NAPOLÉON ET LA PAIX

 

CHAPITRE III.

 

 

Ordre d'invasion et conquête du Hanovre. — Savantes dispositions du général Mortier. — Convention de Suhlingen. — Représentation de gala à Saint-Cloud. — Cantate en l'honneur de la conquête du Hanovre. — Napoléon publiciste. — Les provocations anglaises. — L'Angleterre refuse de ratifier la convention de Suhlingen. — Héroïsme des Hanovriens. — Humanité du général Mortier. — Capitulation de l'armée hanovrienne. — Félicitations du Premier Consul au général Mortier. — Les Français en Hanovre. — Occupation du port de Cuxhaven : différend avec la Prusse. — Nouvelle proposition de Napoléon pour la conclusion d'une alliance prussienne. — Moyens dilatoires opposés par le Cabinet de Berlin. — Le Premier Consul fait un voyage en Belgique. — Souci de sa considération personnelle vis-à-vis des Cours de l'Europe. — Ses préférences pour le titre de pacificateur. — Lombard, conseiller intime du roi de Prusse, attend Napoléon à Bruxelles. — Son jugement favorable sur le caractère de Napoléon. — Longs entretiens de Lombard et du Premier Consul. — Chevauchée de Napoléon à travers l'Angleterre conquise en son imagination. — Napoléon envoie des dentelles à la reine de Prusse. — Nouveaux appels du Premier Consul en faveur de la médiation générale et de l'alliance prussienne. — La Prusse se retranche derrière la Russie. — Les agissements perfides de Morkoff, ambassadeur russe à Paris. — Foi inaltérable de Napoléon dans la loyauté d'Alexandre Ier. — Réserve hautaine du Tsar à l'égard des avances aimables du Premier Consul. — Insolence de l'ambassadeur russe. — Calme extraordinaire de Napoléon. — Preuves de la déloyauté de la Prusse et de sa connivence avec la Russie. — Traité secret entre ces deux puissances.

 

Lord Whitworth, muni de ses passeports, avait quitté Paris dans la nuit du 12 au 13 mai 1803. Dès le lendemain le Premier Consul donnait l'ordre au général Mortier de lever le camp de Nimègue, de se rapprocher de la frontière allemande, et là de se tenir prêt à se mettre en marche, avec quatre jours de vivres, douze heures après la réception d'un courrier. En même temps le général prendra toutes les informations nécessaires sur la route qu'il doit tenir pour occuper le Hanovre, en prenant la direction de Meppen et ayant soin de ne pas passer sur le territoire prussien[1].

L'armée de Mortier était donc dans l'expectative des événements. Ils ne lardèrent pas à se produire. Le 19 mai, dans la baie d'Audierne, deux frégates anglaises s'emparèrent de deux bâtiments français bien inoffensifs, car l'un se dirigeait sur Quimper pour y chercher des bois de construction et l'autre était chargé de sel à destination de Fécamp[2]. Cette nouvelle fut connue à Paris le 21. Allait-on accepter, sans riposter, cette avanie qui venait s'ajouter de la façon la plus blessante à toutes les vexations que les Anglais nous avaient prodiguées depuis l'origine du conflit ? Ainsi, après avoir refusé d'entendre la France, de discuter avec elle, on la mettait maintenant au ban des nations civilisées. Sans déclaration de guerre préalable, avant nième que l'ambassadeur eût quitté le territoire français, on saisissait des bateaux marchands, on appréhendait les équipages, on faisait main basse sur les cargaisons ; des hommes, sans autre crime que d'accomplir leur rude travail journalier, étaient faits prisonniers d'une guerre non déclarée et emmenés sur les pontons britanniques. Fallait-il, sous le prétexte qu'on était désarmé sur mer, ne pas se servir de tous les moyens de représailles dont on pût disposer sur terre ? Le Premier Consul ne le pensa pas. Il jugea qu'il devait rendre coup pour coup, frapper très fort afin  de donner à réfléchir aux Anglais, afin  de modérer leur ardeur insolente. Sans hésiter, le même jour 22 mai, il signa un décret aux termes duquel, pour répondre des bâtiments, des équipages et des passagers illégalement détenus, seraient furetés et constitués prisonniers de guerre, comme otages, tous les Anglais voyageant ou commerçant en France.

Cet acte du Premier Consul a soulevé depuis tantôt un siècle des clameurs d'indignation. On en a fait un acte injustifiable, impardonnable, sans vouloir comprendre que c'était une réponse à des provocations intolérables, et comme s'il n'avait pas appartenu à l'Angleterre de faire cesser immédiatement ces représailles. Pour voir rendre à la liberté ses compatriotes, elle n'avait qu'à relâcher les citoyens français incarcérés contre tout droit. Ceux-ci, parce qu'ils étaient pauvres et qu'au moment de leur capture, ils se livraient dans les eaux françaises aux travaux nécessaires à leur gagne-pain, valaient-ils moins que les riches Anglais parcourant la France pour leur plaisir ? Et ces derniers n'étaient point séquestrés ; ils vivaient librement d ans des villes d'internement, tandis que les Français, à l'instar d e criminels, étaient soumis au régime des pontons.

Cette mesure fut complétée, le 23 mai, par l'ordre donné au général Mortier, d'envahir immédiatement le Hanovre. Cet ordre était ainsi conçu : L'Angleterre, sans déclaration de guerre, a commencé les hostilités et deux bateaux caboteurs ont été pris devant Brest. Il n'y a donc plus aucun ménagement à garder et c'est à vous, citoyen général, qu'est réservé l'honneur de porter les premiers coups contre les Anglais. Vous devez envahir l'Électorat de Hanovre et le duché d'Osnabrück, et tout ce qui appartient à l'Angleterre dans le pays de Hanovre. Vous ferez prisonniers toute l'armée hanovrienne, tous les officiers anglais, les administrateurs, les matelots. Vous les ferez passer sur-le-champ sur les derrières, sous bonne et sûre escorte. S'il doit y avoir une action, qu'elle soit vigoureuse et promptement décisive et que vous ne soyez jamais contraint à autre chose qu'à faire des prisonniers. Vous savez qu'une capitulation où les prisonniers retourneraient sur parole en Angleterre serait illusoire. Entré dans le pays, veillez à ce que personne ne fasse de réquisition et qu'il y règne le plus grand ordre.

S'il faut admirer la confiance tranquille et certaine avec laquelle ces ordres sont donnés, il faut être non moins émerveillé de la façon précise dont ils étaient écoutés et exécutés par les généraux de cette époque. Neuf jours après avoir reçu ses instructions, trois jours après que l'ennemi eut été aperçu, Mortier, avec treize mille hommes, par ses manœuvres habiles et hardies, faisait prisonnière toute l'année hanovrienne, composée de trente-neuf mille hommes, dont dix-sept mille étaient en face de lui[3].

Le programme tracé avait été supérieurement et glorieusement rempli. Le meilleur juge en belles actions de guerre, Napoléon, apprenant cet étonnant résultat, faisait dire à Mortier : La marche rapide de votre année, traversant un pays presque désert, sans aucune organisation de transport, sans magasins, sans les objets les plus nécessaires, a été justement admirée. Toutes les dispositions que vous avez faites pour les attaques d'avant-garde qui ont eu lieu ont été approuvées du Premier Consul et annonçaient un succès certain, si l'ennemi eût résisté. Tout, dans cette circonstance, fait l'éloge d'un général qui pour la première fois commande une armée. Le Premier Consul vous charge de faire connaitre à vos troupes la satisfaction du gouvernement français pour le zèle, pour la constance avec lesquels elles ont souffert toutes les privations pour joindre l'ennemi par ses marches forcées. Après la gloire de vaincre par l'énergie du courage, la première qualité du Soldat français est de n'être arrêté par aucune privation.

Et ce ne sont pas là des éloges décernés seulement par un calcul de flatterie pour encourager un général dont les succès profiteraient à un chef d'État novice et désireux d'affermir sa politique ; en 1810, au faite de la toute-puissance, Napoléon se complaisait encore à rappeler le brillant fait d'armes de l'invasion du Hanovre, lorsqu'il attribua à Mortier cent mille francs de rentes sur les domaines de l'ancien Électorat de Hanovre. Mortier occupe le troisième rang parmi les soixante-treize serviteurs privilégiés de l'Empire qui eurent, par faveur impériale, à se partager un revenu d'environ deux millions trois cent mille francs sur l'Électorat de Hanovre[4].

Cette campagne mémorable valait en effet qu'on en fixât le souvenir. Quoique négligée à peu près par les historiens, elle mérite d'être racontée à grands traits. Ce qui ressemble superficiellement à une brillante marche militaire, avec musique en tête, en pays ennemi, n'était en fait que le résultat des combinaisons les plus savantes et des soins les plus méticuleux. La simplicité appareille de l'opération révèle au contraire, pour celui qui l'étudie, la science impeccable de son auteur, comme aussi elle montre ce que peuvent sur les champs de bataille l'audace juvénile, la bonne humeur du chef, sa suprême confiance qui ne l'abandonne jamais même quand il a l'esprit assombri par les plus graves préoccupations.

Mortier triompha la veille du jour où il se demandait à lui-même ce qu'il deviendrait le lendemain. Au moment où la capitulation fut signée, dit-il dans son rapport au ministre de la guerre[5], j'étais sans pain, sans moyen de m'en procurer, sans ambulances, ayant devant moi un désert de quarante-cinq lieues qui me séparait de la Hollande, et toutes mes munitions d'infanterie se réduisaient à cent coups par homme. Conserver toujours la résolution de vaincre, lors même que leurs ressources précaires semblaient leur en ravir tout espoir, c'était la qualité éminente de ces chefs pleins d'ardeur et d'intelligence dans l'exécution des ordres supérieurs. Mortier avait trente-cinq ans. Léopold Berthier, son chef d'état-major, en avait trente-trois. Celui-ci, comme le parfait officier français de la chanson, gaiement s'élançait de l'amour au combat. En cours de route, le Bulletin de l'Armée annonçait son mariage avec Mme Jeanne-Thérèse-Ursule Bonnemont, conformément au Code civil, qui ordonne que tout mariage soit mis à l'ordre du jour vingt-cinq jours avant sa célébration[6]. Les autres généraux étaient Drouet pour l'avant-garde, Montrichard pour la première division ; Schiner pour la deuxième ; la cavalerie était commandée par Nansouty et l'artillerie par Dulauloy.

L'armée leva le camp de Cowerden dans la nuit du 25 au 26 mai. Son avant-garde, renforcée par le 2e hussards, rencontra l'ennemi, le 31, au pont situé au milieu des grands marais, entre Wechte et Diepholz. Devant la hardiesse impétueuse des hussards, les Hanovriens, croyant avoir affaire au gros de l'armée, abandonnèrent leurs postes et se retirèrent.

Dans la nuit même, des députés de la Régence vinrent au quartier général afin d'entrer en négociations avec Mortier. Mais celui-ci, ayant appris que les Hanovriens se fortifiaient activement au pont de Nienburg, se dit que la démarche de leurs députés n'avait pour but que de gagner un temps utile et refusa dis suspendre son mouvement. Sans perdre une minute il prescrivit à l'avant-garde du général Drouet de quitter la position  de Welche et de se porter sur Nienburg.

A Borsten, Drouet rencontra l'ennemi ; malgré la supériorité du nombre des Hanovriens, malgré l'extrême fatigue  de ses troupes qui venaient d'accomplir une marche forcée de douze lieues, Drouet n'hésita pas à ordonner l'attaque et fit battre la charge à la 27e demi-brigade légère. Esclaves de leur consigne, qui était surtout de faire  des prisonniers, nos soldats devant le devoir à remplir oublient toute lassitude et s'avancent fièrement, l'arme au bras, sans se préoccuper de la vive escarmouche dirigée contre eux. Les Hanovriens, stupéfaits de tant d'audace, font un mouvement rétrograde que leur cavalerie s'efforce de comprimer ; mais, dit le rapport du chef des opérations[7], le 2e hussards, toujours digne de sa réputation, la confirme encore davantage, eu chargeant si vigoureusement l'ennemi que celui-ci fut bientôt en pleine déroute.

Instruit par ses espions que l'ennemi avait établi toute son artillerie sur la rive droite du Weser, Mortier sentit combien il était important de précipiter son mouvement. Faisant alors marcher sa réserve d'artillerie, il prit ses dispositions pour pousser et culbuter dans le Weser tout ce qui était devant lui, forcer la tête du pont de Nienburg et intercepter par là les communications avec la capitale.

Ces dispositions savantes, qui rendaient inévitable la perte des Hanovriens, amenèrent immédiatement le résultat cherché. Les troupes étaient en marche lorsqu'une délégation de députés civils et militaires, ayant à sa tête le lieutenant-colonel Bosch, commandant le régiment des Gardes du corps électoral, et M. de Bremer, juge de la Cour électorale de justice et conseiller provincial, se présentèrent aux avant-postes et demandèrent à Mortier de suspendre ses opérations, ajoutant qu'elle était prête à faire des propositions avantageuses. Le général en chef se refusa à tout arrêt, à moins qu'on ne l'assurât de l'occupation intégrale du Hanovre. Après quelques allées et venues, on discuta les termes de la convention dite de Suhlingen, qui fut signée, sauf l'approbation du Premier Consul, par le lieutenant général, commandant en chef, Édouard Mortier, mais sans aucune restriction par les délégués hanovriens. Ces malheureux venaient du reste d'être abandonnés par le duc de Cambridge, frère du roi d'Angleterre et gouverneur général de l'Électorat ; après avoir promis de mourir ou de sauver le Hanovre, le duc donna sa démission au moment critique et opéra prudemment et commodément sa retraite en poste[8].

La convention de Suhlingen stipulait que le Hanovre et ses forteresses seraient occupés par l'armée française ; que les troupes hanovriennes se retireraient derrière l'Elbe ; elles s'engageraient sur parole d'honneur à ne commettre aucune hostilité et à ne porter les armes contre la France ni contre ses alliés aussi longtemps que durerait la guerre. Toutefois elles seraient relevées de ce serment après avoir été échangées contre autant d'officiers généraux, officiers, sous-officiers, soldats ou matelots français que l'Angleterre pourrait avoir à sa disposition. L'armée hanovrienne s'en retournait avec les honneurs de la guerre, les régiments emmenant avec eux leurs pièces de campagne. Les militaires anglais et fonctionnaires à la solde de l'Angleterre seraient arrêtés et envoyés en France. L'entretien des troupes françaises, la remonte de la cavalerie étaient à la charge du Hanovre. Toutes les personnes, toutes les propriétés, et les familles des officiers hanovriens étaient sous la sauvegarde de la loyauté française. Enfin, interprète sagace des intentions de son gouvernement, Mortier spécifia d'abord que l'occupation du Hanovre avait pour unique but de se procurer des prisonniers qui seraient échangés au gré de l'Angleterre, puis il reconnut aux Hanovriens le droit de solliciter la protection d'une puissance médiatrice[9]. Il déclarait ainsi, et le mieux possible, que le Hanovre n'était pas considéré comme définitivement conquis.

