aux portes de la France et pourra s'y rendre sans beaucoup de frais ; et, comme vers ce temps-là il sera absent de Berlin depuis quatre semaines, personne ne supposera un but politique à son voyage[54].

Un incident grave suspendit momentanément la marche de Knobelsdorff vers Paris. Le 28 octobre 1804, il était prescrit au colonel prussien, s'il en recevait l'ordre en deçà du Rhin et de Mayence, de rester ou de retourner à Francfort et d'y attendre les ordres du Roi sous prétexte d'une indisposition. Pour le cas où le courrier ne l'atteindrait que sur le territoire français, il poursuivrait son voyage à Paris, mais n'y ferait aucune démarche jusqu'à ce que de nouvelles instructions lui fussent parvenues[55].

Ce contre-ordre subit venait des circonstances suivantes :

Malgré le scandale qui avait éclaté six mois auparavant au sujet des manœuvres criminelles du ministre anglais, Drake, et de certains autres de ses collègues, l'Angleterre n'en continuait pas moins, par l'organe de ses agents à l'étranger, de fomenter des complots. Depuis longtemps la police française était sur la piste des deux frères Daniel et Charles Thun, déjà célèbres, lors des dernières guerres, dans les archives de l'espionnage coutre la France. Ils furent enfin arrêtés et convaincus de connivence avec Taylor, ministre britannique à Cassel, dans une conjuration qui avait pour objet de soulever une partie de la France et au besoin, selon leur aveu, de trancher par un seul coup les difficultés présentes[56]. Il est facile de deviner que par cette solution rapide on entendait la suppression de la personne de Napoléon. Au même moment celui-ci apprit que M. de Rumbold, consul anglais en résidence à Hambourg, venait de s'établir dans une maison de campagne, juste en face de nos troupes, sur la rive droite de l'Elbe[57]. Par la correspondance de deux agents de cet Anglais, déjà détenus au Temple, on avait acquis la preuve évidente qu'en s'installant sur les bords de l'Elbe, il n'avait d'autre but que d'y pratiquer l'espionnage et l'embauchage, à toutes fins qu'il adviendrait. Le 7 octobre 1804, l'Empereur donna l'ordre au général Bernadotte de faire enlever Rumbold par quelques hommes d'infanterie et douze ou quinze gendarmes qui n'avaient qu'à traverser le fleuve. On s'emparerait des papiers du Consul anglais et on les publierait à Paris pendant qu'il serait gardé au Temple.

On a souvent dit, on a même, croyons-nous, été unanime à dire qu'en donnant cet ordre l'Empereur avait cédé à un mouvement d'irréflexion ou d'emportement. C'est un peu méconnaître la légitimité de la colère qu'il dut ressentir devant les agissements du gouvernement britannique. Mais, dans des actes politiques d'une portée telle qu'une violation de territoire, on ne doit pas se borner à mettre en jeu, chez Napoléon, la légèreté ou l'irritation. Il n'avait rien d'un autocrate fantasque et irresponsable et, s'il prenait des décisions rapides, c'était toujours au moment où, selon ses habitudes de stratège émérite, il voyait un coup droit à porter à son ennemi. Dans l'ordre d'arrestation de Rumbold il expliquait parfaitement au ministre de la police générale les motifs en vertu desquels il agissait : Immédiatement après l'affaire de Drake, dit-il, lord Hawkesbury eut l'imbécillité de faire une circulaire pour justifier auprès des Cabinets de l'Europe la conduite de ce ministre. Pour faire ressortir davantage le ridicule et l'atrocité des principes qu'il y avançait, mon intention était d'envoyer aux mêmes Cabinets la circulaire avec une réponse. J'ai mieux pensé depuis. .le désire faire enlever le ministre anglais à Hambourg ainsi que ses papiers et immédiatement après je ferai notifier cet enlèvement aux Cours de l'Europe, en le justifiant d'après la note de lord Hawkesbury[58]. Ce ministre, au mois d'avril, avait posé en principe que les ambassadeurs, partout oui ils étaient, pourraient commettre les actions les plus déloyales, les plus menaçantes contre les ennemis de leur pays, sans que ceux-ci eussent en aucune façon le droit de s'y opposer.

C'était l'absurde et l'odieux de cette prétention que Napoléon voulait mettre en relief. Cette singulière théorie conduit en effet à ce raisonnement qu'un diplomate, pourvu qu'il soit accoudé congrûment sur un poteau-frontière, peut effrontément et tout à son aise séduire, corrompre, racoler les soldats et les citoyens du pays voisin, les exciter à la révolte, au besoin à l'assassinat du chef de l'État, sous les yeux mêmes de celui-ci ! Certes, par une interprétation jésuitique de la lettre des traités internationaux, on peut à la rigueur soutenir une telle doctrine ; mais, au-dessus des règlements, si respectables, si nécessaires soient-ils, de l'inviolabilité des territoires étrangers, n'y a-t-il pas, en tête des lois qui régissent les relations sociales, le droit imprescriptible de légitime défense, quand en n'importe quel lieu on n'a qu'à étendre le bras pour se saisir du criminel qui est en train d'aiguiser ses armes destinées à consommer notre ruine et notre perte ? C'est d'un fait de cette nature, prouvé pièces en main, que l'Empereur entendait faire juge l'Europe entière.

En tout cas, sous peine d'illogisme flagrant, on ne saurait prêter à Napoléon la moindre velléité d'avoir songé, par cette expédition, à violenter et à humilier Frédéric-Guillaume, qu'il pressait, à la même heure, de rehausser l'éclat de la couronne prussienne en la transformant en couronne impériale. Ce fut cependant, à la Cour de Berlin, le prétexte d'une véritable levée de boucliers de la part des gens hostiles à la France. L'occasion était belle ; le Roi ne pouvait, disait-on, laisser passer une insulte qui lui devenait personnelle, vu son litre de Directeur du cercle de la Basse-Saxe, titre dont peut-être il n'avait encore jamais excipé, tout au moins vis-à-vis des puissances étrangères, car on ne le vit pas s'en servir l'année précédente, pendant les discussions relatives au port de Cuxhaven. On ne l'avait pas vu non plus s'en soucier beaucoup quand, sur l'injonction de Paul Ier, il envahissait lui-même, en 1801, les États du Sénat hambourgeois. Pas davantage il ne s'eu targua lorsque l'Angleterre intervint directement près des autorités de Hambourg et exigea que lui fussent livrés Napper-Tandy et autres Irlandais, accusés d'être au service de la France[59]. Pour relever ses droits en face de Napoléon, il lui fallut donc peser les actes de ce dernier avec d'autres poids que ceux dont il avait jusque-là fait usage. Quoi qu'il en soit, se faisant une arme sérieuse de ce titre tombé en désuétude, tout ce qu'il y avait d'Anglais, de Russes, d'Autrichiens à la Cour de Prusse se mit en devoir d'exercer une pression vigoureuse sur l'esprit du Roi pour le convaincre qu'il était blessé dans son amour-propre et dans sa dignité royale. Avec les idées qu'à la Cour on se faisait du caractère altier et intransigeant de Napoléon, on y était certain qu'on tenait l'occasion tant attendue d'une rupture complète, d'une guerre contre la France.

Ce fut une terrible crise pour Frédéric-Guillaume. Étreint par les excitations guerrières, les reproches de pusillanimité venant de son entourage le plus immédiat, il s'épuisait en arguments spécieux pour s'épargner de pousser les choses à leur irrémédiable extrémité. Il s'efforçait de persuader aux violents que l'affaire ne concernait pas la Prusse de si près, et surtout pas exclusivement. Il concédait que les procédés de Napoléon étaient contraires au droit des gens, mais il y voulait voir plutôt une insulte à l'Angleterre qu'un attentat à sa dignité personnelle et qu'une violation proprement dite de sa neutralité : son aversion naturelle pour une action effective, pour une décision formelle, lui fournissait ainsi en abondance des réponses dilatoires aux objurgations qui l'assaillaient de toutes parts. Sans s'arrêter aux scrupules et aux hésitations de son Roi, le ministre Hardenberg prenait toutes les dispositions pour rendre la guerre inévitable. Il fit connaître publiquement que la mission du colonel Knobelsdorff à Paris avait été arrêtée en route ; qu'il avait mandé d'urgence à Berlin le duc de Brunswick, le généralissime, le dieu des batailles. Celui-ci, avec l'assurance propre aux hommes marqués pour la défaite, se portait fort de vaincre aisément l'armée française ; en un mot, il répondait de tout[60]. Devant l'animation qui régnait autour de lui, le Roi se trouva dans la nécessité de donner satisfaction au parti des exaltés. Le 30 octobre, Frédéric-Guillaume écrivit à Napoléon en lui demandant des explications sur le ton le plus pressant : Je suis compromis, disait-il, et je le suis de la façon la plus sensible. Je le suis parce que j'ai dû répondre de la sûreté d'un ministre accrédité près de moi et que le maintien de la police générale du Cercle est mon premier devoir comme directeur... Le moment est d'une importance trop alarmante pour n'avoir pas dit appeler directement sur sa nature l'attention de Votre Majesté Impériale... Je vous demande donc comme la preuve de votre amitié et de votre considération, comme le sceau du passé et le gage de l'avenir, comme une détermination dont le refus ne me laisserait plus le moindre doute sur l'erreur où je suis tombé en croyant nos sentiments réciproques, de donner des ordres pour que le chevalier Rumbold soit incessamment remis en liberté et l'opinion absolument satisfaite sur ce qui s'est passé[61]. Cette sorte d'ultimatum avait comblé de joie les partisans de la guerre. Il était certain, pour eux, que l'empereur des Français, tel qu'on croyait le connaître, n'obtempérerait pas à la mise en demeure qui lui venait de Berlin.

Contrairement à cette attente, leur espérance fut de courte durée, car l'Empereur n'hésita pas à donner au Roi les plus amples satisfactions. En disant qu'il agit instantanément, nous n'employons pas une figure ; c'est le fait matériellement exact. Il n'y a qu'à lire la lettre de l'Empereur pour eu être convaincu : J'ai reçu la lettre de Votre Majesté du 30 octobre, aujourd'hui à huit heures du soir, et qui m'a été remise par M. de Talleyrand. J'ai été sensiblement ému des sentiments de confiance et d'amitié qu'elle contient. De premier mouvement et plein de la lecture de votre lettre, j'ai envoyé les ordres nécessaires pour que, dans la nuit même, M. de Rumbold fût relâché, me désistant même de toutes enquêtes et plaintes coutre cet individu. Votre Majesté ne souffrira sûrement pas qu'il retourne à Hambourg, ni qu'il y ait dans cette place aucun agent anglais jusqu'à ce que le Cabinet de Londres ait adopté d'autres principes que ceux qui se trouvent dans la circulaire de lord Hawkesbury. Puisque l'événement de Hambourg a si péniblement affecté Votre Majesté, je dois moi-même le considérer comme un des événements les plus malheureux que j'aie éprouvés, car votre contentement personnel fait partie de mon bonheur[62].

Les hommes les plus pointilleux en matière de réparations de torts sont appelés à se prononcer sur cette amende honorable et à dire s'il est possible d'en effectuer une avec plus de spontanéité, avec plus de chaleur cordiale et, pourrions-nous presque dire, avec plus d'humilité. Quelle que soit la part qu'on veuille faire au calcul politique, il est difficile d'admettre que Napoléon aurait pu revenir de son erreur avec plus d'empressement et plus de sensibilité. De Saint-Cloud, sur-le-champ, un exprès fut envoyé à Paris, avec mission de faire élargir immédiatement Rumbold. Cet ordre donné, l'Empereur se mit sans désemparer à écrire sa lettre au roi de Prusse ; il la termina à trois heures du matin. Un courrier montait à cheval, à quatre heures, et prenait la route de Berlin[63]. Telle était la façon dont cet homme, réputé irréductible dans ses volontés, cherchait à effacer une faute dont toute l'Europe était témoin. Il fit plus, dût son amour-propre en souffrir, son prestige en être diminué, il laissa publiquement au roi de Prusse le bénéfice de son intervention : il fit annoncer par les journaux et informer Rumbold lui-même que l'incident n'aurait pas de suite, uniquement par égard aux sollicitations de Frédéric-Guillaume III[64].

