Dans le
Nord, le Catharisme ne réussit jamais à s'implanter assez fortement pour
menacer l’unité de l’Eglise. Cependant, à la suite des croisades et des
efforts tentés après la pacification de 1229, nombre d’hérétiques chassés se
réfugièrent dans des pays où ils croyaient pouvoir échapper aux soupçons.
Aussi, tout en organisant la persécution dans le Midi, était-il nécessaire de
surveiller, avec plus d'attention qu’on n’en pouvait attendre des évêques,
les régions où les hérétiques trouveraient refuge. Sans cette précaution,
tout l'effort tenté dans le Languedoc n’aurait eu pour effet que de répandre
l’infection. Il était donc indispensable que de vigilants gardiens de la foi
fussent établis dans les pays où les hérétiques étaient rares et -cachés,
aussi bien que dans ceux où ils étaient nombreux et protégés par la noblesse
et les magistrats urbains. Le pieux roi Saint Louis déclarait ne connaître
qu'un seul argument dont un laïc dut se servir contre un hérétique : l’épée
enfoncée jusqu'à la garde. Aussi, sous ce souverain, les défenseurs de la foi
pouvaient-ils compter sur le pouvoir séculier. Dès
1233, quand Pierre Cella et Guillem Arnaud furent nommés inquisiteurs à
Toulouse, on lit une tentative analogue dans la partie septentrionale du
royaume. Là aussi, ce fut l’Ordre des Dominicains qui se vil appelé à fournir
des zélateurs. J’ai déjà raconté l’échec des efforts faits pour amener les
moines de la Franche-Comté à entreprendre cette œuvre. Dans l'ouest de lu
Bourgogne, cependant, l’Église fut plus heureuse et trouva les auxiliaires
qu'il lui fallait. Comme Rainerio
Saccone, Frère Robert, surnommé le Bougre, avait été Patarin. Il
était, par suite, bien armé pour la découverte des hérétiques cachés ; il
prétendait, en outre, pouvoir reconnaître les hérétiques rien qu’à leur
langage et à leur maintien. D'autres qualités encore le rendaient propre à sa
mission : c’étaient l’ardent fanatisme du converti, son savoir, son éloquence
enflammée, son impitoyable rigueur. Quand, au début de l’année 1233, le
prieur de Besançon reçut des instructions pour la poursuite de l'hérésie/ il
chargea Robert d’agir en son lieu. Celui-ci, empressé à montrer son zèle, ne
perdit pas un instant et entama une expédition contre La Charité. On sait que
cette localité était connue au xii' siècle comme un centre d’hérésie ; on
avait vainement essayé de l’en purifier. Tous les efforts avaient échoué
devant Rendurcissement des cœurs. Frère Robert trouva le prieur de Cluny,
Étienne, occupé à user en pure perte son autorité pour ramener, de gré ou de
force, les égarés. Le nouvel inquisiteur n'était muni, semble-t-il, d’aucun
pouvoir spécial ; mais son énergie ne tarda pas à produire une profonde
impression sur le peuple. Les hérétiques vinrent en foule confesser leur
erreur ; maris et femmes, parents et enfants, tous s'accusaient et accusaient
les autres. Robert adressa un rapport à Grégoire IX. La réalité, disait-il,
dépassait de beaucoup en horreur le tableau qu'en faisait la rumeur publique
: la ville entière était un nid empesté de criminelle hérésie : la foi
catholique v était presque totalement proscrite ; la population, dans ses
secrets conventicules, avait secoué le joug de Rome. Les plus avisés se
laissaient tromper par un faux semblant de piété, tandis que l’activité des
missionnaires hérétiques, s’étendant sur la France entière, gagnait des Ames
depuis les Flandres jusqu’à la Bretagne. Incertain au sujet de ses pouvoirs,
Robert demandait à Grégoire des instructions. Il lui fut ordonné d’agir
énergiquement avec le concours des évêques et d’appliquer, pour extirper
complètement l'hérésie de ce pays, les statuts récemment publiés par le
Saint-Siège, en demandant l'aide du bras séculier et en l'exigeant, au
besoin, par l’emploi des censures ecclésiastiques. Nous
ignorons à quelles mesures Robert eut recours. Sans doute, fortifié et
stimulé par le pape, il se montra énergique et impitoyable. Son fanatisme
exagérait probablement l’étendue du mal et confondait les innocents et les
coupables. L’archevêque de Sens, sur le diocèse duquel se trouvait La
Charité, ne tarda pas à se plaindre à Grégoire de l’atteinte portée à sa
juridiction. D’autres prélats firent de même, alarmés par l’octroi, au
provincial dominicain de Paris, du droit de nommer des inquisiteurs dans toutes
les parties du royaume. Ils affirmaient au pape qu’il n’y avait aucune
hérésie dans leurs provinces et qu’il n’était nullement besoin de mesures
extraordinaires. Dans les premiers jours de février 1231, Grégoire révoqua
toutes les nominations et recommanda la vigilance aux prélats, leur
conseillant de se servir des Dominicains toutes les fois qu’une action
vigoureuse paraîtrait utile, ces moines étant particulièrement habiles dans
la réfutation de l’hérésie. Si Robert avait été un homme ordinaire, cette
intervention pontificale eut pu retarder d’un moment l’extension de
l’Inquisition en France. Mais rien ne pouvait contenir son ardeur. En juin
1234, on voit Saint Louis payer les frais d’entretien des hérétiques détenus
à Saint-Pierre-le-Moutier, près de Nevers, ce qui semble prouver que Frère
