HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME SECOND — L'INQUISITION DANS LES DIVERS PAYS DE LA CHRÉTIENTÉ

 

CHAPITRE III. — LA PÉNINSULE IBÉRIQUE.

 

 

 

En royaume d’Aragon, débordant sur les deux versants des Pyrénées, possédait une population alliée par le sang et le langage aux habitants de la France méditerranéenne. Il était donc particulièrement exposé à l’invasion d’une hérésie venant de la région limitrophe. Les comtes de Barcelone avaient été vassaux des Carlovingiens et reconnurent même vaguement la suzeraineté des premiers Capétiens. On a vu comment Pierre II et ses successeurs se montrèrent disposés à seconder la résistance aux empiètements de la monarchie franque, risquant ainsi d’encourager l’hérésie. Il était inévitable que des missions schismatiques s’établissent dans des centres populeux tels que Racelone, et que les hérétiques pourchassés vinssent chercher un refuge dans les montagnes de Cerdagne et d’Urgel. Cependant l’hérésie ne s’implanta jamais à l’ouest des Pyrénées aussi fortement qu’à l’est. Elle ne se manifesta guère que par accès et sa destruction ne nécessita que peu d’efforts.

Il est assez curieux qu’on ne trouve pas de mention précise concevant la présence des Cathares dans l’Aragon proprement dit. Il est vrai que Mathieu Paris fait un récit fabuleux à leur sujet en 1234, ils auraient été, dans cette partie de l’Espagne, assez nombreux pour décréter l’abrogation du christianisme, lever une forte armée, brûler les églises et n’épargner ni l’âge ni le sexe jusqu’au moment où Grégoire IX avait ordonné contre eux une croisade dans l’ouest de l’Europe. Alors ils auraient été défaits et fauchés jusqu’au dernier. On peut sans crainte attribuer ce conte à l’imagination de quelque pèlerin, désireux, au retour de Compostelle, de payer une nuit d’hospitalité à Saint-Alban. Dans l’énumération faite par Rainerio Saccone, vers 1250, il n'est nullement question d’une organisation cathare à l’ouest des Pyrénées. On ne saurait douter qu’il y eût des Cathares en Aragon ; mais ils ne sont jamais désignés sous ce nom. Les seuls hérétiques dont il soit question sont appelés los Encabats — les Insabbatati ou Vaudois. Rappelons qu’ils furent l’objet des cruels édits d’Alphonse II et de Pierre H, publiés vers la fin du XIIe siècle.

La persécution semble ensuite sommeiller pendant quelque temps. Les sympathies et l’ambition du roi Pierre l’attachaient à la cause de Raymond de Toulouse. Quand le roi d’Aragon eut péri au siège de Muret, les Aragonais, pendant la minorité de Jayme Ier, attendirent probablement l’issue de la guerre des Albigeois en nourrissant des sentiments favorables à leur cause plutôt qu'à celle de l’orthodoxie. La seule persécution dont il reste, trace, à cette époque, fut une sorte d’effort spasmodique suscité par Esparago de Barca, de Montpellier, élu en 1215 à l’archevêché de Tarragone. Il trouva sa province inondée d’hé rétiques et chargea les Chartreux de Scala Dei de les chasse/ On possède, à ce sujet, un document datant de 1220, où le prélat vante le zèle heureux du prieur et des moines, et leur attribue comme récompense un certain nombre d’alleus. Enfin, en 1226, le roi Jayme lança un édit interdisant à tout hérétique l’entrée du royaume. Cette mesure était sans doute rendue nécessaire par le nombre des persécutés qui venaient chercher dans le pays un refuge contre la croisade de Louis VII En autre édit suivit, en 1228, excluant de la « paix publique » les hérétiques et leurs hôtes, fauteurs et défenseurs. Ce second pas fut fait, disent les chroniqueurs de l’Inquisition, à l’instigation de Raymond de Pennaforte, confesseur dominicain du jeune roi. Ce religieux réussit encore à obtenir que le roi demandât à Grégoire IX des inquisiteurs, chargés de purger le pays. C’est à quoi vise la bulle Déclinante, adressée le 20 mai 1232 à l’archevêque Esparago et aux suffragants de ce prélat, les invitant à taire dans leurs diocèses une enquête contre les hérétiques, soit personnellement, soit avec l’aide des Dominicains ou de tous autres auxiliaires aptes à cette tâche ; quiconque serait découvert, devait être puni en application des statuts récemment publiés par le pape et par Annibaldo, sénateur de Rome. Cette invitation contribua assurément à la persécution qui suivit : cependant il n’était pas encore question d’inquisition papale ou dominicaine, non plus que d’un appela une législation étrangère.

L’année suivante, en 1233, le roi Jayme, après avoir pris l’avis des prélats assemblés, lança de Tarragone un statut réglant cette question, qui sans doute paraissait concerner l’Etat plutôt que l’Église. Les seigneurs qui protégeaient les hérétiques sur leurs terres étaient déclarés passibles de forfaiture ; les biens frappés de déchéance reviendraient au suzerain ou, s’il s’agissait d’alleus, au roi lui-même. Les demeures des hérétiques, si elles étaient allodiales, seraient détruites ; tenues comme fiefs, elles reviendraient, par forfaiture, au seigneur. Tout homme réputé hérétique ou suspect d’hérésie était frappé d’inéligibilité aux fonctions publiques. Pour que l’innocent ne souffrît pas eu même temps que le coupable, nul ne devait être puni comme hérétique ou comme croyant, par d’autres magistrats que l’évêque ou tel ecclésiastique ayant qualité pour déterminer la culpabilité. Les évêques étaient invités à déléguer un prêtre ou un clerc, quand la nécessité leur paraîtrait urgente, dans les localités soupçonnées d’hérésie. D’autre part, le roi ou le bailli du roi nommeraient deux ou trois laïques, chargés de rechercher les hérétiques, de prendre des précautions contre la fuite des prévenus et de remettre leurs prises entre les mains de l’évêque, des officiers royaux ou du seigneur du lieu. Dans cet étrange mélange d’éléments ecclésiastiques et laïques, on peut, sans doute, découvrir le germe d’une Inquisition ; mais cette Inquisition différait sensiblement de celle qui, à cette époque, prenait forme à Toulouse. La situation subalterne de ces prétendus inquisiteurs était manifeste. En cas de négligence dans l’exercice de leurs fonctions, ils étaient menacés, s’ils étaient clercs, de la perte de leur bénéfice ; s'ils étaient laïques, d’une amende.

Dans quelle mesure cette procédure fut-elle mise en pratique ? Aucun document ne permet de le savoir. On tenta probablement quelques essais qui prouvèrent l’inefficacité du système. Esparago mourut le fi mars 1233. La mitre, refusée par Raymond de Pennaforte, fut donnée à Guillen Mongriu, qui montra son tempérament énergique dans la conquête de l’île d'Iviza. Il ne tarda pas à voir que l’Inquisition nationale était hors d’état de rendre des services, et soumit à Grégoire la solution de quelques-uns de ses doutes. Le pape lui envoya, le 30 avril 1235, un code de procédure élaboré par Raymond de Pennaforte. C’est à cette époque que remonte le premier témoignage d’une persécution active, caractérisée par l’absence de toute procédure inquisitoriale formelle. Robert, comte de Roussillon, était un des grands feudataires de la couronne d’Aragon. Comme presque tous les nobles de son temps, il était en querelle au sujet de fiefs et de dimes avec l’évêque d’Elne, dont le diocèse comprenait ses terres. L’évêque l'accusait d’être le chef des hérétiques de la région et de leur offrir un refuge dans ses châteaux. Ces accusations étaient vraisemblablement fondées ; du moins l’évêque trouva sans peine des témoins prêts à en déposer Robert se soumit et abjura ; puis il retomba dans ses erreurs. En conséquence, le roi Jayme le fit arrêter et emprisonner. Robert réussit à s’évader et s’enferma dans un de ses inaccessibles castels de la montagne. Cependant sa situation était désespérée ; il se voyait menacé de la confiscation de ses domaines. Aussi exprima-t-il à Grégoire IX le désir de rentrer dans le giron de l’Eglise, offrant de servir avec ses partisans contre les Sarrasins aussi longtemps que le pape lui en donnerait l’ordre. Grégoire écrivit, le 8 février 1237, à Raymond de Pennaforte : si le comte consentait à coopérer pendant trois ans, avec ses sujets, à la conquête (le Valence, et s’il garantissait qu’en cas de rechute ses domaines reviendraient, par forfaiture, a la Couronne, il pouvait recevoir l’absolution. A cette nouvelle, le bon évêque courut à Rome et déclara que, si Robert était absous, il se trouverait à son tour, ainsi que ses témoins, en danger de mort, ce qui assurerait le triomphe de l’hérésie dans le diocèse. Mais après avoir reçu l’assurance qu'on veillerait sur ses fiefs et ses dîmes, il se tranquillisa et ne fit- plus d’objection à la décision pontificale.