On a vu avec quelle satisfaction fut reçue à Paris la nouvelle des beaux succès du général Mortier. Le Premier Consul ne résista pas au plaisir de les célébrer publiquement. A cette époque, par le rétablissement d'une étiquette assez rigoureuse dont les Français n'avaient conservé qu'un souvenir vague, le palais de Saint-Cloud commençait à reprendre l'aspect d'une demeure souveraine. Autour de Napoléon tout devenait à peu près une copie de Versailles, un pastiche de toutes les Cours. Une salle de spectacle avait été construite, où les acteurs des théâtres de Paris venaient donner des représentations. Le corps diplomatique y était invité solennellement. Le Premier Consul occupait seul, à la droite du théâtre, une grande loge au fond de laquelle se tenaient debout les aides de camp et les officiers de service. Vue loge semblable en face était réservée à Mine Bonaparte, qui apparaissait accompagnée d'une de ses dames du Palais. Les autres loges étaient attribuées aux consuls, aux ministres, aux ambassadeurs et à leurs femmes. On se levait à l'arrivée du Premier Consul et de Joséphine, qui saluaient gracieusement les spectateurs. Les pièces étaient écoutées en silence ; on ne pouvait ni applaudir ni siffler. Ces soirées étaient, en somme, assez ennuyeuses. Il fallait, dit un contemporain[10], étouffer des bâillements et dormir, les yeux ouverts. A la représentation du 12 juin, on jouait Esther avec les chœurs. La tragédie finie et la toile baissée, le Premier Consul restant dans sa loge, ou s'attendait à voir une seconde pièce. La toile se releva en effet et nous vîmes paraître, dit dans sa correspondance l'ambassadeur russe, un comédien eu habit de ville qui, après avoir fait ses trois révérences, tira de sa poche un papier et récita une cantate composée la veille et qu'on n'avait pas eu le temps de mettre en musique. L'auteur en était Fontanes, le poète du gouvernement ; et le sujet, La conquête du Hanovre, comportait une foule d'invectives contre le roi d'Angleterre et tout son peuple. Pendant cette lecture il régnait, tant parmi les étrangers que parmi les Français, un silence morne et profond. Une seule voix osa troubler ce silence pour applaudir à la beauté des vers, et ce fut celle de M. le marquis de Lucchesini, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire  de la cour de Berlin, son ancien ministre d'État et chevalier de ses ordres[11]. Un journal dit que la pièce de vers déclamée par l'acteur Lafond se composait d'allusions à la paix fugitive, à la guerre déclarée, à la conquête du Hanovre, à la gloire  des armées, avec des accents tour à tour plaintifs et belliqueux, des menaces prophétiques, et finalement des invocations au Ciel pour le succès des armées vengeresses des traités violés[12].

Bien que Napoléon n'eût pas applaudi lui-même aux diatribes déplacées de Fontanes, on petit croire que, si par hasard il n'en connaissait pas les termes exacts, il en savait tout au moins le sens et en avait autorisé la lecture. Un de ses penchants était d'exprimer publiquement ses sentiments contre quiconque lui était hostile. La passion de la polémique, innée en lui, ne l'a jamais quitté, à quelque degré de l'échelle sociale qu'il se trouvât. Chaque fois que l'occasion s'en est présentée, dans ses ordres du jour ou dans d'autres documents officiels, il n'a pas manqué de prendre à partie les souverains, les ambassadeurs étrangers, même ses subordonnés quand ils s'étaient attiré son ressentiment. Partout, jusqu'à Sainte-Hélène, ou le voit batailler, répondre par des phrases à l'emporte-pièce aux vexations dont il est l'objet. On peut regretter qu'il n'ait pas dissimulé sa vivacité naturelle sous les apparences de la sagesse calculée des Orientaux ou de la modération cauteleuse des Italiens, que d'aucuns lui ont cependant beaucoup reprochée. Mais ce défaut, car c'en est un aux yeux des gens paisibles qui se comparent volontiers aux hommes d'action, ne lui est certainement pas venu le jour où par sa position il put se croire tout permis à l'égard d'autrui. Officier subalterne, dictateur, empereur, prisonnier, il a le même verbe ; la note ne varie pas d'un demi-ton. Les lettres écrites au Directoire par le simple général qui encourt la révocation, les articles insérés au Moniteur et dont le Premier Consul s'est reconnu l'auteur, les proclamations impériales lancées de toutes les capitales d'Europe, les apostrophes adressées à Hudson Lowe par le souverain déchu de toute grandeur prouvent jusqu'à l'évidence que Napoléon a toujours agi selon son tempérament, disant énergiquement ce qu'il avait à dire, ripostant aux attaques, d'où qu'elles vinssent, sous quelque forme qu'elles se présentassent ; affectionnant, par quelque instinct de publiciste, de consigner sur le papier ses répliques ou ses jugements.

Mais, s'il se laissait aller à des violences  de langage, s'il favorisait  des libelles publics contre l'Angleterre, ce n'était que pour se défendre. Au Parlement britannique, les ministres ne mettaient aucune retenue pour dénigrer la personne et les actes du chef du gouvernement français ; sous leur protection les journaux de Londres ne se contentaient pas d'attaquer en lui l'homme public ; c'était aussi l'homme privé qu'ils déchiraient de leurs traits acérés. Ils allaient fouiller dans les secrets de sa vie domestique et ne respectaient ni sa femme, ni son alcôve. Jamais le cynisme du langage ne dépassa pareilles limites. On ne se contentait pas de traiter Bonaparte d'usurpateur et de tyran ; on appelait le poignard sur sa tête et l'on ne savait que trop bien qu'on s'adressait, dans une partie de l'émigration, à des hommes impatients de frapper. Les fruits de cette excitation constante avaient déjà donné d'effroyables résultats. Si d'autres tentatives échouèrent, ce ne fut la faute ni des écrivains, ni des assassins. Un auteur dont l'impartialité ne sera pas suspectée en cette matière, Walter Scott, a dit[13] : Ce torrent de satires et d'injures vomies chaque jour par la presse anglaise et anglo-gallicane, ne pouvait manquer d'irriter et d'exaspérer celui qui en était l'objet principal.

On s'est complu à dire qu'il y avait des torts réciproques, parce qu'on n'a voulu voir que les réponses acerbes du Moniteur rédigées par Napoléon ; mais les affirmations ne suffisent pas à l'histoire ; il lui faut des faits. Et ces faits sont non pas contre la France, mais contre l'Angleterre. Est-ce que la France avait offert un asile à des évêques anglais qui, à l'instar des évêques de Saint-Pol-de-Léon, de Noyon, de Montpellier et autres, entretenaient un vrai foyer de guerre contre l'État voisin et la personne du chef ? Servait-elle de refuge à des princes détrônés, bannis, comme le comte d'Artois et le prince de Condé, et qui, reçus à la Cour, s'y pavanaient avec le titre de prétendants décidés à relever la Couronne, alors que la République avait été reconnue ? Rendait-elle des honneurs à ces mêmes princes qui, revêtus des ordres royaux, passaient des revues de régiments d'émigrés et étaient invités à des dîners officiels avec l'ambassadeur du gouvernement qu'ils cherchaient ouvertement à supprimer ? Entretenait-elle à gages un assassin avéré comme Georges, qui ne revenait d'une expédition coutre la vie du chef de l'État que pour en organiser une autre ? Permettait-elle à des cargaisons d'assassins de naviguer sous son pavillon et de tenter des débarquements ?

Aux objurgations réitérées du Premier Consul, le gouvernement anglais avait toujours argué de son impuissance, attendu, disait-il, que la liberté  de la presse existait en Angleterre et que la Constitution interdisait de violer les règles de l'hospitalité. C'était une hypocrisie complète. S'il était bien vrai que la liberté de la presse existât en Angleterre, une loi de ce pays, l'Allien-Bill, laissait au ministère le droit d'expulser sans délai tout citoyen étranger qui compromettrait la tranquillité publique. La preuve de l'existence de ce droit fut donnée plus tard lorsque l'Angleterre voulut se débarrasser des émigrés bonapartistes[14]. Mais de plus le traité d'Amiens stipulait qu'aucun des Etats n'accorderait protection, ni directe ni indirecte, à ceux qui voudraient leur nuire. Le Cabinet britannique avait clone une réelle action sur les émigrés et journalistes français réfugiés à Londres. S'il n'en usait guère, c'est qu'il protégeait, quand il ne stimulait pas, les manœuvres criminelles des uns et les injures des autres envers le Premier Consul. Alors peut-on s'étonner que celui-ci, pointilleux par nature, ait montré, avec une vivacité même extrême, qu'il savait ce qui se passait et qu'il était décidé à ne pas endurer comme un simple pleutre les insultes et les humiliations.

Faisant même abstraction du caractère impulsif de Napoléon, si l'on veut tenir compte des conditions plus générales qui ont présidé à la conduite respective des deux parties, peut-être trouvera-t-on que l'Angleterre, une fois encore, est la moins excusable. Ne suffit-il pas de mettre en parallèle la situation politique de cet État, dont tons les actes étaient régis par une organisation séculaire, et la situation du Premier Consul qui venait à peine de remettre sur pied l'énorme machine gouvernementale dont le Directoire avait disloqué presque tous les rouages combinés et engrenés par la Révolution. Et sans doute on inclinera vers l'indulgence à l'égard d'un homme d'autant plus avide de considération que tontes les têtes couronnées d'Europe la lui refusaient, et d'autant plus soucieux de tranquillité qu'il avait plus besoin  de toute son attention pour mener à bien l'œuvre gigantesque qui lui incombait ; enfin l'on s'étonnera moins de le voir prendre plaisir à triompher bruyamment de l'Angleterre, comme il le fit dans cette soirée de Saint-Cloud avec le concours poétique de Fontanes. Par l'attitude de Lucchesini, l'ambassadeur prussien, l'Europe put voir qu'aucune complication n'était à redouter du côté de la Prusse, bien résignée à laisser la France maîtresse d'agir à sa guise en Hanovre. Peu de jours après, le Roi disait lui-même : Devant l'état des choses dans le pays de Hanovre et la soumission volontaire de l'Électorat, je ne vois plus pour le moment, dans la position des Français, que le voisinage de troupes amies...[15]

Mettant en action ses paroles, la Prusse accordait aux détachements et convois français allant en Hanovre le droit de traverser son territoire en suivant la route de Dusseldorf choisie d'un commun accord ; et recommandation expresse avait été faite an général Mortier de passer, à chaque gîte d'étape, des marchés avec les habitants du pays, afin qu'ils n'eussent aucune charge à supporter[16].

Pendant que la capitulation de Suhlingen était envoyée à la ratification du roi d'Angleterre, Mortier avait fait son entrée, le 5 juin, dans la ville de Hanovre, à la tête de trois divisions de hussards et de deux bataillons d'infanterie. Il y trouva quinze mille fusils neufs, cinq mille paires de pistolets, cent pièces d'artillerie, soixante fourgons neufs attelés  de bons chevaux. Les fourgons attelés surtout lui furent très utiles, car ou a vu par son rapport qu'il était dénué de moyens de transport. Mais il ne put rien découvrir des caisses royales, des chevaux et des objets précieux appartenant à l'Électeur. Ils avaient été enlevés au premier signal des mouvements de l'armée française[17]. Dès son arrivée Mortier adressa aux habitants une proclamation se terminant ainsi : La discipline la plus sévère régnera parmi les troupes que je commande. Vos personnes, vos propriétés seront respectées ; mais en retour j'exige de vous des procédés tels qu'on a le droit d'en attendre d'un peuple paisible[18]. En même temps il prévenait les corps de toute l'armée que, s'il arrivait qu'un habitant fût spolié par un individu faisant partie de l'armée, il serait immédiatement accordé à cet habitant une indemnité sur la solde de la brigade ou la division à laquelle appartient le coupable[19]. Fidèle à sa promesse et voulant à tout prix assurer le repos et la sécurité des Hanovriens, Mortier fit un exemple terrible parmi ses troupes : Je tiens la main, écrit-il au ministre de la Guerre, à ce que la discipline la plus sévère soit observée. Trois grenadiers de la 48e demi-brigade ont été fusillés pour crimes de pillage et de viol. Cet acte de rigueur produit le meilleur effet parmi la troupe et parmi les habitants ; partout nous avons été parfaitement accueillis[20]. Le jugement qui avait condamné ces grenadiers fut affiché dans tout l'Électorat en français et en allemand[21].

Attentif à tout ce qui pouvait lui assurer la sympathie dans le pays conquis, Mortier prit sons sa protection l'Université de Gœttingue, dont les professeurs s'étaient d'antre part adressés au Premier Consul par la plume de leur prorecteur, M. de Martens[22]. Toutes ces mesures d'ordre et d'apaisement, dont le général Mortier recevait évidemment de Paris l'impulsion, ne témoignent pas d'un esprit de conquête particulièrement violent. Napoléon voulait atteindre l'Angleterre et non les habitants. Toutefois, ainsi que cela avait ou lien en 1757 quand le roi d'Angleterre ne voulut pas adhérer à la convention conclue à Closter-Zeven entre le maréchal de Richelieu et le duc de Cumberland, le même refus se renouvela en 1803 à propos de la convention de Suhlingen ; c'est alors qu'il fallut envoyer à Mortier l'ordre de faire désarmer les troupes hanovriennes et de les envoyer eu France comme prisonnières.

L'armée de Hanovre occupait la rive droite de l'Elbe, très escarpée, couverte de bois. Les quelques endroits qui pouvaient se prêter à un débarquement étaient très faciles à garder. De plus, l'ennemi plongeait sur notre rive ; mais, à forces numériques égales — neuf à dix mille hommes de chaque côté —, sa démoralisation devenait un facteur important. Croyant que Mortier se trouvait à la tête d'au moins cent mille hommes et persuadée qu'elle serait écrasée, l'armée hanovrienne devait se débander au premier choc.

Le 1er juillet, Mortier disposa ses troupes en vue d'effectuer le passage à Arlenburg, d'où il pouvait déployer son infanterie pour s'emparer des hauteurs. De fausses attaques étaient prévues simultanément afin de forcer l'ennemi à garder toute la ligne. Ayant ainsi préparé son mouvement, Mortier expédia son chef d'état-major, Léopold Berthier, au feld-maréchal de Walmoden, qui commandait l'armée hanovrienne. Berthier était chargé de remettre à Walmoden un ultimatum qui le sommait de rendre son armée prisonnière pour être transférée eu France. L'ultimatum se terminait par ces mots : Il est évident, monsieur le maréchal, que l'Angleterre sacrifie indignement vos troupes, dont la valeur est connue de l'Europe entière, mais il ne l'est pas moins que tout projet de défense de votre part serait illusoire et ne ferait qu'attirer de nouveaux malheurs sur votre pays. Je dois insister pour que Votre Excellence veuille bien me faire dans les vingt-quatre heures une réponse catégorique. L'armée que j'ai l'honneur  de commander est prête et n'attend que le signal du combat[23].

