En
royaume d’Aragon, débordant sur les deux versants des Pyrénées, possédait une
population alliée par le sang et le langage aux habitants de la France
méditerranéenne. Il était donc particulièrement exposé à l’invasion d’une
hérésie venant de la région limitrophe. Les comtes de Barcelone avaient été
vassaux des Carlovingiens et reconnurent même vaguement la suzeraineté des
premiers Capétiens. On a vu comment Pierre II et ses successeurs se montrèrent
disposés à seconder la résistance aux empiètements de la monarchie franque,
risquant ainsi d’encourager l’hérésie. Il était inévitable que des missions schismatiques
s’établissent dans des centres populeux tels que Racelone, et que les
hérétiques pourchassés vinssent chercher un refuge dans les montagnes de
Cerdagne et d’Urgel. Cependant l’hérésie ne s’implanta jamais à l’ouest des
Pyrénées aussi fortement qu’à l’est. Elle ne se manifesta guère que par accès
et sa destruction ne nécessita que peu d’efforts. Il est
assez curieux qu’on ne trouve pas de mention précise concevant la présence
des Cathares dans l’Aragon proprement dit. Il est vrai que Mathieu Paris fait
un récit fabuleux à leur sujet en 1234, ils auraient été, dans cette partie
de l’Espagne, assez nombreux pour décréter l’abrogation du christianisme,
lever une forte armée, brûler les églises et n’épargner ni l’âge ni le sexe jusqu’au
moment où Grégoire IX avait ordonné contre eux une croisade dans l’ouest de
l’Europe. Alors ils auraient été défaits et fauchés jusqu’au dernier. On peut
sans crainte attribuer ce conte à l’imagination de quelque pèlerin, désireux,
au retour de Compostelle, de payer une nuit d’hospitalité à Saint-Alban. Dans
l’énumération faite par Rainerio Saccone, vers 1250, il n'est nullement
question d’une organisation cathare à l’ouest des Pyrénées. On ne saurait
douter qu’il y eût des Cathares en Aragon ; mais ils ne sont jamais désignés
sous ce nom. Les seuls hérétiques dont il soit question sont appelés los
Encabats — les Insabbatati ou Vaudois. Rappelons qu’ils furent
l’objet des cruels édits d’Alphonse II et de Pierre H, publiés vers la fin du
XIIe siècle. La
persécution semble ensuite sommeiller pendant quelque temps. Les sympathies
et l’ambition du roi Pierre l’attachaient à la cause de Raymond de Toulouse.
Quand le roi d’Aragon eut péri au siège de Muret, les Aragonais, pendant la
minorité de Jayme Ier, attendirent probablement l’issue de la guerre des
Albigeois en nourrissant des sentiments favorables à leur cause plutôt qu'à
celle de l’orthodoxie. La seule persécution dont il reste, trace, à cette
époque, fut une sorte d’effort spasmodique suscité par Esparago de Barca, de
Montpellier, élu en 1215 à l’archevêché de Tarragone. Il trouva sa province
inondée d’hé rétiques et chargea les Chartreux de Scala Dei de les chasse/ On
possède, à ce sujet, un document datant de 1220, où le prélat vante le zèle
heureux du prieur et des moines, et leur attribue comme récompense un certain
nombre d’alleus. Enfin, en 1226, le roi Jayme lança un édit interdisant à
tout hérétique l’entrée du royaume. Cette mesure était sans doute rendue
nécessaire par le nombre des persécutés qui venaient chercher dans le pays un
refuge contre la croisade de Louis VII En autre édit suivit, en 1228,
excluant de la « paix publique » les hérétiques et leurs hôtes, fauteurs
et défenseurs. Ce second pas fut fait, disent les chroniqueurs de
l’Inquisition, à l’instigation de Raymond de Pennaforte, confesseur
dominicain du jeune roi. Ce religieux réussit encore à obtenir que le roi demandât
à Grégoire IX des inquisiteurs, chargés de purger le pays. C’est à quoi vise la
bulle Déclinante, adressée le 20 mai 1232 à l’archevêque Esparago et
aux suffragants de ce prélat, les invitant à taire dans leurs diocèses une
enquête contre les hérétiques, soit personnellement, soit avec l’aide des
Dominicains ou de tous autres auxiliaires aptes à cette tâche ; quiconque
serait découvert, devait être puni en application des statuts récemment
publiés par le pape et par Annibaldo, sénateur de Rome. Cette invitation
contribua assurément à la persécution qui suivit : cependant il n’était pas
encore question d’inquisition papale ou dominicaine, non plus que d’un appela
une législation étrangère. L’année
suivante, en 1233, le roi Jayme, après avoir pris l’avis des prélats
assemblés, lança de Tarragone un statut réglant cette question, qui sans
doute paraissait concerner l’Etat plutôt que l’Église. Les seigneurs qui
protégeaient les hérétiques sur leurs terres étaient déclarés passibles de
forfaiture ; les biens frappés de déchéance reviendraient au suzerain ou,
s’il s’agissait d’alleus, au roi lui-même. Les demeures des hérétiques, si
elles étaient allodiales, seraient détruites ; tenues comme fiefs, elles
reviendraient, par forfaiture, au seigneur. Tout homme réputé hérétique ou
suspect d’hérésie était frappé d’inéligibilité aux fonctions publiques. Pour
que l’innocent ne souffrît pas eu même temps que le coupable, nul ne devait
être puni comme hérétique ou comme croyant, par d’autres magistrats que
l’évêque ou tel ecclésiastique ayant qualité pour déterminer la culpabilité.
Les évêques étaient invités à déléguer un prêtre ou un clerc, quand la
nécessité leur paraîtrait urgente, dans les localités soupçonnées d’hérésie.
D’autre part, le roi ou le bailli du roi nommeraient deux ou trois laïques,
chargés de rechercher les hérétiques, de prendre des précautions contre la
fuite des prévenus et de remettre leurs prises entre les mains de l’évêque,
des officiers royaux ou du seigneur du lieu. Dans cet étrange mélange
d’éléments ecclésiastiques et laïques, on peut, sans doute, découvrir le
germe d’une Inquisition ; mais cette Inquisition différait sensiblement de
celle qui, à cette époque, prenait forme à Toulouse. La situation subalterne
de ces prétendus inquisiteurs était manifeste. En cas de négligence dans
l’exercice de leurs fonctions, ils étaient menacés, s’ils étaient clercs, de
la perte de leur bénéfice ; s'ils étaient laïques, d’une amende. Dans
quelle mesure cette procédure fut-elle mise en pratique ? Aucun document ne
permet de le savoir. On tenta probablement quelques essais qui prouvèrent
l’inefficacité du système. Esparago mourut le fi mars 1233. La mitre, refusée
par Raymond de Pennaforte, fut donnée à Guillen Mongriu, qui montra son
tempérament énergique dans la conquête de l’île d'Iviza. Il ne tarda pas à
voir que l’Inquisition nationale était hors d’état de rendre des services, et
soumit à Grégoire la solution de quelques-uns de ses doutes. Le pape lui
envoya, le 30 avril 1235, un code de procédure élaboré par Raymond de Pennaforte.
C’est à cette époque que remonte le premier témoignage d’une persécution
active, caractérisée par l’absence de toute procédure inquisitoriale
formelle. Robert, comte de Roussillon, était un des grands feudataires de la
couronne d’Aragon. Comme presque tous les nobles de son temps, il était en
querelle au sujet de fiefs et de dimes avec l’évêque d’Elne, dont le diocèse
comprenait ses terres. L’évêque l'accusait d’être le chef des hérétiques de
la région et de leur offrir un refuge dans ses châteaux. Ces accusations
étaient vraisemblablement fondées ; du moins l’évêque trouva sans peine des
témoins prêts à en déposer Robert se soumit et abjura ; puis il retomba dans
ses erreurs. En conséquence, le roi Jayme le fit arrêter et emprisonner.
Robert réussit à s’évader et s’enferma dans un de ses inaccessibles castels
de la montagne. Cependant sa situation était désespérée ; il se voyait menacé
de la confiscation de ses domaines. Aussi exprima-t-il à Grégoire IX le désir
de rentrer dans le giron de l’Eglise, offrant de servir avec ses partisans
contre les Sarrasins aussi longtemps que le pape lui en donnerait l’ordre.
