NOUVELLES RECHERCHES SUR LE CALENDRIER DES ANCIENS ÉGYPTIENS

 

TROISIÈME MÉMOIRE. — DU RAPPORT DE L'ANNÉE VAGUE ET DE L'ANNÉE FIXE AVEC L'ANNÉE RURALE OU AGRICOLE REPRÉSENTÉE PAR LA NOTATION HIÉROGLYPHIQUE DES MOIS, ET DE LA CONSTITUTION ORIGINELLE DU CALENDRIER ÉGYPTIEN.

 

 

Je crois avoir résolu toutes les difficultés qu'on pouvait élever contre l'existence d'une année fixe égyptienne. Ainsi, le fait établi par le témoignage de Diodore et de Strabon, confirmé par celui de Démocrite et d'Eudoxe, sert à justifier ceux de Macrobe, de Dion Cassius, d'Appien et de Plutarque, et il se lie tout naturellement avec l'établissement des années julienne et alexandrine. Jusqu'ici il semble que la théorie soit complète, et que j'aurais quelque droit de m'applaudir d'être sorti du dédale de cette question complexe. Mais, arrivé à ce point, voilà qu'il s'élève deux difficultés nouvelles, plus graves qu'aucune de celles qui ont été résolues.

J'ai montré plus haut que l'année sothiaque est dans une [-128-] telle discordance avec l'année astronomique en Égypte, que les Alexandrins n'ont pu songer à l'employer, supposé qu'ils l'aient connue. Cette discordance semble d'abord rendre une telle année tout à fait invraisemblable ; car, enfin, quelle pouvait être l'utilité d'une année fixe chez les Égyptiens, sinon de ramener les époques de l'année agricole à des points invariables, ou, du moins, qu'on pouvait croire tels d'après l'opinion qu'on se faisait sur la durée de l'année. Elle devrait donc être en accord avec les diverses parties de l'année astronomique ; or le contraire a lieu.

Mais ce n'est pas tout, et voici qui parait plus inexplicable encore. On a vu que le lever héliaque de Sirius marque le renouvellement de cette année, surtout de la tétraétéride, terminée par l'intercalation d'un jour. Il semblerait donc que ce phénomène dût, après quatre ans, correspondre au 1er thoth, et l'année fixe commencer toujours avec le lever héliaque.

D'ailleurs, des textes positifs établissent qu'il en était ainsi. Le scholiaste d'Aratus, Porphyre, Vettius Valens, Plutarque et Horapollon, dont les textes ont été analysés plus haut[1], disent [-129-] positivement que rasta de Sothis est le commencement de l'année, άρχή έτους. Ces textes ne peuvent se rapporter à l'année alexandrine, qui commençait trente-neuf ou quarante jours après le lever héliaque de Sirius, encore moins à l'année vague, dont le point initial variait sans cesse ; ils semblent ne pouvoir se rapporter qu'à notre année sothiaque.

Mais cela est de toute impossibilité, puisque le lever héliaque y tombe le 15 de payni, c'est-à-dire au milieu du dixième mois de cette année. Ce résultat semble donc peu compatible avec l'essence même de cette année fixe et avec des témoignages concordants, qu'il est impossible d'écarter. De telles dissidences ne pourraient s'expliquer que si cette année fixe eût été coordonnée avec l'année rurale, établie indépendamment de toute considération astronomique, par conséquent [-130-] à une époque bien reculée. La notation hiéroglyphique des mois et des jours, découverte par Champollion, semble, comme on le verra, compliquer encore ces difficultés, et en faire une énigme insoluble. Il faut pourtant sortir de ces énormes difficultés, sous peine de compromettre beaucoup la certitude des faits précédemment établis. Car, bien que la base de l'existence de l'année fixe soit fondée sur un ensemble de preuves qui semblent irrécusables, on doit pourtant convenir que l'esprit ne saurait échapper au doute, en présence d'une invraisemblance manifeste, qui ne s'explique pas d'une manière naturelle. Heureusement je crois être parvenu à faire sortir le mot de l'énigme de cette même notation qui semblait la rendre inextricable.

§ I. — NOTATION HIÉROGLYPHIQUE DES MOIS, COMPARÉE AU NOMBRE ET À LA DURÉE DES SAISONS EN ÉGYPTE.

Champollion parait avoir fait cette découverte pendant son séjour à Turin, puisque la deuxième lettre à M. de Blacas[2], rédigée en 1824, contient le texte et la traduction de plus de vingt différentes dates égyptiennes qui supposent la parfaite connaissance de cette notation telle qu'il l'a fait connaître plus tard, ainsi que de sa correspondance avec les noms des mois dans l'année civile. Elle fut communiquée à M. Kosegarten, qui publia le tableau des mois en 1827, ainsi qu'au Dr Young, qui le reproduisit sans explication dans ses additions à la grammaire copte de M. H. Tattam. Mais Champollion lui-même s'était réservé de faire connaître les principes et les preuves de [-131-] sa découverte. Chacun de nous a gardé le souvenir du beau mémoire qu'il lut en 1831, mémoire où la notation hiéroglyphique des signes d'heure, de jour, de mois et d'année, était exposée avec une grande richesse d'exemples, liés par une méthode analytique qui ne laisse rien à désirer[3]. La certitude de cette notation est si complète et si bien reconnue maintenant, qu'il est inutile d'insister sur les preuves qui l'établissent[4]. Je la prendrai donc telle que Champollion l'a donnée, et je la soumettrai à un examen qui n'entrait pas dans le plan de l'inventeur, mais qui donnera, je pense, à la découverte une importance que personne ne pouvait soupçonner ; car elle n'a pas seulement pour résultat de nous faire connaître le sens d'un certain nombre de symboles, elle nous dévoile en même temps la constitution primitive du calendrier de l'Égypte, et les vicissitudes qu'il a subies jusqu'au moment où il a été fixé définitivement. Mais, pour en apprécier toute la valeur, il fallait connaître le passage du papyrus astronomique plusieurs fois cité, et, réciproquement, ce passage capital n'aurait jamais trouvé une explication complète, sans la connaissance de cette notation.

Si je ne me fais pas illusion, elle est au nombre des faits [-132-] les plus curieux qui aient été découverts dans le champ de l'histoire, l'un de ceux qui méritent le plus de servir d'objet aux observations des esprits méditatifs. Les réflexions que je vais leur soumettre ne seront probablement que le prélude de beaucoup d'autres qu'elle suggérera à de plus habiles.

Entre les points plus ou moins importants que nous explique la découverte de Champollion, je choisirai les deux principaux, ceux qui intéressent mes recherches.

Le premier est la détermination des signes hiéroglyphiques des saisons, des mois et des jours épagomènes. Le second est leur correspondance avec les noms des douze mois dans la langue parlée et dans l'usage civil. Sans cette seconde donnée, la première, quelque curieuse qu'elle soit par elle-même, serait demeurée stérile.