Léopold Berthier rend compte ainsi de sa mission près du feld-maréchal : J'ai vu un vieillard respectable qui a quarante-neuf ans de services... Après avoir lu la lettre du général, il m'a dit : Je vois que dans une situation aussi critique, je ne puis répondre à M. le général Mortier sans assembler les officiers supérieurs et généraux de nos années. Je dois observer à M. le général, et je lui en donne ma parole d'honneur, que depuis l'entrée des Français dans l'Électorat je n'ai reçu aucune lettre, aucun ordre de l'Angleterre, que je ne puis en recevoir de la Régence de Hanovre, puisqu'elle a été dissoute depuis l'arrivée des Français, et que, dans une position aussi cruelle, l'armée seule peut agir comme se gouvernant par elle-même ; dans vingt-quatre heures je ferai savoir la décision qui aura été arrêtée. Léopold Berthier eut ensuite une conversation courtoise avec les officiers hanovriens et, quand il leur démontra l'inutilité de leur résistance, ils lui répondirent : Général, nous sommes de vieux militaires. Nos troupes sont de braves gens. Si nous sommes réduits au désespoir, nous succomberons ; mais au moins nous conserverons notre honneur et lions voulons être dignes de mériter l'estime de l'année française.

Ces paroles dites sans fanfaronnade et rapportées par Berthier ; le récit de la mort du général Hammerstein, qui, inconsolable de voir ternir son honneur et sa réputation militaire, s'était bridé la cervelle après la capitulation de Suldingen[24] ; tout enfin ce que Mortier entendait lui donna la conviction que, si on poussait les Hanovriens au désespoir, les bords de l'Elbe seraient témoins d'une épouvantable et inutile scène de carnage. Se rappelant qu'au sujet de la première capitulation il avait été félicité surtout pour avoir épargné du sang et beaucoup de tracasseries diplomatiques[25], il prit sur lui de ne pas brusquer une attaque qui forcément lui coûterait beaucoup de inonde et à la suite de laquelle, tout compte fait, il n'aurait probablement guère, comme prisonniers, que des cadavres à diriger vers la France. Il crut avoir mieux rempli les instructions de son gouvernement lorsque, avant de courir les chances d'un combat, il accéda à mie convention par laquelle les soldats hanovriens rentreraient dans leurs foyers sans uniformes et après avoir livré leurs armes aux Français. Mortier pensa qu'aucun général à sa place, pas même le Premier Consul, n'aurait exigé davantage d'une armée minuscule de dix mille hommes, vouée fatalement à l'extinction, mérite si, coutre tonte probabilité, elle faisait reculer les troupes françaises. Celles-ci n'avaient-elles pas derrière elles, prête à les venger, toute l'année de la République, tandis que le pauvre Hanovre était abandonné de tous ses protecteurs, même de l'Angleterre ?

Pour arriver à son but Mortier, durant les journées du 1er au 5 juillet, recevait les nombreux messagers du maréchal de Walmoden et renvoyait des ultimatums qui n'étaient jamais les derniers. Après maintes allées et venues d'un camp à l'autre, voyant qu'il n'obtiendrait pas mieux, il déclara, le 5 juillet à midi, qu'il acceptait la soumission de l'armée hanovrienne, avec son engagement de ne plus servir contre la France, et qu'il acquiesçait à son renvoi dans ses foyers après que les hommes auraient versé à l'intendance française leurs armes et leurs équipements militaires.

Esquissant alors la mise en scène de ce qui devait se passer quatre ans plus tard sur le Niémen, entre Napoléon et Alexandre, Mortier reçut le maréchal de Walmoden sur une barque amarrée au milieu de l'Elbe. Par une insuffisante préparation des détails de cette rencontre solennelle, le prologue faillit en être un dénouement tragique et démontra que l'ennemi était bien résolu à vendre chèrement sa vie. L'officier d'artillerie de Lunebourg, mal informé, voyant s'avancer sur le bateau qui se dirigeait vers lui le général Mortier et son état-major en grande tenue, ainsi que la garde qui l'accompagnait, s'imagina que c'était le commencement de l'assaut. Sans hésiter il fit tirer dessus ; fort heureusement le mât et la voile seuls furent atteints[26]. Ce fut du côté hanovrien que cette petite pluie de boulets causa le plus grand émoi ; habitués aux dangers, les commissaires français y firent à peine attention. Ils comprirent de suite qu'elle était le résultat d'une méprise et se bornèrent à exiger que l'officier hanovrien ne reçût ni blâme, ni punition. Le calme rétabli, les deux chefs d'armée conclurent la capitulation.

C'est la mort dans l'âme que le vieux feld-maréchal de Walmoden signa cet acte : Écrivez à Bonaparte, dit-il, que je ne suis pas un lâche et que, si je capitule sans me battre, c'est que la politique dans laquelle le ministère anglais met ce pays est trop absurde[27].

En termes des plus nobles, des plus simples, empreints d'une émotion sincère, le général Mortier, par la plume de son chef d'état-major, expose les raisons qui l'ont engagé à ne pas suivre à la lettre les ordres du gouvernement. En même temps il expose les phases par lesquelles a passé son esprit pour s'arrêter à ce qui lui a paru être le véritable honneur militaire, celui qui se laisse guider par les sentiments humains : Cette capitulation, citoyen ministre, écrit Léopold Berthier, est absolument la même que celle que vous nous avez envoyée pour modèle, à l'exception de l'exil de ces pauvres malheureux soldats en France. Voici les réflexions du général en chef et celles de tous les officiers généraux de l'armée. Nous ne parlerons pas de la perte que ce passage difficile nous eût causée. Pour nos intérêts personnels, nous eussions désiré opérer ce passage de vive force ; mais le général en chef devait regarder les résultats de l'avantage que retire le gouvernement français de la sage mesure avec laquelle il a traité.

Qu'aurait-on dit ? L'armée française, maîtresse de tout l'Elbe, ayant tous les moyens de transport et de passage de rivière, a attaqué et battu un reste d'armée de dix mille hommes abandonné dans un pays sans ressources, et a refusé d'entendre des conditions qui sont aussi dures qu'elles puissent être dictées à une armée qui s'est toujours bien battue et qui a montré, prouvé toute la loyauté possible envers ses ennemis. Nous ne. pouvions, malgré le mal qu'ils nous auraient fait en passant, trouver aucune gloire clans une telle affaire.

Dans une lettre adressée directement à Napoléon, Mortier dit : Citoyen Premier Consul, l'armée hanovrienne était réduite au désespoir ; elle implorait votre clémence. J'ai pensé qu'abandonnée par son Roi, vous voudriez la traiter avec bonté. J'ai fait au milieu de l'Elbe avec le maréchal de Walmoden la capitulation que je joins ici. Il l'a signée, le cœur navré. Vous y verrez que son armée met bas les armes, que sa cavalerie met pied à terre et vous remet près de quatre mille excellents chevaux. Les soldats resteront chez eux, vont se livrer à l'agriculture et ne doivent faire éprouver aucune espèce d'inquiétude. Ils ne seront plus aux ordres de l'Angleterre[28]. Napoléon comprit, ou feignit de comprendre, la répugnance qu'un général avait dû éprouver à l'idée de procéder à une attaque qui n'aurait été en réalité qu'une tuerie d'hommes de part et d'autre, sans grand profit de gloire et sans bénéfice appréciable. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas encore en cette circonstance qu'on trouvera l'homme, tant décrit par ses détracteurs, intransigeant dès qu'il avait parlé, n'admettant aucune initiative de ses subordonnés. A la lecture des émouvantes explications de Mortier, il se hâta de le rassurer en lui disant : J'approuve la conduite que vous avez tenue et toutes les dispositions que vous avez faites comme conformes aux intérêts et à la générosité du gouvernement[29].

Tout en apportant à l'organisation du pays conquis le plus de ménagements possible, Mortier dut cependant prélever tout ce qui, à un titre quelconque, pouvait être regardé comme appartenant au roi d'Angleterre. Il s'était empressé d'envoyer en France soixante pièces de canon, dix-neuf drapeaux, seize étendards pris autrefois aux armées françaises par les Hanovriens, notamment dans les batailles de Malplaquet, Dettingen et Minden[30]. Avec ces trophées de notre gloire vengée, partirent pour Paris trois cents chevaux, choisis par le général en chef lui-même parmi les plus beaux du régiment de la garde électorale, si renommée pour ses montures. Ils étaient destinés aux grenadiers à cheval de la garde des Consuls[31]. Une commission exécutive, composée de fonctionnaires hanovriens, fut instituée. Elle se divisa eu quatre sections : Affaires secrètes de l'Etat. — Finances. — Approvisionnement. — Règlement des comptes. Dans le même temps il se forma une garde hanovrienne. A ceux qui voulaient s'y enrôler on donnait mie prime d'engagement de dix-huit francs, s'ils étaient de taille ordinaire ; aux plus grands on accordait un louis[32]. Pour l'escorte du général en chef on avait adopté l'habit rouge à collet et aiguillettes bleu ciel, pantalon de même couleur, bonnet de feutre noir avec grand plumet rouge et bleu ciel[33].

Les bourgeois et les troupes françaises vivaient dans une parfaite cordialité. Le général en chef donnait des concerts auxquels assistait toute la noblesse du pays. Le chef d'état-major Berthier, qui avait trouvé moyen de se marier pendant cette période assez agitée, passait tranquillement sa lune de miel à Hanovre et, désireux de procurer des distractions à sa nouvelle compagne, il allait parfois au théâtre à Hambourg, en société du général Mortier. Ils y sont signalés tous trois un jour à la représentation du Calife de Bagdad et de Ma Tante Aurore joués sur demande spéciale[34]. Le 15 août 1803 fut célébré à Hanovre par des réjouissances enthousiastes de toute la population en l'honneur de la naissance du Premier Consul[35].

Ces rapports de l'armée française avec les habitants du Hanovre, la tranquillité que semblent dénoter certains de ces petits faits nous placent loin des tableaux de désolation exposés journellement par les journaux anglais. A les en croire, il n'y aurait eu en Hanovre que crimes sur crimes commis par les soldats français. C'étaient des villes dévastées, les propriétés saccagées, les citoyens lésés et oppressés de toutes façons ; c'étaient des femmes et des filles violées en plein jour dans les rues, sous les yeux des pères et des maris ; les villages livrés au pillage et brûlés[36]. La seule infraction commise avait été dénoncée publiquement, on l'a vu, par le général Mortier, qui en avait fait l'objet d'un châtiment exemplaire, dont l'effet fut immense et salutaire. Aucun méfait semblable ne se renouvela. A part les déclamations pathétiques des journaux de Londres, sans citation d'un seul incident précis, on ne trouve nulle trace d'indiscipline dans l'armée d'occupation. Au contraire toutes les relations nous montrent les Français accueillis amicalement dans les ménages, où ils retrouvaient eux-mêmes l'image de leur propre famille[37].

Cependant, malgré ses clameurs de colère, malgré son refus de reconnaitre la capitulation de Suhlingen, l'Angleterre abandonnait le Hanovre aux mains de la France, sans essayer même de lui porter secours. Quels étaient donc les motifs de cette insouciance à l'égard d'un pays qui, eu somme, appartenait à sa Couronne ? Elle se dit sans doute que le séjour des armées françaises en plein territoire germanique, sur la lisière du royaume prussien, ne manquerait pas de porter ombrage à celui-ci et de servir de thème à la Russie pour entrainer quiconque voudrait la suivre contre ce qu'on appelait les empiétements de la France. Ces prévisions ne tardèrent pas à se réaliser. La mainmise opérée par le Premier Consul sur le Hanovre n'était en réalité que la première application du système continental, seul moyen de représailles dont il pût disposer vis-à-vis de l'Angleterre. Le roi de Prusse avait largement encouragé Napoléon dans cette voie, lorsqu'il lui faisait dire qu'il ne pouvait contester à la France le droit d'inquiéter son ennemie partout où elle pourrait l'atteindre[38].

Fort de cette approbation, le Premier Consul avait prescrit au général Mortier d'occuper le petit port de Cuxhaven, afin d'intercepter le passage des bâtiments anglais qui naviguaient sur l'Elbe. D'autre part, du moulent qu'une armée française occupait le Hanovre, il devenait indispensable de posséder Cuxhaven, afin que le flanc gauche de cette armée fût assuré coutre les incursions maritimes de l'Angleterre. Cuxhaven et le Hanovre, c'était tout un. La Prusse, deux ans auparavant, l'avait démontré elle-même en mettant une garnison à Cuxhaven, lorsque, sur l'injonction du Tsar, elle était entrée en Hanovre pour y faire pièce à l'Angleterre. Elle avait alors considéré que ce port formait une sorte de dépendance de l'Électorat, autant pour le commandement que les Anglais y avaient toujours exercé, que pour l'utilité dont il était pour couvrir les positions de l'armée occupante[39]. Ayant simplement à suivre l'exemple de la Prusse, Napoléon se crut, sans doute, dispensé de la prévenir de la nécessité où il se trouvait d'envoyer un détachement à Cuxhaven. Ce fut assurément un tort, attendu que par une déclaration préalable il eût évité de donner prise aux insinuations malveillantes du parti hostile de la Cour de Berlin. Ce parti faisait au Roi une sorte d'humiliation de ce qu'il appelait la marche envahissante des Français ; il prétendait que petit à petit, les troupes françaises se répandraient bientôt dans tous les États avoisinants, y compris la Prusse.

Si Frédéric-Guillaume pensait réellement, comme cherchait à le lui faire croire son entourage, que les empiétements de Napoléon allaient continuer, il n'avait pas d'autre parti à prendre que celui dont son Cabinet lui donnait le conseil : Couvrir ses frontières et au besoin s'opposer à tout envahissement qui menacerait celles-ci ou les États circonvoisins qui le touchent de près, ou bien entrer jusqu'à un certain point dans les vues de liaison du Premier Consul en lui offrant la conclusion d'un engagement réciproque[40]. Telles étaient les deux solutions que lui proposait M. de Haugwitz, son premier ministre. Il n'en adopta aucune, les décisions énergiques n'étant pas de son fait. Il préféra porter la question sur le terrain diplomatique. Sa conception était celle-ci : garder lui-même toute sa liberté d'action, louvoyer jusqu'à ce que l'avantage se dessinât pour la France ou pour l'Angleterre, mais, en attendant, lier le Premier Consul par des engagements formels. Celui-ci ne se laissa pas abuser. Soucieux de ne pas enchaîner l'avenir de la France au profit de quelqu'un qui entendait ne contracter en retour aucune obligation, il fit répondre aux premières observations qui furent présentées à Paris par M. de Lucchesini, l'ambassadeur prussien, qu'on verrait avec plaisir que la Cour de Berlin exerçât sur les villes hanséatiques et leur territoire une sorte de protection bienveillante, et qu'il dépendait de la Prusse de proposer tout  de suite tels articles de convention à conclure avec le gouvernement français qui conviendraient le plus à Sa Majesté et aux intérêts de sa monarchie[41]. C'était toujours, on le voit, la même et infatigable proposition de Napoléon. Il voulait un pacte, quels qu'en dussent être les avantages pour la Prusse.