Grégoire écrivit, le 8 février 1237, à Raymond de Pennaforte : si le comte
consentait à coopérer pendant trois ans, avec ses sujets, à la conquête (le
Valence, et s’il garantissait qu’en cas de rechute ses domaines
reviendraient, par forfaiture, a la Couronne, il pouvait recevoir
l’absolution. A cette nouvelle, le bon évêque courut à Rome et déclara que,
si Robert était absous, il se trouverait à son tour, ainsi que ses témoins,
en danger de mort, ce qui assurerait le triomphe de l’hérésie dans le
diocèse. Mais après avoir reçu l’assurance qu'on veillerait sur ses fiefs et
ses dîmes, il se tranquillisa et ne fit- plus d’objection à la décision
pontificale. A
l’instigation de Grégoire et de Raymond de Pennaforte, on cul enfin recours à
des inquisiteurs dominicains. En cette même année 1237, les moines paraissent
pour la première fois en Aragon. Du droit de sa femme Ermessende, Roger
Bernard le Grand (de Foix)
était Visconde de Castelho ; ce fief dépendait de l’évêque d’Urgel, contre
lequel Roger Rernard avait eu à soutenir une guerre acharnée. Il donna Castelho
à son fils Roger ; celui-ci, en 1237, sur le conseil de son père, laissa sur
ses terres le champ libre à l'Inquisition, en remettant le château à Ramon Fulco,
Vizconde de Cardona, au nom de l’archevêque de Tarra- gone et des évêques
assemblés au concile de Eérida. Le concile nomma un certain nombre
d’inquisiteurs, tant dominicains que franciscains. Ces moines firent une
descente à Castelho, qui avait longtemps été réputé un nid de Cathares. En
1225, sous la protection d’Arnaldo, alors seigneur de l’endroit, des
hérétiques parfaits y avaient publiquement, prêché leurs doctrines. En
1234 un hérétique de Mirepoix s’v était rendu, dit-on, pour recevoir le çonsolamentum
à son lit de mort. Les inquisiteurs devaient donc aisément trouver des
victimes. Ils firent détruire deux maisons, exhumèrent et brûlèrent les os de
dix-huit morts condamnés comme hérétiques, emmenèrent prisonniers environ
quarante-cinq hommes et femmes, en condamnèrent quinze qui s’enfuirent, et ne
se prononcèrent pas sur quelques autres. Néanmoins, ce résultat parut
insuffisant à l’évêque d’Urgel qui, pour satisfaire son animosité tenace, condamna
et excommunia Roger Bernard comme défenseur d'hérétiques. Ce fut en 1240
seulement que Roger Bernard, grâce à l’intervention de l’archevêque de
Tarragone, en se soumettant, en abjurant l’hérésie et en prêtant serment de
se plier à telle pénitence qu’on lui imposerait, obtint enfin de l’évêque
l’absolution et un certificat le reconnaissant per bon et per leyal e per
Catholich. Cependant la paix ne se rétablit pas ; en 12T3, le comte
adressa un appel au pape, se plaignant d’une nouvelle procédure entamée contre
lui par l’évêque ; il plaçait ses territoires sous la protection pontificale,
alléguant qu’il ne pouvait espérer aucune justice du prélat. Celui-ci avait
attaqué les armes à la main Roger Bernard à Urgel même et avait tué, pendant
une trêve, plusieurs hommes du comte, l’eu de temps après, le hon évêque fut
dénoncé au pape par des membres importants de son chapitre qui l’accusèrent
d’avoir commis des meurtres, violé des vierges, entretenu des relations
incestueuses avec sa sœur et sa cousine, fabriqué de la fausse monnaie,
célébré la messe alors qu’il était frappé d’excommunication réitérée, enfin
d’avoir dix enfants qu'il enrichissait des revenus épiscopaux. Son agent à la
cour pontificale lui assura qu'il triompherait de ses ennemis s’il envoyait, selon
la promesse faite en son nom, quelques bons chevaux au neveu du pape. Ces
assurances étaient fausses : l'évêque fut par la suite, suspendu et
finalement dépouillé de l’épiscopat. Une
telle Église n’était pas en bonne posture pour réprimer l’hérésie ; elle n’en
persista pas moins dans ses efforts. En 1238, l'Inquisition est à peu près
fondée en Aragon. La même année, au mois d’avril, Grégoire IX écrivit au
ministre franciscain et au prieur dominicain d’Aragon, pour se plaindre du
progrès de l'hérésie par tout le royaume. Il déclarait que les hérétiques,
loin de chercher désormais à passer inaperçus, combattaient ouvertement
l’Eglise qu’ils voulaient opprimer. Sans doute il y a quelque exagération
dans ces termes. On sait, toutefois, par une confession faite devant
l’Inquisition de Toulouse, que le pays comptait assez d’hérétiques disséminés
pour offrir un abri aux missionnaires errants des Cathares. Grégoire
remettait donc aux mains des Mendiants le glaive du Verbe de Dieu, qu’il ne
fallait pas craindre d’ensanglanter. Les moines recevaient l’ordre d'entamer
une diligente inquisition contre l’hérésie et les suppôts de l’hérésie, en
conformant leur procédure aux statuts publiés par le pape et en faisant, au
besoin, appel au bras séculier. Grégoire, en même temps, prenait des mesures
analogues à l’égard de la Navarre, qui était également remplie d’hérétiques.
Il y accréditait, comme inquisiteurs, le gardien franciscain dé Pampelune et
le Dominicain Pedro de Leodcgaria. L’Inquisition de Navarre semble n’avoir
jamais eu qu’un embryon d’indépendance. En 1246, on voit Innocent IV inviter
par lettre le ministre franciscain de Navarre à déclarer publiquement qu’un
citoyen de Pampelune, Grimaldo de la Mota, ne doit pas être réputé hérétique
pour avoir, en Lombardie, mangé et bu en compagnie de personnes suspectes.
C’est Vile seul signe de vie qu’ait donné, à ma connaissance, l’Inquisition
de Navarre. Le pays fut, par la suite, annexé à l’Inquisition d’Aragon. En
Aragon, l’institution prenait forme peu à peu. L'évêque de Barcelone,
Bérenger de Palau, s’employait activement à l’organiser dans son diocèse,
quand il mourut en 1241. Le vicaire, qui le remplaça tant que le siège fut vacant,
compléta son œuvre. En 1242, Pedro Arbalate, successeur de Guillen Mongriu
dans l’archevêché, secondé par Raymond de Pennaforte, tint un concile à
Tarragone, pour fixer les détails de la procédure. Sous les auspices de cet
éminent canoniste, le concile publia un code qui témoignait d’une
connaissance approfondie des principes réglant les rapports de l'Eglise et
des hérétiques et qui continua longtemps à faire autorité, non seulement en
Espagne, mais en France. D’autre part, le soin qu’on apporta aux définitions
prouve que l'Eglise, à laquelle étaient destinées ces instructions, ignorait
les premiers éléments de la persécution systématique, si fortement établie en
d’autres pays. Ce fut probablement cette impulsion qui causa une
recrudescence de poursuites à Castelho : sans doute cette localité n’avait
pas été entièrement purifiée par l’expédition de 1237. Cette fois, les
hérétiques se montrèrent moins patients et eurent recours au poison. Ils
réussirent ainsi à supprimer l'inquisiteur Fray Ponce de Blanes, ou de
Espira, qui s’était rendu particulièrement odieux depuis plusieurs années. Ce
meurtre réveilla les instincts guerriers de l’archevêque honoraire, Guillen
Mongriu ; il assembla des troupes, assiégea et prit le château, brûla un
grand nombre d’hérétiques et emprisonna les autres pour le reste de leur vie.
Un effort systématique fut fait alors en vue d’étendre l’Inquisition au
royaume entier. Les prêtres paroissiaux furent individuellement sommés de
prêter à l’institution toute l’aide dont ils disposaient. Urgel était,
semble-t-il, le quartier-général des sectaires : en effet, par la suite, il
est question du la cruelle persécution qu’ils y subirent de la part de l’inquisiteur
dominicain, Bernardo Travesser, dont ils finirent par se débarrasser
violemment. Suivant l’habitude, l'once de Blancs et Bernardo Travesser
manifestèrent leur sainteté de martyrs par des miracles et restèrent les
objets d’un culte particulier à l’Église d’Urgel, bien que Ponce de Blanes
eût été transporté en 1262 à Montpellier, où on lui éleva un magnifique
tombeau. Les
progrès de l’organisation paraissent avoir été fort lents. En 1244, une
affaire, jugée en dernier ressort par Innocent IV, atteste l’absence de toute
procédure pratique. L’évêque d’Elne et un moine dominicain, agissant en
qualité d’inquisiteurs, avaient condamné comme hérétiques Ramon de Malleolis
et sa femme Hélène. Ceux-ci réussirent à adresser un appel au pape, qui
renvoya l’affaire devant l’archidiacre de Besalu et le sacristain de Girone.
Les nouveaux juges acquittèrent les prévenus et leur restituèrent les biens
confisqués. Mais le cas fut de nouveau porté devant la cour de Rome et
finalement, Innocent confirma la condamnation. Puis, en 1248, le pape adressa
par lettre, à l’évêque de Lérida, des instructions concernant les mesures à
prendre à l’égard des hérétiques qui, dans le diocèse de ce prélat,
reviendraient spontanément à l’Église. Cette intervention pontificale ne peut
s’expliquer que par l’absence d’inquisiteurs et par l’ignorance absolue de
tous les principes fondamentaux de l’Institution. La même année le provincial
dominicain d’Espagne et Raymond de Pennaforte se virent conférer le droit de
nommer des inquisiteurs ; mais il ne semble pas qu’ils en aient usé. Sans
doute les efforts déployés par Raymond de Pennaforte et par l’archevêque Mongriu
n’avaient pas amené de résultat durable. En 125-i, le roi Jayme, de plus en
plus mécontent, prie instamment Innocent IV 'le faire une nouvelle tentative.
Sur le conseil de Jayme, le pape décida, cette fois, de remettre entièrement
la tâche aux Dominicains. On avait fait si peu de progrès dans la voie de
l’organisation générale que le soin de choisir les inquisiteurs fut confié
par Innocent IV aux prieurs de Barcelone, de Lérida, de Perpignan et d’Elne.
Chacun de ces ecclésiastiques devait agir dans les limites de son propre
diocèse, à moins, toutefois, qu’il n’v eût déjà des inquisiteurs nommés par
mandat pontifical. Cette dernière clause montre quelle était alors la
confusion. Plus tard, Innocent jugea nécessaire de remettre le choix aux
archevêques de Tarragone et de Narbonne, en les invitant à aider les nouveaux
fonctionnaires. Ce projet ne semble pas avoir été réalisé de façon
satisfaisante. En fait, on avait une notion si imparfaite de l’organisation
et de la juridiction inquisitoriales que nul effort soutenu n’était possible.
Notre vieille connaissance, l’évêque Pons d’Urgel, avait poursuivi la lutte
engagée contre le comte de Foix. Il avait, sans résultat d’ailleurs, dénoncé
son ennemi au pape, comme hérétique et fauteur d’hérétiques. Puis, avec le concours
d’un inquisiteur dominicain. Fray Pedro de Therres, il entreprit une
expédition contre les Vaudois de Puycerda et de Berg. Au cours de cette
opération, la nouvelle de sa suspension lui parvint, suivie bientôt d’un
ordre du provincial dominicain, enjoignant à Fray Pedro de cesser toute
poursuite. Ce coup de théâtre bouleversa tout, si bien que l'archevêque de
Tarragone, se sentant responsable et ne sachant que faire, implora le secours
et les conseils de Raymond de Pennaforte et du prieur dominicain de
Barcelone. Ceux-ci furent d’avis qu’il jugeât les hérétiques et que Fray
Pedro, en dépit des ordres du provincial, fût appelé à donner son avis et son
assentiment, en vertu du mandat confié û ce moine par l’évêque disgracié.
D’autre part, afin de prévenir le scandale qu’aurait causé l’évasion des
hérétiques, Raymond écrivit également à Fray Pedro et à un autre inquisiteur.
Fray Ferrer de Villaroya, pour les inviter â se rendre promptement à Berg. Il
s’avouait d’ailleurs incapable de dire ce que ces personnages pourraient
faire en ce lieu, sans le concours de l’archevêque ; il s’en remettait à leur
zèle et à leur discernement. On le voit : la création d’une organisation
stable et efficace s’imposait comme une impérieuse nécessité. A ce
moment la péninsule entière constituait une seule province dominicaine. En 1262,
Urbain IV reprit et adopta définitivement le Système, usité partout ailleurs,
de donner au provincial qualité pour nommer les inquisiteurs, alors au nombre
de deux seulement. Quelques jours auparavant, il avait adressé aux
inquisiteurs d’Aragon une bulle définissant leurs attributions et leur
procédure ; une copie de cette bulle qui transmise au provincial, pour
faciliter sa tâche. Ce fut là, pendant longtemps, la base de l’organisation.