A l’instigation de Grégoire et de Raymond de Pennaforte, on cul enfin recours à des inquisiteurs dominicains. En cette même année 1237, les moines paraissent pour la première fois en Aragon. Du droit de sa femme Ermessende, Roger Bernard le Grand (de Foix) était Visconde de Castelho ; ce fief dépendait de l’évêque d’Urgel, contre lequel Roger Rernard avait eu à soutenir une guerre acharnée. Il donna Castelho à son fils Roger ; celui-ci, en 1237, sur le conseil de son père, laissa sur ses terres le champ libre à l'Inquisition, en remettant le château à Ramon Fulco, Vizconde de Cardona, au nom de l’archevêque de Tarra- gone et des évêques assemblés au concile de Eérida. Le concile nomma un certain nombre d’inquisiteurs, tant dominicains que franciscains. Ces moines firent une descente à Castelho, qui avait longtemps été réputé un nid de Cathares. En 1225, sous la protection d’Arnaldo, alors seigneur de l’endroit, des hérétiques parfaits y avaient publiquement, prêché leurs doctrines. En 1234 un hérétique de Mirepoix s’v était rendu, dit-on, pour recevoir le çonsolamentum à son lit de mort. Les inquisiteurs devaient donc aisément trouver des victimes. Ils firent détruire deux maisons, exhumèrent et brûlèrent les os de dix-huit morts condamnés comme hérétiques, emmenèrent prisonniers environ quarante-cinq hommes et femmes, en condamnèrent quinze qui s’enfuirent, et ne se prononcèrent pas sur quelques autres. Néanmoins, ce résultat parut insuffisant à l’évêque d’Urgel qui, pour satisfaire son animosité tenace, condamna et excommunia Roger Bernard comme défenseur d'hérétiques. Ce fut en 1240 seulement que Roger Bernard, grâce à l’intervention de l’archevêque de Tarragone, en se soumettant, en abjurant l’hérésie et en prêtant serment de se plier à telle pénitence qu’on lui imposerait, obtint enfin de l’évêque l’absolution et un certificat le reconnaissant per bon et per leyal e per Catholich. Cependant la paix ne se rétablit pas ; en 12T3, le comte adressa un appel au pape, se plaignant d’une nouvelle procédure entamée contre lui par l’évêque ; il plaçait ses territoires sous la protection pontificale, alléguant qu’il ne pouvait espérer aucune justice du prélat. Celui-ci avait attaqué les armes à la main Roger Bernard à Urgel même et avait tué, pendant une trêve, plusieurs hommes du comte, l’eu de temps après, le hon évêque fut dénoncé au pape par des membres importants de son chapitre qui l’accusèrent d’avoir commis des meurtres, violé des vierges, entretenu des relations incestueuses avec sa sœur et sa cousine, fabriqué de la fausse monnaie, célébré la messe alors qu’il était frappé d’excommunication réitérée, enfin d’avoir dix enfants qu'il enrichissait des revenus épiscopaux. Son agent à la cour pontificale lui assura qu'il triompherait de ses ennemis s’il envoyait, selon la promesse faite en son nom, quelques bons chevaux au neveu du pape. Ces assurances étaient fausses : l'évêque fut par la suite, suspendu et finalement dépouillé de l’épiscopat.

Une telle Église n’était pas en bonne posture pour réprimer l’hérésie ; elle n’en persista pas moins dans ses efforts. En 1238, l'Inquisition est à peu près fondée en Aragon. La même année, au mois d’avril, Grégoire IX écrivit au ministre franciscain et au prieur dominicain d’Aragon, pour se plaindre du progrès de l'hérésie par tout le royaume. Il déclarait que les hérétiques, loin de chercher désormais à passer inaperçus, combattaient ouvertement l’Eglise qu’ils voulaient opprimer. Sans doute il y a quelque exagération dans ces termes. On sait, toutefois, par une confession faite devant l’Inquisition de Toulouse, que le pays comptait assez d’hérétiques disséminés pour offrir un abri aux missionnaires errants des Cathares. Grégoire remettait donc aux mains des Mendiants le glaive du Verbe de Dieu, qu’il ne fallait pas craindre d’ensanglanter. Les moines recevaient l’ordre d'entamer une diligente inquisition contre l’hérésie et les suppôts de l’hérésie, en conformant leur procédure aux statuts publiés par le pape et en faisant, au besoin, appel au bras séculier. Grégoire, en même temps, prenait des mesures analogues à l’égard de la Navarre, qui était également remplie d’hérétiques. Il y accréditait, comme inquisiteurs, le gardien franciscain dé Pampelune et le Dominicain Pedro de Leodcgaria. L’Inquisition de Navarre semble n’avoir jamais eu qu’un embryon d’indépendance. En 1246, on voit Innocent IV inviter par lettre le ministre franciscain de Navarre à déclarer publiquement qu’un citoyen de Pampelune, Grimaldo de la Mota, ne doit pas être réputé hérétique pour avoir, en Lombardie, mangé et bu en compagnie de personnes suspectes. C’est Vile seul signe de vie qu’ait donné, à ma connaissance, l’Inquisition de Navarre. Le pays fut, par la suite, annexé à l’Inquisition d’Aragon.

En Aragon, l’institution prenait forme peu à peu. L'évêque de Barcelone, Bérenger de Palau, s’employait activement à l’organiser dans son diocèse, quand il mourut en 1241. Le vicaire, qui le remplaça tant que le siège fut vacant, compléta son œuvre. En 1242, Pedro Arbalate, successeur de Guillen Mongriu dans l’archevêché, secondé par Raymond de Pennaforte, tint un concile à Tarragone, pour fixer les détails de la procédure. Sous les auspices de cet éminent canoniste, le concile publia un code qui témoignait d’une connaissance approfondie des principes réglant les rapports de l'Eglise et des hérétiques et qui continua longtemps à faire autorité, non seulement en Espagne, mais en France. D’autre part, le soin qu’on apporta aux définitions prouve que l'Eglise, à laquelle étaient destinées ces instructions, ignorait les premiers éléments de la persécution systématique, si fortement établie en d’autres pays. Ce fut probablement cette impulsion qui causa une recrudescence de poursuites à Castelho : sans doute cette localité n’avait pas été entièrement purifiée par l’expédition de 1237. Cette fois, les hérétiques se montrèrent moins patients et eurent recours au poison. Ils réussirent ainsi à supprimer l'inquisiteur Fray Ponce de Blanes, ou de Espira, qui s’était rendu particulièrement odieux depuis plusieurs années. Ce meurtre réveilla les instincts guerriers de l’archevêque honoraire, Guillen Mongriu ; il assembla des troupes, assiégea et prit le château, brûla un grand nombre d’hérétiques et emprisonna les autres pour le reste de leur vie. Un effort systématique fut fait alors en vue d’étendre l’Inquisition au royaume entier. Les prêtres paroissiaux furent individuellement sommés de prêter à l’institution toute l’aide dont ils disposaient. Urgel était, semble-t-il, le quartier-général des sectaires : en effet, par la suite, il est question du la cruelle persécution qu’ils y subirent de la part de l’inquisiteur dominicain, Bernardo Travesser, dont ils finirent par se débarrasser violemment. Suivant l’habitude, l'once de Blancs et Bernardo Travesser manifestèrent leur sainteté de martyrs par des miracles et restèrent les objets d’un culte particulier à l’Église d’Urgel, bien que Ponce de Blanes eût été transporté en 1262 à Montpellier, où on lui éleva un magnifique tombeau.

Les progrès de l’organisation paraissent avoir été fort lents. En 1244, une affaire, jugée en dernier ressort par Innocent IV, atteste l’absence de toute procédure pratique. L’évêque d’Elne et un moine dominicain, agissant en qualité d’inquisiteurs, avaient condamné comme hérétiques Ramon de Malleolis et sa femme Hélène. Ceux-ci réussirent à adresser un appel au pape, qui renvoya l’affaire devant l’archidiacre de Besalu et le sacristain de Girone. Les nouveaux juges acquittèrent les prévenus et leur restituèrent les biens confisqués. Mais le cas fut de nouveau porté devant la cour de Rome et finalement, Innocent confirma la condamnation. Puis, en 1248, le pape adressa par lettre, à l’évêque de Lérida, des instructions concernant les mesures à prendre à l’égard des hérétiques qui, dans le diocèse de ce prélat, reviendraient spontanément à l’Église. Cette intervention pontificale ne peut s’expliquer que par l’absence d’inquisiteurs et par l’ignorance absolue de tous les principes fondamentaux de l’Institution. La même année le provincial dominicain d’Espagne et Raymond de Pennaforte se virent conférer le droit de nommer des inquisiteurs ; mais il ne semble pas qu’ils en aient usé. Sans doute les efforts déployés par Raymond de Pennaforte et par l’archevêque Mongriu n’avaient pas amené de résultat durable. En 125-i, le roi Jayme, de plus en plus mécontent, prie instamment Innocent IV 'le faire une nouvelle tentative. Sur le conseil de Jayme, le pape décida, cette fois, de remettre entièrement la tâche aux Dominicains. On avait fait si peu de progrès dans la voie de l’organisation générale que le soin de choisir les inquisiteurs fut confié par Innocent IV aux prieurs de Barcelone, de Lérida, de Perpignan et d’Elne. Chacun de ces ecclésiastiques devait agir dans les limites de son propre diocèse, à moins, toutefois, qu’il n’v eût déjà des inquisiteurs nommés par mandat pontifical. Cette dernière clause montre quelle était alors la confusion. Plus tard, Innocent jugea nécessaire de remettre le choix aux archevêques de Tarragone et de Narbonne, en les invitant à aider les nouveaux fonctionnaires. Ce projet ne semble pas avoir été réalisé de façon satisfaisante. En fait, on avait une notion si imparfaite de l’organisation et de la juridiction inquisitoriales que nul effort soutenu n’était possible. Notre vieille connaissance, l’évêque Pons d’Urgel, avait poursuivi la lutte engagée contre le comte de Foix. Il avait, sans résultat d’ailleurs, dénoncé son ennemi au pape, comme hérétique et fauteur d’hérétiques. Puis, avec le concours d’un inquisiteur dominicain. Fray Pedro de Therres, il entreprit une expédition contre les Vaudois de Puycerda et de Berg. Au cours de cette opération, la nouvelle de sa suspension lui parvint, suivie bientôt d’un ordre du provincial dominicain, enjoignant à Fray Pedro de cesser toute poursuite. Ce coup de théâtre bouleversa tout, si bien que l'archevêque de Tarragone, se sentant responsable et ne sachant que faire, implora le secours et les conseils de Raymond de Pennaforte et du prieur dominicain de Barcelone. Ceux-ci furent d’avis qu’il jugeât les hérétiques et que Fray Pedro, en dépit des ordres du provincial, fût appelé à donner son avis et son assentiment, en vertu du mandat confié û ce moine par l’évêque disgracié. D’autre part, afin de prévenir le scandale qu’aurait causé l’évasion des hérétiques, Raymond écrivit également à Fray Pedro et à un autre inquisiteur. Fray Ferrer de Villaroya, pour les inviter â se rendre promptement à Berg. Il s’avouait d’ailleurs incapable de dire ce que ces personnages pourraient faire en ce lieu, sans le concours de l’archevêque ; il s’en remettait à leur zèle et à leur discernement. On le voit : la création d’une organisation stable et efficace s’imposait comme une impérieuse nécessité.