Rien de plus fastidieux pour le Roi que cette répétition d'une demande d'alliance. II ne voulut pas comprendre. Il feignit de croire que le Premier Consul se figurait qu'à Berlin on avait besoin d'un engagement de sa part, et que sa loyauté était la première à l'offrir. Puis le Roi, qui parlait ainsi dans ses instructions à son ambassadeur, ajoutait avec ingénuité : Il nous suffira parfaitement que vous remettiez au ministre des Relations Extérieures une note récapitulant d'une manière précise les assurances que vous auront données ce ministre ainsi que le Premier Consul, et que le ministre vous accuse réception de cette note. Feinte un peu naïve à force  de vouloir être habile. Par cet accusé de réception la France se liait les mains, favorisait la Prusse, tandis que celle-ci, selon les recommandations expresses du Roi à son représentant[42], ne promettait rien du tout, gardait par conséquent la latitude de faire ce qu'elle jugerait convenable d'après les circonstances. Croire que Napoléon accepterait cette combinaison dont la proposition ne manquait pas d'impudence, c'était en vérité porter la politique dans le domaine des billevesées et  des attrape-nigauds.

Le pauvre ambassadeur, pressé par son Roi, n'en pouvait mais ; il quémandait partout l'accusé de réception si désiré, il allait du ministère des Relations Extérieures au cercle de Mme Bonaparte à Saint-Cloud avec l'espoir que toutes les peines qu'il se donnait seraient payées par l'envoi du précieux papier, revêtu de la signature du Premier Consul. Celui-ci, invariablement, assurait Lucchesini de son empressement sincère à écarter tout ce qui ne conviendrait. pas entièrement aux intérêts de la monarchie prussienne, et de son désir que Sa Majesté veuille bien s'expliquer sur les ouvertures qui lui ont déjà été faites et qui peuvent conduire aux meilleurs arrangements[43]. Et ce fut tout. Napoléon, se refusant à tomber dans le piège trop grossier qu'on lui tendait, s'en tenait à son éternelle proposition d'entente, tandis que le roi de Prusse, déjà porté à ne pas y souscrire, continuait à trouver près de la Reine un encouragement à ses propres résistances. Pu diplomate historien, 1-enseigné directement, a défini la situation en ces termes : On était encore, à Berlin, sous le prestige de l'entrevue de Memel, et la Reine entretenait avec une sorte de culte les rapports de vive sympathie qui s'étaient alors établis entre son époux et l'empereur Alexandre. Cette princesse exerçait sur le Roi l'ascendant que peut donner sur un homme de mœurs pures un caractère plein de douceur et de grâces unies aux charmes d'une beauté touchante. Elle n'était occupée dans l'intimité domestique qu'à lui prêcher la circonspection et à lui conseiller de se tenir en garde contre les avarices du Premier Consul[44].

Ainsi plus que jamais l'idée d'une alliance n'était qu'un rêve lm possible à réaliser ; l'équilibre des relations entre la France et la Prusse ne pouvait être conservé que par la continuation d'un échange de procédés affables et, si Napoléon avait eu le tort de s'emparer du petit port de Cuxhaven sans au préalable en référer courtoisement à la Prusse, du moins, à la première plainte, il se montra très conciliant et ne demanda qu'à régler la situation au mieux des intérêts réciproques des deux nations.

Toutefois, comme l'Angleterre avait déclaré le blocus absolu de l'Elbe et du Weser à l'égard de toutes les navigations, à quelque nation qu'elles appartinssent, le Premier Consul exprimait aussi le vœu que Leurs Majestés le roi de Prusse et le roi de Danemark s'interposassent pour faire respecter par l'Angleterre les pavillons neutres, de même que la France était décidée à respecter les territoires neutres. En réalité Napoléon se plaignait à bon droit, semble-t-il, qu'on pût exiger de lui seul le respect des convenances internationales, alors qu'on paraissait vouloir tolérer sans mot dire les infractions révoltantes que les flottes britanniques se permettaient sur mer.

Cependant la Prusse ne pouvait guère continuer à traiter toutes ces questions d'une façon évasive ; Lucchesini avait un peu usé le système. L'instant devait arriver où elle serait obligée de répondre avec plus de précision, et cela ennuyait beaucoup Frédéric-Guillaume, les écrits supportant moins de circonlocutions, moins de réticences que les paroles. Le hasard servit fort à propos le Roi dans sa répugnance à se prononcer catégoriquement. Ayant appris que le Premier Consul partait pour un voyage en Belgique, il résolut d'envoyer près de lui à Bruxelles son premier conseiller Lombard.

Pour quitter à cette heure critique le siège du gouvernement, il fallait à Napoléon un motif bien sérieux. Celui qu'on donnait ostensiblement était de raffermir dans l'obéissance les populations des Flandres, qui avaient été plus intimement rattachées à la France par les victoires du Premier Consul, et d'obtenir leur confiance, au moment où éclatait une guerre dont leurs intérêts commerciaux auraient tant à souffrir. Ce prétexte, tout considérable qu'il soit, ne paraît cependant pas suffisant pour justifier l'absence du chef de l'État, alors que des complications de toutes sortes pouvaient se produire inopinément. On aurait pu sans doute atteindre un résultat semblable, soit par l'influence des préfets, soit par le déplacement de Cambacérès ou de Lebrun, les deux autres consuls, soit par la visite du ministre de l'intérieur par exemple.

C'est donc dans des questions où la personnalité de Napoléon jouait un rôle exclusif qu'on doit chercher les vraies raisons de ce voyage. Il en est qui ressortent clairement de ses occupations journalières lors de ses passages successifs à travers les villes fixées par son itinéraire. Ce sont les occupations qui ont rapport à ses fonctions de commandant en chef de l'armée de débarquement en Angleterre : l'inspection et la mise en défense des ports, places fortes et forteresses de la région du Nord, l'installation, sur les points les plus favorables, de chantiers de constructions navales si nécessaires au relèvement de notre marine.

Mais il est permis de présumer qu'à côté de la surveillance de ces travaux urgents, Napoléon vit une occasion d'en imposer à l'Europe en révélant au grand jour la considération dont il était l'objet. A l'Angleterre, d'abord, il s'agissait de prouver que la France n'était pas dupe de ses calomnies, ne croyait nullement, ainsi qu'on cherchait à l'en persuader, que la guerre actuelle était l'ouvre de l'ambition d'un seul, militaire heureux et affamé de gloire. Il importait de la convaincre que, tout à l'opposé, le peuple entier acceptait résolument et courageusement de défendre son honneur national, de relever et de venger les longues humiliations qu'on lui avait infligées. Vis-à-vis des antres puissances, notamment de la Prusse, près de laquelle il continuait à être en- coquetterie d'alliance, Napoléon pensait peut-être vaincre ainsi les résistances dont il ne devinait que trop le motif. Par les hommages publics qui allaient lui être rendus il n'était pas fâché de démontrer que le soldat d'aventure, qu'on persistait à voir en lui, était à tous égards un chef respecté et honoré à l'égal des souverains légitimes. A cet effet, il crut devoir ne négliger aucune des apparences pompeuses dont le récit éblouit les imaginations de ceux mêmes qui savent le mieux à quel prix reviennent ces mises en scène d'opéra.

Du reste il eut essentiellement, à toutes les époques de sa vie, le souci de ce que pensaient de lui les rois par droit de naissance. Tous les moyens lui étaient bons pour détruire leurs préventions. Par atavisme ou par esprit utilitaire imbu de respect pour tontes les hiérarchies, celui qu'on a appelé le général de la Révolution manifesta, dès le début de son pouvoir, des tendances à restaurer le cérémonial monarchique, acheminement naturel vers l'abolition des mœurs républicaines. Ce n'est pas que la France désirât pour le héros des campagnes d'Égypte et d'Italie l'estime des têtes couronnées ; elle le jugeait assez grand par lui-même ; mais, lui, l'ambitionnait, cette estime, soit que, ne se sentant pas l'audace d'instituer un nouvel ordre de choses, il crût indispensable au bonheur de l'État les rapports sympathiques entre chefs d'empires ; soit, ce qui est plus probable, qu'il se sentit froissé par le dédain de gens aux bonnes grâces desquels il attachait un très haut prix.

Cette dernière hypothèse s'impose si l'on observe qu'à plusieurs reprises le bien de la France, supérieurement compris, aurait exigé que Napoléon brisât les trônes que la victoire avait mis sous ses pieds ; mais, pénétré alors d'un saint et presque superstitieux respect pour la majesté royale, il n'osa pas l'anéantir complètement chez ses ennemis. Il n'a fait d'exception que pour les Bourbons régnant encore en Europe et il a laissé subsister, pour fomenter de nouveaux complots contre la France, tous les princes qu'il a tenus à merci, qu'il aurait pu reléguer à son caprice dans des îles lointaines, comme ils le firent pour lui à l'heure de sa défaite. Il aurait ainsi évité que les coalitions se renouvelassent méthodiquement contre la France. Quand les alliés vaincus termina :ont une campagne, ils savaient d'avance qu'il leur en coûterait quatre années environ pour réparer leurs pertes, relever leurs effectifs et recommencer la guerre. Les chiffres apportent ici une preuve saisissante : 1792, 1796 — 1796, 1800 — 1800, 1805 — 1805, 1809 — 1809, 1813.

En le voyant esclave d'un tel préjugé et animé d'un si grand désir de marcher de pair avec les rois, on conçoit l'amertume de son sentiment intime eu présence de leur affectation à maintenir des distances. Ce sentiment se retrouve nettement formulé dans les paroles que Napoléon dira bientôt, à Bruxelles, à l'envoyé du roi de Prusse : Je sais bien que l'Angleterre n'a jamais voulu traiter avec moi d'égal à égal[45]. Sans doute la réflexion visait également la Prusse toujours rebelle à de si longues et si constantes avances.

C'est, pensons-nous, en vertu de ces préoccupations que durant ce voyage de Belgique il va s'appliquer à mettre en relief sa propre grandeur et que, tout en étant l'homme le moins enclin à oublier ses propres origines, il saura faire contribuer à son prestige personnel l'enthousiasme fanatique excité par sa présence. S'inspirant du même souci de l'opinion, il saisira l'occasion de ce voyage pour se réhabiliter publiquement en prouvant l'inanité des horreurs qui s'imprimaient quotidiennement à Londres sur sa vie privée et sur les prétendus débordements de la cour consulaire, représentée connue un autre de perversité.

Peu disposé d'habitude à s'embarrasser d'une femme lorsqu'il avait à s'occuper d'affaires, il emmena Joséphine en Belgique. Afin qu'elle tint dignement le rôle qu'elle avait à remplir, il ne négligea aucun des accessoires qui peuvent frapper l'imagination des foules ; il soigna lui-même les détails de la parure de sa compagne : Je vous prie, écrit-il au ministre du Trésor public[46], de faire estimer un assortiment des plus belles perles qui se trouvent au Trésor, ainsi qu'un assortiment de pierres de couleur que ma femme désirerait acheter. Elles lui seraient nécessaires avant mon départ pour la Belgique. Aux dames d'honneur de Joséphine il fit cadeau d'une somme de trente mille francs pour couvrir les frais de toilette qu'il leur ordonnait[47].

Enfin il mit en œuvre tout le faste, toutes les magnificences qui se peuvent imaginer pour qu'à travers l'Europe les échos retentissent du bruit de sa popularité. Que, selon la coutume en pareille circonstance, il ait eu sa part de collaboration dans le programme des manifestations d'enthousiasme qui l'attendaient partout sur son passage, ce n'est pas douteux ; mais cette remarque amène à constater que les éloges décernés au Premier Consul, partisan de la paix, étaient ceux qui lui plaisaient le plus. A travers les villes, dont toutes les rues illuminées ressemblaient aux galeries d'un théâtre en une soirée de gala, les acclamations des foules s'adressaient surtout au pacificateur de l'Europe ; aux frontons des arcs de triomphe, aux fenêtres, ou lisait sur des transparents des inscriptions comme celles-ci : Au héros vainqueur et pacificateur. — La victoire a conquis la paix. — Paix continentale. — Au restaurateur de la patrie la ville d'Amiens reconnaissante. — L'épée victorieuse protège la charrue. — Il est l'amour et la gloire de la patrie ; en prenant les rênes de l'État il lui a donné la paix et des lois. — Celui que l'univers proclame un grand homme est pour la France un dieu protecteur. Ces inscriptions, relevées à Amiens seulement, se répétaient sous des formes variées dans toutes les cités qu'il parcourut. Cependant, à côté des invocations à la paix, on n'avait pas manqué d'attester par d'autres mentions l'ardeur exaltée des populations en faveur de la guerre contre l'Angleterre.

En Belgique, la splendeur des ovations fut encore dépassée. Le vocabulaire des louanges et des adulations, qu'on aurait pu croire épuisé, trouva de nouvelles formules. On rappela les exploits des César, des Charlemagne, des Charles-Quint dans les Flandres, et nul n'était supérieur à Bonaparte, surnommé le Grand.

Napoléon ne s'attardait pas dans les béatitudes de ces enivrantes glorifications ; le répit que lui laissaient les fêtes, les réceptions, les visites officielles aux cathédrales où le clergé l'accueillait aveu pompe et avec des cantiques de reconnaissance, il l'employait à inspecter dans chaque ville les remparts et les citadelles ; il montait eu barque pour se rendre compte de l'état des canaux et il ordonnait les travaux à exécuter en vue de la guerre britannique ; là où il y avait de la garnison, il bisait manœuvrer les escadrons et les régiments ; le reste du temps, il se rendait, accompagné de Monge, Chaptal et Berthollet, dans les établissements où se fabriquaient les divers produits de l'industrie, et il demandait des explications sur les moindres détails, interrogeait lui-même les ouvriers qu'il étonnait par l'étendue de ses connaissances. Le soir enfin, jusqu'à une heure avancée de la nuit, il expédiait les ordres aux différents ministères. On peut dire sans banalité que ses multiples occupations l'empêchaient de dormir, car ses journées commençaient à quatre heures du matin pour se terminer le plus souvent après minuit. Il en fut ainsi durant les trente jours de son voyage qui s'effectua par Amiens, Saint-Valery, Abbeville, Montreuil, Boulogne, Dunkerque, Lille, Ostende, Bruges, Gand et Anvers[48].

A son arrivée à Bruxelles, il fut aussitôt repris par le souci des affaires prussiennes ; il y trouva, installé à l'hôtel Bellevue, Lombard, conseiller intime du roi de Prusse.

Frédéric-Guillaume, ainsi qu'on l'a vu, avait découvert dans cette mission de Lombard le meilleur moyen de se dérober par des paroles à la demande formelle d'alliance qu'avait renouvelée le Premier Consul, lors du différend survenu à la suite  de l'occupation du petit port de Cuxhaven.

Ce qu'il allait faire près du Premier Consul, Lombard ne le savait pas exactement. Il dit lui-même dans une lettre à un diplomate : Mes instructions sont tellement vagues, ou plutôt je suis tellement abandonné à moi-même que j'essaierais inutilement de vous mettre d'avance au fait de ma commission. Je n'ai rien par écrit et l'on m'a donné, pour tout ordre, nies souvenirs et la connaissance que ma place me donne de la façon de penser du Roi et de ses intentions arrêtées sur les objets dont on pourrait m'entretenir.