Quand on reçut à Berlin la lettre d'excuses — car c'est bien ainsi qu'il faut la nommer — de l'empereur des Français, elle y causa une joie générale, vu que, pour des raisons différentes, elle satisfaisait les deux camps opposés ; et d'abord les collaborateurs du Roi, ceux qui connaissaient sa répugnance invétérée pour la guerre, étaient dans le ravissement. Le Roi est aux nues : j'aurais cru à la chute du ciel avant de croire à ce dénouement, disait à Hardenberg le conseiller du Roi[65]. Embrassons-nous avec une joie que la crainte ne trouble plus, écrivait le même conseiller à l'ambassadeur de France, et soyons orgueilleux de nos patries. Oh ! cette lettre de l'Empereur ! La connaissez-vous ? L'avez-vous lue ? C'est un mélange de noblesse et d'amitié dont l'effet est irrésistible. Le niai que nous avons craint est devenu pour le Roi la source de la satisfaction la plus pure, et un moyen de confiance à l'épreuve des événements. L'estime a pris tout d'un coup un caractère de cordialité, d'abandon, et Napoléon, accoutumé aux conquêtes, vient d'eu faire une par un trait de plume[66].

Quant au parti de la jeune Cour, composé de tous les turbulents qui escomptaient d'avance la victoire des Prussiens sur l'armée française le jour où celle-ci oserait accepter le combat, il triomphait encore plus bruyamment. Il voyait dans la reculade de Napoléon la confirmation de ses pronostics. Suivant lui, la peur des troupes invincibles du Grand Frédéric avait inspiré une sage prudence à l'arrogant devant qui l'Europe tremblait. Ces illusions s'enracinèrent chaque jour davantage et la plupart des officiers devinrent des fanfarons applaudis. Ils piaffaient d'orgueil en attendant l'heure de cueillir les lauriers. Il semble bien que, sous l'influence de cette folle confiance qu'on partageait tout près de lui, Frédéric-Guillaume prit petit à petit, dans ce courant d'idées, une certaine assurance qui, grandissant chaque jour, le conduisit, en 1806, à se croire, comme le lièvre de la fille, lui aussi, un foudre de guerre.

A l'élan d'amitié de Napoléon il répondit avec une sorte de froideur majestueuse, comme pour rappeler au monarque de date récente la distance qui les séparait. En prescrivant au colonel Knobelsdorff de rester à Paris jusqu'au moment du sacre qui devait avoir lieu un mois plus tard, il lui recommande de garder une certaine réserve dans l'expression de ses sentiments : Vous ne pourrez à cette époque, dit-il, vous dispenser de saisir l'occasion pour faire verbalement à l'Empereur un compliment convenable, quoiqu'en termes généraux, sur la part que je prends à son élévation au trône. Si cependant vous vous étiez déjà acquitté d'un compliment pareil, à la remise de ma lettre, cela pourra suffire et vous vous en tiendrez là[67].

Napoléon de son côté comblait de prévenances l'envoyé de Prusse. On en jugera par le compte rendu qu'en fait celui-ci à sa Cour : Je crois de mon devoir, écrit-il, de rapporter à Votre Majesté quelques détails sur mon séjour à Fontainebleau, la manière extraordinairement distinguée dont j'ai été traité ne pouvant être envisagée que connue une marque que l'empereur des Français a voulu donner du cas qu'il faisait d'un homme qui a l'honneur d'être chargé près de lui d'une commission particulière de Votre Majesté. Je reçus, le 26 au matin, une lettre du maréchal Berthier par laquelle il m'invitait, au nom de l'Empereur, de me rendre le lendemain à Fontainebleau pour y chasser avec le souverain. Je suis le seul des étrangers et du corps diplomatique qui ait reçu une pareille invitation. Arrivé le 27, à huit heures du matin, à Fontainebleau, je fus engagé de me rendre à neuf heures et demie au château pour y déjeuner. Ma femme fut invitée pour déjeuner avec l'Impératrice ; en sortant de son cabinet, l'Empereur vint à moi pour me dire quelque chose de très agréable. Le grand maréchal m'indiqua la voiture dans laquelle je me rendrais jusqu'à l'endroit de la forêt où la chasse devait commencer, et le grand écuyer me remit un papier sur lequel se trouvaient les noms des cinq chevaux de l'Empereur qui seraient à ma disposition. Ma voiture précédait immédiatement celle de l'Empereur ; les maréchaux Soult, Ney et le général Duroc y étaient avec moi ; ils me forcèrent de prendre une place au fond. Ma femme se trouvait dans celle de l'Impératrice, qui eut la bonté de lui donner une place entre elle et la princesse Joseph. De retour de la chasse, nous reçûmes de M. de La Rochefoucauld l'invitation de dîner chez l'Impératrice. En nous mettant à table, l'Empereur me dit de m'asseoir à côté de l'Impératrice, vis-à-vis de lui. Après le dîner on arrangea deux parties de whist ; l'Empereur, qui ordinairement ne joue pas aux cartes, eut la bonté de jouer avec ma femme. J'eus l'honneur de faire la partie de l'Impératrice. Après le jeu, qui ne dura guère au delà d'une demi-heure, l'Empereur fit d'une manière très intéressante le récit de ses campagnes d'Égypte... Vers dix heures du soir, l'Empereur et l'Impératrice se retirèrent ; je partis la même nuit encore pour Paris[68].

Cependant, tout en répondant presque du bout des lèvres à des protestations si chaleureusement dispensées, le roi de Prusse, qui n'oubliait pas le côté pratique des choses, tenta de profiter des bonnes dispositions de Napoléon pour obtenir la remise intégrale du Hanovre. Mais, à moins de garanties formelles que seule pouvait assurer une alliance effective, la France n'entendait pas aliéner le gage précieux de compensation dont elle était détentrice. Le Roi dut donc se contenter d'un accord par lequel le nombre des troupes françaises d'occupation serait diminué de manière à ne pas inquiéter les frontières prussiennes[69].

Knobelsdorff rapporte qu'à son audience de congé, après le couronnement, l'Empereur remit de nouveau sur le tapis la question de l'Électorat et lui dit que, maître actuel du Hanovre, il ne pensait pas à le garder, mais qu'il verrait avec plaisir que le Roi en fil l'acquisition, moyennant un arrangement ; que du reste il désirait l'agrandissement de la Prusse qui, à proportion de ses voisins, n'était pas encore assez puissante...[70]

Devant ces traits d'une sollicitude si constante, la Prusse ne pouvait demeurer tout à fait glacée. Les rapports sont excellents à la surface entre les deux puissances, à la fin de 1804 et dans la première partie de 1805. L'Empereur et sa Cour faisaient parade de leur admiration pour la force et la sagesse de la Prusse, les journaux mêlaient leur voix au concert des compliments. Le Moniteur soutenait que deux cent mille Prussiens étaient encore deux cent mille soldats de Frédéric et que personne n'était en droit de ne pas considérer l'armée prussienne comme l'une des plus redoutables de l'Europe. Par réciprocité les journaux allemands étaient pleins de grâces pour Napoléon. On ne pouvait assez parler de sa douceur, de son humanité, de ses égards pour les veuves, les orphelins et les opprimés ; de ses bonnes intentions pour les peuples, pour les Allemands en particulier, de son amitié et de ses intentions pour la Prusse, de son goût pour les Arts et les Sciences. L'opinion publique elle-même, entraînée sans doute par la presse, était complètement favorable à Napoléon. Dans ses cours le professeur Hegewisch, de Kiel, voyait en lui l'égal de Charlemagne[71].

C'était l'époque où le Tsar, contrarié dans ses projets de coalition, voulait voir tout le monde vendu à la France : Lombard, le secrétaire du Roi, d'abord, puis Lucchesini, l'ambassadeur à Paris, qui aurait été gagné au moyen de participations financières dans des opérations louches avec Talleyrand et Mme Grant. Il aurait eu sa part du million versé à propos de l'accord de la République batave avec le prince d'Orange ; Mme de Lucchesini elle-même aurait profité des tripotages de Flachat, fournisseur des armées[72].

Mais l'attitude irritée du Tsar ne pouvait qu'exciter Napoléon à renchérir sur ses démonstrations amicales envers la Cour de Berlin. Son désir de se rendre agréable passait au même rang que les plus hautes affaires gouvernementales. Quand il reçut la nouvelle du décès de la reine douairière de Prusse, on le vit presque s'effarer par suite de l'absence, en sa nouvelle Cour, des règles d'étiquette qui s'imposent à l'annonce de pareils événements. Par l'inclination souvent remarquée déjà de son caractère, il tient essentiellement à ce qu'on n'ait pas l'air de gens mal élevés, ignorants des convenances monarchiques. Comment s'habillera-t-il ? Quels costumes prendra-t-on à la Cour ? Que feront les fonctionnaires sur tout le territoire de l'Empire ? Autant de questions qui deviennent une véritable affaire d'État, dont il prend lui-même la direction. La nouvelle lui parvient à Troyes, ou il était de passage. Aussitôt il écrit à Cambacérès : Le roi de Prusse vient de me notifier la mort de la reine douairière ; il est donc nécessaire de prendre le deuil. On le prend à Berlin pour trois semaines. Je ne sais ce que faisait dans de telles circonstances la Cour de Versailles, dont je veux suivre l'usage. M. de Ségur, qui avait fait un travail sur les deuils, n'est pas ici. Cependant il faut se décider promptement afin que le deuil soit fixé avant mon arrivée à Milan. Réunissez-vous à M. l'architrésorier pour me proposer un projet sur la manière Bout je dois porter le deuil et sur celui que doivent prendre les grands officiers, l'Impératrice, les dames, etc. Examinez s'il doit s'étendre aux généraux et aux préfets, s'il doit être donné à la livrée et de quelle manière... Étant dans l'usage de porter l'uniforme, je ne crois pas devoir changer d'habit. Lorsque vous aurez déterminé le deuil que doit prendre l'Impératrice, informez-en Mme de Lavalette, afin qu'elle ait à préparer sur-le-champ les vêtements et les ajustements nécessaires et qu'ils soient envoyés dans les vingt-quatre heures[73].

Il y eut des échanges gracieux entre Paris et Berlin. Le roi de Prusse fut le premier souverain décoré de l'ordre de la Légion d'honneur. Furent aussi promus à cette dignité le prince Ferdinand, seul frère survivant du Grand Frédéric, le duc de Brunswick, le feld-maréchal de Möllendorff, le général de Schulenbourg-Kohnert, les ministres Haugwitz et Hardenberg. Par contre il y eut une pluie de décorations de l'Aigle noir : Murat, Cambacérès, Berthier, Talleyrand, Duroc et Bernadotte en furent gratifiés[74]. Le marquis de Lucchesini fut chargé par le Roi de remettre lui-même le grand cordon de l'ordre à Napoléon. Les insignes arrivèrent à Paris peu de jours après le départ de l'Empereur, qui allait à Milan se faire couronner roi d'Italie.

Napoléon, comme on le sait, était, en même temps que Premier Consul de la République française, président de la République italienne depuis janvier 1802. Cette qualité lui avait été reconnue par l'Europe, même par l'Angleterre, aussi bien dans les négociations des indemnisations allemandes que dans celles de la paix d'Amiens. La France s'étant transformée en empire, il était assez rationnel que les institutions d'Italie fussent en harmonie avec le nouveau mode de gouvernement. Il n'y avait palle fait rien de changé dans les rapports des deux pays. Rien n'était ajouté à l'étendue des pouvoirs de la France ; il n'y avait qu'un titre plus étincelant, substitué à une appellation républicaine. Aussi cette modification toute nominale, sorte de nivellement, se fit-elle sans protestations sérieuses en Europe. Elle n'eut lieu que six semaines après l'adhésion formelle du principal intéressé, l'empereur d'Autriche, celui dont les ancêtres, depuis Othon le Grand, étaient titulaires de la couronne d'Italie. François Il, par lettre directe à Napoléon, ne faisait de restriction que pour la séparation des deux couronnes[75]. Satisfaction sur ce point lui fut donnée par la qualification d'empereur des Français et roi d'Italie, qui fut adoptée.

Les fastes éclatants du sacre de Milan auraient pu contenter les plus hautes ambitions de parade, mais Napoléon, habile metteur en scène, ne négligeait pas les plus petits moyens de frapper l'imagination des foules. Avisé que Lucchesini était chargé par le roi de Prusse de lui remettre le grand cordon de l'Aigle noir, il avait décidé qu'il ne recevrait l'ambassadeur prussien qu'à Milan, où cette cérémonie paraîtrait aux yeux de l'Europe sceller l'accord entre la Prusse et la France, en même temps qu'elle serait une reconnaissance publique de la nouvelle royauté d'Italie. On s'arrangea de façon que Lucchesini ne pin joindre l'Empereur sur le territoire français ; le service des relais permettait alors de faire tout ce qu'on voulait pour hâter ou retarder la marche d'un voyageur. En Italie, on trouva des prétextes pour entraîner Lucchesini jusque dans la capitale lombarde.