Mais quand la province fut dédoublée par le Chapitre général de Cologne, en
1301, les Aragonais s’irritèrent fort de se voir soumis au provincial
d’Espagne, dont le domaine ne comprenait que la Castille, Léon et le
Portugal. La lutte traîna en longueur. L’inquisition d’Aragon finit cependant
par conquérir son indépendance. En 1351, Fray Nicolas Roselli, provincial
d’Aragon, obtint de Clément VI le pouvoir de nommer et de révoquer les
inquisiteurs du royaume. Cependant,
les inquisiteurs n’étaient pas demeurés inactifs, Fray Pedro de Cadreyta se
distingua particulièrement. Comme à l’ordinaire, Urgel fut le théâtre de sa
plus grande activité. Avec le concours de son collègue, Fray Pedro de
Tonenes, et d’Arnaldo, évêque de Barcelone, il prononça, le 11 janvier 1257,
un jugement définitif contre la mémoire de Ramon, comte d’Urgel. Le défunt
reconnu hérétique relaps, bien qu’ayant abjuré en présence de l’évêque
d’Urgel, fut condamné à l’exhumation ; pourtant, par une indulgence
inaccoutumée, sa veuve, Timborosa, et son fils, Guillen, furent admis à la réconciliation
et ne perdirent pas leurs domaines. Deux ans plus tard, en 1269, on voit
Cadreyta, secondé par un autre collègue, Fray Guillen de Colonico, et par
Abril, évêque d’Urgel, condamner la mémoire d’Arnaldo, vizconde de Castelho
et celle de sa fille Ermessende, qui était, comme on la vu, l’épouse
hérétique de Roger Bernard le Grand, comte de Foix. Tous deux étaient morts
plus de trente ans auparavant. Le petit-fils d’Ermessende, Roger Bernard III
de Foix, qui avait hérité du vizcondado de Castelho, fut dûment invité à
prendre la défense doses ancêtres. S'il s’acquitta de cette tâche, ce fut
assurément eu vain, car on ordonna l’exhumation des restes des condamnés.
Vraisemblablement les hardis champions de la foi ne durent pas borner leur
zèle è la condamnation des morts, bien qu’on ne connaisse, de cette époque,
qu’une seule exécution, celle de Béranguer de Amoros, brûlé en 1263. Que les
vivants, cependant, lussent exposés à une cruelle persécution, c’est ce que
rend vraisemblable le martyre de Cadreyta. Tué à coups de pierres par la
populace exaspérée d’Urgel, cet inquisiteur fournit un saint de plus à la
piété locale. On trouve un indice de troubles, dont les détails manquent,
dans un bref adressé le 2 août 1265, par Urbain IV, aux inquisiteurs pour
mettre ceux-ci et leurs agents à l’abri de toute excommunication prononcée
par un mandataire du pouvoir pontifical. En 1280, on a le témoignage d'un
renouveau d’activité dans un décret d’Alphonse II ordonnant à tous ses
représentants de seconder les inquisiteurs. Pendant
les dernières années du siècle, on n’entend plus guère parler de
l’Inquisition d’Aragon. Les actes du concile de Tarragone, en 1291, semblent
prouver qu’elle ne l'ut ni très active ni très respectée. Autrement, le
concile n’aurait pas jugé nécessaire d’ordonner le châtiment des hérétiques
qui niaient la vie future et d’exiger qu’on imposât une crainte salutaire à
tous les détracteurs de la foi catholique. Plus significative encore est
l’injonction faite aux prêtres paroissiaux de recevoir affectueusement et
d’aider avec zèle les bien-aimés inquisiteurs dominicains, qui travaillent à
extirper l’hérésie. Ce fut, sans doute, à cause de celle intervention du
concile que Jayme II lança, le 22 avril 1292, un décret mettant tous les
fonctionnaires royaux à la disposition des inquisiteurs et ordonnant que
ceux-ci fussent défrayés des dépenses nécessitées par leurs déplacements. Au
début du XIVe siècle, il semble que la vigueur de la persécution augmente un
peu. En 1302, Fray Bernardo célébra divers autodafés, où nombre
d’hérétiques furent livrés au bras séculier. En 1304, Fray Domingo Peregrino
célébra un auto, où dit-on, ceux qui échappèrent au bûcher furent
bannis avec l’assentiment du roi Jayme. C’est là un des rares exemples de
cette peine dans les annales de l’Inquisition. En 1314, Fray Bernardo.
Puigcereos eut la bonne fortune de découvrir un grand nombre d’hérétiques ;
il brûla les uns et exila les autres. A Juan de Longerio, en 1317, appartient
le peu enviable honneur d’avoir condamné les œuvres d'Arnaud de Villeneuve.
D’autres noms sont venus jusqu’à nous, ceux d’Arnaldo Burguete, dé Guillen de
Costa et de Lenardo de Puycerda, inquisiteurs qui remportèrent de nombreux
succès, mais dont les travaux connus furent surtout dirigés contre les Franciscains
Spirituels. Nous y reviendrons avec détail plus loin. Les Aragonais ne
goûtaient guère les méthodes de l'Inquisition, car, en 1323, les Cortès, avec
l’assentiment du roi Jayme II, interdirent l’usage de la procédure
inquisitoriale et de la torture, comme constituant une violation des Fueros.
Cette mesure était-elle destinée à s’appliquer aux tribunaux séculiers ?
C’est ce qu’on ne saurait dire ; mais s'il en était ainsi, le résultat désiré
ne fut pas obtenu, ainsi qu’il appert des instructions détaillées données par
Eymerich cinquante ans plus tard. Vers le milieu du siècle, l’inquisiteur
Nicolas Roselli sut, par ses mérites, gagner le chapeau de cardinal. Il est
vrai qu'en 1344, quand l’énergique action de l’inquisiteur Jean Dumoulin
chassa de Toulouse les Vaudois et les força à chercher un refuge au-delà des
Pyrénées, Clément VI écrivit aux rois et aux prélats d’Aragon et de Navarre
pour les prier instamment d’aider l’Inquisition à anéantir les fugitifs ;
mais on ne trouve pas trace d’une action consécutive à cette requête. Il
advint à Roselli de soulever une question qui enflamma l’antagonisme
traditionnel des deux Ordres Mendiants. Cet épisode mérite qu’on s’y arrête
un moment : il montre à quelles 171 subtilités était parvenue la théologie
dogmatique sous l'influence combinée de l’argutie scolastique et de
l’autorité inquisitoriale, la première évoquant sans cesse de subtiles
difficultés, la seconde exigeant l’obéissance implicite aux moindres articles
de foi. Er 1331, le gardien franciscain de Barcelone, dans un sermon public,
affirma que le sang versé par le Christ lors de la Passion avait perdu toute
divinité, s’était séparé du Verbe et. était resté sur la terre. La
proposition était nouvelle et quelque peu difficile a démontrer. Mais Roselli
la saisit comme un prétexte de porter un coup aux Franciscains détestés : il
la transmit à Rome. La réponse allait au-devant des plus ardents désirs de Roselli.
Le cardinal de Sainte Sabine, sur l'ordre de Clément VI, écrivit que le pape
avait appris avec horreur cette coupable assertion. Sa Sainteté, ayant réuni
une assemblée de théologiens, avait, en personne, combattu cette doctrine et
obtenu qu'elle fût condamnée : les inquisiteurs reçurent en tous lieux
l’ordre d’ouvrir des procédures contre ceux qui auraient l’audace de soutenir
cette hérésie. Le triomphe de Roselli était complet. Le malheureux gardien
dut rétracter ses dires, du haut de la chaire même où il les avait proférés.
Les franciscains s’irritèrent de cette rebuffade, qu’ils interprétèrent comme
un coup monté contre l'Ordre entier. En dépit de la décision pontificale, la
question resta ouverte dans les écoles et on la débattit de part et d’autre
avec Apreté. Les Franciscains arguaient, avec une audacieuse apparence de
raison, que le sang du Christ pouvait bien être resté sur terre, puisque le
prépuce enlevé lors de la Circoncision était conservé dans l’église de Latran
et vénéré comme une relique sous les yeux mêmes du pape et du cardinal, et
puisque dos gouttes du sang et de l’eau qui coulèrent sur la croix étaient
exposées aux fidèles à Mantoue, à Bruges et en d’autres lieux. Un siècle
s’était écoulé quand, en 1448, le Franciscain Jean Bretonelle, professeur de
théologie à l'Université de Paris, soumit l’affaire à la Faculté, en
déclarant que cette question soulevait des discussions à La Rochelle et en
d’autres lieux. Une commission de théologiens fut nommée eL, après de sérieux
débats, rendit une décision solennelle, déclarant qu’il n’était pas contraire
à la foi de croire que le sang versé durant la Passion fût resté sur terre.
Cet encouragement accrut l’audace des Franciscains. Le
Franciscain Observantin Giacomo du Monteprandone, plus connu sous le nom de della
Marca, était un des ecclésiastiques les plus distingués du XVe siècle. Son
incomparable éloquence, sa rigide austérité, sa vigueur surhumaine, son zèle
inlassable pour l’extermination de l’hérésie lui valurent à juste titre la
béatification qu’il obtint après sa mort. Depuis 1417, il s'était fait
connaître comme un « marteau d'hérétiques ». Il détenait un mandat
d’inquisiteur universel qui lui donnait pouvoir sur toute l’étendue de la
Chrétienté. Dans les moindres recoins de l'Italie, en Bohème, en Hongrie, en
Bosnie, en Dalmatie, les hérétiques avaient de bonnes raisons pour trembler devant son nom. Il fallait une
singulière audace pour s'attaquer a un tel homme ; cependant quand, le 18
avril 1462. Giacomo della Marca eut, à Brescia, prêché publiquement la doctrine interdite,
l'inquisiteur dominicain, Giacomo da Brescia, s'empressa de lui en demander
compte. D'abord, par une affectation courtoise, il déclara ne pas croire au rapport
qui lui avait été fait touchant ce sermon et sollicita un démenti. L'Observant in
persista dans sa doctrine. Une sommation formelle suivit, le citant au
tribunal pour le lendemain. Ainsi les deux Ordres avaient engagé le 1er.