A ce moment la péninsule entière constituait une seule province dominicaine. En 1262, Urbain IV reprit et adopta définitivement le Système, usité partout ailleurs, de donner au provincial qualité pour nommer les inquisiteurs, alors au nombre de deux seulement. Quelques jours auparavant, il avait adressé aux inquisiteurs d’Aragon une bulle définissant leurs attributions et leur procédure ; une copie de cette bulle qui transmise au provincial, pour faciliter sa tâche. Ce fut là, pendant longtemps, la base de l’organisation. Mais quand la province fut dédoublée par le Chapitre général de Cologne, en 1301, les Aragonais s’irritèrent fort de se voir soumis au provincial d’Espagne, dont le domaine ne comprenait que la Castille, Léon et le Portugal. La lutte traîna en longueur. L’inquisition d’Aragon finit cependant par conquérir son indépendance. En 1351, Fray Nicolas Roselli, provincial d’Aragon, obtint de Clément VI le pouvoir de nommer et de révoquer les inquisiteurs du royaume.

Cependant, les inquisiteurs n’étaient pas demeurés inactifs, Fray Pedro de Cadreyta se distingua particulièrement. Comme à l’ordinaire, Urgel fut le théâtre de sa plus grande activité. Avec le concours de son collègue, Fray Pedro de Tonenes, et d’Arnaldo, évêque de Barcelone, il prononça, le 11 janvier 1257, un jugement définitif contre la mémoire de Ramon, comte d’Urgel. Le défunt reconnu hérétique relaps, bien qu’ayant abjuré en présence de l’évêque d’Urgel, fut condamné à l’exhumation ; pourtant, par une indulgence inaccoutumée, sa veuve, Timborosa, et son fils, Guillen, furent admis à la réconciliation et ne perdirent pas leurs domaines. Deux ans plus tard, en 1269, on voit Cadreyta, secondé par un autre collègue, Fray Guillen de Colonico, et par Abril, évêque d’Urgel, condamner la mémoire d’Arnaldo, vizconde de Castelho et celle de sa fille Ermessende, qui était, comme on la vu, l’épouse hérétique de Roger Bernard le Grand, comte de Foix. Tous deux étaient morts plus de trente ans auparavant. Le petit-fils d’Ermessende, Roger Bernard III de Foix, qui avait hérité du vizcondado de Castelho, fut dûment invité à prendre la défense doses ancêtres. S'il s’acquitta de cette tâche, ce fut assurément eu vain, car on ordonna l’exhumation des restes des condamnés. Vraisemblablement les hardis champions de la foi ne durent pas borner leur zèle è la condamnation des morts, bien qu’on ne connaisse, de cette époque, qu’une seule exécution, celle de Béranguer de Amoros, brûlé en 1263. Que les vivants, cependant, lussent exposés à une cruelle persécution, c’est ce que rend vraisemblable le martyre de Cadreyta. Tué à coups de pierres par la populace exaspérée d’Urgel, cet inquisiteur fournit un saint de plus à la piété locale. On trouve un indice de troubles, dont les détails manquent, dans un bref adressé le 2 août 1265, par Urbain IV, aux inquisiteurs pour mettre ceux-ci et leurs agents à l’abri de toute excommunication prononcée par un mandataire du pouvoir pontifical. En 1280, on a le témoignage d'un renouveau d’activité dans un décret d’Alphonse II ordonnant à tous ses représentants de seconder les inquisiteurs.

Pendant les dernières années du siècle, on n’entend plus guère parler de l’Inquisition d’Aragon. Les actes du concile de Tarragone, en 1291, semblent prouver qu’elle ne l'ut ni très active ni très respectée. Autrement, le concile n’aurait pas jugé nécessaire d’ordonner le châtiment des hérétiques qui niaient la vie future et d’exiger qu’on imposât une crainte salutaire à tous les détracteurs de la foi catholique. Plus significative encore est l’injonction faite aux prêtres paroissiaux de recevoir affectueusement et d’aider avec zèle les bien-aimés inquisiteurs dominicains, qui travaillent à extirper l’hérésie. Ce fut, sans doute, à cause de celle intervention du concile que Jayme II lança, le 22 avril 1292, un décret mettant tous les fonctionnaires royaux à la disposition des inquisiteurs et ordonnant que ceux-ci fussent défrayés des dépenses nécessitées par leurs déplacements.

Au début du XIVe siècle, il semble que la vigueur de la persécution augmente un peu. En 1302, Fray Bernardo célébra divers autodafés, où nombre d’hérétiques furent livrés au bras séculier. En 1304, Fray Domingo Peregrino célébra un auto, où dit-on, ceux qui échappèrent au bûcher furent bannis avec l’assentiment du roi Jayme. C’est là un des rares exemples de cette peine dans les annales de l’Inquisition. En 1314, Fray Bernardo. Puigcereos eut la bonne fortune de découvrir un grand nombre d’hérétiques ; il brûla les uns et exila les autres. A Juan de Longerio, en 1317, appartient le peu enviable honneur d’avoir condamné les œuvres d'Arnaud de Villeneuve. D’autres noms sont venus jusqu’à nous, ceux d’Arnaldo Burguete, dé Guillen de Costa et de Lenardo de Puycerda, inquisiteurs qui remportèrent de nombreux succès, mais dont les travaux connus furent surtout dirigés contre les Franciscains Spirituels. Nous y reviendrons avec détail plus loin. Les Aragonais ne goûtaient guère les méthodes de l'Inquisition, car, en 1323, les Cortès, avec l’assentiment du roi Jayme II, interdirent l’usage de la procédure inquisitoriale et de la torture, comme constituant une violation des Fueros. Cette mesure était-elle destinée à s’appliquer aux tribunaux séculiers ? C’est ce qu’on ne saurait dire ; mais s'il en était ainsi, le résultat désiré ne fut pas obtenu, ainsi qu’il appert des instructions détaillées données par Eymerich cinquante ans plus tard. Vers le milieu du siècle, l’inquisiteur Nicolas Roselli sut, par ses mérites, gagner le chapeau de cardinal. Il est vrai qu'en 1344, quand l’énergique action de l’inquisiteur Jean Dumoulin chassa de Toulouse les Vaudois et les força à chercher un refuge au-delà des Pyrénées, Clément VI écrivit aux rois et aux prélats d’Aragon et de Navarre pour les prier instamment d’aider l’Inquisition à anéantir les fugitifs ; mais on ne trouve pas trace d’une action consécutive à cette requête.

Il advint à Roselli de soulever une question qui enflamma l’antagonisme traditionnel des deux Ordres Mendiants. Cet épisode mérite qu’on s’y arrête un moment : il montre à quelles 171 subtilités était parvenue la théologie dogmatique sous l'influence combinée de l’argutie scolastique et de l’autorité inquisitoriale, la première évoquant sans cesse de subtiles difficultés, la seconde exigeant l’obéissance implicite aux moindres articles de foi. Er 1331, le gardien franciscain de Barcelone, dans un sermon public, affirma que le sang versé par le Christ lors de la Passion avait perdu toute divinité, s’était séparé du Verbe et. était resté sur la terre. La proposition était nouvelle et quelque peu difficile a démontrer. Mais Roselli la saisit comme un prétexte de porter un coup aux Franciscains détestés : il la transmit à Rome. La réponse allait au-devant des plus ardents désirs de Roselli. Le cardinal de Sainte Sabine, sur l'ordre de Clément VI, écrivit que le pape avait appris avec horreur cette coupable assertion. Sa Sainteté, ayant réuni une assemblée de théologiens, avait, en personne, combattu cette doctrine et obtenu qu'elle fût condamnée : les inquisiteurs reçurent en tous lieux l’ordre d’ouvrir des procédures contre ceux qui auraient l’audace de soutenir cette hérésie. Le triomphe de Roselli était complet. Le malheureux gardien dut rétracter ses dires, du haut de la chaire même où il les avait proférés. Les franciscains s’irritèrent de cette rebuffade, qu’ils interprétèrent comme un coup monté contre l'Ordre entier. En dépit de la décision pontificale, la question resta ouverte dans les écoles et on la débattit de part et d’autre avec Apreté. Les Franciscains arguaient, avec une audacieuse apparence de raison, que le sang du Christ pouvait bien être resté sur terre, puisque le prépuce enlevé lors de la Circoncision était conservé dans l’église de Latran et vénéré comme une relique sous les yeux mêmes du pape et du cardinal, et puisque dos gouttes du sang et de l’eau qui coulèrent sur la croix étaient exposées aux fidèles à Mantoue, à Bruges et en d’autres lieux. Un siècle s’était écoulé quand, en 1448, le Franciscain Jean Bretonelle, professeur de théologie à l'Université de Paris, soumit l’affaire à la Faculté, en déclarant que cette question soulevait des discussions à La Rochelle et en d’autres lieux. Une commission de théologiens fut nommée eL, après de sérieux débats, rendit une décision solennelle, déclarant qu’il n’était pas contraire à la foi de croire que le sang versé durant la Passion fût resté sur terre. Cet encouragement accrut l’audace des Franciscains.

Le Franciscain Observantin Giacomo du Monteprandone, plus connu sous le nom de della Marca, était un des ecclésiastiques les plus distingués du XVe siècle. Son incomparable éloquence, sa rigide austérité, sa vigueur surhumaine, son zèle inlassable pour l’extermination de l’hérésie lui valurent à juste titre la béatification qu’il obtint après sa mort. Depuis 1417, il s'était fait connaître comme un « marteau d'hérétiques ». Il détenait un mandat d’inquisiteur universel qui lui donnait pouvoir sur toute l’étendue de la Chrétienté. Dans les moindres recoins de l'Italie, en Bohème, en Hongrie, en Bosnie, en Dalmatie, les hérétiques avaient de bonnes raisons pour trembler devant son nom. Il fallait une singulière audace pour s'attaquer a un tel homme ; cependant quand, le 18 avril 1462. Giacomo della Marca eut, à Brescia, prêché publiquement la doctrine interdite, l'inquisiteur dominicain, Giacomo da Brescia, s'empressa de lui en demander compte. D'abord, par une affectation courtoise, il déclara ne pas croire au rapport qui lui avait été fait touchant ce sermon et sollicita un démenti. L'Observant in persista dans sa doctrine. Une sommation formelle suivit, le citant au tribunal pour le lendemain. Ainsi les deux Ordres avaient engagé le 1er. L’évêque de Brescia intervint et obtint le retrait de la citation : c’était devant le pape que devait être renvoyée la querelle. Ou peut juger, par la plainte de l’inquisiteur, du degré d’animosité auquel on était arrivé. 8on adversaire avait, disait-il, excité le peuple de Brescia contre lui et contre les Dominicains, à tel point que, s’il n’avait lui-même promptement pris des mesures, nombre d'entre eux auraient été massacrés. D’autre part, de Milan à Vérone, il n’était pas de chaire dominicaine qui ne retentit d'accusations d’hérésie lancées contre Giacomo della Marca.