Enfin, le 13 mai, il fut admis à une audience de l'Empereur. La remise de la boite contenant les marques des grands ordres de Prusse et de la lettre de Votre Majesté, dit-il dans son rapport au Roi[76], fut précédée d'un petit compliment de ma part, auquel l'Empereur répondit avec une extrême affabilité. La lecture de la lettre et l'examen des insignes de ces ordres donna lieu à un entretien marqué par des témoignages éclatants de joie, de reconnaissance, d'égards et d'un attachement bien prononcé pour l'auguste personne de Votre Majesté. Ce souverain me recommanda à deux reprises, Sire, de vous en transmettre promptement l'expression à Berlin. Immédiatement après l'audience Sa Majesté parut à cheval, à la grande parade, avec l'étoile de l'Aigle noir et le grand cordon jaune, seul sur son uniforme ; et, le soir, s'étant rendu, pour la première fois en public, au grand théâtre de l'Opéra, il s'y montra avec la même décoration. On reconnaît là le système de cajoleries dont Napoléon était coutumier vis-à-vis de la Prusse et qui cadraient d'ailleurs avec ses calculs politiques.

Avant tout il avait besoin que la Prusse restât immobile et il cherchait à faire oublier le mauvais effet qu'avait produit à la Cour de Berlin l'arrestation du consul Rumbold. Bien qu'il eût donné ample satisfaction à cet égard, les personnes qui embrassaient contre lui le parti de l'Europe, celles qui étaient enflammées par l'espérance orgueilleuse d'une victoire certaine sur les Français, profitaient du prétexte de cette arrestation pour insinuer avec quelque apparence de raison que Napoléon avait cédé uniquement parce qu'il se trouvait en état de guerre avec l'Angleterre, mais que plus tard les complications les plus inattendues étaient à redouter du caractère violent qu'on lui attribuait ; on s'obstinait à ne pas vouloir remarquer que ces infractions aux conventions internationales étaient toutes issues de l'espèce d'ostracisme dont l'Europe entendait frapper la France et son chef.

Certes il eût été préférable d'éviter de donner prise à des jugements même entachés d'une partialité évidente ; mais, si l'on regarde avec sincérité la situation exceptionnellement critique à laquelle l'Angleterre et la plupart des souverains avaient acculé Napoléon, surtout en cette période de 1803 à 1805, c'est-à-dire depuis le moment où la guerre d'Angleterre devint inévitable jusqu'au jour où il leva le camp des côtes de l'Océan pour faire face à l'Autriche et à la Russie, peut-être sera-t-on étonné qu'il n'ait donné lieu qu'à un nombre aussi infinie de griefs, tous expliqués par des nécessités impérieuses, tous réparés promptement comme dans l'affaire Rumbold. Peut-être aussi admettra-t-on que, pour n'avoir suscité que ce minimum de plaintes, il lui fallut souvent une pondération d'esprit, une longanimité que beaucoup d'autres à sa place n'auraient pas eues. Avec cette constatation nain-a probablement un sentiment de haute admiration pour l'un des efforts de volonté et d'intelligence les plus énormes qu'ait encore entrevus l'humanité.

L'œuvre était immense. L'homme, au moral comme au physique, se montra cligne de l'accomplir ; ni son activité, ni son application, ui son énergie ne connurent de défaillance. Sou corps était d'acier ; son cerveau inépuisable.

Improviser des ports, créer une marine là oh il n'y avait même pas d'ateliers de constructions navales ; faire sortir ceux-ci de terre, les remplir d'ouvriers ; ériger chaque promontoire en un fort avancé ; tenir en respect les redoutables forces maritimes ennemies ; électriser tout un peuple, lui inspirer un enthousiasme belliqueux, lui donner la résolution de vaincre ou de mourir ; réunir en face de l'agresseur une armée formidable et menaçante, visible pour ainsi dire à l'œil nu des côtes d'Angleterre ; tenir cette armée en haleine dans l'impatience du combat ; enflammer les imaginations ; faire chez tous du courage un devoir, de l'audace une règle, de l'héroïsme une habitude ; pendant deux ans être là, sur le rivage, inattaquable et inattaqué, soufflant au contraire l'effroi sur la Grande-Bretagne ; puis, comme par magie, voiturer toute une armée, en une course à fond de train, des bords de la Manche aux portes de l'Orient ; battre deux empereurs ; détourner le mouvement à revers d'une armée prussienne ; et, comme récompense de ces beaux efforts militaires, voir, suprême jouissance d'orgueil, le César germanique en personne qui implore la paix pour éviter la perte de sa couronne ; se trouver triomphant dans la capitale de l'Autriche ; entre temps, fonder ce que la France n'avait pas vu depuis dix siècles, une nouvelle dynastie ; se faire couronner empereur des Français et roi d'Italie ; restaurer la religion catholique ; créer des institutions qui s'agrègent dans un peuple, telles que la Légion d'honneur ; et par-dessus tout rendre l'ordre, la vie normale à un pays hier encore noir de boue, de sang, de brigandage, de haines et de désordres ; ce fut la tâche du Premier Consul et du nouvel Empereur. Il fit en trois ans plus qu'il n'en fallait pour illustrer trois règnes mémorables.

A quel prix ces résultats furent-ils obtenus ? Il ne se contenta pas d'être l'inspirateur ou le commutateur de mouvements savamment étudiés dans les bureaux méthodiques. Non, par son exemple il a déterminé toutes les volontés, il a stimulé toutes les énergies, il a tout entrainé avec lui. Il a prouvé, pour ainsi dire, que les forces humaines n'avaient pas de limites. S'attelant lui-même à tous les labeurs, sur terre, sur mer, de jour, de nuit, il est partout, sur la Manche, sur le Rhin, en Hollande, en Belgique, en Italie, et partout il emporte dans sa tête l'administration de l'État. Prêt à toute heure pour les moindres besognes, il dicte sur une nacelle, au cours d'une manœuvre navale, une lettre diplomatique à un souverain aussi bien qu'il interrompt une audience d'ambassadeur pour ordonner de transporter trois canons de Valence à Boulogne.

Et toutes ces choses, petites et grandes, il les fait sous la malveillance humiliante et inexorable des Cours de l'Europe qui décuplent les difficultés internationales ; sous le fer acharné des assassins royalistes, stipendiés par l'Angleterre ; sous l'oppression des anxiétés que suggèrent inévitablement des résolutions telles que l'exécution du duc d'Enghien, l'arrestation du général Moreau ; sous la terrible inquiétude, pendant qu'il est retenu sur les rives de la Manche, de se voir à chaque instant attaqué dans le dos par l'Europe coalisée.

Entouré d'ennemis, les uns s'introduisant clandestinement en France, les autres postés à toutes les frontières qu'ils sont prêts à franchir au premier signal de sa défaillance, on bien attiré traîtreusement, par des provocations de guerre, dans cette vaste arène qui s'appelle l'Europe, il ressemble au taureau harcelé ; le salut est pour lui dans les résolutions rapides, foudroyantes, dans les coups brusquement décisifs de l'animal traqué qui fonce sur l'adversaire et le désarçonne. C'est dans cette lutte sans merci, rendue plus difficile par les complications d'un immense labeur, qu'on duit se le représenter pour comprendre qu'il était inévitablement réduit à des actes défensifs, peut-être irréguliers et contraires aux usages conventionnels, mais impérieusement commandés par sa sécurité personnelle si nécessaire au maintien de l'ordre intérieur, à la conservation du territoire national et, tranchons le mot, à l'honneur, et — il pouvait le croire — à l'existence de la patrie française.

Certains historiens s'évertuent à vouloir prouver que Napoléon ne créa tout le mouvement maritime des côtes, n'inventa le camp de Boulogne et les grandes manœuvres de l'embarquement que pour se procurer un puissant argument contre l'Autriche, qu'il pourrait accuser ainsi de le détourner de sa grande entreprise en le forçant à reporter la guerre sur le continent. Et voici par quels artifices ils soutiennent leur théorie : Le 23 août 1805, disent-ils, Napoléon ordonne à Talleyrand de préparer le manifeste de la guerre avec l'Autriche. Il devait y développer cette idée que l'empereur François II avait porté la plus grande partie de ses forces dans le Tyrol et en Italie précisément au moment où les troupes françaises étaient embarquées pour attaquer l'Angleterre. Cela n'était pas vrai, car l'Autriche armait depuis des mois et Napoléon était au courant, tandis que l'embarquement de l'armée de Boulogne ne fut résolu qu'en août. Les derniers ordres datent du 20 au 22. Au surplus il avait, dès la mi-juillet, négocié avec la Prusse afin d'en obtenir que les troupes de Frédéric-Guillaume relevassent les siennes dans le Hanovre, ce qui prouve bonnement qu'à ce moment-là déjà il songeait à faire marcher son armée à l'est[77].

Nous reconnaissons volontiers que Napoléon était au courant des intentions de l'Autriche ; du reste les archives de ce pays sont pleines d'avertissements très explicites, même comminatoires, émanant de Paris, et dont un, daté du 4 août 1804, c'est-à-dire treize mois avant la levée du camp des côtes de l'Océan, fait remarquer combien l'attitude ambiguë du Cabinet de Vienne est intolérable pendant qu'une armée française de trois cent mille hommes se trouve retenue les bras croisés sur les bords de la Manche. A cette remontrance, comme à d'autres non moins sévères que nous reproduirons également, l'Autriche répondait toujours par des attestations pacifiques et en donnant de ses armements des prétextes parfois puérils tels qu'un cordon sanitaire dont nous parlerons à son heure.

Et Napoléon, tenant à ne pas s'écarter de son programme qui était de viser à Londres pour décapiter la coalition, acceptait les explications de Vienne, feignait d'être tranquillisé, proclamait sa quiétude en affirmant que le souverain autrichien et lui ne songeaient qu'à faire profiter leurs peuples des bienfaits de la paix.

L'assurance si complète dont l'Empereur fait parade semble de prime abord assez étrange, mais, au lieu d'un piège tendu à l'Autriche et auquel il courait grand risque de se laisser prendre lui-même, il faut y voir une pensée plus haute et plus digne d'un esprit peu enclin à s'égarer dans des spéculations baroques ; Napoléon avait la conviction, très exacte d'ailleurs, que les puissances continentales n'étaient que des comparses et qu'elles quitteraient la scène dès que l'Angleterre, la protagoniste de l'intrigue, serait rentrée dans l'ombre ; et c'est seulement le jour où il se verra dans l'impossibilité de terminer d'un seuil coup toutes les guerres par l'opération maritime, qu'il se croira le devoir de contraindre les alliés de l'Angleterre à se disperser.

Quant à la combinaison prêtée à Napoléon de concentrer ses troupes à Boulogne en vue d'une expédition en Autriche, il est à peine besoin de la réfuter. A ce compte en effet, si vraiment la stratégie avait commandé de masser à Boulogne une armée destinée à pénétrer en Autriche, il faudrait en conclure que par analogie les rassemblements autrichiens effectués en Tyrol n'auraient eu pour but que l'invasion de la Turquie, et c'eût été certainement, pour le Cabinet de Vienne, le meilleur argument de tous à opposer aux récriminations de Napoléon. Enfin avouons que ce serait une idée au moins singulière chez un général ayant cependant parfois donné quelques preuves de sagacité que de dépenser pour des travaux maritimes des sommes incalculables alors que le trésor est presque vide ; que de gaspiller son temps et celui des bureaux à rédiger, pendant plus de deux ans, des multitudes d'ordres relatifs à la navigation ; que d'accoutumer par des exercices pénibles ses hommes, non à faire des manœuvres en rase campagne, mais à monter sur des bateaux et à en descendre, afin sans doute de laisser tous les avantages et tous les délais à son ennemi qui organise une guerre dont le théâtre  sera dans les plaines de la Bavière ou de la Champagne, selon que l'indifférence affectée par ce général sera plus ou moins longue ! Nous ne nous arrêterons pas davantage à la déduction tirée des négociations franco-prussiennes, au sujet du Hanovre. II paraît assez naturel que, sur le point de transporter toutes ses forces en Angleterre et ne les y laisser que huit ou dix jours, Napoléon se soit soucié de faire contenir par la Prusse, s'il le pouvait, l'armée autrichienne mobilisée sur les frontières bavaroises. Au surplus n'est-ce pas le cas de s'écrier avec un homme d'État prussien : Le Hanovre consolait de tout, servait de remède à tout[78]. Des négociations de ce genre, nous en avons déjà vu un certain nombre, à tout moment, à toute occasion, avant la guerre. On en verra encore, et de moindres et de pires, après la guerre. Il serait difficile de trouver, entre 1801 et 1806, un seul événement qui ne coïncidât pas avec des propositions relatives au Hanovre.