L’évêque de Brescia intervint et obtint le retrait de la citation : c’était
devant le pape que devait être renvoyée la querelle. Ou peut juger, par la
plainte de l’inquisiteur, du degré d’animosité auquel on était arrivé. 8on
adversaire avait, disait-il, excité le peuple de Brescia contre lui et contre
les Dominicains, à tel point que, s’il n’avait lui-même promptement pris des
mesures, nombre d'entre eux auraient été massacrés. D’autre part, de Milan à
Vérone, il n’était pas de chaire dominicaine qui ne retentit d'accusations
d’hérésie lancées contre Giacomo della Marca. Pie II,
fin politique, redoutait une querelle avec l’un ou l’autre des Ordres. Aux
Dominicains, il donna une copie légalisée de la décision de Clément VI ; à
Giacomo della Marca, il écrivit que ce document avait été remis à ses
adversaires, non Pas pour qu’on en fil usage, mais parce qu’il n’avait pas
été possible d'en refuser la communication. La décision avait été,
d’ailleurs, publiée, non par Clément, mais seulement au nom de ce pontife, et
la question restait ouverte. Giacomo pouvait donc demeurer en paix, assuré
que le pape avait pleine confiance en son zèle et en son orthodoxie, et que
ses calomniateurs seraient réduits au silence. Le 31 mai, Pie II ordonna que
toute discussion cessât sur ce sujet, que les deux parties envoyassent leurs
champions les plus érudits à une assemblée que le pape tiendrait en septembre
et où le débat serait clos par une décision définitive. Il pensait que cet
expédient mettrait fin au différend et que, d’autre part, en ajournant
adroitement la conférence, l’affaire s’éteindrait d’elle-même. Il avait trop
peu préjugé de l’hostilité des Ordres rivaux. La querelle s’envenima, fit
rage. Les Franciscains déclarèrent que l’inquisiteur, cause de tout le mal,
devait être relevé de ses fonctions et déchu de son grade de maître en
théologie. Là-dessus, Pie II apaisa le Dominicain en lui assurant qu’il avait
fait son devoir et n’avait rien à craindre. La
conférence était devenue un mal inévitable. Pie se vit contraint d’en
autoriser la convocation en décembre 1463[1]. Chaque partie choisit trois
docteurs, qui pendant trois jours, en présence du pape et du Sacré Collège,
discutèrent avec une telle ardeur qu’en dépit du froid de l’hiver, ils
étaient inondés de sueur. D’autres alors intervinrent et la question fut
débattue contradictoirement. Les Franciscains citèrent comme preuves le sang
du Christ exposé à la vénération des fidèles dans beaucoup de châsses et le
prépuce qui se trouvait au Latran, à la chapelle royale de France et à
Anvers. Ils alléguèrent aussi les mèches de cheveux et de barbe coupées au
Christ, les rognures de ses ongles, etc. Ces choses étaient-elles restées sur
terre ou avaient-elles été divinisées et enlevées au ciel ? A ces arguments,
les Dominicains répondaient en avocats retors. Mais comme nul ne pouvait
alléguer un texte de l’Écriture, aucune des deux parties ne put prétendre à
la victoire. Le bon évêque de Brescia, qui avait tout d’abord joué le rôle de
pacificateur, présenta, en conséquence, une argumentation écrite dans
laquelle il prouvait que le pape ne devait pas trancher la question. Une
telle décision serait, d’après lui, en premier lieu douteuse ; en second
lieu, inutile ; eu troisième lieu, périlleuse. Ce sage exposé était
probablement inspiré de l’Esprit-Saint, car Pie II réserva sa décision. Le
1er août 1464, huit jours à peine avant de mourir, il lança une bulle
rappelant combien cette querelle entre les deux Ordres avait scandalisé les
fidèles, et défendant qu’on discutât désormais sur ce sujet jusqu’à ce que
Saint-Siège eût définitivement fixé ce point de doctrine. Il était
expressément interdit aux Dominicains de dénoncer les franciscains comme
hérétiques pour avoir professé cette doctrine, toute infraction aux
injonctions pontificales était ipso facto passible d'une
excommunication, aggravée d’emprisonnement rigoureux. Le pape raconte
lui-même qu’après la discussion publique les cardinaux agitèrent la question
pendant plusieurs jours encore. La majorité était favorable aux Dominicains
dont elle acceptait l’opinion ; mais la prédication des Franciscains était
nécessaire pour la croisade que le pape se proposait de diriger en personne
contre les Turcs. C'eut été de mauvaise Politique que d’offenser ces
auxiliaires. Aussi la décision fut-elle ajournée. Des murmures de discussion,
sans querelle ouverte, se sont élevés de loin en loin, par la suite, entre
les Ordres ; mais les papes n'ont jamais jugé utile de trancher ce différend
par une décision définitive. Le grave problème sou- levé par Roselli n’est
pas encore résolu aujourd’hui[2]. En I356,
Roselli fut promu cardinal de S. Sisto. Peu de temps après il eut pour successeur Nicolas Eymerich, l’homme
le plus remarquable de l’Inquisition aragonaise, bien qu’il ait, après plus de trente années de service, terminé ses jours dans la disgrâce et l’exil. Possédant une érudition variée, doué d’une activité incessante, il composa de nombreux ouvrages,
dont un seul eut les honneurs de l’impression. Ce fut le Directorium Inquisitorum,
dans lequel, pour la première fois, il exposait la procédure systématique de
l'institution qui lui était si chère et donnait les principes et les formules
destinés à guider les inquisiteurs. Ce livre resta toujours une autorité et
fournit les éléments de presque toutes les compilations postérieures.
Eymerich se luisait, de l'inquisiteur modèle, une idée fort élevée. Il doit,
suivant lui, posséder la connaissance approfondie de toutes les subtilités de
doctrine et de toutes les aberrations de l'hérésie — non seulement des
erreurs courantes, répandues dans le vulgaire, mais encore des spéculations abstruses des écoles,
de l’Averroïsme et de l’Aristotélisme, des croyances des Sarrasins et de
celles des Tartares. A cette époque où l’Inquisition, sur son déclin, tombait
peu A peu dans le mépris, Eymerich insistait avec audace sur les prérogatives
absolues, sur les imprescriptibles privilèges du Saint-Office. En
reconnaissant pour tout droit à l'hérétique celui de choisir entre la
soumission et le bûcher, il exprimait exactement les idées de son époque. Ses
œuvres son ! animées et comme enflammées delà conviction que la besogne de
l’inquisiteur est le salut des âmes[3]. Eymerich
déplore la difficulté de pourvoir aux frais d’une institution si nécessaire
au bien de l’Eglise. Il est donc évident que les rois d’Aragon ne se sont pas
jugés tenus de soutenir le Saint-Office. D’autre part, les évêques, nous
dit-il, essayaient, comme leurs confrères étrangers, de se dérober aux
charges qui leur incombaient. Les confiscations, ajoute-l-il, se montaient à
peu de chose ou à néant, les hérétiques étant de pauvres gens, Vaudois, Fraticelli
et autres malheureux du même genre. On eut la perspective de profils plus
abondants en 1359, quand des Juifs convertis du Comtal Venaissin retournèrent
à leur foi première et s’enfuirent en Aragon. Mais Innocent IV se les réserva
en leur envoyant son propre inquisiteur, Bernard du Puy, auquel Pierre IV
donna plein pouvoir pour rechercher et punir les apostats. En fait, autant
qu’on peut en juger, la faible somme d’activité déployée par Eymerich durant
sa longue carrière montre la rareté de l’hérésie à celle époque. L’inquisiteur
était parfois récompensé par la découverte de quelques Fraticelli, Vaudois,
Juifs apostats ou Sarrasins renégats ; de temps à autre aussi, il mettait la
main sur quelque fou inoffensif dont la manie prenait par malheur une forme
religieuse. Ou sur quelque trop subtil casuiste égaré dans la théologie
dogmatique. Ainsi, vers 1360, au début de sa carrière, Eymerich eut la
satisfaction de brûler comme hérétique relaps un certain Nicolas de Calabre
qui persistait à soutenir que son maître, Martin Gonsalvo de Cuenca, était le
Fils de Dieu, destiné à vivre éternellement, à convertir le monde, et à
prier, au Jour du Jugement, pour tous les morts qu'il sauverait ainsi de
l’enfer. En
1371, il eut la joie plus vive encore de réduire au silence, à l’aide d’une
décision de Grégoire XI, un Franciscain, Pedro Bonageta. La relation exacte
entre la personne du Christ et la matière concrète de l’hostie avait été
longtemps, pour l’Église, un sujet de controverses. Fray Pedro enseignait
que, si l’hostie tombait dans la poussière ou venait à être salie de quelque
façon, ou si une souris la rongeait, le corps du Christ s’envolait au ciel,
et l’azyme redevenait simple pain ; il en était de même si les dents du
communiant venaient à toucher l’hostie avant qu’elle fût avalée. Grégoire
n’osa pas déclarer cette proposition hérétique ; il se contenta d’interdire
qu’on la formuât publiquement. Vers la même époque, Eymerich éprouva beaucoup
d’ennuis du fait d’un Juif devenu Dominicain, Fray Ramon de Tarraga, dont les
nombreux écrits philosophiques sentaient fortement l’hérésie. Eymerich le
garda deux ans en prison ; puis Grégoire ordonna que l’homme fût promptement
jugé, menaçant l’inquisiteur de punir sévèrement toute résistance aux ordres
pontificaux. Ramon avait assurément, dans l’Ordre, des amis puissants qu’Eymerich
n’osait défier ; car, six mois plus tard, arriva une nouvelle lettre de
Grégoire disant que si l’accusé ne pouvait être puni d’après la loi usitée en
Aragon, il fût envoyé sous bonne garde 4 la cour pontificale avec tout le
dossier de l’affaire, soigneusement cacheté. En fait, l’Inquisition n’était
pas instituée pour juger des Dominicains. Au même moment, un autre juif,
Astruchio de Piera, tenu par Eymerich sous l'accusation de sorcellerie et
d’invocation des démons, fut réclamé par l’autorité civile et séquestré
jusqu'à ce que Grégoire eût ordonné sa remise aux mains de l’inquisiteur.