Heureusement Champollion a su donner à sa découverte ce complément nécessaire. Il ne s'agit plus que d'en recueillir les fruits, en cherchant les applications qu'on en peut faire.

Après avoir considéré séparément ces deux données en elles-mêmes et dans les rapports historiques qu'elles peuvent offrir, je les comparerai avec l'année fixe égyptienne.

1° Notations hiéroglyphiques mises en rapport avec les saisons.

Champollion a reconnu que les divisions de l'année n'ont jamais été représentées par plus de trois signes hiéroglyphiques, dont la succession est constante, sur les monuments de toutes les époques.

Il avait déjà deviné l'ordre de cette succession par la seule comparaison de diverses dates. Lors de son voyage en Égypte, il trouva dans le Ramesséum un bas-relief qui contient la série presque entière des trois groupes et de leurs subdivisions, pour l'époque de Sésostris. Il les retrouva également dans un [-133-] bas-relief du temple d'Edfou, déjà représenté dans la grande Description de l'Egypte, mais inexactement, quant aux signes hiéroglyphiques[5] ; ce second bas-relief, comme toutes les autres sculptures du temple, appartient au règne des Ptolémées[6]. Ainsi l'on ne peut douter que cette curieuse expression ne se soit conservée jusqu'à la fin dans le langage hiéroglyphique. L'un de ces trois groupes représente un jardin figuré par cinq tiges de lotus fixées sur une même base. On ne pouvait exprimer plus clairement la période de la végétation. Le signe qui le suit toujours exprime l'idée de nourriture et de blé, conséquemment la période de la récolte. Le troisième se compose du réservoir avec le signe de l'eau, et exprime la période de l'inondation.

Ces trois groupes forment une expression exacte des trois grandes divisions de l'année agricole en Égypte, lesquelles se suivent justement en cet ordre : la végétation, la récolte et l'inondation, qui termine la série des opérations d'agriculture. Ce sont encore maintenant les grandes vicissitudes de l'année rurale, qui n'ont point changé depuis que le sol de l'Égypte s'est élevé par les dépôts du fleuve au point de pouvoir être cultivable. Rien de plus ingénieux que ces trois expressions, et en même temps de plus simple et de plus élémentaire. Un caractère non moins frappant, c'est que chaque groupe est accompagné d'un ou de plusieurs croissants de lune renversés, dont le nombre n'excède jamais quatre, ou bien d'un seul croissant, accompagné d'unités, depuis un jusqu'à quatre, jamais davantage. Les deux expressions reviennent au même, à savoir, que chaque tiers d'année se divise en quatre mois, et forme par conséquent une tétraménie. La figure du croissant renversé, [-134-] comme hiéroglyphe du mois, est parfaitement claire ; et, pour être assuré de la signification d'un tel symbole, on n'a presque pas besoin de se souvenir qu'Horapollon dit que les Égyptiens représentaient le mois par un croissant, les cornes tournées vers le bas[7].

Les trois saisons réunies représentent donc le cycle total des douze mois de l'année égyptienne.

Il était nécessaire que les épagomènes, qui, dans le calendrier, sont placés en dehors du cycle, fussent représentés par un groupe particulier dans le langage hiéroglyphique. C'est encore ce que les monuments ont enseigné à Champollion. Un groupe dont la signification parait être celle de jours célestes de l'année[8], et qui se montre après le signe de la tétraménie de l'inondation, est toujours suivi d'unités qui ne dépassent pas le nombre 5. Ce groupe, n'ayant rien de commun avec ceux qui expriment les mois, S'y ajoute sans en interrompre la série. On trouve donc, dans l'énoncé même et dans la suite de ces groupes, la preuve, d'ailleurs évidente en soi, qu'ils ont été établis après l'année de 12 mois de 30 jours, c'est-à-dire après qu'on se fut aperçu que l'année de 360 jours était beaucoup trop courte.

Champollion affirme avoir trouvé cette notation sur une suite de monuments à date certaine qui remontent depuis les Ptolémées jusqu'au règne d'Osortasen Ier, appartenant au XXIe siècle avant J. C. Rien n'annonce, dit-il, qu'elle fût alors nouvelle on récemment introduite. Au contraire, on la [-135-] reconnait sur d'autres monuments bien certainement antérieurs à la dix-septième dynastie, mais dont la date est incertaine ou se perd dans la nuit des temps primitifs[9].

Quant aux signes des épagomènes, Champollion convient n'en avoir pas trouvé d'exemples antérieurs au XVIIIe siècle avant J. C. Mais la rencontre de monuments portant une date d'épagomènes devant être excessivement rare, on n'en peut conclure que les épagomènes ne soient pas d'une institution plus ancienne[10].

Que cette notation soit en concordance parfaite avec le calendrier, tel que les témoignages historiques nous le fout connaître, c'est ce qu'il est facile d'établir.

La division de l'année en trois saisons est bien celle dont les Égyptiens avaient l'usage.

Diodore de Sicile, qui a tiré des récits des voyageurs grecs et des livres sacrés traduits en grec tant de faits curieux et certains, dit expressément que l'année égyptienne était partagée en trois saisons, qu'il met dans cet ordre : le printemps, l'été et l'hiver[11], chacune composée de quatre mois[12]. C'est justement ce qu'exprime la notation hiéroglyphique. Remarquons que cette division de l'année en trois parties exclut toute idée de saisons astronomiques. Ces trois parties ne peuvent répondre qu'à une division climatérique ou agricole, ce qui est justement le caractère des trois signes qui l'expriment. C'est, en [-136-] effet, celle que l'on trouve chez d'autres peuples qui n'ont point encore réglé leur année sur le ciel, et, en tant que ternaire, elle remonte à l'enfance de la civilisation. C'était en effet l'ancienne division de l'année chez les Grecs ; leurs écrivains n'en connaissent pas d'autre depuis Hésiode jusqu'à Hippocrate. Ils confondent toujours en une même saison l'été et l'automne[13]. Hippocrate[14] est le premier auteur grec qui distingue le φθινόπωρον du θέρος, l'automne de l'été. Les Abyssins ont conservé cette division[15] ; elle se retrouve dans l'Inde[16].

Si la constance de la notation sur les monuments des plus anciens temps et des époques les plus récentes prouve que les Égyptiens avaient conservé sans altération cette division caractéristique, les textes de Diodore le prouvent également ; car il parle au passé et au présent, il exprime ce que les Égyptiens faisaient jadis aussi bien qu'à l'époque où il visitait leur pays. Sur ce point, les textes et les monuments sont parfaitement d'accord.

Il faut maintenant placer dans l'année naturelle l'intervalle de chacune des trois saisons ou tétraménies. C'est ce qui n'est pas difficile.

On a déjà remarqué que deux de ces tétraménies, celles de la végétation et de la récolte, ont une étendue difficile à déterminer[17], parce que ni leur commencement ni leur fin ne peuvent être marqués d'une manière exacte.