Nous le répétons, il nous paraît aussi simple d'attribuer à Napoléon une certaine logique de raisonnement. Le serpent avait sa tête à Londres et sa queue à Vienne ; où fallait-il l'attaquer pour en finir radicalement ? L'Empereur voyait tellement juste que, faute pour lui d'avoir pu battre les Anglais chez eux, la coalition ressouda sans cesse ses tronçons épars. Ce qu'il convient de garder de l'argumentation des détracteurs de Napoléon, c'est la preuve que le jour où il s'est retourné vers l'Autriche, il ne se portait pas au-devant d'un danger imaginaire ; que la coalition avait été menée de longue main, sous la pression du Cabinet de Londres impatient d'apporter une diversion à l'armée française prête à débarquer sur le sol anglais.

Le meilleur agent de l'Angleterre en cette circonstance fut encore l'empereur de Russie ; son dévouement aux intérêts britanniques concorde avec l'attitude méprisante que Napoléon avait jadis tant de peine à s'expliquer. En plus de son antipathie, au moins pour Napoléon, si ce n'est pour la France, Alexandre s'était grisé aux ardentes incitations de Pitt. Celui-ci faisait briller aux yeux du Tsar le rôle de Guillaume d'Orange qui, sous Louis XIV, électrisa toutes les Cours. Un nouveau Guillaume d'Orange devait apparaître sur le continent, et de tous les monarques d'Europe, Pitt n'en voyait qu'un seul, l'empereur Alexandre Ier, qui fût capable de devenir ce second Guillaume d'Orange[79].

Fort enorgueilli par la distinction dont il était l'objet, le Tsar devint le champion déterminé du procès de tendance, s'il en fut jamais, intenté par l'Europe à la France. Il ne négligea aucune mesure, aucun des arguments propres à décider l'Autriche et la Prusse à prendre les armes dix-huit mois avant que Napoléon entreprit la campagne de 1805.

Nous avons relaté, à propos de l'affaire du duc d'Enghien, une lettre datée du 9 avril 1804, par laquelle Alexandre refaisait personnellement, à la Cour d'Autriche, la proposition d'alliance qu'il avait d'abord confiée à son ambassadeur et qui était demeurée, à son gré, trop longtemps sans réponse. Le lendemain 10 avril, il ne croyait pas déroger en appelant à la rescousse l'archiduc Charles, le généralissime des armées autrichiennes, l'adversaire plusieurs fois malheureux de Napoléon. Chef de l'armée ou, comme le dit plus agréablement Alexandre, chef de l'administration qui seule offre des moyens dont l'emploi peut promettre un résultat satisfaisant, l'archiduc était un homme dont l'avis devait peser d'un grand poids sur les décisions de l'empereur d'Allemagne ; et l'on conçoit que le Tsar, réduit par l'insuccès de ses premières démarches à. rechercher un puissant intermédiaire, se soit adressé en ces termes à l'Archiduc : Monsieur mon frère et cousin, après avoir attendu vainement jusqu'ici une réponse aux ouvertures amicales que j'ai faites depuis plusieurs mois à Sa Majesté Impériale, j'ai pris le parti de m'adresser directement à elle, la priant de mettre fin à l'incertitude dans laquelle elle me laisse sur sa détermination... C'est agir pour la gloire de l'Empereur et Roi, et pour le bien de la monarchie autrichienne, que d'engager Son altesse Royale d'employer le crédit que ses qualités, les services signalés qu'elle a rendus à l'État, et surtout l'amitié et la confiance de son auguste frère, lui donnent auprès de Sa Majesté Impériale et Royale, afin de la porter à une résolution analogue à la crise qui menace l'Europe. Les sentiments d'estime toute particulière que je nourris pour Votre Altesse Royale me font ardemment désirer de la voir coopérer efficacement à mettre des bornes aux insolences et aux rapacités de Bonaparte[80].

Le lendemain du jour où Alexandre écrivait à l'empereur d'Autriche et à l'archiduc, arrivait à Saint-Pétersbourg la réponse tardive de François II aux ouvertures qui lui avaient été faites par voie diplomatique. Elle était datée du 1er avril. On y lisait : Monsieur mon frère, je n'ai jamais cessé de désirer que de nouveaux liens étroits cimentent l'amitié que j'ai vouée à Votre Majesté Impériale. Dans l'état actuel des choses je considère notre union, notre concert intime, comme l'unique espoir qui reste à la sûreté future de l'Europe. Pourvoir à cette sûreté n'est pas sans doute l'ouvrage d'un moment ; des maux produits par une longue suite de malheurs ne cèdent le plus souvent qu'à des remèdes progressifs, aidés du temps et des circonstances. Mais je suis convaincu que cette tâche finira par être remplie par la persévérance de notre zèle et la conformité de nos sentiments. En attendant on va mettre sous les yeux de Votre Majesté Impériale le tableau fidèle de ma situation et de nies moyens, ainsi que de mes idées sur l'état des affaires[81].

Ces paroles vagues, reculant à une époque indéterminée toute action décisive, n'étaient pas de nature à satisfaire le Tsar qui, sentant la nécessité de préciser les choses, n'hésita pas à donner connue l'engagement le plus solennel et le plus sacré de sa part le programme de l'union projetée dont il faisait luire les résultats aux yeux de son futur allié.

Ce programme, daté du 25 avril 1804, contient les passages suivants :

Les mêmes motifs de cordialité et d'intime amitié qui ont déterminé nos augustes prédécesseurs à adopter antérieurement la forme de lettres autographes pour stipuler leurs engagements respectifs, nous portent à suivre aujourd'hui la même forme pour contracter entre nous un concert adapté à l'état de crise et au danger auquel l'Europe se trouve exposée... Je promets et m'engage en conséquence d'établir à ce sujet le concert le plus intime avec Votre Majesté Impériale, et ne faire aucune démarche sans m'entendre avec Elle, ce qui toutefois ne peut gêner en rien les négociations et les concerts que je serais dans le cas de lier avec d'autres puissances... Il est de la plus grande importance pour la cause que nous embrassons d'y intéresser et d'y faire coopérer le plus grand nombre d'autres États marquants... Les démarches seront conduites de manière à ne compromettre en aucune façon, avant qu'il ne devienne public, le concert arrêté entre nous...

 

Puis Alexandre énonce les articles auxquels il souscrit d'avance et que nous retrouverons identiques au moment de la signature officielle du traité :

En premier lieu, pour espérer de combattre avec succès les forces de l'ennemi et pour le repousser dans ses propres foyers, les forces russes ne seront pas moins de cent mille hommes... — non compris mes forces maritimes, que je m'engage aussi à mettre en activité —... et de deux cent mille pour celles de Votre Majesté Impériale, outre un corps d'observation... Je prends sur moi et m'oblige de garantir les États autrichiens de toute attaque de la Prusse, des bonnes dispositions de laquelle je suis fondé de me croire assuré ; si cependant contre toute attente Sa Majesté Prussienne venait à agir hostilement contre Votre Majesté pendant qu'Elle serait occupée à combattre l'ennemi commun, je m'engage et promets de venir à son secours avec quatre-vingt mille hommes que je tiendrai prêts à cet effet sur mes frontières.

En second lieu, il sera porté un juste égard aux dangers imminents auxquels la monarchie autrichienne serait exposée par des démonstrations et des armements, que provoquerait immédiatement une invasion prématurée de leur part. En conséquence, dans la détermination des mesures actives dont on conviendra mutuellement, il sera porté la plus grande attention à en combiner l'emploi avec le temps et la possibilité de mettre les forces et les frontières de Votre Majesté en situation de pouvoir ouvrir la campagne avec l'énergie nécessaire pour atteindre le but de la guerre.

Par ce qu'on vient de lire, il est donc avéré qu'il s'agit d'ouvrir une campagne contre la France. La chose est parfaitement décidée. L'opportunité du moment reste seule en question. V a-t-il eu, depuis le règlement des affaires européennes à Campo-Formio, à Lunéville et à Amiens, un fait nouveau qui justifie cette prise d'armes ? Aucun. Les traités avaient été longuement discutés, solennellement signés ; il n'existait, pour recommencer les hostilités, d'autre raison que celle de dépouiller la France des conquêtes qu'elle avait faites sur ses agresseurs d'autrefois. Faute de mieux, on qualifiait de nouveaux empiétements l'occupation du Hanovre par les armées françaises. Mais ce prétexte n'était-il pas d'une injustice flagrante, quand on savait que cette invasion d'une propriété anglaise avait eu lieu en réponse à la déclaration de guerre du gouvernement britannique, la France n'ayant que ce moyen de se garer, dans une certaine mesure, des coups de son ennemi, et Napoléon déclarant, répétant à qui voulait l'entendre qu'il ne gardait l'Électorat qu'à titre de gage provisoire ? Il eût été plus honorable pour les coalisés d'avouer franchement qu'ils étaient les simples auxiliaires du gouvernement anglais ; ils ont préféré se poser en champions d'une sainte cause imaginaire. C'était peut-être d'apparence plus généreuse, mais à coup sûr c'était moins conforme à la réalité.

L'article 3 du programme veut bien déclarer que le but de la guerre ne tendrait nullement à opérer une contre-révolution en France... Voyez ici le souvenir de l'effet désastreux produit en 1792 par la proclamation du duc de Brunswick, qui avait réussi à grouper en un seul élan patriotique tous les Français menacés dans leur indépendance par l'étranger. Il convenait évidemment de ne pas retomber dans cette lourde faute. Les articles 4 et 5, relatifs aux dédommagements territoriaux promis à la Maison d'Autriche, seront conformes à la note jointe à la lettre autographe de l'empereur d'Autriche et signée également de sa main, laquelle note, ajoute Alexandre, se trouve jointe ici, signée également de ma main. L'absence de cette note aux Archives de Russie et d'Autriche nous prive du plaisir de juger de l'appétit de ces deux Cours aux dépens de la France. Il est permis de supposer que les gros morceaux ne leur faisaient pas peur. L'article 5 stipule le rétablissement du roi de Sardaigne dans ses États avec quelques agrandissements. L'article 6 et dernier mérite d'être reproduit presque entièrement. La guerre, une fois commencée, je m'engage, dit le Tsar, à ne poser les armes et à ne traiter d'un accommodement avec l'ennemi commun que du consentement de Votre Majesté et après un accord préalable avec Elle, et j'ai pleine confiance que Votre Majesté remplira, en allié fidèle et loyal, la nième obligation réciproque envers moi. Ces lignes montrent quelle suite, pour ainsi dire indéfinie, comporterait la guerre si elle devenait favorable aux alliés. Elle devait être continuée tant que l'Autriche l'exigerait. Or il était bien certain qu'en fait de dédommagements cette puissance ne se contenterait pas à moins de la récupération des provinces qu'elle avait perdues sous le Directoire. La lettre de l'empereur de Russie se terminait ainsi : En bornant pour le moment aux objets et points ci-dessus le présent concert préalable, sur lequel nous nous promettons de part et d'autre le secret le plus inviolable, je me réserve, sans aucun retard et immédiatement, de convenir par des arrangements ultérieurs, tant sur un plan d'opérations pour le cas que la guerre serait inévitable que pour tout ce qui est relatif à l'entretien des troupes respectives, tant sur les États autrichiens que sur le territoire étranger. Votre Majesté voudra bien considérer tous les engagements renfermés dans ma présente lettre autographe comme s'ils se trouvaient consignés dans l'acte le plus solennel et le plus sacré, et considérera de même ceux qu'Elle voudra bien contracter en échange vis-à-vis de moi, dans la même forme. Je promets et m'oblige pour moi, mes héritiers et mes successeurs, de les accomplir avec la fidélité la plus inviolable et la plus scrupuleuse[82].

L'empereur de Russie se donnait un mal inutile en mettant au conditionnel les probabilités de la guerre. Ces probabilités étaient certaines, du moment qu'on était décidé à attaquer Napoléon s'il ne consentait à rendre, à titre de dédommagements, les conquêtes qui avaient été faites antérieurement au Consulat ; ces conquêtes, Napoléon les avait reçues en dépôt, il n'avait pas le droit d'en disposer sur les réquisitions de qui que ce fût.