Celui-ci obtint, par la violence, une abjuration, et prononça la peine de
l’emprisonnement perpétuel. Peu
auparavant un certain Bartolo Janevisio de Majorque, qui se plaisait à écrire
des ouvrages apocalyptiques traitant de l’Antéchrist, avait été contraint par
Eymerich à se rétracter (1361) ; ses livres furent brûlés publiquement. Eymerich professait en
outre une doctrine assez politique ; il déclarait que quiconque prêtait
assistance aux Sarrasins était passible de la peine infligée par
l’Inquisition aux fauteurs d’hérésie. Mais cette théorie semble être restée
lettre morte et n’avoir pas amené d’affaires au Saint-Office. Nous verrons
plus loin quel sort eut la tentative faite par Eymerich en vue de condamner
les œuvres de Raymond bulle ; nous nous contenterons de noter ici le résultat
de cette tentative. Eymerich, relevé de ses fonctions, eut pour successeur,
en 1386, son plus mortel ennemi, Bernardo Ermengaudi. En 1387, à l’avènement
de Jean Ier, qui lui était nettement hostile, il fut deux fois proscrit et
exilé. Le roi le dénonça comme un fou incurable, ennemi de la foi, inspiré de
Satan et nourri du poison de l’incrédulité. Eymerich ne réussit lias mieux
lorsque, dans son zèle imprudent, il s’attaqua au pieux Saint Vincent Ferrer,
pour avoir dit dans un sermon que le repentir de Judas Iscariote avait été
sincère et salutaire que Judas ne pouvant, à cause de la foule, s’approcher
de Jésus et obtenir son pardon, s’était pendu et avait obtenu, au ciel, la
rémission de son crime. Le procès touchait à sa fin quand Pedro de Luna,
alors cardinal d'Aragon, prit Vincent sous sa protection, le fit son confesseur
et, en 1394, une fois élu pape en Avignon (sous le nom de Benoit XIII),
exigea d’Eymerich la remise du dossier qu’il brûla sans cérémonie. L’inquisiteur
suivant, Bernardo Puig, fut, dit-on énergique et heureux, punit de nombreux
hérétiques et confondit mainte hérésie. Vers 1390, à Valence, se présenta le
cas d’un prêtre de Cella, Pedro de Ceplanes, lequel avait lu en chaire une
déclaration affirmant que le Christ avait une triple nature — divine,
spirituelle et humaine. Un marchand de la ville démentit à haute voix cette
allégation ; aussitôt un tumulte s’éleva. L’inquisiteur de Valence
arrêta promptement le trop subtil théologien, qui n’échappa au bûcher que par
une rétractation publique et une condamnation à la prison perpétuelle. Mais
le détenu s’évada, se refugia dans les iles Baléares et interjeta appel au
Saint-Siège. Le
royaume de Majorque, créé en 1202 par Jayme Ier d’Aragon au bénéfice de son fils cadet, Jayme, comprenait les
des Baléares, le Roussillon et la Cerdagne. Ce nouveau royaume semblait
réclamer une inquisition spéciale. L’époque où elle y fut établie est
incertaine : le premier inquisiteur de Majorque dont on connaisse le nom est
Fr. Ramon Durfort, mentionné comme témoin sur une chartre de 1332. Il occupa
ce poste jusqu’en 1343, époque à laquelle il fut élu provincial de Toulouse.
Dés lors, les inquisiteurs se succèdent. Quand, en 1348, Pierre IV annexa par
force à la couronne d’Aragon les provinces limitrophes, il n’y eut pas
unification des tribunaux, bien qu’en 1351 un bref de Clément VI, adressé à
Nicolas Roselli, alors provincial dominicain d’Aragon, déclare que la
division n’enlève nullement à ce religieux le droit de nommer des
inquisiteurs. D’ailleurs, l'Inquisition, sentant décliner son crédit et son importance,
parait avoir cherché à atténuer le mal en multipliant les charges locales. En
1413, Benoit XIII, qui était encore reconnu pour pape en Aragon, fit un
nouveau partage : les comtés de Roussillon et de Cerdagne furent attribués à
Fray Bernardo Pages, tandis que Guillen Bagarra recevait les îles Baléares.
Ces deux tribunaux continuèrent à montrer quelque activité. On alluma de
temps à autre des bûchers, destinés surtout à des Juifs ou à des Sarrasins
convaincus d’apostasie ou de sorcellerie. Sarrago eut pour successeur
Bernardo Moyl, auquel succéda Antonio Murta. Ce dernier fut maintenu en
fonctions en l’i20, quand Martin V approuva les modifications effectuées. A
la même époque, Martin, sur la requête du roi et des consuls de Valence, érigea
également cette province on Inquisition spéciale. Le provincial d’Aragon
nomma à celle charge F ray Andrea Ros ; celui- ci, maintenu à son poste, en
1433, par Eugène IV, fut révoque l’année suivante, sans motif précis, par le
même pape ; on rapporte qu’il persécuta inexorablement, par le fer et le feu,
les Bohémiens ou Wickliffites. Ses
successeurs, Domingo Corls et Antonio de Crémone, se couvrirent également de
gloire en exterminant des Vaudois. Une
affaire qui se produisit en 1123 semble indiquer que l’Inquisition avait
beaucoup perdu de la puissance qui l’avait rendue si jadis redoutable. Fray
Pedro Salazo, inquisiteur de Roussillon et Cerdagne, jeta en prison, sous
l'inculpation d’hérésie, un ermite nommé Pedro Freserii, qui jouissait parmi
le peuple d’un grand renom de sainteté. L’accusé allégua que les témoins
étaient ses ennemis personnels et se déclara prêt à se disculper devant un
vrai juge ; ses amis adressèrent un appel à Martin V. Le pape transmit
l'affaire, avec pouvoir de prononcer en dernier ressort, à Bernardo, abbé du
monastère bénédictin d’Arles, dans le diocèse d’Elne. Bernardo confia la
cause à un chanoine de l’église d’Elne, lequel acquitta le prévenu sans
attendre l’issue d’un autre appel au pape, interjeté par l’inquisiteur.
Finalement, Martin remit le tout à l’Ordinaire de Narbonne, autorisé à citer
devant lui toutes les parties et à prononcer le jugement définitif. Toute cette
transaction témoigne d’un singulier manque d’égard pour les prérogatives de
l’Inquisition. Plus
significative encore est la plainte adressée en 1456, à Calixte III, par Fray
Mateo de Rapica, inquisiteur de Roussillon et Cerdagne. Certains néophytes,
ou Juifs convertis, persistaient dans des pratiques judaïques, telles que de
manger de la viande en carême et de contraindre leurs serviteurs chrétiens à
en faire autant. Fray Mateo et Juan, évêque d’Elne, avaient poursuivis ;
mais, loin de sc soumettre, ces hérétiques publièrent, contre l’inquisiteur,
un libelle diffamatoire, et, avec l’aide de divers laïques, lui causèrent toute
sorte d’ennuis et de dommages. Dans sa rage impuissante, l’inquisiteur fit
appel au pape, qui ordonna à l’archevêque et à l’official de Narbonne de
prendre en main cette affaire. Le même esprit d’insoumission apparait, sous
une forme encore plus accentuée, dans un incident auquel il a déjà été fait
allusion. Ce fut en 1458, quand Fray Miguel, inquisiteur d’Aragon, fut
maltraité, jeté en prison et détenu pendant neuf mois par des nobles et des
hauts fonctionnaires royaux, qu’il avait offensés en obéissant à des
instructions transmises par le pape Nicolas V. Cependant,
contre les pauvres gens sans appui, l’Inquisition conservait son pouvoir. Le
Wickliffisme, ainsi qu’il était de mode de désigner l’hérésie vaudoise, avait
continué à se répandre. Vers 1440, nombre de sectaires furent découverts par
Miguel Ferriz, inquisiteur d’Aragon, et Martin Trilles de Valence.
Quelques-uns furent admis à se réconcilier, la plupart furent brûlés
comme hérétiques obstinés. Parmi ces victimes se trouvait, croit-on, Léonor,
la malheureuse femme du docteur Jayme de Liminanna, citée, vers cette époque,
comme ayant refusé d’accomplir h pénitence que lui avait infligée l’Inquisition
de Carthagène, et, en conséquence, livrée au bras séculier. Le poste
d’inquisiteur était toujours recherché. Pour augmenter le nombre de ces
magistrats, Nicolas V, peu après son élection en 1447, sépara la Catalogne de
l’Aragon. En 1459 fut opérée une nouvelle division. Le diocèse de Barcelone
fut érigé en tribunal indépendant par Martiale Auribelli, Maître général des
Dominicains, au bénéfice de Fray Juan Conde, conseiller et confesseur de
l’infant Carlos, prince de Viane. D’ailleurs, le nouveau titulaire ne jouit
pas longtemps en paix de sa charge. Ce fut probablement l’inquisiteur de
Catalogne, hostile au morcellement de son diocèse, qm obtint, en 1461, de Pie
Il un bref annulant ce partage, sous prétexte qu’un seul inquisiteur avait
toujours suffi à la tâche. Fray Juan résista et fut frappé d’excommunication.
L’influence de son royal maître fut cependant assez forte pour obtenir de Pie
une autre bulle (13 octobre 1461), restituant à Fray Juan son siège et le relevant de
l’excommunication. Une querelle éclata en 1479 à Valence, montrant que les
fonctions d’inquisiteur avaient assez d’attraits pour exciter des
compétitions. Le provincial d’Aragon avait révoqué Fray Jayme Borel et nommé
à sa place Juan Marquez. Borrel alla conter ses malheurs à Sixte IV, qui
ordonna au Maître général de remettre en fonction l'inquisiteur révoqué et
d’assurer à Borrel la possession tranquille de sa charge. Ferdinand
le Catholique — qui avait déjà occupé, en 1474, le trône de Castille, du
droit de sa femme Isabelle — ceignit, en 1479, la couronne d’Aragon. Avant
même que l’Inquisition d’Aragon fut réorganisée en 1483, l'influence de
Ferdinand avait dû contribuer beaucoup à la restauration du pouvoir
inquisitorial. En 1482, à la veille de cette réorganisation, on voit
l’Inquisition d’Aragon agir avec un redoublement de vigueur et d’audace, sous
la direction du Dominicain Juan de Epila. Beaucoup d’affaires jugées à celle
époque nous sont connues eu détail, entre autres les poursuites contre le
père et la mère de Felipe de Clemente, protonotaire du royaume. Dans celle
recrudescence de la persécution, Cristobal Gualbes, qui avait été, depuis
1452, inquisiteur de Valence, fut impliqué dans une violente querelle avec
l’archidiacre Mercader, créature du cardinal Borgia, alors archevêque de
Valence, plus lard pape sous le nom d’Alexandre VL A la suite de cette
querelle, Gualbes fut chassé comme un fils d’iniquité, et Torquemada,
inquisiteur général, reçut défense de le nommer à nouveau. Le
grand royaume de Castille et Léon, comprenant la plus grande partie de la
péninsule ibérique, ignora le fléau de l’Inquisition médiévale. Cette
monarchie était plus indépendante de Rome que toute autre à la même époque.