Pie II, fin politique, redoutait une querelle avec l’un ou l’autre des Ordres. Aux Dominicains, il donna une copie légalisée de la décision de Clément VI ; à Giacomo della Marca, il écrivit que ce document avait été remis à ses adversaires, non Pas pour qu’on en fil usage, mais parce qu’il n’avait pas été possible d'en refuser la communication. La décision avait été, d’ailleurs, publiée, non par Clément, mais seulement au nom de ce pontife, et la question restait ouverte. Giacomo pouvait donc demeurer en paix, assuré que le pape avait pleine confiance en son zèle et en son orthodoxie, et que ses calomniateurs seraient réduits au silence. Le 31 mai, Pie II ordonna que toute discussion cessât sur ce sujet, que les deux parties envoyassent leurs champions les plus érudits à une assemblée que le pape tiendrait en septembre et où le débat serait clos par une décision définitive. Il pensait que cet expédient mettrait fin au différend et que, d’autre part, en ajournant adroitement la conférence, l’affaire s’éteindrait d’elle-même. Il avait trop peu préjugé de l’hostilité des Ordres rivaux. La querelle s’envenima, fit rage. Les Franciscains déclarèrent que l’inquisiteur, cause de tout le mal, devait être relevé de ses fonctions et déchu de son grade de maître en théologie. Là-dessus, Pie II apaisa le Dominicain en lui assurant qu’il avait fait son devoir et n’avait rien à craindre.

La conférence était devenue un mal inévitable. Pie se vit contraint d’en autoriser la convocation en décembre 1463[1]. Chaque partie choisit trois docteurs, qui pendant trois jours, en présence du pape et du Sacré Collège, discutèrent avec une telle ardeur qu’en dépit du froid de l’hiver, ils étaient inondés de sueur. D’autres alors intervinrent et la question fut débattue contradictoirement. Les Franciscains citèrent comme preuves le sang du Christ exposé à la vénération des fidèles dans beaucoup de châsses et le prépuce qui se trouvait au Latran, à la chapelle royale de France et à Anvers. Ils alléguèrent aussi les mèches de cheveux et de barbe coupées au Christ, les rognures de ses ongles, etc. Ces choses étaient-elles restées sur terre ou avaient-elles été divinisées et enlevées au ciel ? A ces arguments, les Dominicains répondaient en avocats retors. Mais comme nul ne pouvait alléguer un texte de l’Écriture, aucune des deux parties ne put prétendre à la victoire. Le bon évêque de Brescia, qui avait tout d’abord joué le rôle de pacificateur, présenta, en conséquence, une argumentation écrite dans laquelle il prouvait que le pape ne devait pas trancher la question. Une telle décision serait, d’après lui, en premier lieu douteuse ; en second lieu, inutile ; eu troisième lieu, périlleuse. Ce sage exposé était probablement inspiré de l’Esprit-Saint, car Pie II réserva sa décision. Le 1er août 1464, huit jours à peine avant de mourir, il lança une bulle rappelant combien cette querelle entre les deux Ordres avait scandalisé les fidèles, et défendant qu’on discutât désormais sur ce sujet jusqu’à ce que Saint-Siège eût définitivement fixé ce point de doctrine. Il était expressément interdit aux Dominicains de dénoncer les franciscains comme hérétiques pour avoir professé cette doctrine, toute infraction aux injonctions pontificales était ipso facto passible d'une excommunication, aggravée d’emprisonnement rigoureux. Le pape raconte lui-même qu’après la discussion publique les cardinaux agitèrent la question pendant plusieurs jours encore. La majorité était favorable aux Dominicains dont elle acceptait l’opinion ; mais la prédication des Franciscains était nécessaire pour la croisade que le pape se proposait de diriger en personne contre les Turcs. C'eut été de mauvaise Politique que d’offenser ces auxiliaires. Aussi la décision fut-elle ajournée. Des murmures de discussion, sans querelle ouverte, se sont élevés de loin en loin, par la suite, entre les Ordres ; mais les papes n'ont jamais jugé utile de trancher ce différend par une décision définitive. Le grave problème sou- levé par Roselli n’est pas encore résolu aujourd’hui[2].

En I356, Roselli fut promu cardinal de S. Sisto. Peu de temps après il eut pour successeur Nicolas Eymerich, l’homme le plus remarquable de lInquisition aragonaise, bien qu’il ait, après plus de trente années de service, terminé ses jours dans la disgrâce et lexil. Possédant une érudition variée, doué dune activité incessante, il composa de nombreux ouvrages, dont un seul eut les honneurs de l’impression. Ce fut le Directorium Inquisitorum, dans lequel, pour la première fois, il exposait la procédure systématique de l'institution qui lui était si chère et donnait les principes et les formules destinés à guider les inquisiteurs. Ce livre resta toujours une autorité et fournit les éléments de presque toutes les compilations postérieures. Eymerich se luisait, de l'inquisiteur modèle, une idée fort élevée. Il doit, suivant lui, posséder la connaissance approfondie de toutes les subtilités de doctrine et de toutes les aberrations de l'hérésie — non seulement des erreurs courantes, répandues dans le vulgaire, mais encore des spéculations abstruses des écoles, de l’Averroïsme et de l’Aristotélisme, des croyances des Sarrasins et de celles des Tartares. A cette époque où l’Inquisition, sur son déclin, tombait peu A peu dans le mépris, Eymerich insistait avec audace sur les prérogatives absolues, sur les imprescriptibles privilèges du Saint-Office. En reconnaissant pour tout droit à l'hérétique celui de choisir entre la soumission et le bûcher, il exprimait exactement les idées de son époque. Ses œuvres son ! animées et comme enflammées delà conviction que la besogne de l’inquisiteur est le salut des âmes[3].

Eymerich déplore la difficulté de pourvoir aux frais d’une institution si nécessaire au bien de l’Eglise. Il est donc évident que les rois d’Aragon ne se sont pas jugés tenus de soutenir le Saint-Office. D’autre part, les évêques, nous dit-il, essayaient, comme leurs confrères étrangers, de se dérober aux charges qui leur incombaient. Les confiscations, ajoute-l-il, se montaient à peu de chose ou à néant, les hérétiques étant de pauvres gens, Vaudois, Fraticelli et autres malheureux du même genre. On eut la perspective de profils plus abondants en 1359, quand des Juifs convertis du Comtal Venaissin retournèrent à leur foi première et s’enfuirent en Aragon. Mais Innocent IV se les réserva en leur envoyant son propre inquisiteur, Bernard du Puy, auquel Pierre IV donna plein pouvoir pour rechercher et punir les apostats. En fait, autant qu’on peut en juger, la faible somme d’activité déployée par Eymerich durant sa longue carrière montre la rareté de l’hérésie à celle époque. L’inquisiteur était parfois récompensé par la découverte de quelques Fraticelli, Vaudois, Juifs apostats ou Sarrasins renégats ; de temps à autre aussi, il mettait la main sur quelque fou inoffensif dont la manie prenait par malheur une forme religieuse. Ou sur quelque trop subtil casuiste égaré dans la théologie dogmatique. Ainsi, vers 1360, au début de sa carrière, Eymerich eut la satisfaction de brûler comme hérétique relaps un certain Nicolas de Calabre qui persistait à soutenir que son maître, Martin Gonsalvo de Cuenca, était le Fils de Dieu, destiné à vivre éternellement, à convertir le monde, et à prier, au Jour du Jugement, pour tous les morts qu'il sauverait ainsi de l’enfer.

En 1371, il eut la joie plus vive encore de réduire au silence, à l’aide d’une décision de Grégoire XI, un Franciscain, Pedro Bonageta. La relation exacte entre la personne du Christ et la matière concrète de l’hostie avait été longtemps, pour l’Église, un sujet de controverses. Fray Pedro enseignait que, si l’hostie tombait dans la poussière ou venait à être salie de quelque façon, ou si une souris la rongeait, le corps du Christ s’envolait au ciel, et l’azyme redevenait simple pain ; il en était de même si les dents du communiant venaient à toucher l’hostie avant qu’elle fût avalée. Grégoire n’osa pas déclarer cette proposition hérétique ; il se contenta d’interdire qu’on la formuât publiquement. Vers la même époque, Eymerich éprouva beaucoup d’ennuis du fait d’un Juif devenu Dominicain, Fray Ramon de Tarraga, dont les nombreux écrits philosophiques sentaient fortement l’hérésie. Eymerich le garda deux ans en prison ; puis Grégoire ordonna que l’homme fût promptement jugé, menaçant l’inquisiteur de punir sévèrement toute résistance aux ordres pontificaux. Ramon avait assurément, dans l’Ordre, des amis puissants qu’Eymerich n’osait défier ; car, six mois plus tard, arriva une nouvelle lettre de Grégoire disant que si l’accusé ne pouvait être puni d’après la loi usitée en Aragon, il fût envoyé sous bonne garde 4 la cour pontificale avec tout le dossier de l’affaire, soigneusement cacheté. En fait, l’Inquisition n’était pas instituée pour juger des Dominicains. Au même moment, un autre juif, Astruchio de Piera, tenu par Eymerich sous l'accusation de sorcellerie et d’invocation des démons, fut réclamé par l’autorité civile et séquestré jusqu'à ce que Grégoire eût ordonné sa remise aux mains de l’inquisiteur. Celui-ci obtint, par la violence, une abjuration, et prononça la peine de l’emprisonnement perpétuel.