C'est donc en lui-même que Lombard cherche les points qu'il devra loucher ; il les expose ainsi à son correspondant : Il s'agit d'obtenir : 1° ou la rétractation des mesures dérogatoires aux principes — occupation de Cuxhaven — qui ont déjà été prises ; 2° ou la certitude que du moins ce seront les dernières ; 3° ou, à défaut de l'une ou de l'autre, plus de lumière sur l'avenir et par conséquent sur les devoirs du Roi. Je n'ai que trop la certitude que le premier et même le second but de mon voyage ne s'atteindront pas. Une lettre autographe de Sa Majesté au Premier Consul doit me procurer accès chez le grand homme[49].

L'autographe dont Lombard était porteur, comme toute la littérature que nous connaissons de Frédéric-Guillaume, est assez obscur. Dans son langage creux, ballonné, pourrait-on dire, il s'efforce par une ruse vulgaire de pratiquer des coupures dans les discours du Premier Consul et de ne citer que les fragments favorables à ses prétentions ; c'est ainsi qu'il ne retient que la première partie des réponses données à sa demande de garanties au sujet des affaires de Hanovre, et il se garde bien de rappeler qu'en terminant le gouvernement consulaire réitérait invariablement son désir de traiter sur tous ces points, mais à la condition qu'une entente préalable serait établie pour le cas où d'autres puissances interviendraient et prendraient les armes contre la France. Poussant plus loin encore son subterfuge, le Roi essaie de faire passer pour des promesses saintes et solennelles de la France les propres propositions de la Prusse, reçues en effet par le Premier Consul, mais seulement ratifiées clans la mesure qui vient d'être indiquée.

Hélas ! Le pauvre Roi, n'ayant pas de résolution ferme, ne peut que s'attacher aux fantômes des remords de conscience, du parjure, dont il voudrait effrayer Napoléon pour le cas où celui-ci, dupe de ces procédés captieux, se laisserait convaincre d'avoir failli à ses obligations. La pallie la plus énergique de la lettre de Frédéric-Guillaume est celle-ci : Il est absolument essentiel à la conservation des rapports que vous avez rendus au continent, par la paix qui fut votre ouvrage, que la confiance dans les principes de la République soit illimitée. La mienne l'est et restera ; mais j'ai besoin de la justifier envers mes sujets, envers mes voisins, envers le devoir. Il ne me faut pour cela qu'un mot ; mais c'est ce mot de vous que je désire entendre. Votre parole sera plus pour moi qu'un traité solennel ne serait pour d'autres. C'était, on le voit, l'éternel labyrinthe où prétendait évoluer le Roi. Pas de traité, parce qu'un traité veut des garanties réciproques ; mais il faut, pour le roi de Prusse, que la France seule s'oblige par des paroles ou par des actes. Lui, il restera inerte et muet, c'est-à-dire libre éventuellement de ses actions : C'est dans cette attente que j'ai voulu vous écrire directement. Je charge de celte lettre, continue Frédéric-Guillaume, mon conseiller intime de cabinet, Lombard, que je vous prie d'en croire dans tout ce qu'il pourra vous dire en mon nom et qui, destiné à me rapporter la réponse, sera l'organe fidèle de tout ce que vous auriez d'ailleurs à me transmettre. Si dans cette réponse je retrouve l'assurance que, l'Électorat conquis, votre justice éloignera du Nord toutes les autres suites de cette malheureuse guerre ; que jamais le faible n'y gémira sur sa faiblesse et que jusqu'au bout le fort s'y applaudira de sa sévérité ; que, pour premier gage d'un principe si digne de vous, vous repoussez toute mesure tendant à provoquer contre la liberté des fleuves les armes de la marine anglaise et à détruire dans le fait la neutralité, sûreté, commerce, je me croirai quitte envers le devoir, comme vous le serez envers l'amitié.

Il y avait quelque démence à demander de telles garanties, presque impossibles à remplir. Jusqu'où en effet Napoléon laisserait-il menacer par les voies fluviales les flancs de son armée de Hanovre ? Enfin le Roi parait avoir oublié que, de date récente cependant, l'Angleterre a déclaré l'Elbe et le Weser en état de blocus. La sanction à ces paroles eût été que le Roi expliquât les mesures qu'il prendrait le jour où l'Angleterre inquiéterait les armées françaises. C'est ce qu'il ne veut pas faire, on sait pourquoi.

Le diplomate chargé de cette commission illusoire, Lombard, était d'origine française, quoique né à Berlin, où son père exerçait la profession de perruquier. Celui-ci, désireux de donner une bonne instruction à son fils, le plaça au collège royal. Par sa facilité à tourner avec grâce le vers français, le jeune Lombard fut bientôt remarqué dans le milieu assez élégant où il fréquentait. Sa connaissance parfaite de la langue française le fit attacher au cabinet de Frédéric H en qualité de rédacteur des pièces diplomatiques[50]. Plus tard il sut garder sa place et ne fut pas un des moins joyeux convives des orgies de la comtesse de Lichtenau. L'art assez difficile de traduire en français et en style brumeux les pensées confuses et circonspectes de Frédéric-Guillaume Hl le rendit précieux à ce roi, qui le nomma en 1800 son conseiller de cabinet. De tous les Prussiens il était le mieux choisi pour la mission eu Belgique ; son érudition dans toutes les branches de notre littérature était un de ses orgueils et il en faisait volontiers parade ; souple d'esprit il pouvait, qualité si nécessaire aux diplomates, intéresser encore son interlocuteur quand il parlait de choses indifférentes à l'objet principal de la conversation ; traducteur d'Ossian, le barde gaëlique dont Napoléon était un lecteur fervent, il avait là un talisman qui, seul, lui valait bien des sympathies.

Le Premier Consul fut assez intrigué quand, en arrivant à Bruxelles, il apprit qu'un envoyé extraordinaire du roi de Prusse l'y attendait. Il indique ses préoccupations eu écrivant à Cambacérès : J'ai troué ici M. Lombard, secrétaire intime du roi de Prusse, chargé de me remettre une lettre dont on dit l'objet  important. Je le recevrai demain[51]. Rassuré, le lendemain il s'empresse d'annoncer à Paris que la mission de M. Lombard paraît n'avoir pour but que de resserrer davantage nos liaisons avec la Prusse[52].

Le 23 juillet 1803, Lombard eut donc du Premier Consul la première de ses audiences qui furent fréquentes et dont on peut lire le compte rendu complet dans les rapports de Lombard au Roi, son maitre. La plus importante eut lieu le 25 juillet. Le Premier Consul ne sortit pas de la Préfecture et passa une partie de la journée avec l'envoyé de Prusse[53].

Dès les premières conversations Lombard fut littéralement séduit par les manières courtoises, par les procédés charmants de Napoléon à son égard. Il est d'accord sur ce point avec presque toutes les personnes qui ont noté leurs impressions au moment où elles furent reçues aux Tuileries, à quelque époque du règne que ce fia. Ces personnes ont, à quelques rares exceptions près, toutes éprouvé le même étonnement de se trouver en face d'un des hommes les plus sociables, les plus aimables qu'elles eussent rencontrés. C'était l'effet en retour des innombrables et abominables calomnies propagées par les détracteurs de Napoléon.

J'ai beaucoup vu Bonaparte, rapporte Lombard à son Roi. Je l'ai vu à des dîners ou audiences qui n'étaient que pour moi. Je l'ai plus entendu dans ce court espace de temps que je n'aurais entendu tout autre ; car c'est un des hommes les plus communicatifs que j'aie encore rencontrés, soit qu'en général, comme on assure, la conversation devienne après une journée laborieuse le délassement qu'il préfère, soit qu'en effet il lui importât de se montrer tout entier à Votre Majesté... On se trompe   absolument à l'étranger sur ce qu'on appelle la violence de son caractère et la précipitation de ses jugements. Dans la discussion il est calme, attentif, ayant toujours l'air de vouloir s'instruire et ne s'irritant pas de la contradiction[54]. En termes à peu près identiques, nous avons recueilli d'autre part[55], sur le caractère de Napoléon, une trentaine d'appréciations semblables de ses amis, voire de ses ennemis.

Néanmoins, pour avoir porté ce jugement impartial, Lombard, au jour des malheurs de la Prusse, eut à subir les représailles du parti de la Cour et les avanies les plus blessantes de tous ses organes. Dans son exode désordonné, à l'approche des Français, en 1806, la reine Louise, ayant rencontré Lombard à Stettin, donna cours à son ressentiment. Elle le fit arrêter et mettre en prison, où il fut traille comme un vil criminel, couvert de boue et d'infamie par une populace affolée. On n'était point embarrassé de fixer le prix auquel le Premier Consul l'avait acheté jadis. Un historien, Merkel, comme s'il avait assisté au payement de sa trahison, l'accuse d'avoir reçu cinq mille napoléons d'or. Insinuation assez plaisante, attendu qu'à l'époque où ce versement aurait eu lieu, on n'avait pas encore frappé de napoléons d'or. Le malheureux Lombard a lui-même, en 1806, raconté ses tristesses à un diplomate autrichien, et nous allons voir encore une fois se confirmer ce fait que la Reine était bien réellement à la tête du parti hostile à la France. Ah ! si vous saviez, dit Lombard, tout ce que j'ai éprouvé depuis quelques années ! On m'a dénoncé, maltraité comme un scélérat. Mon nom a couru toute l'Europe comme celui d'un traitre vendu à Napoléon. On m'a conspué de toutes parts pour me faire renvoyer et punir. Tous les princes de la maison royale, la Reine à leur tête, se sont ligués contre moi. Ceux qui me disaient vendu savaient trop bien que je ne pouvais pas l'être. Vous avez autrefois connu ma manière de vivre ; elle est toujours restée la même ; j'ai toujours été pauvre comme un rat d'église. A peine nia femme a-t-elle une chambre pour recevoir quelques amis. Quant à moi, un mauvais fauteuil et une pipe ont été le maximum de mes besoins. Il vaudrait bien la peine d'être un coquin pour vivre comme, un misérable[56].

Dans sa lettre autographe au Premier Consul, le Roi avait dit : Plus vous me parlerez avec franchise, plus vous serez sûr de ma reconnaissance[57]. Sur ce point, il n'y eut pas de déception. L'exactitude des rapports de Lombard à son Roi équivaut à l'évocation vivante de son interlocuteur. On y aperçoit nettement Napoléon discutant ses actes, établissant avec la plus simple familiarité un réquisitoire coutre l'Angleterre et l'Europe ; tout cela formulé en un langage d'une culminante vivacité qui ne recule pas, au cours de l'improvisation, devant la trivialité de quelque expression destinée à rendre plus saisissante toute sa pensée.

Oui, dit-il, dès le commencement de ma querelle avec l'Angleterre, j'ai senti que l'invasion du Hanovre avait désagréablement surpris le Roi... Aussi, c'est à vous que je fis les premières ouvertures et à qui je demandai de convenir avec moi sur le mode d'occupation, afin que les intérêts de la Prusse en souffrissent le moins qu'il serait possible... J'étudiai avec soin ce qui, dans l'occupation même, pouvait ne pas déplaire à Sa Majesté. Pour n'exciter aucune espèce d'ombrage, j'ai risqué, je vous l'avoue, de compromettre mes armes. Le général Mortier n'avait en entrant en Allemagne que seize mille hommes. C'était peu contre une armée brave et désespérée, et, lors même que le refus du roi d'Angleterre risquait d'ensanglanter la scène, cette célèbre armée de réserve, dont on a tant parlé, n'était que de six à sept mille hommes. J'aurais pu dans le temps vous en faire le premier la confidence et vous auriez sûrement reconnu avec quelque plaisir le motif qui me fit ainsi borner nies moyens. Mais vous savez ce que c'est que le secret militaire ; il importait, pour épargner le sang, que la terreur marchât devant mes troupes, et c'est elle qui en a grossi le nombre. Aujourd'hui il ne s'en trouve pas davantage dans l'Électorat que ce qu'il faut strictement pour l'occuper. Je conçois et j'excuse les alarmes qu'une levée de boucliers doit partout produire. On ne lit pas dans le cœur des hommes. D'ailleurs mes ennemis sont si infatigables à répandre un faux jour sur mes intentions que je ne suis point surpris de ne pas trouver partout la mène confiance. C'est la suite inévitable des grands armements et, à l'heure qu'il est, je fais acheter pour l'expédition d'Angleterre dix mille chevaux d'artillerie. On va crier encore et imaginer je ne sais quels projets vastes... Je ne puis empêcher ni les bruits faux, ni les interprétations fausses. Je n'ai d'autre but que celui que j'ai annoncé. N'est-on pas allé jusqu'à dire que j'inviterais le Danemark à fermer le Sund ? Sans doute je serais charmé qu'il le fia ; sans doute je suis convaincu que la réunion des quatre puissances du Nord pour une mesure grande et vigoureuse serait le seul moyen d'écraser le despotisme de l'Angleterre ; mais c'est leur affaire et non la mienne. Je n'ai aucun droit à l'exiger et je ne demanderai jamais rien que je n'aie le droit de demander. Je ne me suis écarté un moment de la sévérité  de ce principe que pour cette malheureuse affaire de Cuxhaven dont l'on a beaucoup trop parlé. Une malheureuse bicoque, où les Anglais exerçaient impunément leurs vexations et qui était nécessaire pour assurer mon flanc gauche contre les tentatives de leur marine, ne valait pas la peine qu'on élevât la voix. Mais je trouve partout un malheureux penchant à mal interpréter tout ce qui vient de moi, sans que jamais je le retrouve quand il s'agit de l'Angleterre. Elle opprime le commerce de tout le monde, et tout le monde se tait... J'occupe un village, et tout le monde crie... L'Angleterre manque à l'engagement essentiel  de son traité en refusant de rendre Malte, et la Russie ne lui adresse aucun reproche. Quel prix peut avoir Cuxhaven ? Et encore je suis tout prêt à m'entendre pour vous ôter ce dernier objet de mécontentement ! Que les Anglais lèvent le blocus de l'Elbe, et je suis prêt à retirer mes troupes du territoire hambourgeois ! Mais que du moins, dans les propositions qu'elles m'adressent, les Puissances soient assez justes pour ne pas demander toujours à la France et jamais à son ennemie ! Qu'elles exigent que cette dernière renonce à la mesure arbitraire et violente qu'elle s'est permise contre les autres ! Qu'en général on lui impose des lois auxquelles la prospérité de l'Europe puisse gagner. Et l'on verra si je resterai en arrière et si, pour tous les sacrifices justes qu'un arrachera à une rivale, je ne serai pas prêt, à mon tour, à eu faire d'équivalents.

Revenant plus spécialement sur ce qui regardait Cuxhaven : Je ne conçois pas qu'on ait pu s'imaginer un moment que le pavillon britannique flotterait sons la portée du canon français sans que celui-ci pût l'atteindre. Ceci est une affaire d'honneur sur laquelle il est de toute impossibilité de reculer. Vous ne me ferez jamais croire que, si le roi de Prusse était à nia place, il pût en agir autrement. Ici l'effet est tellement inséparable de la cause qu'il n'est pas vrai que j'aie fermé l'Elbe aux Anglais, mais qu'eux, les premiers, en ont présumé l'inévitable intention et ont déclaré le blocus avant qu'aucune déclaration de ma part les eût formellement exclus de ces parages. Il ne serait même pas en mon pouvoir d'agir autrement. Jamais les troupes ne verraient tranquillement sous leurs yeux ce pavillon détesté et, malgré nies ordres, les soldats français et les matelots de l'Angleterre auraient en peu de jours ensanglanté la rive[58].