Des prélats opulents, des nobles turbulents, des cités jalouses de leurs
libertés y rendaient difficile la centralisation du pouvoir entre les mains
du roi. Le peuple, peu cultivé, ne s’adonnait guère aux vaines spéculations
de la théologie. Ses réserves d’énergie trouvèrent d’ailleurs leur emploi
dans la nécessité de reconquérir le pays sur les Sarrasins. Les difficultés
particulières que créait à la Castille la présence d’une nombreuse population
de Juifs et de Maures vaincus auraient été compliquées, plutôt que résolues,
par les méthodes de l’Inquisition. Un jour vint, pourtant, où la réunion de
l’Aragon et de la Castille sous Ferdinand et Isabelle, suivie delà conquête
de Grenade, permit à ces souverains d’entreprendre sérieusement la besogne
qui convenait tout ensemble à leur politique et à leur fanatisme : imposer
par la force l’uniformité de la foi. La
légende dominicaine rapporte que Dominique revint de Rome en Espagne, comme
inquisiteur-général, pour établir une Inquisition chargée de punir les Juifs
et les Maures convertis qui auraient manqué à leur foi nouvelle ; il fut,
dans cette entreprise, chaleureusement secondé par Saint Ferdinand III et
organisa l’Inquisition par tout le pays, célébrant lui-même le premier autodafé
à Burgos, où furent brûlés trois cents apostats, puis un second auto, en
présence du saint roi, qui lui- même porta sur ses épaules les fagots
destinés à brûler ses sujets ; les misérables endurcis le narguaient
impudemment dans les flammes qui les consumaient. Puis Dominique institua
l’Inquisition en Aragon, partit de là pour Paris et organisa le Saint-Office
dans toute la France ; en 1220, il envoya Conrad de Marbourg comme
inquisiteur en Allemagne ; en 1221, il acheva sa tâche en fondant des
tribunaux du Saint-Office dans toutes les régions de l’Italie. Cette histoire
absurde vaut le récit dans lequel un vieux chroniqueur raconte comment saint Boniface
fut inquisiteur et brida maint hérétique avec l’aide de Pépin le Bref. Assurément,
on nous présente la liste des inquisiteurs qui se succédèrent dans la
Péninsule — Frailes Suero Gonies, B. Gil, Pedro de Huesca, Arnaldo Segarra,
Garcia de Valcos, etc. Mais ces hommes étaient simplement les provinciaux
dominicains d’Espagne, auxquels le pape avait donné qualité pour nommer des
inquisiteurs, et qui n’exercèrent pas ce pouvoir hors de l’Aragon. Paramo
lui-même, qui s’efforce pourtant de prouver l'existence nominale d
inquisiteurs en Castille, est obligé de reconnaître que, pratiquement, ce
pays ne possédait pas d’inquisition. Cependant,
même dans la lointaine ville de Léon, le catharisme avait réussi à
s’implanter. L’évêque Rodrigo, qui mourut en 1232, avait chassé un grand
nombre de Cathares. Ils avaient eux-mêmes appelé son attention en propageant
une légende destinée à exciter la haine des citoyens contre les prêtres. Une
pauvre femme, disaient-ils, avait placé sur l’autel un cierge en l’honneur de
la Vierge ; quand elle fut partie, un prêtre prit le cierge pour son usage
personnel. La nuit suivante, la Vierge apparut à son adoratrice et jetant de
la cire brûlante dans les yeux de la femme, lui dit : « Reçois ici la
récompense de tes bons offices. Dès que tu as été partie, un prêtre a enlevé
le cierge. Tu aurais été récompensée sûrement si le cierge s’était consumé
sur mon autel ; il est donc bien juste que tu sois punie, puisque, par ta
négligence, je n’ai joui que pour un moment de la lumière. » Au dire d’un
témoin oculaire, Lucas de Tuy, cette diabolique histoire impressionna si
vivement les âmes simples qu’on cessa de pratiquer l’offrande des cierges. Il
fallut, pour rendre la foi au peuple, deux miracles authentiques ! Durant
le temps qui s’écoula entre la mort de l’évêque Rodrigo, en mars 1262, et
l’élection de son successeur Arnaldo, en août 1232, les hérétiques eurent
toute facilité pour exercer leur malignité. Un Cathare, nommé Arnaldo, avait
été brûlé, vers 1218, en un endroit du faubourg où l'on déposait les ordures.
Il y avait là une source que les hérétiques teignirent en rouge et
proclamèrent miraculeusement changée en sang. Nombre d’entre eux, simulant la
cécité, la claudication ou la possession démoniaque, se firent porter en cet
endroit et prétendirent avoir retrouvé la santé. Puis ils déterrèrent les os de
l’hérétique et déclarèrent que c’étaient les reliques d’un saint martyr. Le
peuple, enflammé d’enthousiasme, érigea une chapelle et adora les reliques.
En vain clergé et moines s’efforcèrent de refouler cette marée montante ; le
peuple les dénonça comme hérétiques et méprisa l’excommunication dont les
évêques voisins frappèrent les adorateurs du nouveau saint. En même temps les
vrais hérétiques racontaient tout bas les dessous de l’affaire, qu’ils
donnaient comme un exemple de la fabrication des saints et des miracles ; ils
récoltèrent ainsi un grand nombre de conversions. Dieu, pour punir ce
sacrilège, envoya une sécheresse qui dura dix mois et cessa seulement quand
Lucas, au péril de sa vie, détruisit la chapelle hérétique. La pluie alors se
mit à tomber, causant dans les esprits une réaction dont Lucas sut tirer
parti pour chasser les hérétiques. Toute cette histoire semble indiquer que
ceux-ci étaient nombreux et bien organisés ; il est, en tout cas, évident
qu’il n’existait pas d’institution spéciale à leur opposer. Mais quand Lucas
eut été, en 1239, nommé au siège de Tuy, on n’entendit plus parler
d’hérétiques ni de persécutions. L’événement avait ôté probablement une
manifestation isolée, œuvre de quelque bande de fugitifs languedociens, qui
disparurent sans laisser d’adeptes (1). S'il
est vrai, comme l’affirmé Lucas, que des ecclésiastiques se joignissent
fréquemment aux hérétiques pour tourner en dérision les sacrements et le
clergé, l’Eglise espagnole, ne dut guère être disposée à seconder
l’introduction de l’Inquisition. Un exemple nous permet de juger combien peu
l'on avait, dans le pays, le sentiment exact des méthodes inquisitoriales. En
1230, Saint Ferdinand III, ayant découvert des hérétiques a Palencia, se mit
en mesure de leur roussir le visage, opération qui les fit réfléchir et les
amena à demander l'absolution. Personne ne sut, semble-t-il, ce qu’il fallait
faire de ces gens. En conséquence, on s’adressa à Grégoire IX, qui chargea l’évêque de Palencia de les réconcilier. Quelques historiens
rapportent que le roi fut souvent forcé d’imposer à ses sujets une contribution de bois destinée au supplice des impénitents. Cette histoire, sans
doute apocryphe, prouve toutefois que les idées de l’Inquisition eurent
quelque peine il s’acclimater dans le pays[4]. On
aborde un terrain plus solide avec les codes connus sous les noms d’El
Fuero Real et Las Siete Partidas, publiés, le premier par Alphonse
le Sage en 1255, le second environ dix ans plus tard. L’Inquisition était
alors à son apogée. Partout où l’on travaillait à la destruction de
l’hérésie, cette tâche était confiée aux soins du Saint-Office. Cependant,
non seulement Alphonse ne tient aucun compte de l’Inquisition, mais cil
réglant par une loi séculière les relations entre l’Église et les hérétiques,
il montre combien, jusqu’il ce moment, l’Espagne était restée en dehors des
grands mouvements des XIIe et XIIIe siècles. L’hérésie relève, il est vrai,
des tribunaux ecclésiastiques ; tout citoyen peut dénoncer un hérétique à son
évêque ou à son vicaire. Si l’on reconnaît que l’accusé ne croit pas ce
qu’enseigne l’Eglise, on doit s’efforcer de le convertir et lui pardonner
s’il revient il l’orthodoxie. S’il persiste dans l’erreur, il doit être livré
au juge séculier. Son sort est alors décidé indépendamment des lois que
l’Eglise s’était efforcé d'imposer par toute la chrétienté. Si l'inculpé a
reçu le consolamentum, s’il pratique les rites des croyants ou s’il
est de ceux qui nient la vie future, il doit être brûlé ; mais un croyant qui
ne pratique pas les rites doit être banni ou emprisonné jusqu’à ce qu’il
revienne à la vraie foi. Quiconque s’initie à l’hérésie, tout en n’étant pas
encore un croyant, est passible envers le fisc d’une amende de dix
livres d’or ; s'il ne peut payer, il recevra en public cinquante coups de
fouet. Quant à ceux qui meurent en état d’hérésie ou qui sont exécutés, leurs
biens passent à leurs descendants catholiques ou, à défaut de ceux-ci, au
plus proche parent ; s’il n’y a pas de parents orthodoxes, les biens des
laïques reviennent au fisc, ceux des ecclésiastiques à l’Église. Si l’Église
n’a pas réclamé ces biens dans l’espace d'un an, ils font retour au fisc. Les
enfants déshérités pour cause d’hérésie peuvent, par l’abjuration, recouvrer
leurs parts, à l’exception des revenus incidents. Nul ne peut, après
condamnation pour hérésie, occuper une fonction, bénéficier d’un legs, faire
un testament, opérer une vente, témoigner en justice. La maison qui a donné
asile à un missionnaire errant, est attribuée à l’Église, si le propriétaire
y habite lui-même ; si elle est louée, le propriétaire coupable est frappé
d’une amende de dix livres 'l’or ou fouetté publiquement. Un rico home,
ou noble, qui abrite des hérétiques sur ses terres ou dans ses châteaux et
qui Persiste dans ses torts après un an d’excommunication, voit la (erre ou
le château passer, par confiscation, au roi. S’il s’agit d’un non noble, la
personne et les biens du coupable sont livrés au bon plaisir du souverain. Le
Chrétien qui se fait Juif ou Musulman est légalement hérétique et passible du
bûcher, de même que l'homme qui élève un enfant dans une religion interdite.