[-137-] Il n'en est pas de même de la tétraménie de l'inondation. Ce phénomène si important pour l'Égypte est d'une régularité bien remarquable. Toutes les observations des anciens et des modernes se réunissent pour établir que, depuis les premiers temps auxquels il soit possible de remonter, ce phénomène a été lié au solstice d'été, dont il ne s'écarte jamais que de quelques jours.

Le Nil commence à croître, au-dessous de Syène, du 19 au 22 juin de notre calendrier. La crue est sensible au Caire huit ou dix jours plus tard, au commencement de juillet, et les variations sont renfermées dans des limites fort étroites[18].

Ainsi l'on peut dire que l'inondation commence à un point presque constant dans l'année solaire.

La période de sa durée est aussi très-peu variable. Selon Hérodote, le Nil croit pendant cent jours[19]. Cette opinion est conforme aux observations faites au Caire par les ingénieurs français pendant deux années consécutives[20]. En 1799, le Nil a commencé à croître le 7 juillet, au Caire, et à décroître le 25 septembre, le quatre-vingt-septième jour de la crue. En 1800, l'inondation atteignit le maximum de la crue le 25 septembre, quatre-vingt-quatorzième jour de la crue. La moyenne est de cent jours, en partant de l'époque où la crue se manifeste à Syène.

Mais, comme la décroissance est d'abord fort lente, on conçoit que l'époque de la végétation et de la culture ne peut guère commencer moins de vingt jours après le maximum de la crue. Il faut le temps que le Nil se retire un peu et que la terre se resserre. Ainsi l'intervalle de quatre mois ou de [-138-] cent vingt jours, pour la tétraménie de l'inondation, est fondé exactement sur la nature.

Cette tétraménie peut donc servir, avec toute l'approximation désirable, à placer dans l'année naturelle l'année rurale marquée par la notation hiéroglyphique.

Je ferai abstraction du léger déplacement relatif des solstices et des équinoxes pendant une longue suite d'années, par suite du mouvement des apsides ; en supposant ces points fixes relativement les uns aux autres, comme les anciens ont toujours cru qu'ils l'étaient, on trouve alors :

1° Que la tétraménie de l'inondation, partant du solstice d'été, finissait environ un mois après l'équinoxe d'automne.

2° Que la tétraménie de la végétation, partant de ce point, finissait environ un mois avant l'équinoxe du printemps.

3° Enfin que la tétraménie de la récolte commençait où finissait la précédente, pour se terminer au solstice d'été.

D'après ces intervalles, on voit que les expressions printemps, été et hiver, dont s'est servi Diodore, par analogie avec le sens de ces mots en Grèce, s'appliqueraient à cette tétraménie dans cet ordre et de la manière suivante :

Le printemps serait la tétraménie de la récolte ;

L'été serait la tétraménie de l'inondation[21] ;

L'hiver serait la tétraménie de la végétation.

Mais il est bien peu vraisemblable que les Égyptiens aient mis la tétraménie de la récolte en tête des deux autres, de manière à finir l'année par la végétation.

Le discernement qui se montre dans toute cette invention nous indique que les Égyptiens ont dû commencer leur année par la végétation, suivie de la récolte, et celle-ci de l'inondation [-139], qui terminait naturellement l'année rurale en interrompant tous les travaux agricoles.

C'est en effet l'ordre qui résulte, ainsi qu'on le verra tout à l'heure, de la seconde donnée découverte par Champollion. Ainsi le bon sens égyptien ne se dément sur aucun point dans cette institution remarquable.

Avant d'arriver à cette seconde donnée, je m'arrête un moment pour considérer le vrai caractère de cette notation. Et d'abord il est évident que l'astronomie n'y joue aucun rôle : c'est l'inondation seule qui détermine la principale époque ; et, si le solstice s'y trouve lié, c'est simplement parce que la nature a voulu que le phénomène physique dépendit du moment astronomique. Le lever de Sirius n'y parait pas davantage ; il n'y est, en effet, nullement nécessaire.

Nous avons donc là un calendrier purement rural, de la nature la plus simple, et à la portée du premier peuple nomade ou agriculteur qui soit venu établir en Égypte un domicile permanent.

Il lui aura suffi d'un séjour de peu d'années pour saisir les grands traits distinctifs du pays, les ranger en périodes d'un intervalle constant, et en former son année rurale. Plus tard, des observations astronomiques auront donné à cette année quelques points fixes, dont les premiers hommes avaient pu se passer.

Tout nous annonce que nous sommes ici en présence d'une de ces institutions qui remontent au berceau de la civilisation d'un peuple. Une analyse plus intime fera ressortir ce caractère avec évidence, et nous permettra de la décomposer dans ses parties, en scrutant, pour ainsi dire, l'une après l'autre, les couches successives que les siècles y ont superposées.

Ainsi deux traits fort remarquables de cette notation peuvent [-140-] parfaitement rendre compte de deux opinions que les anciens nous ont transmises, et qui, jusqu'ici, n'ont paru que des traditions sans fondement et sans réalité. Le premier de ces traits est le croissant lunaire, qui a été employé pour désigner le mois. Ce symbole est contradictoire avec la forme que nous révèle la composition de cette année rurale, rattachée à un point sensiblement fixe, qui est le commencement de l'inondation. Les douze mois d'une telle année ne peuvent avoir qu'un rapport tout à fait accidentel avec les mois lunaires. Le croissant est un symbole tout à fait impropre pour les représenter.

Nous trouvons ici une trace évidente de ce calendrier primitif, qui a dû exister chez tous les peuples pendant un laps de temps plus ou moins long. Il a consisté à prendre la révolution lunaire pour base de la division du temps. Les Égyptiens auront donc commencé à compter par lunes, c'est-à-dire par un intervalle qui était alternativement de vingt-neuf ou de trente jours, représentant avec une approximation très-suffisante la durée de la révolution synodique.

Cet état primitif, qui ressort si clairement de la notation hiéroglyphique, est d'ailleurs attesté par des textes historiques, qui prouvent combien étaient profondes les traces qu'il avait laissées dans les traditions égyptiennes. Selon Eudoxe, cité par Proclus, les Égyptiens avaient donné au mois le nom d'année[22]. Ce que cette expression peut avoir d'obscur s'explique par les autres témoignages. Diodore de Sicile rapporte que les Égyptiens avaient autrefois pris pour année le mois lunaire[23]. Ce fait avait été positivement affirmé par Varron[24]. [-141-] Pline met aussi les Égyptiens au nombre de ceux qui ont compté le temps par lunes (lunæ senio[25]). Plutarque, dans la Vie de Numa, rapporte la même tradition[26]. Ainsi peu de faits sont attestés par un aussi grand nombre d'autorités concordantes.