Peu auparavant un certain Bartolo Janevisio de Majorque, qui se plaisait à écrire des ouvrages apocalyptiques traitant de l’Antéchrist, avait été contraint par Eymerich à se rétracter (1361) ; ses livres furent brûlés publiquement. Eymerich professait en outre une doctrine assez politique ; il déclarait que quiconque prêtait assistance aux Sarrasins était passible de la peine infligée par l’Inquisition aux fauteurs d’hérésie. Mais cette théorie semble être restée lettre morte et n’avoir pas amené d’affaires au Saint-Office. Nous verrons plus loin quel sort eut la tentative faite par Eymerich en vue de condamner les œuvres de Raymond bulle ; nous nous contenterons de noter ici le résultat de cette tentative. Eymerich, relevé de ses fonctions, eut pour successeur, en 1386, son plus mortel ennemi, Bernardo Ermengaudi. En 1387, à l’avènement de Jean Ier, qui lui était nettement hostile, il fut deux fois proscrit et exilé. Le roi le dénonça comme un fou incurable, ennemi de la foi, inspiré de Satan et nourri du poison de l’incrédulité. Eymerich ne réussit lias mieux lorsque, dans son zèle imprudent, il s’attaqua au pieux Saint Vincent Ferrer, pour avoir dit dans un sermon que le repentir de Judas Iscariote avait été sincère et salutaire que Judas ne pouvant, à cause de la foule, s’approcher de Jésus et obtenir son pardon, s’était pendu et avait obtenu, au ciel, la rémission de son crime. Le procès touchait à sa fin quand Pedro de Luna, alors cardinal d'Aragon, prit Vincent sous sa protection, le fit son confesseur et, en 1394, une fois élu pape en Avignon (sous le nom de Benoit XIII), exigea d’Eymerich la remise du dossier qu’il brûla sans cérémonie.

L’inquisiteur suivant, Bernardo Puig, fut, dit-on énergique et heureux, punit de nombreux hérétiques et confondit mainte hérésie. Vers 1390, à Valence, se présenta le cas d’un prêtre de Cella, Pedro de Ceplanes, lequel avait lu en chaire une déclaration affirmant que le Christ avait une triple nature — divine, spirituelle et humaine. Un marchand de la ville démentit à haute voix cette allégation ; aussitôt un tumulte s’éleva. L’inquisiteur de Valence arrêta promptement le trop subtil théologien, qui n’échappa au bûcher que par une rétractation publique et une condamnation à la prison perpétuelle. Mais le détenu s’évada, se refugia dans les iles Baléares et interjeta appel au Saint-Siège.

Le royaume de Majorque, créé en 1202 par Jayme Ier dAragon au bénéfice de son fils cadet, Jayme, comprenait les des Baléares, le Roussillon et la Cerdagne. Ce nouveau royaume semblait réclamer une inquisition spéciale. L’époque où elle y fut établie est incertaine : le premier inquisiteur de Majorque dont on connaisse le nom est Fr. Ramon Durfort, mentionné comme témoin sur une chartre de 1332. Il occupa ce poste jusqu’en 1343, époque à laquelle il fut élu provincial de Toulouse. Dés lors, les inquisiteurs se succèdent. Quand, en 1348, Pierre IV annexa par force à la couronne d’Aragon les provinces limitrophes, il n’y eut pas unification des tribunaux, bien qu’en 1351 un bref de Clément VI, adressé à Nicolas Roselli, alors provincial dominicain d’Aragon, déclare que la division n’enlève nullement à ce religieux le droit de nommer des inquisiteurs. D’ailleurs, l'Inquisition, sentant décliner son crédit et son importance, parait avoir cherché à atténuer le mal en multipliant les charges locales. En 1413, Benoit XIII, qui était encore reconnu pour pape en Aragon, fit un nouveau partage : les comtés de Roussillon et de Cerdagne furent attribués à Fray Bernardo Pages, tandis que Guillen Bagarra recevait les îles Baléares. Ces deux tribunaux continuèrent à montrer quelque activité. On alluma de temps à autre des bûchers, destinés surtout à des Juifs ou à des Sarrasins convaincus d’apostasie ou de sorcellerie. Sarrago eut pour successeur Bernardo Moyl, auquel succéda Antonio Murta. Ce dernier fut maintenu en fonctions en l’i20, quand Martin V approuva les modifications effectuées. A la même époque, Martin, sur la requête du roi et des consuls de Valence, érigea également cette province on Inquisition spéciale. Le provincial d’Aragon nomma à celle charge F ray Andrea Ros ; celui- ci, maintenu à son poste, en 1433, par Eugène IV, fut révoque l’année suivante, sans motif précis, par le même pape ; on rapporte qu’il persécuta inexorablement, par le fer et le feu, les Bohémiens ou Wickliffites. Ses successeurs, Domingo Corls et Antonio de Crémone, se couvrirent également de gloire en exterminant des Vaudois.

Une affaire qui se produisit en 1123 semble indiquer que l’Inquisition avait beaucoup perdu de la puissance qui l’avait rendue si jadis redoutable. Fray Pedro Salazo, inquisiteur de Roussillon et Cerdagne, jeta en prison, sous l'inculpation d’hérésie, un ermite nommé Pedro Freserii, qui jouissait parmi le peuple d’un grand renom de sainteté. L’accusé allégua que les témoins étaient ses ennemis personnels et se déclara prêt à se disculper devant un vrai juge ; ses amis adressèrent un appel à Martin V. Le pape transmit l'affaire, avec pouvoir de prononcer en dernier ressort, à Bernardo, abbé du monastère bénédictin d’Arles, dans le diocèse d’Elne. Bernardo confia la cause à un chanoine de l’église d’Elne, lequel acquitta le prévenu sans attendre l’issue d’un autre appel au pape, interjeté par l’inquisiteur. Finalement, Martin remit le tout à l’Ordinaire de Narbonne, autorisé à citer devant lui toutes les parties et à prononcer le jugement définitif. Toute cette transaction témoigne d’un singulier manque d’égard pour les prérogatives de l’Inquisition.

Plus significative encore est la plainte adressée en 1456, à Calixte III, par Fray Mateo de Rapica, inquisiteur de Roussillon et Cerdagne. Certains néophytes, ou Juifs convertis, persistaient dans des pratiques judaïques, telles que de manger de la viande en carême et de contraindre leurs serviteurs chrétiens à en faire autant. Fray Mateo et Juan, évêque d’Elne, avaient poursuivis ; mais, loin de sc soumettre, ces hérétiques publièrent, contre l’inquisiteur, un libelle diffamatoire, et, avec l’aide de divers laïques, lui causèrent toute sorte d’ennuis et de dommages. Dans sa rage impuissante, l’inquisiteur fit appel au pape, qui ordonna à l’archevêque et à l’official de Narbonne de prendre en main cette affaire. Le même esprit d’insoumission apparait, sous une forme encore plus accentuée, dans un incident auquel il a déjà été fait allusion. Ce fut en 1458, quand Fray Miguel, inquisiteur d’Aragon, fut maltraité, jeté en prison et détenu pendant neuf mois par des nobles et des hauts fonctionnaires royaux, qu’il avait offensés en obéissant à des instructions transmises par le pape Nicolas V.

Cependant, contre les pauvres gens sans appui, l’Inquisition conservait son pouvoir. Le Wickliffisme, ainsi qu’il était de mode de désigner l’hérésie vaudoise, avait continué à se répandre. Vers 1440, nombre de sectaires furent découverts par Miguel Ferriz, inquisiteur d’Aragon, et Martin Trilles de Valence. Quelques-uns furent admis à se réconcilier, la plupart furent brûlés comme hérétiques obstinés. Parmi ces victimes se trouvait, croit-on, Léonor, la malheureuse femme du docteur Jayme de Liminanna, citée, vers cette époque, comme ayant refusé d’accomplir h pénitence que lui avait infligée l’Inquisition de Carthagène, et, en conséquence, livrée au bras séculier. Le poste d’inquisiteur était toujours recherché. Pour augmenter le nombre de ces magistrats, Nicolas V, peu après son élection en 1447, sépara la Catalogne de l’Aragon. En 1459 fut opérée une nouvelle division. Le diocèse de Barcelone fut érigé en tribunal indépendant par Martiale Auribelli, Maître général des Dominicains, au bénéfice de Fray Juan Conde, conseiller et confesseur de l’infant Carlos, prince de Viane. D’ailleurs, le nouveau titulaire ne jouit pas longtemps en paix de sa charge. Ce fut probablement l’inquisiteur de Catalogne, hostile au morcellement de son diocèse, qm obtint, en 1461, de Pie Il un bref annulant ce partage, sous prétexte qu’un seul inquisiteur avait toujours suffi à la tâche. Fray Juan résista et fut frappé d’excommunication. L’influence de son royal maître fut cependant assez forte pour obtenir de Pie une autre bulle (13 octobre 1461), restituant à Fray Juan son siège et le relevant de l’excommunication. Une querelle éclata en 1479 à Valence, montrant que les fonctions d’inquisiteur avaient assez d’attraits pour exciter des compétitions. Le provincial d’Aragon avait révoqué Fray Jayme Borel et nommé à sa place Juan Marquez. Borrel alla conter ses malheurs à Sixte IV, qui ordonna au Maître général de remettre en fonction l'inquisiteur révoqué et d’assurer à Borrel la possession tranquille de sa charge.

Ferdinand le Catholique — qui avait déjà occupé, en 1474, le trône de Castille, du droit de sa femme Isabelle — ceignit, en 1479, la couronne d’Aragon. Avant même que l’Inquisition d’Aragon fut réorganisée en 1483, l'influence de Ferdinand avait dû contribuer beaucoup à la restauration du pouvoir inquisitorial. En 1482, à la veille de cette réorganisation, on voit l’Inquisition d’Aragon agir avec un redoublement de vigueur et d’audace, sous la direction du Dominicain Juan de Epila. Beaucoup d’affaires jugées à celle époque nous sont connues eu détail, entre autres les poursuites contre le père et la mère de Felipe de Clemente, protonotaire du royaume. Dans celle recrudescence de la persécution, Cristobal Gualbes, qui avait été, depuis 1452, inquisiteur de Valence, fut impliqué dans une violente querelle avec l’archidiacre Mercader, créature du cardinal Borgia, alors archevêque de Valence, plus lard pape sous le nom d’Alexandre VL A la suite de cette querelle, Gualbes fut chassé comme un fils d’iniquité, et Torquemada, inquisiteur général, reçut défense de le nommer à nouveau.