La Cour consulaire séjourna une semaine à Bruxelles. Parmi es courts instants qui lui restaient après les fêtes, les réceptions, es visites de tous genres, Napoléon eut des entretiens presque journaliers avec l'ambassadeur extraordinaire du roi de Prusse. Leur conversation s'étendit aux sujets les plus divers. On y causait un peu de tout et de tout le monde. Napoléon parlait en termes agréables de ce qui pouvait plaire au Roi. Son admira-ion ne connaissait pas de bornes pour le Grand Frédéric ; il eut les amabilités pour le ministère prussien, pour l'armée royale, se répandit en éloges sur l'accueil empressé que les Français rencontraient à Berlin. On passa en revue les différentes Cours l'Europe : Là encore, dit Lombard, j'eus occasion d'admirer on coup d'œil sûr et profond. Après avoir rendu hommage au caractère de l'empereur de Russie, l'Auguste ami du roi le Prusse, Napoléon insinua sous une forme plaisante que les démonstrations d'Alexandre n'avaient pas exclusivement le bonheur de la Prusse pour but final. Jamais, dit en conclusion Napoléon, je n'ai vu un Russe qui ait été Prussien ou Français. Is sont tous Anglais ou Autrichiens.

Cette boutade, jetée en passant dans nue conversation à bâtons rompus, dénote chez Napoléon une pénétration singulière, quand on la rapproche de cette phrase d'une lettre écrite à Pitt par le chancelier russe Kotchoubey, qui venait de donner sa démission : Les plus éclairés  de ceux qui sont dans le conseil de l'Empereur sont intimement persuadés, comme le sont les ministres anglais les plus éclairés, de cette vérité incontestable qu'un bon Anglais doit être bon Russe, ainsi que le Russe doit être bon Anglais[59].

Napoléon ne laissa certainement pas échapper l'occasion de questionner Lombard sur les influences qui environnaient Frédéric-Guillaume. Il eut, s'il en était besoin, la confirmation de l'ascendant de la Reine sur son mari. Mors il s'ingénia à trouver le moyen d'entrer lui-même dans les bonnes grâces de la belle Reine. Lombard, qui savait d'où partaient à la Cour les hostilités contre la France, fut peut-être son conseiller en cette affaire de galanterie ; on le croirait du moins à voir le soin que mit Napoléon à reporter sur une autre personne l'inspiration de l'envoi gracieux dont on trouve la trace dans une lettre de la reine Louise à son père. Le Premier Consul, dit-elle, m'écrit : Madame de Lucchesini étant aux eaux et m'ayant souvent parlé des commissions de modes pour Sa Majesté, vous me permettrez  de la suppléer et de vous envoyer des modes de dentelles de Bruxelles. J'ouvre le paquet, ajoute la Reine, et je trouve douze cartons et bonnets, un carton plein de pituites, un carton avec une robe en pointes d'une valeur inestimable, une robe en pointes noires, une robe  de bal brodée en acier, le tout d'une richesse éblouissante[60]. Dans une relation du temps on voit Joséphine, accompagnée de Napoléon, aller à la manufacture de dentelles  de M. de Reuss et choisir les objets destinés à la reine de Prusse, en même temps qu'ils commandaient un rochet de dentelles dont la magnificence était digne de Sa Sainteté le Pape[61].

Napoléon en fut pour ses frais. Tous ces falbalas ne modifièrent pas les sentiments de la Reine qui, entre deux chefs d'État, avait, depuis Memel, fixé son choix sur celui du Nord.

Avant de se séparer de l'envoyé du roi de Prusse, Napoléon ne manqua pas de remettre sur le tapis les relations intimes qu'il avait désiré établir entre la Prusse et la France et sur lesquelles, rapporte Lombard, il n'avait jamais obtenu de réponse à ses ouvertures. Pour revenir à ce sujet qui lui tenait tant au cœur, le Premier Consul avait fait un long détour ; il n'y était arrivé qu'après une brillante chevauchée à travers l'Angleterre, déjà conquise en son imagination. .Malgré toute la flamme qui animait ses yeux quand il déroulait cette perspective grandiose, ce n'était cependant qu'une griserie toute de surface, car il descendait bien vite de son piédestal pour réitérer encore qu'il était tout prêt à accepter per fas et nefas l'arbitrage des grandes Puissances.

Le sommeil de l'Europe, disait Napoléon, est une énigme inexplicable. Nous touchons peut-être à un bouleversement auquel aucune des révolutions précédentes n'a ressemblé. Je vais hasarder l'entreprise la plus difficile, mais la plus féconde en résultats effrayants que la politique ait connus. Je puis échouer, les armes sont journalières ; mais je puis réussir aussi, et, en trois jours, un temps bruineux et des circonstances un peu favorisantes peuvent me rendre maitre de Londres, du Parlement, de la Banque. Jugez du chaos qui en résultera pour le commerce et les fortunes ! Ce sera bien autre chose que des mesures passagères auxquelles les neutres ne veulent pas se résoudre ; mais ce qui est plus effrayant que tout le reste, jugez du bouleversement politique qui en serait la suite inévitable. Londres conquis ne me soumet pas l'Angleterre ; il faut, pour conquérir la nation, une révolution qui parte de sa capitale. Une révolution ! Ce mot me fait trembler d'avance pour la France comme pour l'Europe entière ; les contre-coups, je le sens, sont incalculables, mais qu'y faire ? Je n'ai que le choix des maux. Et c'est à ce moment qu'il prononça les paroles que nous avons déjà mentionnées comme étant en pleine concordance avec ce qu'il avait dit trois mois auparavant aux ambassadeurs de Russie et de Prusse à Paris. Je voudrais que la Russie et la Prusse me sauvassent de cette cruelle nécessité en me dictant la loi, mais en la dictant aussi à l'Angleterre. Si toutes deux, en partant de l'ultimatum présenté par les Anglais eux-mérites, exigent de moi l'évacuation de la Hollande, celle de la Suisse, celle du royaume de Naples et de l'Empire, en un mot tout ce qu'on a voulu de moi, mais demandent en même temps à l'Angleterre de remplir la condition essentielle du traité en rendant Malte soit à l'Ordre, ce qui vaudrait mieux, soit à la Russie, s'il fallait en passer par cette désagréable obligation, je suis prêt à recevoir boutes vos conditions et il ne faudra, pour y forcer l'Angleterre, que lui montrer la volonté certaine d'employer contre elle, en cas de refus, les moyens que vous seuls aurez en main.

Pensant alors qu'il avait suffisamment remué son interlocuteur, autant par le tableau terrifiant de la friture prise de Londres que par la sage et noble humilité  de l'appel à l'intervention, Napoléon avait attaqué la question de l'alliance franco-prussienne, non sans évoquer le spectre autrichien, qui était toujours en cette circonstance un argument in extremis. Mais, si vous vous refusez, continua-t-il, à être ainsi l'un et l'autre les bienfaiteurs de l'Europe, je me dois, dans ce montent  de crise, de garantir la France des suites qui peuvent en résulter. Il me faut absolument des relations sur le Continent. Mon entreprise contre l'Angleterre échouera peut-être ; la perte serait immense, la première consternation inévitable, la séduction des plus fortes pour les ennemis de la France. Je n'ai rien à craindre de vous, je le sais, mais l'Autriche peut saisir ce moment fatal pour se livrer à l'Angleterre. Il me faut de toute nécessité ou une alliance avec la Prusse qui me garantisse contre les attaques de l'Autriche, ou une alliance avec l'Autriche qui me réponde de l'Autriche même... Mais c'est la perte de votre considération en Empire, je le prévois ; j'en suis au désespoir, car je n'estime et n'aime véritablement qu'une Puissance an monde et c'est la Prusse... Je ne conçois rien au monde  de plus innocent et moins fait pour compromettre votre système, que je respecte, qu'une alliance qui stipule simplement le nombre  des troupes qu'une Puissance fournirait à l'autre connue auxiliaire, si l'une des deux était attaquée sur le Continent...[62]

Quand il prit congé du Premier Consul, Lombard reçut en cadeau une magnifique tabatière d'or richement garnie de brillants et ornée du portrait de Bonaparte[63]. Il rentra à Berlin le 18 août et se rendit aussitôt à l'île des Paons, séjour champêtre où le Roi aimait à vivre en famille. J'ai dû, dit le Conseiller intime, m'y renfermer pendant trois jours et ne l'y entretenir que du grand homme. Le Premier Consul a mis une grâce infinie à me parler de Frédéric, mais aucun des détails qui le regardent lui-même n'a été sans intérêt pour le successeur du héros prussien. Mes rapports ont été pour le Roi une source inépuisable de satisfaction[64]. C'est ainsi que s'exprimait Lombard en remerciant Talleyrand de son accueil à Bruxelles.

Il n'en est pas moins vrai que les résultats de la mission de son envoyé extraordinaire ne remplissaient guère l'attente de la Cour prussienne. Lombard s'était proposé deux buts : obtenir ou s'instruire. Obtenir, c'était arriver à faire évacuer Cuxhaven. Sur ce point il avait déjà dit : Ni le ton, ni les paroles du général Bonaparte ne me laissent le moindre espoir de réussir[65]. S'instruire consistait à connaitre les intentions du Premier Consul, à savoir si l'on devait armer ou non contre la France. Aucune de ces deux solutions ne ressortait  des faits, mais une nouvelle perplexité se présentait : la déplaisante, l'intolérable, l'éternelle proposition d'alliance. Encore une fois il s'agissait d'accepter ou de refuser l'alliance si ardemment désirée par le Premier Consul. Contre cette redoutable alternative ou n'avait encore découvert que l'insuffisant détour de faire semblant de l'ignorer. La conversation est revenue, dit Laforêt, notre ambassadeur, sur l'alliance entre la France et la Prusse ; mais toujours en sautant par-dessus le mot propre.

Toutefois les faux-fuyants n'ont qu'un temps, et l'interrogation posée à Lombard était formelle. Quel nombre de troupes une Puissance fournirait à l'autre connue auxiliaire, si l'une des deux était attaquée sur le Continent ? Pouvait-on se dérober encore une fois ? On l'essaya en chargeant d'abord Lombard d'éclairer les voies. C'est plaisir de voir avec quels artifices de grammaire on s'efforce de ne pas appeler les choses par leur nom et d'habituer le Premier Consul à considérer l'affaire comme de minime importance. Cependant, écrit-on à Talleyrand, par cela même qu'il s'agit d'un engagement partiel et temporaire de l'Autriche et non de l'Europe, de la guerre actuelle et non de tous les moments, le Roi a cru que les devoirs mutuels étaient plus l'objet d'une convention que d'un traité, et il a prévu pour des temps plus calmes un système fédératif pour allier tous les intérêts et pour s'appliquer à toutes les circonstances[66]. C'était substituer une proposition à une autre ; c'était répondre à la demande ferme d'un traité par l'offre d'une vague convention ; mais, mieux encore, on imagina d'avoir l'air de se rendre au vœu du Premier Consul en se rattachant à cette convention, non pourtant sans ajouter qu'on en subordonnerait la rédaction à l'agrément et à la participation de la Russie. Et alors c'était introduire en un seul deux moyens dilatoires. Le premier, le plus favorable à la loyauté prussienne, avait pour résultat de renvoyer la conclusion de l'affaire à une date indéterminée, car les pourparlers de cette nature avec la diplomatie russe devaient exiger beaucoup de temps, à supposer qu'on ne multipliât pas de parti pris les empêchements et les remises de cause. Le second résidait dans la connaissance certaine qu'avait la Prusse des différends qui venaient d'éclater entre le Premier Consul et Alexandre Ier.

Devant les nombreux obstacles que rencontraient à Saint-Pétersbourg tous les essais de combinaisons, même les plus avantageux à la Russie, Napoléon crut, ou se plut à croire pendant longtemps, que l'empereur de Russie avait des tendances politiques en général opposées à celles de son entourage et ne pouvait que difficilement s'en faire obéir... Que penser, avait-il dit à Lombard, d'une Cour où les Ministres ont une autre opinion que celle de leur maitre ?[67] Il ne voyait dans tout ce qui se passait que l'œuvre du chancelier russe et de ses créatures.

Le chancelier actuel était le plus zélé champion de l'entente anglo-russe. Aussitôt après l'entrevue  de Memel, il avait substitué sa politique à celle du Cabinet Kourakine, qui s'était montrée assez favorable à la France. On savait notoirement que le comte Morkoff, l'ambassadeur russe, tout dévoué aux intérêts anglais, ne travaillait à Paris qu'en faveur de l'Angleterre et l'on sentait, sans doute possible, sa main dans l'échec  de toutes les négociations du gouvernement français avec la Russie. Malgré cette hostilité dont la persistance accusait hautement la chancellerie russe, Napoléon ne voulait jamais admettre la responsabilité de l'Empereur.

Un fùit assez grave en matière de relations diplomatiques prouvera avec quel soin le Premier Consul s'efforçait d'écarter la personne d'Alexandre des agissements antifrançais  de son ambassadeur. A peine arrivé à Paris en 1802, ce diplomate prit l'attitude la plus insolite qui se puisse imaginer. Non seulement il déclarait hautement sa haine et son mépris du gouvernement près duquel il était accrédité, mais encore il eut l'audace de faire rédiger et répandre une feuille séditieuse, dont l'objet était d'avilir et de renverser le gouvernement républicain. Il n'est d'injures, ni de calomnies contre la France et le Premier Consul qui n'aient été insérées clans cette publication, œuvre d'un homme de lettres nommé Charles Fouilhoux. Vingt et un numéros avaient déjà paru lorsqu'on put mettre la main sur leur auteur. Son interrogatoire du 20 nivôse au X, par-devant Pierre Fardel, substitut magistrat de sûreté du Ier Arrondissement, établit clairement la culpabilité de l'ambassadeur de Russie : A qui livriez-vous ces feuilles ?A M. le comte de Morkoff. — Quels motifs ont pu vous déterminer à les rédiger pour un ambassadeur étranger ?Je les faisais telles qu'elles m'avaient été demandées par M. de Morkoff. — Quel traitement vous faisait-il ?Il ne me donnait que soixante livres. A la vérité il me faisait espérer un traitement avantageux dans un temps déterminé[68].