La révolution synodique étant d'une durée sensiblement égale à 29 jours 12 heures (exactement 29 jours 12 heures 44' 3'') ne pouvait s'exprimer par un nombre rond de jours. Ce fut donc une nécessité, pour ceux qui voulaient employer cet intervalle de temps, de combiner ensemble deux révolutions consécutives, en les prenant alternativement de 29 et de 30 jours, ce qui formait naturellement une période de deux mois.

Cette nécessité trouve son expression historique dans un curieux passage de Censorin, dont on n'a jamais donné l'explication. Cet auteur, si instruit dans l'histoire des anciens calendriers, nous dit que l'année la plus ancienne en Égypte était bimestrielle : et in Ægypto quidem antiquissimum ferant annum bimestrem fuisse[27]. C'est qu'en effet le mois lunaire, par la raison que j'indique, dut être conjugué avec le suivant, et la période entière fut par conséquent de deux mois.

Ainsi le croissant, dans l'écriture hiéroglyphique, nous représente la plus ancienne expression de l'année. D'autres caractères y furent ajoutés par la suite ; mais le premier y subsista toujours.

Il nous est maintenant impossible de savoir si les Égyptiens passèrent de l'usage du mois lunaire comme année, ou de la [-142-] période bimestrielle, à celui d'une année de douze lunaisons ; en d'autres termes, s'ils eurent pendant quelque temps une année lunaire. Tout ce qu'on sait, c'est que cette manière de supputer le temps était incompatible avec l'emploi d'une donnée fixe, telle que l'inondation du Nil, dont le retour, lié au solstice, ne pouvait se coordonner avec un nombre rond de lunaisons. Les Égyptiens durent l'abandonner aussitôt qu'ils sentirent la nécessité de prendre ce phénomène pour base de leur calendrier, et cela dut avoir lieu peu de temps après l'établissement, dans la vallée du Nil, de la race éthiopienne, qui faisait le fond de la population de l'Égypte. Il devient donc très-vraisemblable que la division par saisons suivit de très-près l'emploi du mois lunaire, qui fut bientôt abandonné et remplacé par la période de quatre mois, représentant la durée de l'inondation. Or le second trait caractéristique de la notation, relatif aux mois, et des textes positifs, indiquent qu'il en fut réellement ainsi.

On remarque, en effet, que les douze mois des trois saisons quadrimestrielles ne sont pas marqués par un ordre continu de 1 à 12, mais que l'ordre numérique recommence à chaque saison, 1, 2, 3, 4.

Ceci nous avertit que primitivement chacune d'elles a été prise à part, formant à elle seule une période complète, une année ; en d'autres termes, que l'année des Égyptiens a dû commencer par être de quatre mois, après l'abandon du mois lunaire.

C'est encore là justement ce qu'exprime Plutarque, lorsqu'il dit[28] : L'année égyptienne fut d'abord d'un mois et ensuite de quatre. Diodore n'est pas moins formel : A ces époques [-143-] anciennes, dit-il[29], on rapporte que l'année se composait de quatre mois. Enfin, cette tradition, selon saint Augustin[30], avait été admise par la plupart des historiens :

Adjiciunt quod apud plerosque scriptores historiæ reperitur, Ægyptios habuisse annum quatuor mensium.

L'accord de la notation et des textes historiques montre que l'année égyptienne passa immédiatement du mois lunaire à la tétraménie, donnée par la durée de l'inondation du Nil ; on n'eut qu'à doubler la diménie ou période de deux mois, en prenant pour point initial le commencement de l'inondation. Et, comme cette période se trouvait assez exactement le tiers de la révolution annuelle du soleil, elle fut employée pour diviser toute l'étendue de cette révolution. Ainsi fut naturellement établie l'année de 360 jours.

Et, comme cette année rétrograde de 5 jours ¼ sur l'année naturelle, ou d'un mois entier en moins de six ans, on ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle était beaucoup trop courte. L'invention des épagomènes parut d'abord suffisante pour obvier à cet inconvénient, et l'année de 365 jours fut établie.

Quand on viendrait à dire que ces traditions ne se rapportent peut-être pas à un état réel, mais qu'elles ont pu être conclues, par les anciens auteurs, comme je le fais moi-même, de la notation hiéroglyphique, on devrait au moins reconnaître que l'explication qui vient d'être donnée de deux de ses traits principaux doit être bien naturelle, puisque l'antiquité elle-même ne leur en avait pas donné d'autre.

Mais il n'y a nulle raison pour ne pas croire que le calendrier égyptien ait en effet passé par ces phases successives, dont les vestiges sont encore si visiblement écrits dans cette [-144-] antique notation et transmis dans des textes positifs, dont elle rend raison d'une manière si satisfaisante.

Pour moi, je crois y voir clairement la cause qui empêcha, presque dès l'origine, le calendrier égyptien de devenir Binaire ; car les idées de La Nauze[31] sur un cycle luni-solaire qui aurait pris la place de l'année solaire en certaines contrées de l'Égypte, sont tout à fait chimériques ; il n'en existe aucune trace. Le caractère rural et agricole que prit tout d'abord ce calendrier, en se fondant sur le phénomène de l'inondation, força d'abandonner la première forme, tandis que les peuples voisins de l'Égypte et les Grecs, privés de ce puissant régulateur, conservèrent toujours le calendrier lunaire, en le perfectionnant plus ou moins par des tâtonnements successifs.

C'est donc encore cette notation hiéroglyphique qui nous révèle la cause de cette profonde dissidence, qui, sur ce point, comme sur tant d'autres, sépare les Égyptiens des autres peuples de l'antiquité.

§ II. — DES NOMS DES MOIS DANS LEUR RAPPORT AVEC LA NOTATION HIÉROGLYPHIQUE.

J'ai déjà fait remarquer que, dans cette notation, les mois ne sont pas désignés autrement que par leur ordre numérique, en chaque saison ou tétraménie. Ce genre de désignation a dû être employé primitivement dans la langue parlée aussi bien que dans l'écriture vulgaire. Peut-être même a-t-il été d'abord en usage chez tous les peuples. L'idée de donner des noms particuliers aux mois parait être venue assez tard, à la suite [-145-] de circonstances diverses, tantôt par emprunt, tantôt par motif religieux, quelquefois par des considérations politiques. Deux autres anciens calendriers nous montrent que, dans l'origine, les mois n'avaient pas de noms particuliers, et n'étaient désignés que par un nombre ordinal, je veux dire celui des Hébreux et celui des Romains.