Le grand royaume de Castille et Léon, comprenant la plus grande partie de la péninsule ibérique, ignora le fléau de l’Inquisition médiévale. Cette monarchie était plus indépendante de Rome que toute autre à la même époque. Des prélats opulents, des nobles turbulents, des cités jalouses de leurs libertés y rendaient difficile la centralisation du pouvoir entre les mains du roi. Le peuple, peu cultivé, ne s’adonnait guère aux vaines spéculations de la théologie. Ses réserves d’énergie trouvèrent d’ailleurs leur emploi dans la nécessité de reconquérir le pays sur les Sarrasins. Les difficultés particulières que créait à la Castille la présence d’une nombreuse population de Juifs et de Maures vaincus auraient été compliquées, plutôt que résolues, par les méthodes de l’Inquisition. Un jour vint, pourtant, où la réunion de l’Aragon et de la Castille sous Ferdinand et Isabelle, suivie delà conquête de Grenade, permit à ces souverains d’entreprendre sérieusement la besogne qui convenait tout ensemble à leur politique et à leur fanatisme : imposer par la force l’uniformité de la foi.

La légende dominicaine rapporte que Dominique revint de Rome en Espagne, comme inquisiteur-général, pour établir une Inquisition chargée de punir les Juifs et les Maures convertis qui auraient manqué à leur foi nouvelle ; il fut, dans cette entreprise, chaleureusement secondé par Saint Ferdinand III et organisa l’Inquisition par tout le pays, célébrant lui-même le premier autodafé à Burgos, où furent brûlés trois cents apostats, puis un second auto, en présence du saint roi, qui lui- même porta sur ses épaules les fagots destinés à brûler ses sujets ; les misérables endurcis le narguaient impudemment dans les flammes qui les consumaient. Puis Dominique institua l’Inquisition en Aragon, partit de là pour Paris et organisa le Saint-Office dans toute la France ; en 1220, il envoya Conrad de Marbourg comme inquisiteur en Allemagne ; en 1221, il acheva sa tâche en fondant des tribunaux du Saint-Office dans toutes les régions de l’Italie. Cette histoire absurde vaut le récit dans lequel un vieux chroniqueur raconte comment saint Boniface fut inquisiteur et brida maint hérétique avec l’aide de Pépin le Bref. Assurément, on nous présente la liste des inquisiteurs qui se succédèrent dans la Péninsule — Frailes Suero Gonies, B. Gil, Pedro de Huesca, Arnaldo Segarra, Garcia de Valcos, etc. Mais ces hommes étaient simplement les provinciaux dominicains d’Espagne, auxquels le pape avait donné qualité pour nommer des inquisiteurs, et qui n’exercèrent pas ce pouvoir hors de l’Aragon. Paramo lui-même, qui s’efforce pourtant de prouver l'existence nominale d inquisiteurs en Castille, est obligé de reconnaître que, pratiquement, ce pays ne possédait pas d’inquisition.

Cependant, même dans la lointaine ville de Léon, le catharisme avait réussi à s’implanter. L’évêque Rodrigo, qui mourut en 1232, avait chassé un grand nombre de Cathares. Ils avaient eux-mêmes appelé son attention en propageant une légende destinée à exciter la haine des citoyens contre les prêtres. Une pauvre femme, disaient-ils, avait placé sur l’autel un cierge en l’honneur de la Vierge ; quand elle fut partie, un prêtre prit le cierge pour son usage personnel. La nuit suivante, la Vierge apparut à son adoratrice et jetant de la cire brûlante dans les yeux de la femme, lui dit : « Reçois ici la récompense de tes bons offices. Dès que tu as été partie, un prêtre a enlevé le cierge. Tu aurais été récompensée sûrement si le cierge s’était consumé sur mon autel ; il est donc bien juste que tu sois punie, puisque, par ta négligence, je n’ai joui que pour un moment de la lumière. » Au dire d’un témoin oculaire, Lucas de Tuy, cette diabolique histoire impressionna si vivement les âmes simples qu’on cessa de pratiquer l’offrande des cierges. Il fallut, pour rendre la foi au peuple, deux miracles authentiques !

Durant le temps qui s’écoula entre la mort de l’évêque Rodrigo, en mars 1262, et l’élection de son successeur Arnaldo, en août 1232, les hérétiques eurent toute facilité pour exercer leur malignité. Un Cathare, nommé Arnaldo, avait été brûlé, vers 1218, en un endroit du faubourg où l'on déposait les ordures. Il y avait là une source que les hérétiques teignirent en rouge et proclamèrent miraculeusement changée en sang. Nombre d’entre eux, simulant la cécité, la claudication ou la possession démoniaque, se firent porter en cet endroit et prétendirent avoir retrouvé la santé. Puis ils déterrèrent les os de l’hérétique et déclarèrent que c’étaient les reliques d’un saint martyr. Le peuple, enflammé d’enthousiasme, érigea une chapelle et adora les reliques. En vain clergé et moines s’efforcèrent de refouler cette marée montante ; le peuple les dénonça comme hérétiques et méprisa l’excommunication dont les évêques voisins frappèrent les adorateurs du nouveau saint. En même temps les vrais hérétiques racontaient tout bas les dessous de l’affaire, qu’ils donnaient comme un exemple de la fabrication des saints et des miracles ; ils récoltèrent ainsi un grand nombre de conversions. Dieu, pour punir ce sacrilège, envoya une sécheresse qui dura dix mois et cessa seulement quand Lucas, au péril de sa vie, détruisit la chapelle hérétique. La pluie alors se mit à tomber, causant dans les esprits une réaction dont Lucas sut tirer parti pour chasser les hérétiques. Toute cette histoire semble indiquer que ceux-ci étaient nombreux et bien organisés ; il est, en tout cas, évident qu’il n’existait pas d’institution spéciale à leur opposer. Mais quand Lucas eut été, en 1239, nommé au siège de Tuy, on n’entendit plus parler d’hérétiques ni de persécutions. L’événement avait ôté probablement une manifestation isolée, œuvre de quelque bande de fugitifs languedociens, qui disparurent sans laisser d’adeptes (1).

S'il est vrai, comme l’affirmé Lucas, que des ecclésiastiques se joignissent fréquemment aux hérétiques pour tourner en dérision les sacrements et le clergé, l’Eglise espagnole, ne dut guère être disposée à seconder l’introduction de l’Inquisition. Un exemple nous permet de juger combien peu l'on avait, dans le pays, le sentiment exact des méthodes inquisitoriales. En 1230, Saint Ferdinand III, ayant découvert des hérétiques a Palencia, se mit en mesure de leur roussir le visage, opération qui les fit réfléchir et les amena à demander l'absolution. Personne ne sut, semble-t-il, ce qu’il fallait faire de ces gens. En conséquence, on sadressa à Grégoire IX, qui chargea l’évêque de Palencia de les réconcilier. Quelques historiens rapportent que le roi fut souvent forcé dimposer à ses sujets une contribution de bois destinée au supplice des impénitents. Cette histoire, sans doute apocryphe, prouve toutefois que les idées de l’Inquisition eurent quelque peine il s’acclimater dans le pays[4].

On aborde un terrain plus solide avec les codes connus sous les noms d’El Fuero Real et Las Siete Partidas, publiés, le premier par Alphonse le Sage en 1255, le second environ dix ans plus tard. L’Inquisition était alors à son apogée. Partout où l’on travaillait à la destruction de l’hérésie, cette tâche était confiée aux soins du Saint-Office. Cependant, non seulement Alphonse ne tient aucun compte de l’Inquisition, mais cil réglant par une loi séculière les relations entre l’Église et les hérétiques, il montre combien, jusqu’il ce moment, l’Espagne était restée en dehors des grands mouvements des XIIe et XIIIe siècles. L’hérésie relève, il est vrai, des tribunaux ecclésiastiques ; tout citoyen peut dénoncer un hérétique à son évêque ou à son vicaire. Si l’on reconnaît que l’accusé ne croit pas ce qu’enseigne l’Eglise, on doit s’efforcer de le convertir et lui pardonner s’il revient il l’orthodoxie. S’il persiste dans l’erreur, il doit être livré au juge séculier. Son sort est alors décidé indépendamment des lois que l’Eglise s’était efforcé d'imposer par toute la chrétienté. Si l'inculpé a reçu le consolamentum, s’il pratique les rites des croyants ou s’il est de ceux qui nient la vie future, il doit être brûlé ; mais un croyant qui ne pratique pas les rites doit être banni ou emprisonné jusqu’à ce qu’il revienne à la vraie foi. Quiconque s’initie à l’hérésie, tout en n’étant pas encore un croyant, est passible envers le fisc d’une amende de dix livres d’or ; s'il ne peut payer, il recevra en public cinquante coups de fouet. Quant à ceux qui meurent en état d’hérésie ou qui sont exécutés, leurs biens passent à leurs descendants catholiques ou, à défaut de ceux-ci, au plus proche parent ; s’il n’y a pas de parents orthodoxes, les biens des laïques reviennent au fisc, ceux des ecclésiastiques à l’Église. Si l’Église n’a pas réclamé ces biens dans l’espace d'un an, ils font retour au fisc. Les enfants déshérités pour cause d’hérésie peuvent, par l’abjuration, recouvrer leurs parts, à l’exception des revenus incidents. Nul ne peut, après condamnation pour hérésie, occuper une fonction, bénéficier d’un legs, faire un testament, opérer une vente, témoigner en justice. La maison qui a donné asile à un missionnaire errant, est attribuée à l’Église, si le propriétaire y habite lui-même ; si elle est louée, le propriétaire coupable est frappé d’une amende de dix livres 'l’or ou fouetté publiquement. Un rico home, ou noble, qui abrite des hérétiques sur ses terres ou dans ses châteaux et qui Persiste dans ses torts après un an d’excommunication, voit la (erre ou le château passer, par confiscation, au roi. S’il s’agit d’un non noble, la personne et les biens du coupable sont livrés au bon plaisir du souverain. Le Chrétien qui se fait Juif ou Musulman est légalement hérétique et passible du bûcher, de même que l'homme qui élève un enfant dans une religion interdite. Cependant les poursuites contre des morts sont prescrites cinq ans après le décès.