Pour un homme irascible, voire pour un homme calme, il y avait là motif à des représentations sévères. Le Premier Consul, jaloux d'éviter toute espèce de conflit, s'employa à atténuer la gravité de l'accident. Quand il vit M. de Morkoff, il lui dit : On fait courir beaucoup de bulletins, monsieur de Morkoff. Ne trouvez-vous pas qu'ils sont assez mal faits ? L'ambassadeur cherchant à se disculper, Napoléon l'interrompit par ces mots : C'est une plaisanterie. Et il parla d'autres choses[69]. A l'égard du Tsar, Napoléon se contenta de dire comme incidemment au bas d'une lettre[70] : ... Je prie Votre Majesté d'ajouter peu de foi aux différents bulletins secrets que des agents subalternes pourraient lui envoyer et qui sont la source de mauvais bruits dont on remplit l'Europe sur la situation de la France. Puis, voulant amortir toute impression désagréable dans l'esprit d'Alexandre, il fit écrire à Caulaincourt, alors à Saint-Pétersbourg : Il y a dans la lettre une phrase par laquelle le Premier Consul invite Sa Majesté Impériale à n'ajouter aucune foi aux bruits ridicules qu'ou fait circuler sur la tranquillité intérieure de la République. Il faut Vous dire que ces bruits avaient leur source dans de misérables bulletins, à la composition desquels il s'est trouvé que M. de Morkoff n'était pas étranger, car le libelliste Fouilhoux a déclaré dans son interrogatoire qu'il avait été excité, payé, dirigé par le ministre de Russie. Sans mettre à ces petites intrigues plus d'importance qu'elles n'en méritent, le Premier Consul n'a pu s'empêcher de s'en exprimer avec quelque moquerie vis-à-vis de M. de Morkoff. Si l'on voulait traiter la chose plus sérieusement, on pourrait observer combien cette espèce d'encouragement, accordé à un écrivailleur qui ne cherche qu'à provoquer du trouble, est contraire aux ternies formels du traité qui a été récemment conclu et par lequel ou s'est promis les plus grands égards pour les gouvernements respectifs. Mais il suffira que, dans une conversation, vous vous attachiez à relever légèrement avec mesure et finesse toutes les inconséquences de la conduite de M. de Morkoff, conduite évidemment opposée aux sentiments connus et proclamés de sa Cour[71].

Il faut avouer que, si l'empereur de Russie avait eu le sincère désir de vivre en bonne intelligence avec le gouvernement consulaire, son ambassadeur à Paris était singulièrement choisi. On doit reconnaître, dit dans ses Mémoires le prince Adam Czartoryski[72], ancien grand chancelier de Russie, que le choix du comte de Morkoff n'était pas de nature à cimenter pour longtemps la bonne harmonie entre les deux gouvernements. Au physique comme au moral, d'après les témoignages que nous ont laissés les contemporains, le personnage n'inspirait guère de sympathie. Le comte Arcadi-Ivanowitch Morkoff était d'une laideur amère. Son visage, lacéré par la petite vérole, exprimait constamment l'ironie et le dédain ; ses yeux ronds et sa bouche aux coins abaissés tenaient du tigre. Sa parole était en général acerbe, tranchante et désagréable ; elle ne trahissait jamais une ombre de sentiment. Mélange de souplesse et d'audace, il était faux comme un jeton, disait Strogonoff à Joseph de Maistre. Il avait été sous Catherine Il la cheville ouvrière de la première coalition, l'inventeur de la plupart des combinaisons imaginées pour combattre la Révolution. Disgracié par Paul Ier au moment du rapprochement avec la France, ce lui fut un titre près d'Alexandre. Il était donc à peu près le moins qualifié de tous les Russes pour entretenir des relations durables avec la France.

Dès son arrivée à Paris il remplit ses rapports de toutes les calomnies que lui suggérait sa haine irréductible des institutions républicaines. A l'entendre, la France était dans le même état que sous la dictature de Robespierre, et il faisait les plus noirs tableaux de l'ambition effrénée du Premier Consul, qu'il accusait d'une immoralité scandaleuse. Accusation au moins hardie chez un homme qui vivait avec une Mme Hüss, jadis femme de théâtre, et dont il eut plusieurs enfants quoiqu'elle fût mariée.

Si le comte de Morkoff retourne à Paris, écrivait Joseph de Maistre[73], les espérances que nous y aurons doivent absolument se pendre aux jupons de cette femme. En cela il n'y a rien contre les règles ; il faut offrir à chaque chancellerie l'appât qui lui convient ; si l'on a besoin d'un corbeau, quel mal y a-t-il à lui présenter une charogne ? Comme suite naturelle à son système de dénigrement du gouvernement consulaire, Morkoff, dans ses rapports, prenait constamment fait et cause pour les ennemis de la France, quels qu'ils fussent, se faisant tour à tour l'avocat de l'Angleterre et de l'Autriche, des Bourbons et des Émigrés[74].

Napoléon ne pouvait être le seul en Europe à ignorer que Morkoff détestait la France, le régime, le gouvernement, et principalement le chef de l'État, mais il pensait que la duplicité s'arrêtait aux marches du trône et qu'Alexandre ne partageait nullement les idées de ses ministres. Il ne perdait aucune occasion de laisser connaitre la distinction qu'il faisait entre le Souverain et ses ministres. L'empereur Alexandre, écrivait-il au Pape[75], est juste et bon, mais son Cabinet est immoral, divisé et arrogant. Sous toutes formes il ne savait  de quelles prévenances le flatter. Naguère, il avait fait écrire au général Hédouville, notre ambassadeur[76] : Entretenez Alexandre de l'excellence des armes que l'on fabrique en France et insinuez-lui que ce serait pour le Premier Consul une occasion fort agréable d'envoyer à ce prince, qu'il estime et qu'il affectionne tout particulièrement, tout ce qui sera sorti de plus beau de la manufacture de Versailles. Et maintenant il aurait été disposé à lui faire bien d'autres cadeaux. N'y a-t-il pas en Russie quelque héritier présomptif du trône de Constantinople ? dit un jour à Morkoff le Premier Consul, qui s'appliquait eu toute circonstance à montrer son amabilité ; l'ambassadeur russe lui-même est obligé de le constater de temps à autre dans sa correspondance avec sa Cour[77].

Napoléon ne négligeait aucune occasion de manifester son empressement à l'adresse d'Alexandre. Un officier, nommé Schoubin, ayant été arrêté à Saint-Pétersbourg sous prétexte de complot contre la vie de l'Empereur, le Premier Consul écrit aussitôt : Nous avons été ici un moment fort inquiets d'un attentat contre Votre Majesté. Je la prie de me permettre de Lui dire, pour l'attachement que je lui porte, qu'un peu de pompe et d'entourage est une des charges que doit supporter une personne qui est dans le rang où elle se trouve[78]. Avec un parfait dédain Alexandre, trouvant sans cloute trop familière celle expansion d'amitié, ne songea même pas à marquer par un mot qu'il en avait eu connaissance.

L'erreur du Premier Consul était grande sur les dispositions personnelles du Tsar. Si dans les rapports officiels celui-ci savait s'en tenir aux limites les plus strictes de la courtoisie obligatoire, il n'en partageait pas moins toute l'aversion de son entourage pour la France et pour le Premier Consul. Le fond de sa pensée se retrouve dans ses paroles comme dans ses actes. Une lettre adressée par lui à La Harpe, son ancien professeur, montre que tous les prétextes — même le plus inattendu sous sa plume — étaient bons à ce prince pour jeter le blâme sur Napoléon : Je suis bien revenu avec vous, mon cher, de notre opinion sur le Premier Consul. Depuis son Consulat à vie le voile est tombé. Depuis, c'est allé de mal en pis. Il a commencé par se priver lui-même de la plus belle gloire réservée à un humain et qui, seule, lui restait à cueillir : celle de prouver qu'il avait travaillé sans aucune vue personnelle, uniquement pour le bonheur et la gloire de la patrie, et, fidèle à la Constitution qu'il avait jurée lui-même, remettre, après les dix ans, le pouvoir qu'il avait en main. Au lieu de cela il a préféré singer les Cours, tout en violant la Constitution de son pays. Maintenant c'est un des tyrans les plus fameux que l'histoire ait produits[79].

Le jour où par un coup de force Napoléon s'empara d'un pouvoir républicain, qu'il tacha d'assimiler aux monarchies européennes, il ne pensait guère qu'il serait dénoncé comme nu méprisable tyran par l'autocrate de Russie, par le descendant des despotes les plus violents dont l'histoire fasse mention. Dans son excès ce jugement montre bien l'état presque haineux des sentiments du Tsar, dont l'hostilité ne désarmait pas même lorsqu'il s'en donnait l'apparence. Dans une circonstance où Alexandre, ayant l'air de se rendre aux supplications de la France, promit sa médiation, le Chancelier de l'Empire fit dire simultanément à Londres : Nous sommes aujourd'hui tout à la guerre, et l'Empereur y semble tellement porté qu'il serait, je crois, fâché qu'elle n'eût pas lieu. La jeunesse, le Grand-Duc en tête, ne respire qu'après le cliquetis  des armes[80].

Beaucoup de choses s'expliquent par ces révélations  des sentiments secrets d'Alexandre. Il devient plus facile  de comprendre pourquoi la médiation que la Russie se donna l'air de proposer n'aboutit pas, ne pouvait pas aboutir. Il y manquait la volonté de son agent principal. En poussant plus loin nos recherches, et en voyant ce que le chef de son gouvernement lui écrivait, nous serons aussi moins étonnés de l'arrogance de l'ambassadeur russe à Paris : Moins vous avez su complaire pendant votre mission au gouvernement consulaire, et plus Sa Majesté désirerait vous y garder[81]. Et peut-être comprendra-t-on désormais l'excitation, la violence même du Premier Consul, le jour où, malgré toute sa force d'illusion, il dut reconnaitre qu'il s'était si grandement trompé.

Cette explosion  de colère eut lieu à propos de l'arrestation du nommé Christin, ancien secrétaire de M.  de Calonne. Attaché à l'ambassade russe à Paris, qu'il avait dû quitter à la suite des révélations du publiciste Fouilhoux, Christin s'était retiré à Yverdun, son pays natal, où il continuait à toucher une pension du gouvernement russe. C'est là qu'il fut appréhendé et écroué au Temple, sous prévention de complot contre la France[82]. Morkoff, dont il était l'âme damnée, se multiplia pour le faire relâcher. Outré de cette ingérence qui frisait l'impertinence, puisqu'elle venait rappeler les agissements antérieurs de l'ambassadeur, Napoléon eut avec lui une altercation des plus vives :

Nous ne sommes pas tellement à la quenouille, s'écria-t-il, que de souffrir patiemment de pareils procédés de la part de la Russie, et je continuerai de faire arrêter tous ceux qui agissent contre les intérêts de la France. Morkoff sentit où portait la menace et se trouva fort offensé. De son côté le Premier Consul demanda à la Cour de Saint-Pétersbourg le rappel immédiat de M. de Morkoff. Il n'était pas fâché, du reste, de ne pas garder en plein cœur de Paris, au moment de la guerre d'Angleterre, cet homme taré, agent dévoué de la politique anglaise et qui, par ses rapports suivis avec le Cabinet de Londres, prêtait à la suspicion. Après bien des hésitations Alexandre finit par déférer au vœu de Napoléon et assigna une autre destination à Morkoff. Toutefois il donna à cet acte la forme la plus blessante pour le Premier Consul. Non seulement Morkoff ne fut l'objet d'aucun blâme, mais encore le rescrit impérial porta que c'était sur sa propre demande qu'il était relevé de son ambassade. Enfin il reçut, à litre  de récompense de ses services à Paris, le collier de Saint-André, la plus haute distinction dont pût disposer le Tsar[83].

Avec une ironie triomphante l'ambassadeur russe, revêtu de ses nouveaux insignes, vint présenter ses lettres de rappel au Premier Consul et termina sa harangue par ces mots : Je suis fier d'emporter, en partant, les marques les plus glorieuses de l'approbation de mon Souverain[84]. Que Napoléon ait su garder assez de sang-froid pour subir la présence de cet impudent personnage, pour tolérer ce discours d'une insolence révoltante, voilà, nous semble-t-il, ce qu'on est en droit de reprocher au premier dignitaire d'un grand pays, et surtout voilà qui nous porte loin des violences d'énergumène qu'on s'est efforcé de lui attribuer à l'état de constante habitude. Excessive dans la circonstance, sa modération fait davantage ressortir l'odieux des agissements de M. de Morkoff, qui en disent long sur les intentions du gouvernement russe.

Si minces qu'apparaissent d'abord ces menus incidents de la diplomatie, ils n'en sont pas moins les lueurs qui peuvent guider dans les obscurs détours de l'histoire, et la connaissance que nous avons aujourd'hui des combinaisons secrètes des Cabinets de l'Europe prouve que Napoléon avait raison quand, selon son expression favorite, il se disait obligé de se faire une opinion sur les événements extérieurs, attendu qu'ayant déjà beaucoup de mal à lire dans le cœur de sa femme, il lui était impossible de voir ce qui se passait dans Pâme  des souverains. Ses appréhensions, fondées sur l'incorrection des procédés de M. de Morkoff, étaient parfaitement exactes puisque, dès le mois de juillet, nous apprennent les Archives russes, la décision du gouvernement anglais de garder Pile de Malte fut approuvée par l'empereur Alexandre Ier. Au nom de ce Souverain, le Chancelier de l'Empire écrivait à son frère, l'ambassadeur à Londres : — Le sort de l'île n'est pas d'un grand intérêt pour l'Empire, si ce n'est par le sentiment d'amitié que l'Empereur ressent pour le roi d'Angleterre, dont les intérêts seront toujours préférés par Sa Majesté, en considération du lien mutuel qui unit la Russie et l'Angleterre[85].

C'est à ce moment précis que la Prusse venait demander de faire intervenir la Russie dans ses arrangements avec la France. Après ces coups d'épingle qui étaient autant de Meurtrissures pour son amour-propre et pour sa dignité, mais qui mirent en éveil sa perspicacité, il n'était plus possible à Napoléon de conserver le moindre doute sur les sentiments hostiles d'Alexandre. C'eût été vouloir à toute force être dupe que de laisser entrer dans des négociations un prince dont la politique s'inspirait exclusivement du mot d'ordre pris à Londres. Abreuvé de toutes les vexations, alors qu'il n'avait apporté dans les relations que ménagements, empressement amical et presque obséquiosité, le Premier Consul refusa énergiquement de traiter avec la Prusse de concert avec la Russie. Nous n'avons aucun résultat avantageux à nous promettre du concours de la Russie, écrivait Talleyrand à notre représentant à Berlin[86]. Les derniers événements ont assez fait connaitre quelles étaient les dispositions du ministère de Saint-Pétersbourg. C'est, au moins pour le moment, une raison suffisante d'éloigner l'intervention de la Russie dans nos arrangements avec la Prusse. Voilà ce que vous devez exprimer : Que nous sommes prêts à entrer en négociations avec la Cour de Berlin, pour assurer la paix continentale en donnant plus de force à nos relations communes, mais que nous regardons connue inutile et même dangereux pour le succès de -ce concert d'y faire entrer la Cour de Russie. Ne tenant nullement à faire connaitre, pour le cas où elles seraient ignorées, les rebuffades qu'on venait d'essuyer, Talleyrand ajoutait en post-scriptum : Si l'on vous parle de quelque refroidissement entre nous et la Russie, vous le nierez absolument. Vous assurerez que de notre côté il n'existe aucune froideur ; que, si l'on écarte l'intervention de la Russie, c'est parce qu'on a lieu de craindre que les lenteurs et la malveillance des agents russes ne retardent une décision qui importe autant à la France qu'à la Prusse.