Il est constant que, dans tous les écrits de l'Ancien Testament rédigés avant l'exil, principalement dans le Pentateuque, les mois hébreux ne sont pas désignés autrement que par leur rang dans l'année : le 1er, le 2e, le 3e, le 4e, etc. Dans quelques parties du premier livre des Rois[32], trois noms seulement paraissent à la place du 2e, du 7e et du 8e ; ce sont : ziv, ethanim et bul, noms qui paraissent être d'origine chaldaïque, et dont la signification est purement climatérique, le 1er signifiant, selon Gesénius, mois brillant, allusion aux fleurs ; le 2e, mois de plaie ; le 3e, mois de débordement. Lorsque les douze mois ont reçu des noms, lesquels ne se montrent pas avant les livres de Zacharie, d'Esdras, de Néhémias et d'Esther, ces trois mois sont devenus Ijar, Marchesvan et Thischri. Que ces noms aient été empruntés aux Babyloniens, comme on le pense généralement, et qu'ils aient une origine zende et non sémitique, comme le fait devient probable d'après de récentes recherches, c'est ce qui n'importe pas à mon sujet. Il suffit de constater l'usage de désigner les mois par l'ordre numérique, qui a subsisté chez les Hébreux, jusqu'à ce qu'ils aient emprunté des noms chez un autre peuple.

Tout nous porte à croire qu'il en a été de même chez les Grecs. Dans la plupart de leurs calendriers, les mois ont des noms distinctifs, tirés, soit de divinités, soit de cérémonies [-146-] religieuses. Mais il est bien vraisemblable que nulle part ces noms ne sont primitifs, et qu'ils ont dû succéder à d'autres qui n'exprimaient que l'ordre des mois. On en trouve encore des traces, par exemple en Phocide : en effet des inscriptions phocéennes et une inscription béotienne nous ont conservé, pour Élatée en Phocide, l'expression de 1er mois, répondant au mois Άλαλκομένιος d'Orchomène en Béotie et au mois Ήραιος de Delphes ; pour Tithorée en Phocide, les expressions de 3e mois, de 5e mois et de 12e mois ; pour Stiris en Phocide, celle de 4e mois ; pour Daulis en Phocide, celles de 7e mois et de 12e mois ; enfin, celle de 9e mois, aussi pour la Phocide[33]. Ainsi, quatre villes phocéennes au moins[34] avaient un calendrier ordonné de cette manière[35].

Les dix mois inégaux qui composent le premier calendrier romain avaient été désignés d'abord uniquement par leur rang dans l'année ; c'est ce que démontrent les noms des six derniers [-147-], quintilis, sextilis, september, october, november et december. Quoiqu'il ne reste aucune trace de noms numéraux pour les quatre premiers, devenus mars, aprilis, maius, junius, on ne peut douter qu'ils n'aient été désignés de la même manière, pendant un certain temps, avant de recevoir des noms propres, tirés de ceux de divinités. Et, quoique les deux mois de januarius et de februarius, ajoutés, dit-on, par Numa, aient changé de bonne heure le rang des autres mois dans l'année en les reculant de deux unités, ils n'en conservèrent pas moins des noms qui n'avaient plus aucun sens dans leur application postérieure ; mais l'habitude fit passer par-dessus cette irrégularité. Les noms d'october, november, etc. ne furent plus que des noms propres, comme januarius et les autres : tant on a de peine à changer ce qui est une fois établi.

Ces exemples suffisent pour nous donner à penser que l'ordre numérique, marqué pour les mois dans la notation égyptienne, a dû exister aussi d'abord dans l'expression du langage usuel. Mais ces noms de nombre ordinaux disparurent ensuite tout à fait de la langue, et ne laissèrent plus aucune trace de leur passage[36] ; car, si l'on est sûr de quelque chose à l'égard du sens des noms des mois égyptiens, thoth, phaophi, tybi, etc. c'est qu'ils n'ont pas de rapport avec leur rang numérique dans l'année. Dans l'opinion de Champollion, leur signification était purement religieuse, désignant des divinités par leurs noms propres, leurs surnoms ou leurs attributs. Il est impossible de savoir à quelle époque on passa du nom ordinal au nom propre. Mais le changement dut se faire assez tôt et complètement, par cette raison fort simple que l'ordre numérique ne se suivait pas de 1 à 12, mais recommençait à trois fois de 1 [-148-] à 4. L'expression de cet ordre devenait donc fort incommode dans l'usage, puisqu'on était forcé d'ajouter au numéro du mois celui de la saison. Cette complication dut forcer de bonne heure à remplacer la double désignation par un seul nom, et l'on conçoit également que la nomenclature nouvelle n'a dû conserver aucune trace de l'ancienne.

Quant à la correspondance des noms des mois avec la notation, Champollion a démontré, par une analyse attentive, que thoth, le premier mois du calendrier civil, correspondait au premier mois de la tétraménie de la végétation, d'où résulte immédiatement cette concordance :

1

Thoth

1

Tétraménie de la végétation.

2

Phaophi

2

3

Athyr

3

4

Choïak

4

5

Tybi

1

Tétraménie de la récolte.

6

Méchir

2

7

Phaménoth

3

8

Pharmuthi

4

9

Pachon

1

Tétraménie de l'inondation.

10

Payni

2

11

Épiphi

3

12

Mésori

4

Cette concordance donne aussi l'ordre que les saisons occupaient dans l'année agricole, puisque cet ordre dépend de la position de thoth, mois initial de l'année civile : végétation, récolte, inondation. Nous avons déjà vu que c'est là l'ordre le plus rationnel, celui que les Égyptiens avaient dû adopter[37]. Ainsi, ils ont montré encore ici le bon sens et le discernement parfait qui ont présidé aux autres parties de leur calendrier. Il ne faudrait que ce résultat certain de la simple comparaison des [-149-] mois  de l'année civile avec ceux de l'année agricole, pour établir que cette concordance remonte à l'établissement même des noms des douze mois.

Un autre trait qui ressort de cette comparaison le prouve encore bien mieux ; c'est que le premier mois de l'année tombe juste jour pour jour au premier mois d'une tétraménie ou d'une saison : c'est là ce qui devait nécessairement arriver dès l'origine, lorsque les noms des douze mois ont remplacé l'ordre numérique. Non-seulement le premier mois de l'année civile a dû être appliqué au n° 1 de la première tétraménie ou saison ; mais tous les mois ont dû se correspondre jour pour jour, puisqu'ils sont partis tous des mêmes points.

Cette double considération montre, d'une part, la grande ancienneté de ces noms, et, de l'autre, que rien n'a été changé à leur correspondance depuis leur établissement.

Cette conséquence ressort d'une troisième observation : le premier mois ou thoth, correspondant au premier mois de la tétraménie de la végétation, se trouve placé à neuf mois de distance de celle de l'inondation. Or c'est dans le premier mois de celle-ci qu'arrivait le lever héliaque de Sirius.

Ainsi l'année civile, telle que la correspondance l'indique, a été instituée indépendamment de ce phénomène, qui est placé à neuf mois du commencement de cette année. Cette institution est donc antérieure à l'époque où ce lever est devenu le régulateur de l'année ; sinon elle aurait été rapportée à un phénomène qui, plus tard, on l'a vu, servit d'époque au renouvellement même de l'année vague, ainsi que de régulateur unique au calendrier civil et religieux.