Tout cela prouve que, si Alphonse et ses conseillers considéraient comme un devoir pour l’Etat d’assurer la pureté de la fui, ils voyaient en cette obligation une affaire purement civile, où l’Église n’intervenait que pour déterminer la culpabilité de l’accusé. La volumineuse et minutieuse législation élaborée par Grégoire IX, Innocent IV et Alexandre IV était entièrement ignorée. Le droit canon n’avait pas cours en Castille, où les questions de cet ordre étaient réglées suivant les besoins propres du pays. Que, dans l’espèce, ces besoins aient été satisfaits, c’est ce que prouve l'Ordenamiento de Alcalà, publié en 1348, qui est muet sur la question de l’hérésie. Apparemment, on ne jugeait pas nécessaire de modifier les articles des Partidas, qui furent alors, pour la première fois, confirmées par l’assemblée du peuple. Sous cette législation, le provincial dominicain n’avait naturellement pas d’inquisiteurs à nommer, sauf en Aragon, aux termes de la bulle d’Urbain IV (1202).

La Castille continuait à rester à l'abri des maux de l’Inquisition et la persécution pour hérésie y était chose presque inconnue. En 1316, Bernard Gui, de Toulouse, découvrit dans son district quelques-uns de ces redoutables sectaires connus sous le nom de Dolcinistes ou Pseudo-Apostoli ; énergiquement poursuivis par lui. ils s’enfuirent en Espagne. Le U‘ r mai 1310. Bernard écrivit à tous les prélats et moines d’Espagne, leur donnant connaissance des caractères distinctifs de la secte, les pressant de saisir et de châtier les sectaires. S’il y avait eu alors, en Espagne, une Inquisition, Bernard se serait adressé directement fi elle. De la lointaine ville de Compostelle, une réponse lui arriva. L’archevêque Rodrigo l’avisait que cinq personnes, répondant au signalement transmis, avaient été capturées dans cette localité et y étaient tenues dans les chaînes. Il demandait des instructions au sujet de la procédure à suivre pour le jugement et le châtiment à infliger, dans le cas où les prévenus seraient reconnus coupables ; « car, dit-il, tout cela est absolument nouveau dans notre pays ». Evidemment, en Bastille et Léon, il n'y avait pas d’inquisition à laquelle on put avoir recours ; les dispositions des Partidas sur l’hérésie y étaient même inconnues. Cependant, de toutes les villes du royaume, Compostelle aurait dû être, plus qu’aucune autre, familière avec le monde, extérieur et avec les hérétiques, puisqu’un flot de pénitents y était sans cesse envoyé en pèlerinage.

En 1401, Boni face IX fil une démonstration en nommant inquisiteur pour l’Espagne entière le provincial Vicente de Lisbonne, en spécifiant que les dépenses de ce magistral devaient être payées par les évêques et que nul supérieur de son Ordre n'aurait qualité pour le déplacer. La seule hérésie à laquelle la bulle fasse allusion est l’adoration idolâtrique des plantes, des arbres, des pierres, des autels, restes de superstition païenne qui montrent le niveau de la religion et de la culture dans la Péninsule. Il n’y avait guère lieu d’espérer quelque résultat de l’intervention de Boni face, puisque l’Espagne rendait hommage à Benoit XIII, antipape d’Avignon. Ce fut là probablement un simple coup tenté dans cette partie d'échecs que fut le Grand Schisme. D’ailleurs, quel qu’ait été le mobile, la tentative fut infructueuse, car Fray Vicente était déjà mort en odeur de sainteté à l’époque où parut la bulle. À cette nouvelle, Boniface revint à la charge et, le 1er février 1402, attribua pour l’avenir, au provincial dominicain d’Espagne, le pouvoir de nommer et de révoquer des inquisiteurs ou d’agir lui-même en cette qualité, avec tous les privilèges et toute l’autorité reconnue par les canons. Si cette mesure resta inefficace, elle eut du moins l’avantage de permettre aux historiens de l’Espagne de dresser une liste ininterrompue d'inquisiteurs-généraux. C’est vers cette époque que le roi Henri III aggrava les peines frappant l'hérésie, en décrétant que la moitié des biens des hérétiques condamnés Par les juges ecclésiastiques serait confisquée par le trésor royal (1).

Cette bulle de Boniface justifie peut-être historiquement les dires d’Alonso Tostado, évêque d’Avila, qui, peu après, fait allusion à des inquisiteurs recherchant, en Espagne, les gens réputés hérétiques. Elle explique aussi les remarques de Sixte IV, qui, en janvier 1482, tout en confirmant les inquisiteurs nommés à Séville par Ferdinand et Isabelle, au début de leurs réformes, interdit désormais toute semblable nomination, par la raison que les fonctionnaires choisis par le provincial dominicain suffisent à cette tâche. En dépit de tout, l’Inquisition espagnole n’existait qu’en puissance, non en fait.

Les conversos, ou Juifs convertis, formaient, dans l’Etat, un corps important. Partout, ils étaient soupçonnés de judaïsme secret ; dans la situation anarchique où se trouva l’Espagne sous Jean II, ils avaient, pour la plupart, adhéré à la faction hostile au favori du roi, Alvaro de Luna. C’étaient de redoutables adversaires, et le favori crut, semble-t-il, que l'Inquisition serait entre ses mains une arme propre à les anéantir, car, en 1451, Jean demanda à Nicolas V d’émettre, pour la punition de cette apostasie, quelques mandats conférant des privilèges inquisitoriaux. Le fait montre qu’à cette époque aucun pouvoir de ce genre n’existait en Castille. Nicolas répondit volontiers à la demande et nomma inquisiteurs l’évêque d'Osma, son vicaire général, et le Scholastique de Salamanque. Cette mesure ne fit qu’exciter les adversaires de Luna à déployer une plus grande activité en vue d’assurer, par sa ruine, leur salut. Ils réussirent à détacher le roi de son favori qui, en 1453, fut précipitamment condamné et exécuté. On ne voit pas que les inquisiteurs aient jamais fait usage de leur pouvoir : la bulle pontificale resta donc sans effet.

En 1453, Alonzo de Almarzo, abbé de l’importante fondation bénédictine d’Antealtares de Compostelle, fut jugé avec ses complices. Ils avaient vendu par toute l’Espagne et tout le Portugal des indulgences qui, affirmaient-ils, sauvaient de l’enfer les âmes des damnés ; ils avaient contrefait l’Agnus Dei pontifical ; ils avaient forgé et falsifié des lettres pontificales et poussé à l'apostasie des Juifs convertis. S’il y avait eu une Inquisition, elle serait intervenue sans retard. Mais il n’en fut rien. L’affaire lut soumise à Nicolas V, qui chargea l’évêque de Taragona de mener la procédure. Quelques années plus tard, vers 1460, Alphonse de Espinare connait et déplore l'absence de toute persécution contre l’hérésie. Evêques, inquisiteurs et prédicateurs devraient tous combattre les hérétiques ; mais il ne se trouve parmi eux aucun homme disposé à ce devoir. « Nul ne recherche les erreurs des hérétiques. Seigneur, les loups rapaces ont réussi à pénétrer au milieu de ton troupeau, car les pasteurs sont peu nombreux. Beaucoup de ces pasteurs sont des mercenaires et, parce qu’ils sont mercenaires, ils ne se soucient que de tondre, non de nourrir les brebis ! » Alphonse nous fait ensuite un désolant tableau de l’Église espagnole, déchirée par les hérétiques, les Juifs et les Sarrasins. Peu de temps après, en 1464, les Cortès assemblés à Médina portèrent leur attention sur ce point et se plaignirent du nombre considérable des malus cristianos e sospechosos en la fe ; mais l’aversion nationale contre l’Inquisition romaine se manifesta encore par le fait qu'il ne fut pas question de l’introduire alors dans le pays. Les archevêques et évêques furent invités seulement à rechercher sévèrement les hérétiques. On demanda au roi Henri IV de leur prêter assistance, afin que toute localité suspecte pût être visitée à fond et que les coupables fussent découverts, emprisonnés et punis. On montra au roi quels avantages il tirerait de cette entreprise, le produit des confiscations devant être attribué au trésor royal. Le roi donna de bonne grâce son assentiment ; mais l’effort n’eut aucun résultat.

L’orthodoxie, en Espagne, n’avait généralement eu à souffrir que de quelques Fraticelli et Vaudois, trop peu nombreux pour nécessiter une répression active. Le danger principal venait 'l’une multitude de Juifs et de Maures auxquels la loi accordait la tolérance, mais que le fanatisme populaire avait contraints à se convertir en masse. La pureté de la foi, chez ces convertis, était sujette à caution. J’aurai, je l’espère, l’occasion de montrer plus tard que les mesures prises par Ferdinand et Isabelle n’étaient pas absolument injustifiées, à les envisager selon les conceptions religieuses et politiques du temps, bien que ces souverains aient commis de graves erreurs en morale comme en politique et que le résultat final ait été désastreux. Pour l’instant, je me contente de montrer quel était l’état des choses, et d’expliquer comment le mécontentement général faisait désirer qu’on y remédiât. A cette époque, l’Espagne elle-même ne laissait pas- d’être quelque peu agitée par l’esprit d’inquiétude et de recherche qui marqua la seconde moitié du quinzième siècle, sapant les bases de la tradition et contestant les prétentions du sacerdoce. Vers 1460, nous apprend Alphonse de Espina, beaucoup de gens commençaient à nier l’efficacité de la confession orale. Or, on ne pouvait en être venu là sans avoir préalablement mis en doute nombre d’autres doctrines et pratiques dont l’observance était, au dire de l’Église, indispensable au salut. Ces novateurs finirent par devenir si audacieux que Pedro de Osma, maître à la grande université de Salamanque, osa faire imprimer un exposé de leurs opinions. La confession orale, affirmait-il, était d’enseignement humain, non divin, et n’était pas nécessaire à la remise des péchés ; aucune indulgence papale n'était capable d’assurer les vivants contre les flammes du Purgatoire ; la papauté était faillible et n’avait nul pouvoir pour autoriser des infractions aux statuts de l’Eglise. Si l’on avait eu sous la main un mécanisme prêt à agir pour la répression, on eut promptement imposé silence à cet audacieux hérétique. Mais les autorités savaient si peu comment agir qu’elles interrogèrent à ce sujet Sixte IV. Le pape chargea Alphonse Carrillo, archevêque de Tolède, le plus haut dignitaire du royaume après le roi, de juger Pedro de Osma. En 1479, un concile fut, à cet effet, réuni à Alcala ; on y comptait cinquante-deux 188 des meilleurs théologiens espagnols et un grand nombre de canonistes. Pedro, sommé de comparaître, fit défaut : la doctrine fut condamnée comme empreinte d’hérésie ; à l’homme on infligea, non le bûcher pour contumace, mais la rétractation publique, prononcée en chaire. Il se soumit et s’exécuta. Le compte rendu officiel de l’affaire dit que tous les fidèles fondirent en larmes en voyant se manifester de façon si éclatante la main victorieuse de Pieu. Pedro mourut paisiblement l'année suivante, en 1480, dans le giron de l’Église. Sixte IV, en confirmant les actes du concile, ordonna à l’archevêque de poursuivre comme hérétiques tous ceux des disciples de Pedro qui ne suivaient pas, en se soumettant, l’exemple de leur maitre.