Dans cette dissimulation, où il y a plus d'humilité que de ruse, on ne trouvera certes pas l'arrogance, le manque de convenances sociales tant reprochés à la politique napoléonienne. Si, après des années passées sous le mépris personnel des souverains de l'Europe, après s'être vu bafoué dans ses intentions les plus franches, Napoléon en vient parfois à relever la tête et à parler d'un ton vif, voire impérieux, faudra-t-il beaucoup s'en étonner ?

Les négociations entre les Cabinets de Berlin et de Paris traînèrent en longueur durant tonie la fin de l'année 1803 et les premiers mois de 1804. Les arguties sur le mot alliance continuèrent de façon vraiment puérile. On se renvoyait les projets de traités en les accompagnant de quelques considérations sur le terme alliance. Le Roi, avec des afféteries de petite marquise, trouvait le mot alliance précoce[87]. Le Premier Consul épuisait tous les synonymes du dictionnaire. L'unique moyen, finit-il par dire, serait de contracter franchement et loyalement une liaison sincère que la diplomatie nommera comme elle voudra[88].

La discussion, on le suppose bien, n'était pas purement académique. Le roi de Prusse pensait pouvoir pratiquer, et avec quelles irrésolutions encore, avec quels tâtonnements en avant et en arrière, une politique de mitoyenneté respectée par la France et par la Russie. Ballotté entre les intérêts bien entendus du royaume et l'esprit de Cour, inspiré par la Reine auxiliaire précieuse de l'Angleterre, de la Russie et de l'Autriche, le Roi eût volontiers, afin de satisfaire tout le monde autour de lui, fait des traités secrets absolument contradictoires, aussi bien avec Napoléon qu'avec Alexandre. Le malheur était que le Premier Consul aimait à voir clair et voulait une alliance, précisément parce que ce devait être un acte public qui liât le Roi exclusivement avec la France. Une simple convention, disait-il, annonce des irrésolutions et des ménagements qui feraient tort à la franchise des contractants, et celle qu'on lui proposait, disait-il encore, n'avait aux yeux des moins clairvoyants qu'un but de la part de la Russie, savoir : l'évacuation totale on partielle du Hanovre, en n'offrant en retour à la France que de vains avantages. Et il était prêt à tout céder sur le Hanovre, pourvu qu'on lui garantît, à lui, quelque chose[89]. Mais c'était perdre son temps. Plus il semblait se résigner à passer par toutes les exigences prussiennes, plus le Cabinet de Berlin reculait. En réalité on se jouait de lui et, malgré les quelques assurances Batteuses pour sa personne qui lui furent données par le Roi lui-même, tout dans la conduite de la Prusse fut duplicité et fausseté, depuis le commencement des pourparlers jusqu'à leur rupture, venue de Berlin en avril 1804.

Une énonciation aussi nette contre la loyauté de la Prusse à l'égard de Napoléon exige qu'on en fournisse les preuves. La première est dans un aven presque ingénu du ministre Haugwitz disant, le 30 mars 1804, dans un rapport à Frédéric-Guillaume III : Nos dernières explications à Paris n'ont eu d'autre but que de laisser aux nouvelles de Pétersbourg le temps d'arriver[90]. D'autres preuves existent aussi dans les Archives  de Pétersbourg. Les documents, en un débat si grave, seraient de valeur contestable, on pourrait les taxer d'écrits ou de projets non suivis d'effets, s'ils n'étaient corroborés par les faits. Ainsi, tandis que la Cour  de Berlin berçait Napoléon de protestations d'amitié sincère, d'estime cordiale, d'admiration illimitée, elle se targuait, dans ses confidences avec les Russes, de sentiments tout contraires. L'ambassadeur russe Alopéus, dit un historien des mieux placés pour titre bien renseigné[91], écrivait sans cesse de Berlin que ni le Roi, ni son ministre n'étaient portés en aucune manière pour la France, et qu'au contraire ils détestaient la politique perfide et déloyale de Napoléon. Et si des sentiments on passe aux actes, on voit, en février 1804, le Cabinet de Berlin appuyer les démarches du généralissime de l'armée prussienne, le duc de Brunswick, qui soumettait à Pétersbourg une série de mesures militaires à prendre en vue d'une mobilisation partielle et immédiate : aucun ordre ne sera donné aux régiments de Westphalie ni du voisinage du Hanovre ; ce serait éveiller trop tôt les soupçons de la France. Les ordres sont réservés aux garnisons de Berlin, de Potsdam, de Silésie et de Franconie. Du reste, on peut bien se le dire entre soi, on ne fera que suivre l'exemple de l'Autriche, qui mobilise en ce moment à Vienne et à Prague, laissant inerte le rideau de troupes des frontières, près du territoire français[92]. Le 21 février 1804, Frédéric-Guillaume demandait à Alexandre : Jusqu'à quel point pourrais-je compter sur vos secours ?[93] Le 23 avril, le Tsar, au comble de ses vœux, puisqu'il allait assouvir sa haine instinctive contre la France, se déclare allié du Roi dans la guerre contre la France[94].

Enfin, le 24 mai 1804, aussitôt après que le roi de Prusse eut brisé net les pourparlers avec la France, étaient échangées entre les Cours de Berlin et de Pétersbourg, en forme de traité secret, deux déclarations identiques des moyens respectifs à mettre en œuvre pour le jour où la guerre serait ouverte contre Napoléon. L'article V dit : Les marches énormes que les troupes russes auraient à faire pour joindre les troupes prussiennes et la difficulté d'arriver à temps pour prendre part aux coups décisifs nous font juger qu'il serait convenable qu'on adoptât pour les différentes armes un mode de transport différent. Ainsi, tandis que la cavalerie russe et les chevaux d'artillerie défileront à travers nos provinces, il semblerait préférable que l'infanterie et les canons partissent par mer et fussent débarqués dans quelque port de Poméranie, du Mecklembourg ou du Holstein, selon les opérations de l'ennemi. L'article VII démontre sans erreur possible que l'entreprise, une fois commencée, pourra avoir des suites dont on n'ose pas avouer l'étendue. Quelque petite curée sans doute des provinces françaises.

Article VII : Dès lors nous nous obligeons à ne poser les armes et à n'entrer en accommodement avec l'ennemi que du consentement de Sa Majesté Impériale et après un accord préalable avec Elle, plein de confiance dans notre auguste Allié, qui a pris le même engagement envers nous[95].

Quoique cet acte n'en dise rien, il est entièrement favorable à l'Angleterre. La France seule est visée ; elle se tiendra dans le statu quo, ou ce sera la guerre. Que le gouvernement britannique, avec sa formidable marine, bombarde, saccage les côtes, débarque  des troupes à Hambourg ou ailleurs, pousse les Suédois du côté de la Poméranie, la France ne devra pas bouger, elle laissera compromettre son armée d'occupation du Hanovre, sous peine de voir se dresser contre elle la Russie et la Prusse.

On usa de grandes précautions pour éviter la divulgation de ce traité. Le roi de Prusse insistait pour que les cadeaux habituels lors de la signature des conventions internationales ne fussent pas délivrés. Un peu par ladrerie, dit le chancelier prussien Hardenberg, beaucoup sans doute pour que rien ne s'ébruitât, le Roi voulait éviter l'usage de faire des cadeaux au sujet du traité russe du 24 mai ; il regrettait beaucoup qu'on en eût accepté de la Russie. Enfin sur mes instances il consentit cependant à ce que l'on fit des cadeaux, mais à condition que la convention restât rigoureusement secrète[96].

A moins que le gouvernement consulaire ledit envoyé comme agents à l'étranger les pires de ses sourds et les plus affligés de ses aveugles, il faut bien admettre qu'il transpira et parvint à Paris quelque chose des intrigues occultes de ces augustes personnages. Et quand Napoléon, renseigné, n'attendra pas les bras croisés que les Russes aient fini de rassembler, du fond des steppes, des contingents formidables qui prendraient en passant les Autrichiens laborieusement mobilisés, pour les joindre aux Prussiens mystérieusement armés ; quand il n'attendra pas que toutes ces masses chevauchent allégrement eu Champagne, on dira qu'il déclarait la guerre sans motifs ; que sans motifs il portait le carnage et la désolation chez des nations paisibles, gouvernées par des Souverains loyaux, sincères, attachés au respect de leur parole, de leurs traités !

Quelques rectifications, au moins, semblent être réclamées par l'histoire, mûre désormais pour la vérité.

 

 

 



[1] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 313.

[2] Journal de Paris du 23 mai 1803.

[3] Vingt-deux mille tout équipés étaient prêts à partir au premier signal. Archives du ministère de la Guerre. (Dossier du 21 juin.)

[4] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, IX, 256. La note donne les noms des donataires, les domaines et les sommes distribuées.

[5] Archives du ministère de la Guerre. (Dossier du 8 juin.)

[6] Archives du ministère de la Guerre. (Dossier du 26 mai.)

[7] Archives de la Guerre. (Dossier du 2 juin.)

[8] Journal de Paris du 11 juin 1803 ; THIBAUDEAU, III, 306-308.

[9] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, VIII, 194.

[10] THIBAUDEAU, III, 374.

[11] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 210 ; Mémoires de Miot de Mélito, II, 96.

[12] Le Publiciste du 14 juin 1803.

[13] Walter SCOTT, Histoire de Napoléon, V, 37.

[14] BIGNON, III, 10.

[15] Archives royales prussiennes, etc., II, 165.

[16] Archives du ministère de la Guerre. (Dossier du 28 juin.)

[17] Archives du ministère de la Guerre. (Dossier du 8 juin.)

[18] Journal de Paris des 15 et 17 juin.

[19] Le Publiciste du 24 juin.

[20] Archives du ministère de la Guerre. (Dossier du 8 juin.)

[21] Le Publiciste du 30 juin.

[22] Archives du ministère de la Guerre. (Dossier du 31 mai 1803.)

[23] Archives du ministère de la Guerre. (Dossiers des 30 juin et 1er juillet.)

[24] Journal de Paris, 9 juillet 1803.

[25] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 35.

[26] Journal de Paris du 18 juillet 1803.

[27] Journal de Paris du 27 juillet 1803.

[28] Journal de Paris du 13 juillet 1803.

[29] Archives de la Guerre. (Dossier du 6 juillet 1803.)

[30] MANGOURIT, Voyage en Hanovre (1803-1804), p. 37 ; BIGNON, t. III, p. 131 ; Archives de la Guerre. (Dossier du 6 août 1803.)

[31] Archives de la Guerre. (Dossier du 24 juillet 1803.)

[32] Archives de la Guerre. (Dossier du 10 août 1803.)

[33] Journal de Paris du 26 juillet 1803.

[34] Journal de Paris du 18 juillet 1803.

[35] Mémoires de Madame de Rémusat, I, 257.

[36] THIBAUDEAU, III, 313.

[37] L.-L. SCHELVER, Das Karfürstenthum Hannover unter den Franzosen in den Jahren, 1803, 1804, 1805, p. 117 et suivantes.

[38] Archives royales prussiennes, etc., II, 163.

[39] Archives impériales russes, etc., LXXXII, 268.

[40] Archives royales prussiennes, etc., II, 177.

[41] Archives royales prussiennes, etc., II, 163-164.

[42] Archives royales prussiennes, etc., II, 166.

[43] Archives royales prussiennes, etc., I, 169.

[44] A. LEFEBVRE, I, 318.

[45] Archives royales prussiennes, etc., II, 187.

[46] Lettres inédites de Napoléon Ier, I, 40.

[47] Mémoires de Madame de Rémusat, I, 234.

[48] Sur le voyage du Premier Consul, voir le Journal de Bruxelles, l'Oracle de Bruxelles ; BARBET, Voyage du Premier Consul à Bruxelles ; SIMONNIN, Histoire du voyage du Premier Consul dans les départements de la ci-devant Belgique ; Marquise DE BLOQUEVILLE, Correspondance de Davout, II ; Mémoires du duc  de Rovigo, I ; Souvenirs du comte de Pontécoulant, III, et les journaux français de l'époque.

[49] Archives royales prussiennes, etc., II, 183.

[50] Galerie des caractères prussiens. (Paris 1808.)

[51] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 411.

[52] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 412.

[53] J.-B. SIMMONIN, Histoire du voyage du Premier Consul dans les départements de la ci-devant Belgique.

[54] Archives royales prussiennes, etc., II, 170.

[55] Arthur LÉVY, Napoléon intime, p. 351 et suivantes.

[56] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 107. (Manuscrit du chevalier de Gentz.)

[57] Archives royales prussiennes, etc., II, 187.

[58] Archives royales prussiennes, etc., II, 186.

[59] Archives du prince Worontzoff, XVIII, 302.

[60] HORN, Das Buch von der Königin Luise, p. 119.

[61] J.-B. SIMONNIN, Histoire du voyage du Premier Consul, etc.

[62] Archives royales prussiennes, etc., II, 192.

[63] L'Oracle de Bruxelles du fructidor an XI.

[64] Archives royales prussiennes, etc., II, 197.

[65] Archives royales prussiennes, etc., II, 189.

[66] Archives royales prussiennes, etc., II, 196.

[67] Archives royales prussiennes, etc., II, 192.

[68] Archives du ministère des Affaires Étrangères, 141, 57.

[69] Archives impériales russes, etc., LXX, 326.

[70] Correspondance de Napoléon Ier, VII, 385.

[71] Archives du ministère des Affaires Étrangères, 141, 76.

[72] Mémoires du prince Czartoryski, I, 357.

[73] Mémoires de Joseph de Maistre, 102.

[74] S. TATISTCHEFF, Alexandre Ier et Napoléon, 8, 24, 42 ; J. de Maistre, Mémoires, p. 82 à 102 ; Archives impériales russes, etc., LXX, 325 à 376 ; Correspondance de Napoléon Ier, VII, passim ; Mémoires d'un homme d'État, VIII, 270.

[75] Correspondance de Napoléon Ier, VIII, 7.

[76] Archives du ministère des Affaires Étrangères, 147.

[77] Archives impériales russes, etc., LXX, 485 et passim.

[78] Archives impériales russes, etc., LXX, 523.

[79] S. TATISTCHEFF, Alexandre Ier et Napoléon, 43.

[80] Archives du prince Worontzoff, XVIII, 291.

[81] Archives impériales russes, etc., LXXVII, 329.

[82] Archives du ministère  des Affaires Étrangères, 141 ; S. TATISTCHEFF, Alexandre Ier et Napoléon, p. 58.

[83] S. TATISTCHEFF, Alexandre Ier et Napoléon, 58-62.

[84] Mémoires du prince Czartoryski, I, 359 ; TATISTCHEFF, Alexandre Ier et Napoléon, 62.

[85] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, XI ; Angleterre, p. 75.

[86] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 233.

[87] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 233.

[88] Archives royales prussiennes, etc., II, 230.

[89] Archives royales prussiennes, etc., II, 225 à 240.

[90] Archives royales prussiennes, etc., I, 253.

[91] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, p. 338.

[92] Archives royales prussiennes, II, 247.

[93] Archives royales prussiennes, II, 339.

[94] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, p. 340.

[95] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, p. 344-345.

[96] RANKE, Hardenbergs Eigenhändige Memoiren, op. cit., II, 96-98.