Le 1er thoth aurait été fixé au jour même de ce lever, d'autant plus qu'à l'époque reculée où l'établissement a dû avoir lieu, le lever héliaque se trouvait fort près du commencement [-150-] de l'inondation, si même il n'y coïncidait pas entièrement, puisque le calcul montre que la coïncidence de ce lever avec le solstice et avec le commencement de l'inondation eut lieu en 3285.

Dans ce cas la concordance, toute différente de celle que Champollion a trouvée, aurait été celle-ci :

1

Thoth

1

Inondation

2

Phaophi

2

3

Athyr

3

4

Choïak

4

5

Tybi

1

Végétation

6

Méchir

2

7

Phaménoth

3

8

Pharmuthi

4

9

Pachon

1

Récolte

10

Payni

2

11

Épiphi

3

12

Mésori

4

Il est évident que le lever héliaque de Sirius, qui depuis a joué un si grand rôle dans le calendrier égyptien, n'y tenait encore aucune place. C'est un élément qui s'y est introduit à une époque postérieure, lorsque le calendrier égyptien a reçu sa dernière forme, qui a consisté dans l'emploi simultané des deux années de 365 jours et de 365 jours ¼.

Tout concourt donc à prouver que l'introduction des noms des douze mois a précédé cette dernière forme, qui, elle-même, est fort ancienne, comme on va le voir.

On se rappelle, en effet, que les prêtres thébains en attribuaient l'invention à Hermès. Elle était donc, à leurs yeux, d'une haute antiquité, pour ainsi dire contemporaine de celle de l'écriture.

Hermès était, en Égypte, l'inventeur présumé de tout ce qui [-151-] était trop ancien pour avoir une date certaine. La correspondance de l'année fixe et de l'année agricole va nous fournir un précieux élément pour déterminer approximativement cette date inconnue que les prêtres thébains croyaient si ancienne.

Et c'est ici en même temps que vont se dénouer les deux difficultés qui ont été signalées à la fin du précédent Mémoire et rappelées au débet de celui-ci.

La plus grave de ces difficultés consiste en ce que le commencement de l'année fixe ou sothiaque se trouve à neuf mois du lever héliaque de Sirius, qui, cependant, devrait lui servir d'époque[38].

Or cette discordance existe également dans l'année agricole, telle que la constate la notation.

D'où il résulte déjà que ces deux années ont dû être semblables l'une à l'autre, et l'année fixe n'être que l'expression de l'année rurale.

Comment, en effet, pouvait-il en être autrement ? A l'époque quelconque où l'année naturelle fut réputée de 365 ¼, jours on établit, parallèlement à l'année vague, une autre année qu'on regardait comme fixe, au moyen de l'intercalation quadriennale d'un jour : quel but pouvait-on se proposer ? Uniquement d'avoir une année qui restât toujours en accord avec les saisons, et qui maintînt à des jours fixes les principaux travaux agricoles.

Cette année fixe fut donc, lors de son établissement, en concordance parfaite avec l'année rurale. On peut être sûr que le premier jour du mois de thoth correspondait au premier jour du premier mois de la tétraménie de la végétation. A [-152-] partir de cette époque, elles auraient marché du même pas, si elles avaient eu même durée.

L'année rurale, rattachée par le commencement de l'inondation à un point sensiblement fixe, dépendant du solstice, était plus courte que l'année supposée fixe, que l'on présumait de 365 jours ¼ juste. Le point initial de l'une et de l'autre a dû s'écarter peu à peu, et leur correspondance s'altérer.

C'est, en effet, ce qui est arrivé. Notre année fixe est encore dans une concordance appréciable avec l'année marquée par la notation. Le tableau qui en exprime les rapports montre que les tétraménies, dans l'une et dans l'autre, se correspondent à 25 ou 26 jours près ; de sorte que chacun des mois du calendrier fixe se trouve encore en partie dans le mois correspondant de la notation[39].

Cette notation, à l'époque de Démocrite et d'Eudoxe .....

 

NOTE DE L'ÉDITEUR.

Au moment où M. Letronne se disposait à reprendre devant l'Académie la deuxième lecture de ces Mémoires, quelque temps avant sa mort, sa plume s'est arrêtée ici, au milieu d'une phrase, par des raisons qu'il est plus facile de conjecturer que d'assigner au juste. Il allait, selon toute apparence, essayer de constater, pour l'époque de Démocrite et d'Eudoxe, d'après son interprétation du papyrus astronomique du Louvre, l'écart de l'année rurale et de l'année fixe, comme il croyait l'avoir fait pour l'époque actuelle. Comptant déterminer ensuite la date approximative de l'établissement de cette année, dans sa coïncidence originelle avec l'année agricole, peut-être s'est-il aperçu, à ce moment, de l'erreur de calcul qu'il venait de commettre, par distraction sans doute, erreur corrélative à la méprise de mots plutôt que de fait signalée en même temps que rectifiée plus haut (p. 117, n. 2). Il lui était impossible, une fois engagé dans cette voie, d'atteindre le but qu'il se proposait, puisque, à mesure que l'on remonte de notre époque ou de celle de Démocrite et d'Eudoxe vers les temps plus anciens, la différence de l'année rurale et de l'année fixe, telle qu'il les admettait, l'une commençant un mois après l'équinoxe d'automne (p. 138), l'autre au 9 octobre julien (p. 61, 78, 124), devait aller non en diminuant, mais en augmentant. Peut-être aussi avait-il fini par concevoir des doutes sur la réalité de cette année fixe qu'il appelle ici trop justement notre, et qu'il désigne d'ordinaire sous le nom d'année sothiaque, parce qu'elle-même il la rapportait en principe à l'observation de Sakis ou Sirius, tandis que la seule et véritable année sothiaque, selon lui d'institution plus récente (p. 150), était celle dont Sothis la maîtresse du commencement de l'année, comme disent les textes hiéroglyphiques, et la régulatrice de tout le calendrier égyptien, marquait, par son lever héliaque, le point initial (p. 128-129, note).

Ce qu'il y a de sûr et ce dont témoigne la première rédaction d'un passage de ce Troisième Mémoire, c'est que M. Letronne n'aurait jamais entrepris, dit-il, de résoudre une difficulté aussi grave — celle qui lui paraissait résulter de l'époque assignée au solstice d'hiver, pour la date supposée de Démocrite et d'Eudoxe, dans le papyrus du Louvre, et, par suite, du fait d'une année fixe commençant à neuf mois du lever héliaque de Sirius —, sans la connaissance de la notation hiéroglyphique découverte par Champollion. La juste importance qu'il attachait à cette découverte, mais en même temps la confiance trop absolue que lui inspirait, comme à M. Biot, qui a fait fausse route dans un autre sens et pour la même cause, l'interprétation des signes des saisons donnée par l'illustre égyptologue, ont pu seules l'engager dans ce labyrinthe, comme il disait encore, dont il ne lui était pas donné de sortir, malgré la vigueur de logique qu'il y a déployée, puisque les deux bases de son raisonnement se trouvaient également vicieuses.