Cependant les poursuites contre des morts sont prescrites cinq ans après le
décès. Tout
cela prouve que, si Alphonse et ses conseillers considéraient comme un devoir
pour l’Etat d’assurer la pureté de la fui, ils voyaient en cette obligation
une affaire purement civile, où l’Église n’intervenait que pour déterminer la
culpabilité de l’accusé. La volumineuse et minutieuse législation élaborée
par Grégoire IX, Innocent IV et Alexandre IV était entièrement ignorée. Le
droit canon n’avait pas cours en Castille, où les questions de cet ordre
étaient réglées suivant les besoins propres du pays. Que, dans l’espèce, ces
besoins aient été satisfaits, c’est ce que prouve l'Ordenamiento de Alcalà,
publié en 1348, qui est muet sur la question de l’hérésie. Apparemment, on ne
jugeait pas nécessaire de modifier les articles des Partidas, qui
furent alors, pour la première fois, confirmées par l’assemblée du peuple.
Sous cette législation, le provincial dominicain n’avait naturellement pas
d’inquisiteurs à nommer, sauf en Aragon, aux termes de la bulle d’Urbain IV (1202). La
Castille continuait à rester à l'abri des maux de l’Inquisition et la
persécution pour hérésie y était chose presque inconnue. En 1316, Bernard
Gui, de Toulouse, découvrit dans son district quelques-uns de ces redoutables
sectaires connus sous le nom de Dolcinistes ou Pseudo-Apostoli
; énergiquement poursuivis par lui. ils s’enfuirent en Espagne. Le U‘ r mai
1310. Bernard écrivit à tous les prélats et moines d’Espagne, leur donnant
connaissance des caractères distinctifs de la secte, les pressant de saisir
et de châtier les sectaires. S’il y avait eu alors, en Espagne, une
Inquisition, Bernard se serait adressé directement fi elle. De la lointaine
ville de Compostelle, une réponse lui arriva. L’archevêque Rodrigo l’avisait
que cinq personnes, répondant au signalement transmis, avaient été capturées
dans cette localité et y étaient tenues dans les chaînes. Il demandait des
instructions au sujet de la procédure à suivre pour le jugement et le châtiment
à infliger, dans le cas où les prévenus seraient reconnus coupables ; « car,
dit-il, tout cela est absolument nouveau dans notre pays ». Evidemment, en
Bastille et Léon, il n'y avait pas d’inquisition à laquelle on put avoir
recours ; les dispositions des Partidas sur l’hérésie y étaient même
inconnues. Cependant, de toutes les villes du royaume, Compostelle aurait dû
être, plus qu’aucune autre, familière avec le monde, extérieur et avec les
hérétiques, puisqu’un flot de pénitents y était sans cesse envoyé en
pèlerinage. En
1401, Boni face IX fil une démonstration en nommant inquisiteur pour
l’Espagne entière le provincial Vicente de Lisbonne, en spécifiant que les
dépenses de ce magistral devaient être payées par les évêques et que nul
supérieur de son Ordre n'aurait qualité pour le déplacer. La seule hérésie à
laquelle la bulle fasse allusion est l’adoration idolâtrique des plantes, des
arbres, des pierres, des autels, restes de superstition païenne qui montrent
le niveau de la religion et de la culture dans la Péninsule. Il n’y avait
guère lieu d’espérer quelque résultat de l’intervention de Boni face, puisque
l’Espagne rendait hommage à Benoit XIII, antipape d’Avignon. Ce fut là
probablement un simple coup tenté dans cette partie d'échecs que fut le Grand
Schisme. D’ailleurs, quel qu’ait été le mobile, la tentative fut
infructueuse, car Fray Vicente était déjà mort en odeur de sainteté à l’époque
où parut la bulle. À cette nouvelle, Boniface revint à la charge et, le 1er
février 1402, attribua pour l’avenir, au provincial dominicain d’Espagne, le
pouvoir de nommer et de révoquer des inquisiteurs ou d’agir lui-même en cette
qualité, avec tous les privilèges et toute l’autorité reconnue par les
canons. Si cette mesure resta inefficace, elle eut du moins l’avantage de
permettre aux historiens de l’Espagne de dresser une liste ininterrompue
d'inquisiteurs-généraux. C’est vers cette époque que le roi Henri III aggrava
les peines frappant l'hérésie, en décrétant que la moitié des biens des
hérétiques condamnés Par les juges ecclésiastiques serait confisquée par le
trésor royal (1). Cette
bulle de Boniface justifie peut-être historiquement les dires d’Alonso Tostado,
évêque d’Avila, qui, peu après, fait allusion à des inquisiteurs recherchant,
en Espagne, les gens réputés hérétiques. Elle explique aussi les remarques de
Sixte IV, qui, en janvier 1482, tout en confirmant les inquisiteurs nommés à
Séville par Ferdinand et Isabelle, au début de leurs réformes, interdit
désormais toute semblable nomination, par la raison que les fonctionnaires
choisis par le provincial dominicain suffisent à cette tâche. En dépit de
tout, l’Inquisition espagnole n’existait qu’en puissance, non en fait. Les conversos,
ou Juifs convertis, formaient, dans l’Etat, un corps important. Partout, ils
étaient soupçonnés de judaïsme secret ; dans la situation anarchique où se
trouva l’Espagne sous Jean II, ils avaient, pour la plupart, adhéré à la
faction hostile au favori du roi, Alvaro de Luna. C’étaient de redoutables
adversaires, et le favori crut, semble-t-il, que l'Inquisition serait entre
ses mains une arme propre à les anéantir, car, en 1451, Jean demanda à
Nicolas V d’émettre, pour la punition de cette apostasie, quelques mandats
conférant des privilèges inquisitoriaux. Le fait montre qu’à cette époque
aucun pouvoir de ce genre n’existait en Castille. Nicolas répondit volontiers
à la demande et nomma inquisiteurs l’évêque d'Osma, son vicaire général, et
le Scholastique de Salamanque. Cette mesure ne fit qu’exciter les adversaires
de Luna à déployer une plus grande activité en vue d’assurer, par sa ruine,
leur salut. Ils réussirent à détacher le roi de son favori qui, en 1453, fut
précipitamment condamné et exécuté. On ne voit pas que les inquisiteurs aient
jamais fait usage de leur pouvoir : la bulle pontificale resta donc sans
effet. En
1453, Alonzo de Almarzo, abbé de l’importante fondation bénédictine
d’Antealtares de Compostelle, fut jugé avec ses complices. Ils avaient vendu
par toute l’Espagne et tout le Portugal des indulgences qui, affirmaient-ils,
sauvaient de l’enfer les âmes des damnés ; ils avaient contrefait l’Agnus
Dei pontifical ; ils avaient forgé et falsifié des lettres pontificales
et poussé à l'apostasie des Juifs convertis. S’il y avait eu une Inquisition,
elle serait intervenue sans retard. Mais il n’en fut rien. L’affaire lut
soumise à Nicolas V, qui chargea l’évêque de Taragona de mener la procédure.
Quelques années plus tard, vers 1460, Alphonse de Espinare connait et déplore
l'absence de toute persécution contre l’hérésie. Evêques, inquisiteurs et
prédicateurs devraient tous combattre les hérétiques ; mais il ne se trouve
parmi eux aucun homme disposé à ce devoir. « Nul ne recherche les
erreurs des hérétiques. Seigneur, les loups rapaces ont réussi à pénétrer au
milieu de ton troupeau, car les pasteurs sont peu nombreux. Beaucoup de ces
pasteurs sont des mercenaires et, parce qu’ils sont mercenaires, ils ne se
soucient que de tondre, non de nourrir les brebis ! » Alphonse nous
fait ensuite un désolant tableau de l’Église espagnole, déchirée par les
hérétiques, les Juifs et les Sarrasins. Peu de temps après, en 1464, les
Cortès assemblés à Médina portèrent leur attention sur ce point et se
plaignirent du nombre considérable des malus cristianos e sospechosos en
la fe ; mais l’aversion nationale contre l’Inquisition romaine se
manifesta encore par le fait qu'il ne fut pas question de l’introduire alors
dans le pays. Les archevêques et évêques furent invités seulement à
rechercher sévèrement les hérétiques. On demanda au roi Henri IV de leur
prêter assistance, afin que toute localité suspecte pût être visitée à fond
et que les coupables fussent découverts, emprisonnés et punis. On montra au
roi quels avantages il tirerait de cette entreprise, le produit des
confiscations devant être attribué au trésor royal. Le roi donna de bonne grâce
son assentiment ; mais l’effort n’eut aucun résultat. L’orthodoxie,
en Espagne, n’avait généralement eu à souffrir que de quelques Fraticelli et
Vaudois, trop peu nombreux pour nécessiter une répression active. Le danger
principal venait 'l’une multitude de Juifs et de Maures auxquels la loi
accordait la tolérance, mais que le fanatisme populaire avait contraints à se
convertir en masse. La pureté de la foi, chez ces convertis, était sujette à
caution. J’aurai, je l’espère, l’occasion de montrer plus tard que les
mesures prises par Ferdinand et Isabelle n’étaient pas absolument
injustifiées, à les envisager selon les conceptions religieuses et politiques
du temps, bien que ces souverains aient commis de graves erreurs en morale
comme en politique et que le résultat final ait été désastreux. Pour
l’instant, je me contente de montrer quel était l’état des choses, et d’expliquer
comment le mécontentement général faisait désirer qu’on y remédiât. A cette
époque, l’Espagne elle-même ne laissait pas- d’être quelque peu agitée par
l’esprit d’inquiétude et de recherche qui marqua la seconde moitié du
quinzième siècle, sapant les bases de la tradition et contestant les
prétentions du sacerdoce. Vers 1460, nous apprend Alphonse de Espina,
beaucoup de gens commençaient à nier l’efficacité de la confession orale. Or,
on ne pouvait en être venu là sans avoir préalablement mis en doute nombre
d’autres doctrines et pratiques dont l’observance était, au dire de l’Église,
indispensable au salut. Ces novateurs finirent par devenir si audacieux que
Pedro de Osma, maître à la grande université de Salamanque, osa faire
imprimer un exposé de leurs opinions. La confession orale, affirmait-il,