Au lendemain de l’avènement de Ferdinand et Isabelle (1474), Sixte IV envoya comme légat à la cour d’Espagne Nicolo Franco, et lui délégua plein pouvoir inquisitorial pour la poursuite et le châtiment des faux chrétiens qui, après avoir reçu le baptême, persistaient à observer les rites judaïques. Les souverains, désireux de restreindre l'intervention du légat dans affaires intérieures de leurs domaines, ne lui permirent guère, semble-t-il, d’exercer le pouvoir qui lui était ainsi contré. On ne voit pas, d’ailleurs qu'il ait essayé d’en user. Les souverains demandèrent du temps, posèrent des conditions, si bien que, finalement, quand Sixte publia la bulle du 1er novembre 1478, fondant l'Inquisition espagnole, le droit d’intervention pontificale y était réduit au strict minimum.

 

Au Portugal, Alphonse II, au début de son règne (1211), prouva son zèle en obtenant des Cortès des lois sévères visant la répression de l’hérésie. Mais quand le premier provincial dominicain d'Espagne, Sueiro Gomes, tenta d’introduire dans le royaume de Portugal des inquisiteurs de son Ordre, Alphonse refusa de les admettre ; il insista pour que les hérétiques fussent, comme devant, jugés par les tribunaux épiscopaux ordinaires. Pendant près d'un siècle et demi, l’Inquisition se le tint Pour dit. La liberté de penser dut être fort large, car, vers 1325. Alvaro Pelavo donne une longue liste d’erreurs publiquement professées, dans les écoles de Lisbonne, par Thomas Scotus, moine renégat. On peut apprécier la nature de ces doctrines d’après cette assertion averroïste que le monde aurait été dupé par trois hommes : Moïse, qui dupa les Juifs ; le Christ, qui dupa les chrétiens ; Mahomet, qui dupa les Sarrasins. L hérésiarque resta impuni, semble-t-il, jusqu’au jour où il déclara que Saint-Antoine de Padoue avait entretenu des concubines. Le prieur franciscain le fit alors incarcérer et un procès s'ensuivit. Finalement, par une bulle datée du 17 janvier 1376, Grégoire XI donna qualité à Agapito Colonna, évêque de Lisbonne, pour désigner, à titre exceptionnel, un inquisiteur franciscain, en raison de la propagation notoire de l’hérésie et de l’absence d’inquisiteurs dans le royaume. Le titulaire de la charge devait recevoir un salaire annuel de deux cents florins d'or, à percevoir sur tous les diocèses dans la mesure des contributions fournies par chacun à la Chambre apostolique. Investi de cette autorité, Agapito nominale premier inquisiteur portugais, qui fut Martino Vasquez. D’après ce que nous avons vu ailleurs, nous pouvons douter que ce fonctionnaire ait réussi à recueillir la somme fixée pour son traitement. Si minimes qu’aient pu être ses recettes, elles furent en rapport avec ses services, car il ne reste pas trace de son œuvre.

Le Grand Schisme commença en 1378. Comme le Portugal reconnut Urbain VI, tandis que l’Espagne adhérait à la cause de l’antipape Clément VII, la province dominicaine d’Espagne fut divisée. La province portugaise se donna d’abord un vicaire-général, puis un provincial, Gonçalo, en 1418, quand Martin V reconnut légalement la disjonction. Ce fait peut expliquer pourquoi le successeur de Martino Vasquez fut encore un Franciscain. En 1394, Rodrigo de Cintra, qui s’intitulait inquisiteur de Portugal et Algarve, demanda la confirmation de ses pouvoirs à Boniface IX, qui la lui accorda. Apparemment, les revenus de la charge étaient nuls, car Rodrigo obtint le privilège de résider, ainsi qu’un collègue de son choix, dans un couvent franciscain quelconque, dont les membres étaient tenus de lui fournir des émoluments égaux à ceux de tout maitre de théologie. Rodrigo était le prédicateur du roi Jean Ier, qui demanda cette faveur à Boniface. La carrière de cet inquisiteur est, comme celle de son prédécesseur, absolument vide. Il eut pour successeur un Dominicain, Vicente de Lisbonne, qui était provincial d’Espagne à l’époque de la disjonction, et qui retourna alors au Portugal et devint confesseur du roi Jean. En 1399, le roi demanda à Boniface, qui l’accorda, la charge d’inquisiteur pour Vicente ; et, comme nous l’avons vu, le pape s’efforça, en 1401, d’étendre à la Castille et à Léon la juridiction de cet inquisiteur, d n’existe aucune trace de l’activité inquisitoriale de Vicente. Après sa mort en 1401, il semble y avoir eu une interruption. En charge était apparemment considérée comme un casuel, revenant au titulaire de la chapelle royale, quand celui-ci voulait bien l’accepter. La première nomination dont il soit question ensuite est celle d’un autre confesseur du roi Jean, un franciscain cette fois, Affonso de Alprão, qui entra en fonctions en 1413 et dont les actes n'ont laissé aucun souvenir. Quand, en 1418, le royaume fut réorganisé et forma une province dominicaine indépendante, les historiens de l’Inquisition affirment qu’en vertu d’une bulle de Boniface IX (1402) les divers provinciaux qui se succédèrent furent également inquisiteurs généraux. A les croire, il y eut une longue succession de ces dignitaires depuis cette époque jusqu'à la fondation de la Nouvelle Inquisition (1531). On n’a cependant conservé le souvenir d’aucun acte accompli par eux en qualité d’inquisiteurs. Le Saint-Office continua à sommeiller, sans même posséder un titulaire officiel, jusqu’au jour où, dans les premières années du seizième siècle, Dom Manoel, stimulé par l’exemple de ses voisins les Castillans et inquiet de la situation des nouveaux chrétiens ou transfuges du Judaïsme et de l’Islam, songea à faire revivre l’institution. Bien qu’il eût à sa disposition le provincial dominicain, il ne semble pas avoir nourri le dessein d’utiliser à cet effet ce religieux. Il s’adressa au pape et obtint la nomination d’un Franciscain, Henrique de Coimhra, dont l’activité n’a pas non plus laissé de traces.

La Nouvelle Inquisition d’Espagne donna un exemple qu’on pouvait s’attendre à voir suivre par le polit royaume de Portugal. En fait, aux yeux de catholiques ardents, il devait paraître nécessaire d'instituer une semblable organisation, en présence des difficultés créées par la multitude de nouveaux chrétiens fuyant la persécution espagnole. Aussi Dom Manoel songea-t-il un moment à établir dans ses Etats l'inquisition : en 1515, il ordonna à son ambassadeur à Rome, 1). Miguel da Silva, d’obtenir de Léon X des privilèges semblables à ceux qui étaient accordés à la Castille. Mais le projet fut abandonné, pour une raison qui nous échappe. Le fils de Dom Manoel, João (Jean) III, qui succéda à son père en 1521, était un fanatique et un esprit faible. On ne peut que s’étonner que l’introduction de l’Inquisition, copiée sur le modèle espagnol, ait été encore retardée de dix ans. La lutte qui s’engagea au sujet de cette mesure appartient à une époque postérieure au moyen âge et déborderait le cadre actuellement imposé à notre étude.

 

 

 



[1] Pestor (Geschichte der Pæpste, II, 191) m'informe que je commets une erreur de date et que la conférence eut lieu en décembre 1462. Elle avait été, en effet, fixée tout d’abord à cette date, mais Wadding {Annal, ann 1463, n° 1) dit qu'elle fut remise à Pâques 1463, puis à décembre. Le fait que la décision du pape ne fut rendue qu’en août 1464 semble confirmer les dires de Wadding.

[2] C’est probablement à cause de la mesure interdisant désormais toute discussion sur ce sujet, que l'Index de Parme de 1580 enregistre une œuvre intitulée : Modo contemplare e dir la devotione del pretiosissimo sangue, di F. Selvestro Capuccino (Reusth, Index Librorum Prohibitorum gedrickt zu Parma 1580, Bonn, 1889, p. 6. 11). Cependant ce titre n’est pas compris dans l’Index Tridentin de 1564, non plus que dans celui de Sixte V, de 1594.

[3] D'après la fin d'un manuscrit du Directorium cité par Villanueva (Viage Literario, XIX, 120), l’œuvre semble avoir été écrite en 1374.

[4] Vers la fin du XIIIe siècle, Gil de Zamora, dans sa biographie de Saint-Ferdinand, rapporte que le roi brûlait tous les hérétiques qu’il pouvait découvrir et portait lui-même sur ses épaules les fagots destinés au bûcher. Cette assertion tendait évidemment à réchauffer le zèle trop tiède de Sanche et Bravo, petit-fils de Ferdinand. En effet, Gil compare douloureusement au temps présent les heureux jours de jadis. — Boletin de la Real Acad, de la Hist., t. IV, p. 310, 311.