Mais, dans ce beau travail sur le calendrier égyptien, ce n'est là que la partie hypothétique, il le sentait lui-même, et encore est-elle semée d'observations aussi neuves que profondes sur le développement historique de ce calendrier : dans son ensemble et dans sa partie positive, c'est-à-dire dans la presque totalité des deux premiers Mémoires, ce travail n'en reste pas moins un chef-d'œuvre d'érudition et de critique, fort en avant, à sa date, de tout ce qui avait été publié sur un sujet si difficile. Nous sommes heureux de nous trouver ici d'accord avec l'éminent successeur de Champollion, dans l'Étude sur les travaux de M. Biot que nous avons déjà citée (p. 131, n. 2), aussi bien qu'avec le connaisseur éprouvé de l'astronomie ancienne à qui nous devons tant, pour la part qu'il a prise à cette délicate et laborieuse révision des Mémoires de M. Letronne. Je suis convaincu, dit M. de Bougé, qui avait reçu communication de ces Mémoires avant l'impression, que le résultat peu satisfaisant du tableau de concordance qui termine le travail de M. Letronne avait frappé le savant critique, et que ce travail, si remarquable à d'autres égards, dont va s'enrichir le Recueil de l'Académie, n'est resté si longtemps dans le portefeuille de fauteur, que parce que les coïncidences de ce tableau final ne répondaient à aucune donnée véritablement historique ou traditionnelle. Ajoutons que l'énigme du papyrus astronomique, comme s'exprime encore M. de  Rougé, parait avoir livré son mot à notre savant confrère M. Bœckh, dans l'ouvrage allégué plus haut (Ueber die vierjährigen Sonnenkreiss der Alten, vorzäglich den Eudoxischen, Berlin, 1863, p. 197-206, et la Beylage IV, p. 417-434, pour l'époque normale de la grande fêle d'Isis).

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Ces textes auraient pu, en effet, être analysés dans le Deuxième Mémoire ; mais ils ne l'ont pas été. Dans le § I de ce Mémoire 1, M. Lettonne s'est contenté d'alléguer les textes qui, en établissant la haute antiquité de l'année sothiaque de 365 jours ¼, n'en marquent pas le point initial par rapport à la période des saisons : il a omis provisoirement de citer, à l'appui de l'antiquité, suffisamment prouvée, de l'année de 365 jours ¼ en Égypte, les textes qui fixent, de plus, le point initial de cette année sothiaque au lever héliaque de Sirius. Au contraire, il a cité et expliqué 2 un texte d'un papyrus astronomique grec, duquel il a conclu que le point initial de l'année sothiaque tombait vers le 9 octobre julien. La cause de cette omission est évidente : afin de ne pas soulever dans le Deuxième Mémoire une question prématurée, M. Lettonne avait voulu réserver pour le Troisième et dernier Mémoire l'analyse et l'interprétation des textes qui fixent au lever héliaque de Sirius, c'est-à-dire au 20 juillet julien, et non au 9 octobre, le point initial de l'année sothiaque. Puis arrivé au Troisième Mémoire, que malheureusement il n'a pas eu le temps d'achever, il a oublié que l'étude de ces textes avait été ajournée, et il y renvoie ici, comme s'il l'avait donnée plus haut. Nous allons, d'après les intentions de l'auteur, combler brièvement cette lacune, involontaire de sa part, comme ce renvoi le prouve. — Horapollon 3 trouve dans les symboles hiéroglyphiques l'expression d'une année de 365 jours et d'une période de 4 ans avec intercalation d'un jour. Ce même auteur 4, Plutarque 5, Porphyre 6 et le scholiaste d'Aratus 7, désignent le lever héliaque de Sirius comme marquant le commencement d'une forme d'année égyptienne qui ne peut pas être l'année alexandrine, puisque celle-ci commençait le 29 août, et qui devait être de 365 jours ¼ d'après ce qui a été dit, dans le Premier Mémoire, touchant le lever héliaque de Sirius en Égypte. En effet, Vettius Valens 8 attribue aux anciens Égyptiens deux commencements de l'année, l'un au 1er jour de thoth vague, et l'autre, plus naturel, dit-il, au lever héliaque de Sirius. La période quadriennale d'Eudoxe, modelée sur la tétraétéride caniculaire des Égyptiens, se renouvelait dans une année intercalaire, au lever de la canicule, dit Pline 9 ; et, par ce nom de canicule, c'est l'étoile Sirius qu'il désigne 10. Ces textes prouvent, comme M. Lettonne l'admet expressément 11, que le lever héliaque de Sirius marquait le commencement d'une certaine forme d'année égyptienne. [Note de l'éditeur.]

1 P. 47-57. — 2 P. 57-61. — 3 Hierogl., I, V, et II, LXXXIX. — 4 Hierogl., I, III. — 5 De solert. animal., c. XXI. — 6 De antro Nymphorum, c. XXIV, p. 22, Van Goens. — 7 Phænom., v. 152, t. I, p. 45, Buhle. — 8 Anthol. fragm. dans Saumaise, Ann. climact., p. 286. — 9 Voyez ci-dessus, Premier Mémoire, p. 24. — 10 Ibid., p. 28-29. — 11 Premier Mém., p.45 ; Deuxième Mém., p. 81 fin, 99 et 124 ; Troisième Mém., p. 128-129.

[2] Page 55 et suiv.

[3] Ce mémoire, dont la lecture précéda de si peu la mort de son auteur, n'a pu être publié qu'en 1842, dans le tome XV, 1re partie, de la nouvelle série des Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. [Note de l'éditeur.]

[4] M. Brugsch 1 devait, plus tard, modifier essentiellement l'interprétation donnée par Champollion aux signes hiéroglyphiques des trois saisons de l'année égyptienne, par suite conduire au changement de l'ordre des tétraménies, tel que l'avait adopté M. Letronne, et, en faisant passer au premier rang celle de l'inondation, ramener à son commencement le point initial de l'année rurale. (Cf. outre la lettre de M. Biot, défenseur de Champollion, par M. le vicomte E. de Rougé 2, les observations nouvelles, récemment publiées, de ce savant égyptologue 3.) [Note de l'éditeur.]

1 Nouv. rech. sur la division de l'année des anciens Égyptiens (Berlin et Paris, 1856, in-8°). — 2 A la fin des articles de M. Biot, insérés dans le Journal des Savants, d'avril à septembre 1857. — 3 Art. sur les Travaux de M. Biot, dans la Revue contemporaine du 30 novembre 1862, surtout p. 279-283.

[5] Antiq., I, pl. 58, et Mém. de l'Acad. des inscript., nouv. série, t. XV, 1re part. p. 100, 109 et suiv.

[6] Champollion, Lettres d'Égypte, p. 109, 191 et suiv.