était d’enseignement humain, non divin, et n’était pas nécessaire à la remise
des péchés ; aucune indulgence papale n'était capable d’assurer les vivants
contre les flammes du Purgatoire ; la papauté était faillible et n’avait nul
pouvoir pour autoriser des infractions aux statuts de l’Eglise. Si l’on avait
eu sous la main un mécanisme prêt à agir pour la répression, on eut
promptement imposé silence à cet audacieux hérétique. Mais les autorités
savaient si peu comment agir qu’elles interrogèrent à ce sujet Sixte IV. Le
pape chargea Alphonse Carrillo, archevêque de Tolède, le plus haut dignitaire
du royaume après le roi, de juger Pedro de Osma. En 1479, un concile fut, à
cet effet, réuni à Alcala ; on y comptait cinquante-deux 188 des meilleurs
théologiens espagnols et un grand nombre de canonistes. Pedro, sommé de
comparaître, fit défaut : la doctrine fut condamnée comme empreinte d’hérésie
; à l’homme on infligea, non le bûcher pour contumace, mais la rétractation
publique, prononcée en chaire. Il se soumit et s’exécuta. Le compte rendu
officiel de l’affaire dit que tous les fidèles fondirent en larmes en voyant
se manifester de façon si éclatante la main victorieuse de Pieu. Pedro mourut
paisiblement l'année suivante, en 1480, dans le giron de l’Église. Sixte IV,
en confirmant les actes du concile, ordonna à l’archevêque de poursuivre comme
hérétiques tous ceux des disciples de Pedro qui ne suivaient pas, en se
soumettant, l’exemple de leur maitre. Au
lendemain de l’avènement de Ferdinand et Isabelle (1474), Sixte IV envoya comme légat à
la cour d’Espagne Nicolo Franco, et lui délégua plein pouvoir inquisitorial
pour la poursuite et le châtiment des faux chrétiens qui, après avoir reçu le
baptême, persistaient à observer les rites judaïques. Les souverains,
désireux de restreindre l'intervention du légat dans affaires intérieures de
leurs domaines, ne lui permirent guère, semble-t-il, d’exercer le pouvoir qui
lui était ainsi contré. On ne voit pas, d’ailleurs qu'il ait essayé d’en
user. Les souverains demandèrent du temps, posèrent des conditions, si bien
que, finalement, quand Sixte publia la bulle du 1er novembre 1478, fondant
l'Inquisition espagnole, le droit d’intervention pontificale y était réduit
au strict minimum. Au
Portugal, Alphonse II, au début de son règne (1211), prouva son zèle en obtenant
des Cortès des lois sévères visant la répression de l’hérésie. Mais quand le
premier provincial dominicain d'Espagne, Sueiro Gomes, tenta d’introduire
dans le royaume de Portugal des inquisiteurs de son Ordre, Alphonse refusa de
les admettre ; il insista pour que les hérétiques fussent, comme devant,
jugés par les tribunaux épiscopaux ordinaires. Pendant près d'un siècle et
demi, l’Inquisition se le tint Pour dit. La liberté de penser dut être fort
large, car, vers 1325. Alvaro Pelavo donne une longue liste d’erreurs
publiquement professées, dans les écoles de Lisbonne, par Thomas Scotus,
moine renégat. On peut apprécier la nature de ces doctrines d’après cette
assertion averroïste que le monde aurait été dupé par trois hommes : Moïse,
qui dupa les Juifs ; le Christ, qui dupa les chrétiens ; Mahomet, qui dupa
les Sarrasins. L hérésiarque resta impuni, semble-t-il, jusqu’au jour où il
déclara que Saint-Antoine de Padoue avait entretenu des concubines. Le prieur
franciscain le fit alors incarcérer et un procès s'ensuivit. Finalement, par
une bulle datée du 17 janvier 1376, Grégoire XI donna qualité à Agapito
Colonna, évêque de Lisbonne, pour désigner, à titre exceptionnel, un
inquisiteur franciscain, en raison de la propagation notoire de l’hérésie et
de l’absence d’inquisiteurs dans le royaume. Le titulaire de la charge devait
recevoir un salaire annuel de deux cents florins d'or, à percevoir sur tous
les diocèses dans la mesure des contributions fournies par chacun à la
Chambre apostolique. Investi de cette autorité, Agapito nominale premier
inquisiteur portugais, qui fut Martino Vasquez. D’après ce que nous avons vu
ailleurs, nous pouvons douter que ce fonctionnaire ait réussi à recueillir la
somme fixée pour son traitement. Si minimes qu’aient pu être ses recettes,
elles furent en rapport avec ses services, car il ne reste pas trace de son
œuvre. Le
Grand Schisme commença en 1378. Comme le Portugal reconnut Urbain VI, tandis
que l’Espagne adhérait à la cause de l’antipape Clément VII, la province
dominicaine d’Espagne fut divisée. La province portugaise se donna d’abord un
vicaire-général, puis un provincial, Gonçalo, en 1418, quand Martin V
reconnut légalement la disjonction. Ce fait peut expliquer pourquoi le
successeur de Martino Vasquez fut encore un Franciscain. En 1394, Rodrigo de
Cintra, qui s’intitulait inquisiteur de Portugal et Algarve, demanda la
confirmation de ses pouvoirs à Boniface IX, qui la lui accorda. Apparemment,
les revenus de la charge étaient nuls, car Rodrigo obtint le privilège de
résider, ainsi qu’un collègue de son choix, dans un couvent franciscain
quelconque, dont les membres étaient tenus de lui fournir des émoluments
égaux à ceux de tout maitre de théologie. Rodrigo était le prédicateur du roi
Jean Ier, qui demanda cette faveur à Boniface. La carrière de cet inquisiteur
est, comme celle de son prédécesseur, absolument vide. Il eut pour successeur
un Dominicain, Vicente de Lisbonne, qui était provincial d’Espagne à l’époque
de la disjonction, et qui retourna alors au Portugal et devint confesseur du
roi Jean. En 1399, le roi demanda à Boniface, qui l’accorda, la charge
d’inquisiteur pour Vicente ; et, comme nous l’avons vu, le pape s’efforça, en
1401, d’étendre à la Castille et à Léon la juridiction de cet inquisiteur, d
n’existe aucune trace de l’activité inquisitoriale de Vicente. Après sa mort
en 1401, il semble y avoir eu une interruption. En charge était apparemment
considérée comme un casuel, revenant au titulaire de la chapelle royale,
quand celui-ci voulait bien l’accepter. La première nomination dont il soit
question ensuite est celle d’un autre confesseur du roi Jean, un franciscain
cette fois, Affonso de Alprão, qui entra en fonctions en 1413 et dont les
actes n'ont laissé aucun souvenir. Quand, en 1418, le royaume fut réorganisé
et forma une province dominicaine indépendante, les historiens de
l’Inquisition affirment qu’en vertu d’une bulle de Boniface IX (1402) les divers provinciaux qui se
succédèrent furent également inquisiteurs généraux. A les croire, il y eut
une longue succession de ces dignitaires depuis cette époque jusqu'à la
fondation de la Nouvelle Inquisition (1531). On n’a cependant conservé le souvenir d’aucun
acte accompli par eux en qualité d’inquisiteurs. Le Saint-Office
continua à sommeiller, sans même posséder un titulaire officiel, jusqu’au
jour où, dans les premières années du seizième siècle, Dom Manoel, stimulé
par l’exemple de ses voisins les Castillans et inquiet de la situation des
nouveaux chrétiens ou transfuges du Judaïsme et de l’Islam, songea à faire
revivre l’institution. Bien qu’il eût à sa disposition le provincial
dominicain, il ne semble pas avoir nourri le dessein d’utiliser à cet effet
ce religieux. Il s’adressa au pape et obtint la nomination d’un Franciscain,
Henrique de Coimhra, dont l’activité n’a pas non plus laissé de traces. La Nouvelle Inquisition d’Espagne donna un exemple qu’on pouvait s’attendre à voir suivre par le polit royaume de Portugal. En fait, aux yeux de catholiques ardents, il devait paraître nécessaire d'instituer une semblable organisation, en présence des difficultés créées par la multitude de nouveaux chrétiens fuyant la persécution espagnole. Aussi Dom Manoel songea-t-il un moment à établir dans ses Etats l'inquisition : en 1515, il ordonna à son ambassadeur à Rome, 1). Miguel da Silva, d’obtenir de Léon X des privilèges semblables à ceux qui étaient accordés à la Castille. Mais le projet fut abandonné, pour une raison qui nous échappe. Le fils de Dom Manoel, João (Jean) III, qui succéda à son père en 1521, était un fanatique et un esprit faible. On ne peut que s’étonner que l’introduction de l’Inquisition, copiée sur le modèle espagnol, ait été encore retardée de dix ans. La lutte qui s’engagea au sujet de cette mesure appartient à une époque postérieure au moyen âge et déborderait le cadre actuellement imposé à notre étude. |
[1]
Pestor (Geschichte der Pæpste, II, 191) m'informe que je commets une
erreur de date et que la conférence eut lieu en décembre 1462. Elle avait été,
en effet, fixée tout d’abord à cette date, mais Wadding {Annal, ann
1463, n° 1) dit qu'elle fut remise à Pâques 1463, puis à décembre. Le fait que
la décision du pape ne fut rendue qu’en août 1464 semble confirmer les dires de
Wadding.
[2]
C’est probablement à cause de la mesure interdisant désormais toute discussion
sur ce sujet, que l'Index de Parme de 1580 enregistre une œuvre intitulée : Modo
contemplare e dir la devotione del pretiosissimo sangue, di F. Selvestro
Capuccino (Reusth, Index Librorum Prohibitorum gedrickt zu Parma 1580,
Bonn, 1889, p. 6. 11). Cependant ce titre n’est pas compris dans l’Index
Tridentin de 1564, non plus que dans celui de Sixte V, de 1594.
[3]
D'après la fin d'un manuscrit du Directorium cité par Villanueva (Viage
Literario, XIX, 120), l’œuvre semble avoir été écrite en 1374.
[4]
Vers la fin du XIIIe siècle, Gil de Zamora, dans sa biographie de
Saint-Ferdinand, rapporte que le roi brûlait tous les hérétiques qu’il pouvait
découvrir et portait lui-même sur ses épaules les fagots destinés au bûcher.
Cette assertion tendait évidemment à réchauffer le zèle trop tiède de Sanche et
Bravo, petit-fils de Ferdinand. En effet, Gil compare douloureusement au temps
présent les heureux jours de jadis. — Boletin de la Real Acad, de la Hist.,
t. IV, p. 310, 311.