L'Autriche, malgré sa fièvre de retranche sur les Français et son ardent désir de recouvrer sa puissance décline, ne se prononçait cependant pas avec clarté. Dans ses dépêches officielles elle se déclarait d'accord sur le principe d'une action commune et nécessaire, mais elle n'en voyait pas pour l'instant l'urgence absolue. Tels étaient ses arguments ostensibles ; les autres étaient apportés de vive voix par sa diplomatie à Saint-Pétersbourg. Il s'agissait avant tout de régler les questions pécuniaires, dont la comptabilité se tenait à Londres. Tout le monde, sur les bords de la Néva, le savait et se le répétait sans aucune réticence. Le 24 avril, le prince Tatistcheff écrivait au comte Worontzoff, ambassadeur à Londres : Il y a encore une pierre d'achoppement au traité ; c'est l'article des subsides, et on n'espère qu'en vous pour l'écarter. La Cour de Vienne ne se remuera pas sans argent. Pour nous il y a encore un certain scrupule qui nous retient d'en demander, mais on y sera forcé, car, si les hostilités commencent, les vingt millions que nous avons à peu près en réserve seront bien vite mangés. Ainsi j'espère qu'on parviendra à guérir de la mauvaise honte qui nous fait déraisonner, et, dans ce cas, les deux millions que le ministre britannique avait dit être à sa disposition pour les subsides seraient une somme bien modique à être partagée entre les deux Cours impériales. Si je me rappelle bien, lorsqu'en 1796 l'Impératrice avait concerté d'envoyer soixante mille hommes en Italie, on avait stipulé trois cent mille livres pour les frais d'équipement, cent vingt-cinq mille livres par mois pour les approvisionnements de bouche et les fourrages et trois cent mille après la guerre finie ; à ce taux, il y aurait bien plus de deux millions pour la Russie seule. Quand nous serons dans le cas d'en traiter, qui nous arrangera cela si vous n'êtes plus à Londres ?[83]

Tatistcheff se trompait ; son souverain n'avait éprouvé nulle mauvaise honte à s'occuper de questions d'argent qui déjà avaient été débattues. Seulement la Cour de Saint-James, dit M. de Martens placé aux sources sûres, consentit d'abord à payer les subsides, mais à la condition que les deux puissances allemandes, soit l'Autriche et la Prusse, fassent partie de l'alliance[84]. On comprend dès lors les efforts simultanés que faisait Alexandre à Vienne et à Berlin. La corrélation est évidente entre les propositions reproduites ci-dessus, qui avaient été adressées à François II à la fin du mois d'avril, et le traité secret signé avec la Prusse le 24 mai 1804. Non moins probante est la demande faite au Parlement anglais (20 juillet) d'une somme de deux millions cinq cent mille livres sterling pour usages continentaux — continental uses[85].

Les chiffres eux-mêmes, ainsi qu'on le voit, servent de contrôle à la véracité des témoins. Nul doute qu'il ne s'agisse des deux millions de Tatistcheff ; ils avaient été antérieurement promis par le ministre britannique, maintenant il fallait en faire ratifier l'emploi. Il est facile aussi de rapprocher les négociations secrètes du Tsar et le langage tenu par le roi d'Angleterre en juillet 1804 : Je nourris l'espoir encourageant, disait-il, que les avantages qui résulteront de nos efforts et de nos succès ne se borneront pas à nous, mais que leur exemple et leurs conséquences concourront à rétablir en Europe un système qui puisse la faire sortir de l'état précaire où elle se trouve, et finira par élever une puissante barrière contre les projets d'agrandissement et d'ambition sans bornes, qui menacent toutes les nations du continent dont l'indépendance n'a pas encore été violée (4)[86].

Ainsi, le 31 juillet 1804, par cette déclaration publique, les manœuvres artificieuses des Chancelleries et des Cours étaient portées à la connaissance du monde entier. C'était plutôt une ruse qu'une imprudence. On espérait exciter l'irascibilité extrême qu'on prêtait à Napoléon, provoquer de sa part des demandes d'explication d'où sortirait la guerre continentale. Et ainsi se trouverait écarté le danger d'une invasion en Angleterre.

Quoi qu'il en soit, on peut fixer à cette date du 31 juillet 1804 le jour oh Napoléon eut le vague soupçon que l'Europe s'armait de nouveau contre lui. Huit jours avant, il pensait autrement. La Bourse de Paris s'était alarmée des crédits demandés par le Cabinet de Londres, à titre de dépenses secrètes ; elle y voyait le signe avant-coureur d'une coalition prochaine. Napoléon avait alors écrit à son ministre du Trésor public[87] : La seule cause que je voie des bruits de Bourse, c'est cette demande de soixante de francs, soit deux millions cinq cent mille livres sterling, qu'à faite M. Pitt. Peut-être a-t-il en vue de faire voir aux puissances qu'il a en mains de quoi les payer... D'un autre côté, en réfléchissant sur cette démarche, je suis plutôt porté à penser que cet argent est destiné aux dépenses des volontaires. Certes ou peut insinuer que c'étaient là paroles de prince, simplement circonstancielles et destinées à rassurer le monde des affaires. Cependant il faudra bien croire à l'erreur sincère de Napoléon lorsque, sans qu'il puisse en retirer d'autre profit que celui de se diminuer aux yeux de ses collaborateurs, le jour ou il n'y aura plus moyen de douter de l'entrée en campagne des forces coalisées, on le verra dire, le 18 août 1805, à Talleyrand : Je n'aurais pas cru les Autrichiens aussi décidés ; mais je me suis tant trompé en ma vie que je n'eu rougis pas (2)[88]. Ceci, nous y insistons à l'usage des personnes qui s'évertuent à voir en toutes choses des calculs machiavéliques, n'était pas contenu dans un document destiné à en imposer à qui que ce fût ; c'est un extrait d'une lettre de service au ministre des Relations Extérieures ; elle était vouée d'avance à rester enfouie dans les archives de l'État. L'inaction momentanée de la Cour de Vienne, ses assurances pacifiques puis le mystère dont furent entourés ses préparatifs servirent sans doute à émousser les premières alarmes de Napoléon. C'est ce qui explique suffisamment son aveu à Talleyrand.

Cependant, les retards de l'Autriche à se mettre en mouvement provenaient beaucoup moins des scrupules de sa conscience que de ses préoccupations financières. Les négociations avec l'Autriche durèrent quelque temps, dit le prince Czartoryski, dans ses Mémoires[89], et ne furent pas sans offrir de grandes difficultés parce que ses exigences paraissaient excessives aux négociateurs anglais.

Si honteuse que lui parût la déchéance dans laquelle était tombé François II en reconnaissant l'Empire français, Alexandre ne jugeait pourtant pas l'Autriche indigne de combattre la France à ses côtés. Au contraire, après avoir piqué de sarcasmes l'empereur d'Autriche, dans la lettre qu'il lui écrivait au sujet de cette reconnaissance et que nous avons citée, il ajoutait : Quant à la conclusion finale du concert que je vous ai proposé, Monsieur mon frère, pour le salut de l'Europe, Votre Majesté Impériale me trouvera toujours prêt à y mettre la dernière main et à resserrer de cette façon plus intimement nos liens réciproques[90]. Par ces mots : mettre la dernière main au concert, qu'il faut traduire par ceux-ci : délivrer le numéraire, Alexandre ramenait la question sur le terrain des affaires. Là, les susceptibilités ne sont pas de mise. Aussi, allons-nous voir François II, sans grande fierté, feindre de prendre les railleries blessantes du Tsar pour une aimable franchise dont il ne saurait trop le remercier. Monsieur mon frère, je regarde comme une preuve de l'amitié de Votre Majesté Impériale la franchise avec laquelle elle s'explique envers moi dans sa lettre du 29 septembre, sur l'accélération de ma reconnaissance du nouveau titre de Bonaparte et sur la déclaration simultanée de mon titre d'empereur d'Autriche. Je conviens volontiers que les déterminations que j'ai prises présentent diverses faces... Je n'aurais pas hésité un instant de suivre les mouvements de mon cœur, en ne m'expliquant pas sur le litre de Bonaparte, si cela avait pu contribuer avec quelque vraisemblance à nous dispenser d'avoir un tel collègue... L'empereur des Français ayant été reconnu par le reste de l'Europe, les inconvénients du titre de Bonaparte n'en subsisteraient pas moins. Donnant ensuite la note convenable pour le fameux concert en vue duquel les souverains se mettaient d'accord, l'empereur d'Autriche avoue qu'il a agi avec l'idée qu'il fallait bien se garder de donner à Napoléon le moindre prétexte avant qu'on fût prêt à l'abattre. Nous étions convenus, rappelle François II, de ne risquer la guerre que dans le cas d'une extrême urgence ou d'une apparence suffisante de succès[91].

Donc, par la plume deux fois impériale de François II, empereur d'Allemagne et d'Autriche, se trouve irréfutablement établi que, dès le 16 novembre 1804, presque un an avant que Napoléon se mit en mouvement, la guerre était secrètement mais absolument décidée, sous la simple réserve d'attendre le moment favorable pour prendre la France à revers, pendant qu'elle aurait sur les bras l'Angleterre violatrice d'engagements connus, ratifiés même par les puissances. En cette combinaison les lois de l'honneur profané, les traités foulés aux pieds sont le moindre souci : Lunéville, Amiens, redeviennent pour les souverains des noms ignorés. Telle était la conduite des hauts personnages qui présidaient alors aux destinées de l'Europe. Pour satisfaire leur conscience, ils aimaient à se croire les organisateurs d'une croisade dont le but était de mettre obstacle aux prétentions de Bonaparte, qui voulait renouveler l'empire de Charlemagne à son profit, ainsi que le dit l'empereur d'Autriche eu terminant sa lettre du 16 novembre à Alexandre Ier.

La nécessité de produire, aux yeux des peuples, des motifs propres à légitimer leurs entreprises belliqueuses entraîna ces monarques à bien d'autres exagérations. Il faut voir à cet égard la proclamation du Saint-Synode ordonnée par ukase impérial et lue en 1806, tous les dimanches et jours de grande fête, dans les églises de Russie. Napoléon y est représenté non seulement comme l'ennemi implacable du peuple russe, mais encore de l'Églises orthodoxe. On lui reproche d'avoir abjuré le christianisme pendant la Révolution, de s'être adonné à l'idolâtrie, puis d'avoir embrassé, en Égypte, la foi musulmane, enfin d'avoir réinstallé en France le sanhédrin juif, celui-là meule qui avait condamné au supplice Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Rédempteur du monde. On lui attribuait le dessein de réunir les Israélites, dispersés par la volonté de Dieu, de les lancer à l'attaque de l'Église chrétienne et, audace inouïe, qui dépasse la mesure de tous ses méfaits, de faire proclamer le Messie dans toute sa personne[92].

Sur quels actes, sur quelles présomptions pouvait s'appuyer, en 1804, l'accusation portée contre Napoléon de travailler à l'institution d'une monarchie universelle ? Il faut se le demander, car l'empereur d'Autriche, au moment où il lance cette dénonciation, est lui-même la négation vivante des ambitions prêtées à l'empereur des Français. Vaincu, implorant la paix, ne s'est-il pas déjà trouvé à deux reprises sous les griffes de Napoléon ?

En 1797, loin de s'attribuer le rôle de conquérant populaire et insatiable de domination, c'est le général Bonaparte qui répond favorablement aux ouvertures pacifiques. Il va plus loin : de sa propre autorité, il signe les préliminaires de Leoben, risquant en cela sa position, son existence même, puisqu'il agit contre la volonté formelle du gouvernement directorial. Non seulement il ne songe pas une minute à annihiler la puissance autrichienne, mais il lui fait des conditions avantageuses, lui donne eu compensation de ses pertes la plus grande partie des États de Venise, afin qu'elle eût — c'est Napoléon qui parle[93]beaucoup moins de regrets à la paix, et dans l'avenir aucune espèce de haine nationale.

A Lunéville, en 1801, où elle est amenée après la défaite de Marengo, l'Autriche n'a pour plaider en sa faveur que les serments de Campo-Formio déchirés cyniquement, sa mauvaise foi au Congrès de Rastatt, ses exactions stupides et sanguinaires envers nos alliés d'Italie. Aux yeux d'un homme désireux de soumettre l'Europe à son despotisme, les prétextes d'abolir la monarchie autrichienne ne manquaient pas. Que fit alors le Premier Consul ? Il la laissa forte, forte à telle enseigne que, moins de trois ans après la signature du traité de Lunéville, il n'est question pour elle que de renouveler ses exploits contre la France. Rien donc, pas même des indices symptomatiques, ne justifiait la dénonciation de projets gigantesques prêtés à Napoléon par François II.