[7] Horapollon, I, IV, 66.

[8] Telle est l'interprétation de Champollion : M. Lepsius (Chronol. der Æg., t. I, p. 146.) lisant her (sur, έπί), où Champollion lit pe (ciel), traduit : jours de surplus de l'année (ήμέραι έπαγόμεναι τώ ένιαντώ). Cette interprétation paraît confirmée par une variante que M. Lepsius a trouvée à Beni-Hassan. [Note de l'éditeur.]

[9] Extrait dans Biot, Recherches sur l'année vague, note 11, p. 159-162. — Voyez la fin du Mémoire même, dans le t. XV, 1re part., p. 131-134 du Recueil de l'Académie. [Note de l'éditeur.]

[10] Les jours épagomènes ont été trouvés par M. Lepsius (Chron. der Æg., p. 146 et 179) à Beni-Hassan, dans une inscription d'un tombeau souterrain de l'époque de la XIIe dynastie. [Note de l'éditeur.]

[11] Voyez Diodore de Sicile, I, XI, § 5 ; I, XII, § 8 ; I, XVI, § 1 ; I, XXVI, § 5.

[12] I, XXVI, § 5.

[13] Voyez Ideler, Handb. der Chron., t. I, p. 242-251.

[14] Περί διαίτης, III, p. 366, Foës.

[15] Voyez Ludolph, Comment. ad hist. Æthiopicam, p. 385 et suiv. et Beveridge, Instit. chronol., Appendix, p. 259 (Utrecht, 1734, in-8°). Comparez Ideler, Handb. der Chron., t. I, p. 436-438.

[16] La division en six saisons, le printemps (vasanta), la saison chaude (grishma), saison de pluie (varsha), saison tempérée (sarada), hiver (himanta), et saison de la rosée (sisira), division qui existe depuis les temps les plus anciens, n'en est que le dédoublement, comme chaque mois est le dédoublement de la saison, et la quinzaine le dédoublement du mois.

[17] Biot, Recherches sur l'année vague, p. 44-48.

[18] Girard, Observations sur la vallée de l'Égypte, Description de l'Égypte, hist. nat., II, p. 351, 352.

[19] Hérodote, II, XIX.

[20] Description de l'Égypte, État moderne, t. II, 2e partie, p. 564-569.

[21] Cf. Cicéron, De nat. deor., II, LII.

[22] Proclus, In Tim., p. 31 F, Bâle ; p. 72, Schneider.

[23] I, XXVI, p. 73, 74, Bip.

[24] Ap. Lactance, Instit., II, XII, p. 245.

[25] VII, 48, § 155.

[26] § 18.

[27] De die natali, c. XIX, p. 103 (Leyde 1743 et 1767). La première édition de Leyde (1642) donne antiquissimi, que M. Letronne croyait la vraie leçon, avec le changement de quidem en quidam, ce qui paraît peu vraisemblable. [Note de l'éditeur.]

[28] In Numa, § 18, fin.

[29] Diodore de Sicile, I, XXVI, p. 74. Suidas, v. ήλιος.

[30] De Civit. Dei, XV, XII.

[31] Histoire du calendrier égyptien, IIIe partie, Acad. des inscr. Mém., t. XVI, p. 193-204.

[32] VI,  37, 38 ; VIII, 2.

[33] Voyez K. Fr. Hermann, Ueber griechische Monatskutde, p. 12, et Beilage, p. 106-107 (Gœttingen, 1844, in-4°). Comparez M. Bœckh, Corpus inscr. græc., t. I, Part. V, Inscr. Bœot., Introd. III, IV, p. 734 ; tit. 1569, III, p. 741 et 742, et note p. 745 ; Part. VI, sect. 2, Inscr. Phoc., tit. 1725. p. 848, tit. 1732 b, p. 850-851. [Note de l'éditeur.]

[34] A Delphes, au contraire, les mois avaient chacun leur nom propre. (Voyez K. Fr. Hermann, p. 92.) [Note de l'édit.]

[35] En dehors de la Phocide, à Argos, le mois Έρμαϊος prit plus tard le nom de 4e mois 1. Des mois désignés par leur nombre ordinal s'introduisirent de même tardivement à Smyrne 2, à Salamine de Chypre 3, à Tralles en Carie 4, et dans quelques villes de Phrygie 5 ; il en fut de même, en général, dans l'Asie Mineure depuis l'établissement du christianisme 6. [Note de l'éditeur.)

1 Voyez Plutarque, De Virt. malier., c. IV. Comparez Corsini, Fast. att., t. II, p. 401, et K. Fr. Hermann, p. 84. — 2 Voyez Corp. inscr. gr., tit. 3386, t. II, p. 789-790, et K. Fr. Hermann, Gr. Monatskunde, p. 12 et p. 111-112. — 3 Voyez S. Epiphane, Adv. hæres., LI, 24, p. 446, et K. Fr. Hermann, p. 12 et 91. — 4 Voyez Corp. inscr. gr., tit. 2919, t. II, p. 583-584. — 5 Voyez Corp. inscr. gr., tit. 3872, 3892 et 3896, t. III, p. 17, 22 et 23. Comparez K. Fr. Hermann, p. 12 et 107. — 6 Voyez M. Letronne, Journal des Savants, 1829, p. 690 ; Usber, De Macedonum et Asianorum anno solari, c. II (Lond. 1648, in-8°) ; Noris, De ann. et epoch. Syromac., p. 14-21 ; Corsini, Fast. att., t. II, p. 465 ; Ideler, Handb. der Chron., t. I, p. 423 et suiv. et K. Fr. Hermann, p. 12 et 86.

[36] Theod. Benfey et Moriz A. Stern, E. Burnouf, Ueber die Monatsnamen, etc. p. 3 et suiv. — E. Burnouf, Journal des Savants, 1837, p. 267 et suiv.

[37] Contre cette concordance et les conséquences qu'en tire ici M. Letronne, voyez ci-dessus, p. 131, note 2. [Note de l'éditeur.]

[38] Il faut revoir ici la note 2 de la page 86 et tenir compte des réserves qu'elle implique. [Note de l'éditeur.]

[39] Le tableau de concordance que M. Letronne parait avoir construit pour l'époque actuelle, afin de représenter aux yeux ce qu'il faut bien appeler son système, ne s'est point retrouvé dans ses papiers, mais seulement celui qu'il avait dressé pour l'époque moyenne entre les deux voyages de Démocrite et d'Eudoxe en Égypte, fixée à l'an 400 avant J. C. Nous le joignons à ce Troisième Mémoire. Quant au premier tableau, on pourrait croire qu'il l'a supprimé lui-même, si, après l'avoir dressé, il a reconnu qu'entre l'année marquée par la notation et son année fixe, la différence, au lieu d'être maintenant de 25 à 26 jours, comme il l'avait cru par suite d'une erreur de calcul, n'est plus que d'un ou deux jours. [Note de l'éditeur.]