Néanmoins cette théorie d'une domination universelle, conçue par l'empereur des Français, a fait fortune. Fondée de nos jours sur des faits postérieurs aux temps qui nous occupent, on la rencontre fréquemment, à titre d'explication des principaux événements de l'Empire.

Il est vrai que les guerres presque ininterrompues et portées chaque fois plus loin des frontières de France, que les trônes concédés aux membres de la famille impériale, semblent donner à cette thèse une apparence de raison. Il convient d'élucider sommairement cette question dès à présent, afin qu'on ait la conviction que l'homme dont nous écrivons l'histoire n'était pas un fourbe, un dissimulateur, dont les plans secrets ne se découvriront que beaucoup plus tard. Un coup d'œil jeté sur l'ensemble de sa carrière permettra, nous l'espérons, de laisser présumer que les faits ultérieurs pourront, après un examen approfondi, être présentés avec les mêmes avantages pour la mémoire de l'Empereur, que le sont les actes antérieurs quand on les étudie impartialement.

Abordant un jour, dans ses entretiens de Sainte-Hélène, le sujet dont traite ce livre, Napoléon, qui ne redoutait pas les critiques de la postérité, s'exprimait ainsi : Je n'avais vaincu et conquis que dans ma propre défense. C'est une vérité que le temps développera chaque jour davantage. L'Europe ne cessa jamais de faire la guerre à la France, à ses principes, a moi, et il nous fallait abattre sous peine d'être abattus. La coalition exista toujours publique ou secrète, avouée ou démentie ; elle fut toujours eu permanence. C'était aux alliés seuls il nous donner la paix. Et avant, il avait déjà dit : La France a été l'objet unique et constant de mes pensées et de mes actions. Comme ce roi d'Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple dans l'espoir de voir se réaliser la promesse donnée de conserver à la France son intégrité naturelle[94]...

Ces paroles ne sont point, comme on pourrait le supposer, le plaidoyer habile et toujours possible en faveur d'une mauvaise cause. Elles sont l'expression de cette vérité qu'il y avait quelque chose de changé en Europe depuis 1792.

Poussés par l'instinct traditionnel qui s'empare de quiconque s'élève aux sphères gouvernementales d'un grand pays, les hommes de la Révolution, an sein même de leur détresse-la plus profonde, de l'agitation la plus effrénée, avaient réparé les fautes de la monarchie en rendant à la France, par leurs conquêtes, le rang de grande puissance qu'elle avait perdu depuis le partage de la Pologne. C'est pour les frontières gagnées par les Républicains — et non pour autre chose — qu'on se battit durant les vingt-trois années du Comité de Salut public, du Directoire, du Consulat et de l'Empire. Sous peine de lâcheté et de crime, aucun chef de l'État ne pouvait disposer à son gré du patrimoine acheté par le sang de milliers d'enfants de France. Napoléon, particulièrement, ne se crut pas en droit de se défaire d'une parcelle du territoire national que lui avait légué le Directoire. Avec une conscience moins sévère, cet homme, parti de rien, eût pu jouir pour lui et les siens des orgueils, des vanités et des opulences de la souveraineté. Il le put même encore en 1814 à Châtillon. Mais il ne cessa de cou-sidérer que ses derniers espoirs, ses dernières chances, les dernières gouttes de son sang, s'il le fallait, appartenaient à la grandeur de la patrie. En disant qu'ils combattaient uniquement Napoléon, les étrangers allaient contre la vérité et les faits les plus notoires. La première coalition de 1792 et la reprise des hostilités en 1794 montrent bien qu'ils n'ont pas attendu un Bonaparte pour se ruer sur la France, et l'on comprend admirablement que les échecs successifs aient engendré les recommencements périodiques de guerre.

Qu'on eût préféré ne pas voir à la tête des armées un général placé déjà par la voix unanime an rang des plus grands et des plus heureux capitaines de tous les temps, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Son intransigeance, fièrement affirmée en toute occasion, lui était d'autant plus défavorable que les Cabinets européens étaient persuadés que les Bourbons se contenteraient à beaucoup meilleur compte que lui. Cela du moins est certifié par Joseph de Maistre, non suspect de médisance envers la Royauté et alors placé, en sa qualité de délégué du roi de Sardaigne, au centre des intrigues diplomatiques, c'est-à-dire près de l'empereur de Russie.

La carrière de Napoléon et la renommée qui l'a conduit au pouvoir suprême se sont faites dans des guerres commencées bien avant qu'il eût osé concevoir de telles ambitions. En fait de plan prémédité on en voit un surtout du côté des ennemis. Leurs intentions percent visiblement dans leurs actes ; marcher tous contre un seul ; ne se tenir jamais pour battus, considérer les traités de paix comme des trêves qui permettent de rallier et de ramener en ligne les armées dispersées, ce fut le système permanent, invariable, des souverains de l'Europe. Devant ces retours offensifs qu'y avait-il à faire ? Fallait-il que le vaincu sortît de l'aventure plus fort, plus influent qu'auparavant, ou bien fallait-il que le vainqueur essayât, par des mesures plus rigoureuses, de mettre un frein aux ardeurs incoercibles de ses adversaires ?

C'est ainsi que chaque coalition nouvelle contraignit Napoléon it étendre ses conquêtes destinées à tenir en respect, loin de France, ses ennemis opiniâtres. De cette manière furent formés ou agrandis successivement le Grand-Duché de Berg, la Bavière, le Wurtemberg, la Saxe, la Westphalie, l'Italie, la Suisse et la Confédération Germanique médiatisées par la France. Ces États, sous des régimes divers, ne furent point autre chose que dès postes avancés ou des tampons contre les invasions des Russes, des Autrichiens, des Suédois et des Prussiens.

La main mise solidement sur la Hollande, sur la Sicile, le Portugal et l'Espagne, n'avait pour objet que de se garantir contre les débarquements possibles des Anglais ou de leurs complices, et de conserver une action sur les mers, dont le Gouvernement britannique entendait demeurer éternellement le maitre omnipotent.

Ce n'est ni par une conception subite, ni par une élaboration méditée, c'est pas à pas, attiré par des provocations répétées, que l'empereur des Français se trouvera un jour maitre ou protecteur d'une partie de l'Europe et en situation de comprimer le reste. Alors seulement il sera près d'atteindre son but, l'arrangement final qui devait assurer le repos du Continent. Cet arrangement pourtant ne pouvait être ni complet, ni définitif tant que l'Angleterre n'aurait pas consenti à déposer les armes. Depuis le désastre de Trafalgar, il était inutile de songer à attaquer sur mer une si puissante ennemie, eût-ou à sa disposition toutes les forces maritimes de l'Europe ; autant aurait valu lancer des épaves contre des falaises. Alors, comme devant une ville imprenable, Napoléon, disciple en cela du Comité de Salut public[95], s'appropriera l'idée de réduire l'Angleterre par la famine, et le blocus continental, ce siège phénoménal, est décidé.

Quant aux fondations d'États nouveaux, aux nominations de princes, pour ainsi dire adoptifs, elles n'étaient pas insolites à cette époque. Il eût été difficile d'inventer quelque chose qui fit de nature à scandaliser sincèrement cette Europe où selon la parole d'un très éminent historien, on cherchait alors parmi les principes que les rois invoquaient à tout propos ceux qu'ils n'avaient pas violés la veille, ou qu'ils ne violeraient pas le lendemain[96]. Les exemples se dressaient sans nombre au regard de quiconque avait à se disculper de quelque empiétement agréable ou nécessaire.

La Hongrie, la Bohème, la Pologne, la Crimée, la Géorgie, la Morée, le Hanovre, les Flandres, la Toscane, la Lombardie, montraient assez bien que depuis longtemps les nationalités n'étaient pas chose absolument sacrée. A l'aurore de sa carrière le général Bonaparte n'avait-il pas vu l'Autriche, Naples et la Toscane qui voulaient, sous son égide, se partager les Étais pontificaux ? La Cour de Vienne avait reçu de lui l'État de Venise et la Dalmatie, qui ne lui appartenaient certainement point. Elle lui avait même demandé le Piémont qu'il n'était pas plus en droit de donner. A Lunéville plus récemment cent et quelques princes, y compris les souverains d'Autriche et de Prusse, dépeçaient l'Allemagne, en tiraient à eux les morceaux, en lotissaient les habitants, se les donnaient, se les reprenaient, se les troquaient, se les repassaient parfois pour de l'argent, comme on eût fait de marchandises en foire. Ils s'arrondissaient, selon l'expression du temps. On ne se préoccupait guère, dans ces partages, des convenances des habitants. Napoléon, suivant les coutumes, ne s'en soucia pas davantage lorsque, pour la sûreté de la France, il eut à choisir les titulaires de certains trônes. Sous ce rapport, qu'on ne l'oublie pas, les membres de sa famille ne furent pas seuls à bénéficier de ses faveurs. Les maisons de Wurtemberg, de Bavière et de Saxe lui doivent les couronnes royales qu'elles possèdent encore aujourd'hui. D'autres personnages étrangers, tels que le duc d'Alberg, tenaient également de lui des dignités quasi royales. Ces élévations, il convient de l'observer, n'eurent pas lieu quand les princes de la famille impériale furent tous munis et mieux partagés que les indifférents ; aucun des frères de Napoléon ne possédait encore de couronne, et déjà les Électeurs de Bavière et de Wurtemberg étaient faits rois ; et cependant cet Électeur de Wurtemberg, Frédéric II, se trouvait placé aussi loin. qu'on pouvait l'être des affections personnelles de Napoléon. Il était le très proche parent des plus grands ennemis de l'Empire français, le propre gendre du roi d'Angleterre et l'oncle de l'empereur de Russie. Et cette transformation des Électorats de Wurtemberg, de Saxe et de Bavière en royautés ne fut pas un simple changement de dénomination. Ce fut en majeure partie sur de nouveaux sujets ajoutés aux leurs, que les monarques de récente promotion furent appelés à régner par la grace de l'empereur des Français.

Comblant de bienfaits des étrangers auxquels ne le rattachaient aucuns liens de parenté, il se crut le droit, peut-être le devoir, de se montrer aussi généreux vis-à-vis des membres de sa famille, quand les circonstances l'y sollicitaient. A part la Hollande, érigée en royaume au profit de Louis Bonaparte, avec la pensée que ce pays maritime, si voisin de l'Angleterre, devait être en des mains sûres autant à cause de sa flotte que de sa position géographique, aucun trône ne fut créé avec le parti préconçu d'assurer une position brillante aux parents de l'Empereur. Le Grand-Duché de Berg- attribué à Murat et le royaume de Westphalie donné à Jérôme furent institués à la suite de négociations dont Napoléon n'eut pas l'initiative. La Prusse, écrivait en 1804 l'ambassadeur de cette puissance[97], ne se trouverait-elle pas plus libre dans le choix de ses alliances si, par la formation d'un petit État intermédiaire entre l'Ems et le Rhin, elle parvenait à établir avec la France un voisinage sans continuité ? Le jour où l'Empereur reçut le duché de Berg en partie de la Bavière et en partie de la Prusse, il suivit exactement l'exemple de l'Électeur de Bavière. Il le donna à Murat, son beau-frère, tout comme l'Électeur en avait investi jadis, à titre d'apanage, Guillaume de Bavière, également son beau-frère. Le royaume de Westphalie dont bénéficia Jérôme Bonaparte ne fut pas non plus une conception française. Dès 1804 aussi, Hardenberg, premier ministre prussien, écrivait à son ambassadeur à Paris : Veillez à ce que le Hanovre ne tombe jamais en partage qu'à la Prusse, si les événements le font changer de maitre. Il faudrait alors nous défaire de la Westphalie, et n'importe alors qu'un Électeur de Wurtemberg, de Salzbourg, ou tout autre, soit placé entre nous et la France. Cela assurerait notre union avec cet Empire. Le Roi, quelle que soit sa répugnance à céder une partie de ses anciennes possessions, s'y prêterait cependant avec une très grande satisfaction, si nous pouvions faire cette acquisition si importante pour notre repos, notre sûreté et la consolidation de la monarchie[98]. Ce langage n'était nullement une improvisation vague de Hardenberg. Il lui avait été suggéré par un rapport du Cabinet du Roi, dont les termes sont encore plus précis : Le Roi m'a dit que ce qu'il désirerait essentiellement, ce serait obtenir à la paix l'Électorat de Hanovre, en sacrifiant ses provinces de Westphalie. C'est un grand pas de lait que cet aveu. Cette idée, dont aujourd'hui il n'y a pas encore d'usage à faire, peut germer dans la tête de Votre Excellence et devenir, un jour, riche en résultats...[99]

Ce ne fut ni par népotisme, ni par ambition que Napoléon condamna à ne plus régner les dynasties de Naples et d'Espagne dont la déchéance fut prononcée pour des motifs identiques. L'une et l'autre avaient méconnu avec une impudence, une mauvaise foi inouïes, les traités dont la France était en droit d'attendre l'exécution. S'il avait été à la recherche d'un prétexte pour user de rigueur envers la Cour de Naples, la Reine le lui aurait offert à maintes reprises. Pendant l'occupation de Naples, après la rupture du traité d'Amiens, elle fit armer les paysans des Calabres contre les Français. Quand elle n'osa plus recruter de troupes elle-même, elle le fit faire par les Émigrés. De plus, par sa conduite privée, cette princesse était une des hontes de son sexe, et ses relations scandaleuses avec Acton, son favori, dont elle avait fait un premier ministre, sont trop célèbres pour qu'on ait à les rappeler. Ses débordements ne portaient préjudice qu'à elle et à ses sujets ; mais, aussi légère dans sa politique que dans ses amours, la Reine commettait l'imprudence d'écrire des lettres où elle disait que pour dix-sept mille Français elle saurait faire renouveler les Vêpres Siciliennes[100]. Le malheur voulut que des lettres de ce genre tombassent entre les mains de l'Empereur. Il se contenta de quelques avertissements pour contenir cette furie, comme il la désignait. Il lui fallut un grief autrement puissant pour se laisser aller à la mesure rigoureuse qui devint alors un devoir.

Par le traité du 21 septembre 1805, la Cour de Naples s'était engagée : 1° à rester neutre pendant le cours de la guerre actuelle entre la France, l'Angleterre et la Russie ; 2° à ne permettre à aucun corps de troupes appartenant à une puissance belligérante de débarquer ou de pénétrer sur aucune partie du territoire neutre ; 3° à ne confier le commandement de ses places à aucun officier russe, autrichien, ni d'aucune puissance belligérante ; 4° à ne permettre l'entrée de ses ports à aucune escadre. Aux ternies de l'article 5, Napoléon avait promis par réciprocité d'évacuer le territoire napolitain dans un mois. Confiant dans le respect dû aux conventions signées, il ordonna que l'évacuation fût accomplie avant le délai fixé.

A peine les Français avaient-ils passé ses frontières que la Cour napolitaine décréta des armements, porta ses effectifs à soixante mille hommes. Rien de répréhensible à cet accroissement de forces s'il avait pour objet de protéger les obligations contractées ; mais le but réel de Naples ne tarda pas à être connu. Le 19 novembre, c'est-à-dire un peu moins de deux mois après la ratification du traité analysé plus haut, douze mille Russes et huit mille Anglais débarquèrent à Naples. Ils y furent reçus non seulement sans la moindre velléité de résistance, mais avec des démonstrations d'enthousiasme et d'amitié. Enfin pour mettre le comble à la félonie ou chargea du commandement général de toutes les troupes combinées, actuellement présentes dans le royaume de Naples, le général Lacy, sous les ordres duquel étaient déjà placés les douze mille Russes[101]. Cette incroyable conduite de la Reine de Naples fut stigmatisée par le 37e Bulletin de l'Armée, daté de Schönbrunn, dans des termes dont on peut, malgré la gravité de la situation, regretter l'extrême véhémence : Le général Saint-Cyr marche à grandes journées sur Naples, pour punir la trahison de la Reine et précipiter du trône cette femme criminelle, qui avec tant d'impudeur a violé tout ce qui est sacré parmi les hommes... Une si atroce perfidie ne peut être pardonnée. La reine de Naples a cessé de régner. Ce dernier crime a rempli sa destinée. Qu'elle aille à Londres augmenter le nombre des intrigants et former un comité d'encre sympathique avec Drake, Spencer, Smith, Tailor, etc.[102]

Des griefs semblables à ceux qui attirèrent le ressentiment de Napoléon sur la reine de Naples déterminèrent plus tard le sort de la dynastie espagnole. Alliée naguère de la France, lui ayant même fourni toute sa flotte, l'Espagne se rangea du côté des ennemis de Napoléon aussitôt que l'Europe retentit du bruit de la guerre de Prusse en 180G. Par une duplicité peu pardonnable, la Cour de Madrid, en appelant ses sujets sous les drapeaux, faisait allusion, pour justifier cette brusque levée d'hommes, aux menaces d'un ennemi qu'elle ne nommait pas. Elle parlait à la France d'une marche contre le Portugal ; piège grossier auquel se prit cependant M. de Beauharnais, notre ambassadeur, qui fut assez longtemps le seul à ignorer que ces préparatifs étaient dirigés contre ses compatriotes.

C'est à Charlottenbourg, au moment de faire son entrée triomphale à Berlin, que l'Empereur fit la découverte d'une lettre du roi d'Espagne qui s'engageait envers celui de Prusse à se déclarer contre la France. Inconcevable aveuglement qui conserve de semblables lettres ! s'écrie Joseph de Maistre[103]. Napoléon, mettant la main, dans ce même tiroir, sur la correspondance de l'ambassadeur de Prusse à Madrid, acquit une nouvelle preuve des agissements de la Cour d'Espagne.

Il fut dès lors, cela se conçoit, pris d'une méfiance profonde envers cette Cour. Néanmoins il essaya de remettre les choses dans l'ordre régulier par un traité signé à Fontainebleau, le 29 octobre 1807. Vers ce temps, commencèrent à s'étaler au grand jour les scandales de la maison royale espagnole, scandales qui font époque dans l'histoire des Cours sans moralité. Un père détrôné par son fils n'est pas un fait assez rare pour éveiller les susceptibilités européennes ; mais la mère, indigne créature, se fit la délatrice de son enfant pour sauver son amant ramassé dans une guérite de corps de garde et pour amener cet amant au rang de chef effectif du gouvernement de l'Espagne. Furieuse d'amour, oubliant sa pudeur de femme, sa dignité de reine, ses devoirs de mère, elle dénonça elle-même son fils à Napoléon, l'accusa des vices les plus bas, des sentiments les plus malhonnêtes, en un mot représenta comme une sorte d'être abject, sans loyauté, indigne de la moindre considération[104], l'héritier présomptif qui était en même temps un prétendant actif, capable de s'emparer du trône par un coup de main. Le Roi ne comptait plus depuis longtemps dans les affaires de l'État. Il s'était arrangé de son ménage à trois ; il y vivait très heureux, s'y délassait des fatigues de la chasse, sa seule occupation. Il remerciait du fond du cœur sa femme et l'amant de celle-ci qui géraient les affaires entre deux accès de libertinage, pendant que lui-même se déchargeait des soins de la majesté royale. De plus l'Espagne était devenue en quelque sorte un point de mire pour l'Angleterre, qui, dès la fin de 1804, s'y exerçait à des coups de main hardis. Sans déclaration de guerre, quatre galions venant de la Plata et convoyés par quatre frégates furent pris et conduits en trophée dans les ports britanniques, trois cents hommes avaient péri dans le combat par suite de l'explosion des poudres de l'un des galions. De son côté, Nelson attaquait et incendiait devant Barcelone trois navires de commerce espagnols. Enfin une croisière anglaise enlevait un régiment d'infanterie qui se rendait, par mer, à Majorque[105]. Ces événements n'émotionnèrent que médiocrement la Cour espagnole, car l'ambassadeur anglais restait à Madrid et celui d'Espagne était à Londres, communiquant tous les jours avec le Cabinet[106].

Ce n'est donc pas sans raison que Napoléon fixait ses yeux sur l'Espagne qui avait maintenant un rôle considérable à jouer ; car le blocus continental n'était pas possible tant qu'elle restait ouverte aux produits anglais ; enfin c'est par elle qu'au milieu d'une complication européenne, la France courait le risque d'être prise à revers. En lesquelles de ces mains indignes de la famille royale Napoléon pouvait-il avoir la moindre confiance pour leur abandonner de telles responsabilités ? La couronne d'Espagne revenait fatalement soit à ce fils perfide et indélicat, au dire même de sa mère, soit à cette reine dépravée, capable en sa verte vieillesse de toutes les turpitudes, sous l'ascendant de son amant de bas étage. En vérité n'y aurait-il pas eu quelque folie d'attendre, aux heures critiques, la moindre sympathie de ces Bourbons dégénérés comme ceux de Naples ? Ils étaient qualifiés mieux que personne en Europe pour désirer le renversement du régime impérial que la France s'était donné.

Ces réflexions, jointes au ressentiment encore vif de la trahison avortée de 1806, décidèrent Napoléon à supprimer la dernière dynastie bourbonienne qui régnait en Europe. C'est alors qu'il offrit à son frère Joseph la couronne d'Espagne.

On est généralement d'accord que, ni intellectuellement, ni moralement, les Bonapartes n'étaient inférieurs aux autres souverains d'Europe. Peut-être pourrait-on sans trop de peine prouver le contraire, si l'on recherchait ce que valaient en eux-mêmes la plupart de ces princes chez qui les qualités éminentes de leurs ancêtres avaient dégénéré en une sorte de crétinisme dynastique. En termes plus vulgaires encore la reine de Naples, regrettant qu'il n'y eût plus de Frédéric, ni de Catherine pour combattre Napoléon, soutenait qu'il n'y avait plus sur les trônes d'Europe que des imbéciles[107]. L'égalité si ce n'est la supériorité morale des Bonapartes était l'évidence même. Aussi a-t-on moins reproché la substitution des personnes sur les trônes faite par Napoléon, que la prétention de celui-ci à vouloir s'ingérer dans la direction politique des pays soumis à l'autorité de ses frères.

La politique française n'ayant d'autre fin que de contraindre par tous les moyens possibles l'Angleterre à demander la paix, il fallait bien que tous les gouvernements sur lesquels on avait des prises concourussent à ce but suprême. Partant, on ne pouvait guère laisser chacun agir à son gré, ou selon ce qu'il croyait le plus profitable aux intérêts isolés de son peuple. Il ne s'agissait pas alors, et jusqu'à nouvel ordre, de la félicité momentanée de telle ou telle nation. Seul le repos de l'Europe était en jeu. D'autres que l'Empereur partagèrent cette opinion. Ses actes, tous accomplis, obtinrent à un moment donné l'approbation de la plupart des souverains d'Europe. D'aucuns, et non des moins ardents à le diffamer plus tard, se rendirent même complices de ses combinaisons, soit qu'ils s'y fussent associés, soit qu'ils en eussent fut profiter des membres de leurs familles.

On sait que le premier soin des rois, en 1814, fut de faire disparaître les lettres personnelles qu'ils avaient adressées à Napoléon. Celui-ci les avait confiées à son frère Joseph à qui elles furent volées, dit-on, et elles sont demeurées introuvables depuis cette époque. Malgré cette lacune considérable ou peut encore, par des faits et certaines correspondances, assez facilement établir que plus Napoléon commettait de ces prétendues infamies que l'histoire lui a reprochées et plus il gagnait dans l'estime et l'amitié des souverains d'Europe. La réunion d'Erfurt, en 1808, est caractéristique à cet égard ; jamais ou ne vit tant de princes empressés à aduler, à flagorner un seul homme. Or, en octobre 1808, les fondations d'États nouveaux, les attributions de trônes, les protectorats, les annexions, si l'ou veut, tout était fait, tout était connu. Dix-huit mois après, Napoléon épouse la fille de l'empereur d'Autriche, qu'il n'a même pas demandée, qui lui a été offerte. Aucune puissance humaine ne pouvait cependant contraindre un père à jeter sa fille dans les bras de celui qui aurait été le bourreau despotique de l'Europe, le persécuteur fantasque des Cours honorables et paisibles.

Rien non plus ne pouvait forcer l'empereur de Russie à écrire de sa main des lettres dans le genre de celle-ci : La lettre de Votre Majesté du 2 février, écrit Alexandre Ier à Napoléon, m'a replacé au temps de Tilsit dont le souvenir me restera toujours si cher. En la lisant, je croyais me retrouver à ces heures que nous passions ensemble, et je ne puis assez lui exprimer tout le plaisir qu'elle m'a causé. Les vues de Votre Majesté me paraissent aussi justes que grandes. Il était réservé à un génie aussi supérieur que le sien de concevoir un plan si vaste. C'est ce même génie qui en guidera l'exécution. J'écris aux différents commandants de ma flotte d'être entièrement aux ordres de Votre Majesté. J'espère qu'Elle reconnaîtra dans toute ma conduite le désir constant de lui prouver toute l'étendue des sentiments que je lui ai voués, de même que celui de resserrer les liens qui nous unissent et qui doivent influer sur les destinées du monde... Si les idées que je propose à Votre Majesté sont d'accord avec les siennes, je suis prêt à me rendre à l'entrevue qu'Elle désire avoir avec moi. Je m'en fais une fête d'avance et il ne me faut que quinze jours pour me rendre à Erfurt... J'envisage ce moment comme un des plus beaux de ma vie. J'espère que dans peu tout sera fini du côté de la Finlande, et le moment où l'Angleterre doit fléchir ne me paraît plus éloigné[108].

Cette lettre officielle était accompagnée d'un billet par lequel on verra qu'il existait entre les deux empereurs une aimable cordialité qui ne ressemble guère à l'aversion hautaine des premières aimées du règne de Napoléon : Monsieur mon frère, je ne puis assez remercier Votre Majesté des différents envois qu'Elle a bien voulu me faire, nommément d'armes magnifiques, d'un charmant tableau peint sur porcelaine, avec deux vases ; de même et en dernier lieu, du superbe ouvrage de l'institut du Caire. Elle n'oblige pas un ingrat. J'ose aussi offrir à Votre Majesté quelques produits de mon pays ; ce ne sont que des blocs de pierre, mais susceptibles d'être embellis par le goût avec lequel on travaille à Paris. Qu'Elle veuille les accepter comme un souvenir de quelqu'un qui fait profession de lui être sincèrement attaché[109].

Le traité de Tilsit, signé entre Napoléon et Alexandre, il convient de le signaler, mentionne expressément que la totalité de leurs forces de terre et de mer serait employée contre l'Angleterre pour assurer le repos du monde et procurer à l'humanité les bienfaits de la paix et que, si l'Angleterre faisait la paix dans les délais fixés, le Hanovre lui serait restitué[110]. Cette seconde condition, rapprochée de ce que Napoléon disait quand il faisait appel à des médiations, semble assez bien indiquer qu'il n'avait jamais entendu conserver ses conquêtes et qu'il les gardait comme moyen d'amener ses ennemis à composition.

Un jour, Alexandre se laissera reprendre par ses penchants pour la Cour britannique ; alors se trouvera compromise l'œuvre du blocus continental. Ce sera la cause déterminante de la campagne de Russie, en 1812. Dans un remarquable ouvrage écrit récemment sur cette campagne, on lit : Sur l'intention d'offensive d'Alexandre Ier, le doute n'est plus permis ; les témoignages abondent, précis, concluants ; on les verra se succéder dans leur ordre et leur gradation. Dans l'hiver de 1811, dix-huit mois avant le passage du Niémen par la Grande Armée, Alexandre songe à franchir ce fleuve... à soulever la Prusse, à corrompre l'Autriche, à essayer avant 1812 tout ce qu'il devait réaliser après, à reformer contre la France la ligue européenne[111].

Pour que la thèse défendue ici restât vaine, il faudrait qu'on apportât le document par lequel l'Angleterre, à quelque instant que ce fût, se serait prêtée à la conclusion de la paix, à un arrangement acceptable. Dans les actes officiels du Cabinet de Londres, dans les débats du Parlement britannique, dans les conversations des ambassadeurs anglais, on ne trouvera pas un mot, pas un indice, pas une allusion, pas un geste qui permette de dire : A tel jour, l'Angleterre, avec un désir sincère de paix, renonçait à réduire la France à ses anciennes limites. C'est ce dont il faut être bien pénétré en reprenant le cours de cette étude que nous avons interrompue au moment où l'empereur de Russie et l'empereur d'Autriche se mettaient d'accord, en 1804, pour la troisième coalition.

 

 

 



[1] BIGNON, III, 361 ; THIBAUDEAU, III, 533.

[2] Correspondance de Napoléon Ier, IX, 74.

[3] J.-B. SALGUE, Mémoires pour servir à l'histoire de France, V, 277.

[4] Journal de Paris du 26 mars 1804.

[5] Journal de Paris du 24 mars 1804.

[6] Journal de Paris du 24 mars 1804.

[7] Correspondance de Napoléon Ier, IX, 317.

[8] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 386 à 544 ; IX, 9 à 173.

[9] THIBAUDEAU, III, 518.

[10] MONTHOLON, Récits de la captivité, I, 141.

[11] Journal de Paris du 26 mars 1804.

[12] A. LEFEBVRE, I, 342 ; THIBAUDEAU, III, 519 à 550.

[13] Mémoires du duc de Rovigo, II, 27 ; BIGNON, III, 312.

[14] Baron DE COMEAU, Souvenirs des guerres d'Allemagne, 103 et suivantes.

[15] WALTER SCOTT, Histoire de Napoléon, V, 110-111.

[16] WALTER SCOTT, Histoire de Napoléon, V, 109.

[17] WELSCHINGER, le Duc d'Enghien, 272.

[18] Correspondance de Napoléon Ier, IX, 387.

[19] DESMAREST, Témoignages historiques, p. 128.

[20] WELSCHINGER, le Duc d'Enghien, 228.

[21] DESMAREST, Témoignages historiques, p. 122.

[22] Albert SOREL, l'Europe et la Révolution, I, 80.

[23] Ministère des Affaires Étrangères. (Rapport de Caillard, 2 décembre 1797.)

[24] Mémoires du prince Czartoryski, I, 378 ; Mémoires de Joseph de Maistre, p. 110-111.

[25] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 549.

[26] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 563.

[27] Dépêche de Talleyrand du 3 mai 1804 ; A. LEBEBVRE, I, 369.

[28] A. LEFEBVRE, I, 367.

[29] Mémoires du prince Czartoryski, I, 378.

[30] Archives de la Cour et de l'État d'Autriche.

[31] Archives du ministère des Affaires Étrangères de Russie. (Lettre de S. M. I. Alexandre Ier à l'archiduc Charles, en date du 10 avril 1804.)

[32] Albert SOREL, l'Europe et la Révolution, III, 493.

[33] A. LEFEBVRE, I, 368.

[34] BIGNON, IV, 57.

[35] Archives royales prussiennes, etc., II, 261.

[36] Archives royales prussiennes, etc., II, 262.

[37] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 351.

[38] Mémoires du prince Czartoryski, I, 401.

[39] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 351-352.

[40] Correspondance de Napoléon Ier, X, 394 ; Archives royales prussiennes, etc., II, 273.

[41] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 361.

[42] THIBAUDEAU, IV, 101.

[43] THIBAUDEAU, IV, 153.

[44] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, II ; Autriche, 404.

[45] Archives du ministère des Affaires Étrangères de Russie. (Lettre de François II à Alexandre Ier. Vienne, le 22 août 1804.)

[46] Archives du ministère des Affaires Étrangères de Russie. (Lettre de Sa Majesté à S. M. l'Empereur des Romains. Saint-Pétersbourg, le 29 septembre 1804.)

[47] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, VIII, 227-233.

[48] Archives de la Cour et de l'État d'Autriche. (Notes diplomatiques du 11 juillet 1804.)

[49] Correspondance de Napoléon Ier, IX, 423.

[50] Correspondance de Napoléon Ier, IX, 449.

[51] Correspondance de Napoléon Ier, IX, 492.

[52] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 235.

[53] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 235.

[54] Archives royales prussiennes, etc., II, 303.

[55] Archives royales prussiennes, etc., II, 307.

[56] THIBAUDEAU, IV, 144.

[57] BIGNON, IV, 44.

[58] Correspondance de Napoléon Ier, X, 17.

[59] THIBAUDEAU, IV, 145.

[60] RANKE, Hardenbergs Eigenhändige Memoiren, II, 95 et suivantes ; F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 311-313 ; Archives royales prussiennes, etc., II, 312.

[61] Archives royales prussiennes, etc., II, 309.

[62] Correspondance de Napoléon Ier, X, 47.

[63] Archives royales prussiennes, etc., II, 314.

[64] Moniteur du 11 novembre 1804.

[65] RANKE, Hardenbergs Eigenhändige Memoiren, II, 108.

[66] Archives royales prussiennes, etc., II, 315.

[67] Archives royales prussiennes, etc., II, 315.

[68] Archives royales prussiennes, etc., II, 322.

[69] BIGNON, IV, 42.

[70] Archives royales prussiennes, etc., II, 330.

[71] C. VON DER GOLTZ, Rosbach et Iéna, 331-332 ; Moniteur du 5 avril 1804.

[72] RANKE, Hardenbergs Eigenhändige Memoiren, II, 163.

[73] Correspondance de Napoléon Ier, X, 287.

[74] RANKE, Hardenbergs Eigenhändige Memoiren, II, 151.

[75] Archives de la Cour de l'État d'Autriche. (Lettre de François II à Napoléon. Vienne, le 16 avril 1805.)

[76] Archives royales prussiennes, etc., II, 339 à 345.

[77] Dr A. FOURNIER, membre de la Chambre des députés autrichienne, professeur à l'Université de Prague, Napoléon Ier, II, 67.

[78] LOMBARD, Matériaux, etc., 157.

[79] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, XI ; Angleterre, 104.

[80] Archives du ministère des Affaires Étrangères de Russie. (Lettre de S. M. I. Alexandre Ier à l'archiduc Charles, en date du 10 avril 1804.)

[81] Archives du ministère des Alaires Étrangères de Russie. (Lettre de l'empereur François II à Sa Majesté Impériale. Vienne, le 1er avril 1804.)

[82] Archives du ministère des Affaires Étrangères de Russie. (Lettre autographe de l'empereur de Russie à Sa Majesté Impériale et Royale. Saint-Pétersbourg, le 23 avril 1804.)

[83] Archives du prince Worontzoff, XVIII, 375.

[84] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, XI ; Angleterre, 83.

[85] BIGNON, IV, 160 ; A. LEFEBVRE, II, 32 comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, VIII, 370.

[86] Message du roi d'Angleterre pour la prorogation du Parlement (31 juillet 1804).

[87] Correspondance de Napoléon Ier, IX, 428.

[88] Correspondance de Napoléon Ier, XI, 134.

[89] Mémoires du prince Czartoryski, I, 396.

[90] Archives du ministère des Affaires Étrangères de Russie. (Lettre de Sa Majesté Impériale à S. M. l'Empereur des Romains, 29 septembre 1804.)

[91] Archives du ministère des Affaires Étrangères de Russie. (Lettre de S. M. l'empereur François II à Sa Majesté Impériale. Vienne, le 26 novembre 1804.)

[92] Collection complète des lois de l'Empire russe, XXIX, 22394 ; S. TATISTCHEFF, Alexandre Ier et Napoléon, p. 106 ; Lettres de Madame Reinhard, p. 268. Reinhard, diplomate français, interné à Kremenstschuk, petite ville de l'Ukraine, eut connaissance de cette proclamation quand elle fut lue par le pope dans une cérémonie religieuse.

[93] Correspondance de Napoléon Ier, III, 2.

[94] Mémorial ; Discours du Champ de mai 1815, Damas-Hinard, 190-192.

[95] Albert SOREL, l'Europe et la Révolution, III, 478.

[96] Albert SOREL, l'Europe et la Révolution, II, 557.

[97] Archives royales prussiennes, etc., II, 327.

[98] Archives royales prussiennes, etc., II, 318.

[99] Archives royales prussiennes, etc., II, 298.

[100] Correspondance de Napoléon Ier, X, 475.

[101] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, VIII, 365 ; IX, 61.

[102] Bulletins de la Grande Armée, I, 135.

[103] Mémoires de Joseph de Maistre, p. 311.

[104] A. LEFEBVRE, III, 318 à 450.

[105] A. LEFEBVRE, II, 17.

[106] THIBAUDEAU, IV, 220.

[107] Ministère des Affaires Étrangères (Correspondance de M. Alquier, ambassadeur à Naples) ; A. LEFEBVRE, II, 40.

[108] Archives impériales russes, etc., LXXXVIII, 535.

[109] Archives impériales russes, etc., LXXXVIII, 537.

[110] Voyez le Traité d'alliance de Tilsit, publié pour la première fois en 1891, par S. TATISTCHEFF, Alexandre Ier et Napoléon, p. 615 et suivantes.

[111] Albert VANDAL, Napoléon et Alexandre Ier, I, p. XIV.