Robert avait réussi â se remettre à l’œuvre sur son ancien terrain
d’opérations. Peut-être agit-il sur la demande de l’autorité épiscopale : les
évêques, en général, ne s’opposaient pas aux persécutions, pourvu que leur
juridiction fût respectée. Le roi Louis fournit à Robert une gardé armée,
pour le protéger contre les haines qu’il s’attirait. Assuré de la faveur
royale, le persécuteur parcourut le pays en semant partout la terreur. A
Péronne, il brûla cinq victimes : à Elincourt, quatre, sans compter une femme
grosse dont l’intercession de la reine fit différer le supplice. Avant la fin
du Carême, on le trouve à Cambrai, où, assisté de l’archevêque de Reims et de
trois évêques, il brûla environ vingt hérétiques et en condamna d’autres aux
croix et à la prison. De là il se rendit, toujours en hâte, à Douai, où, en
mai, il eut la satisfaction de brûler encore dix victimes et d'en condamner aux
croix et à la prison un grand nombre d’autres, en présence du comte de
Flandre, de l’archevêque de Reims, de divers évêques et d’une multitude de
curieux. Ensuite il gagna rapidement Lille, où curent lieu d’autres
exécutions. Tout cela suffisait à Convaincre Grégoire que les évêques, en
niant l’hérésie, niaient l’évidence. Sans se laisser arrêter par le souvenir
des déboires que lui avait valus un autre apôtre de la persécution, Conrad de
Marbourg, le pape, en août 1233, lit savoir au provincial des Dominicains que
Dieu lui avait révélé l'état de la France entière, enfiévrée par le venin des
reptiles hérétiques, et qu'il fallait reprendre l’œuvre de l’Inquisition et
laisser toute liberté d’action au Saint-Office. Il convenait donc
d'accréditer à nouveau Frère Robert qui, secondé par d’habiles collègues,
purgerait tout le royaume, avec l’aide des prélats. Ainsi l’innocence
cesserait de souffrir et le crime n’échapperait plus au châtiment.
L’archevêque de Sons recevait l’ordre exprès de prêter un appui effectif à
Robert, que Dieu avait marqué, par grâce spéciale, pour cette mission. Robert
lui-même était honoré d’un mandat personnel, émanant du pape, qui lui donnait
le pouvoir d’agir par toute la France. De plus, le Saint-Père exhortait
ardemment Robert à ne pas épargner sa peine et â ne pas reculer devant le
martyre même, si ce martyre devait procurer le salut des âmes[1]. C’était
jeter de l’huile sur le feu. Le fanatisme débordant de Robert n’avait pas
besoin d’excitation : dès lors, son ardeur effrénée fit rage. Par le zèle
irréfléchi de Grégoire, la France était livrée à une sorte de fou furieux.
Comme Robert était soutenu par le pieux Saint Louis, les évêques étaient
contraints d’aider l'inquisiteur et d’exécuter ses ordres. Pendant plusieurs
années, Robert parcourut les provinces de Flandre, de Champagne, de
Bourgogne, de France, sans qu’il se trouvât personne pour le contenir ou lui
faire obstacle. Dans son ardeur intempérante, cet homme ne devait guère,
semble-t-il, se soucier de juger avec scrupule et de rechercher les preuves
de la culpabilité. Les personnages désignés par lui comme hérétiques avaient
à choisir entre l’abjuration, suivie d’emprisonnement perpétuel, et le
bûcher. A l’occasion, pour varier, au lieu de brûler la victime, on
l’enterrait vive. Fn l’espace de deux à trois mois, Robert dépêcha ainsi,
dit-on, environ cinquante malheureux des deux sexes. Quel dut être le chiffre
total de ses victimes, au cours d’une mission qu'il remplit, sans aucun
contrôle, plusieurs années durant ! La terreur que répandaient ses procédés
arbitraires et impitoyables le faisait redouter des grands autant que des
humbles. Cependant on finit par reconnaître que sa cruauté confondait les
innocents et les coupables : alors s’éleva une clameur si forte que Grégoire
IX lui-même fut obligé d’v prêter l’oreille. Une enquête menée en 1238
dévoila les méfaits de Robert. Néanmoins, il trouva encore le temps, en 1239,
de brûler cent quatre-vingt-trois hérétiques à Mont-Wimer, lieu d’origine du
Catharisme au xi« siècle. A cet holocauste qui dut réjouir Dieu, assistaient
le Roi de Navarre, une foule de prélats et de nobles et une multitude qu’on
estima follement à sept-cent mille âmes. Ce fut le dernier triomphe du moine
assassin, Robert se vit retirer son mandatai paya de l’emprisonnement
perpétuel ses folies barbares. Peut-être, avant cette destitution, le Saint-Siège,
alarmé par les excès de Robert, avait-il déjà exigé que les jugements rendus
par l’inquisiteur fussent confirmés à Rome. Fn effet, une affaire, à laquelle
on peut assigner la date de 1239, fut examinée par le pape et renvoyée
ensuite à Robert et à l’archevêque de Sens, après approbation de la sentence.
La carrière de cet inquisiteur diabolique, comme celle de Conrad de Marbourg,
aurait dû servir de salutaire avertissement. Malheureusement, l’état d’esprit
que Robert avait fait naître lui survécut. Pendant trois ou quatre ans après
sa chute, la persécution se vit, du Rhin à la Loire, dans toutes les
provinces que l’on croyait, à tort ou à raison, remplies d’hérétiques cachés[2]. La fin
malheureuse de Robert n'émut pas ses collègues. A partir de cette époque,
l'Inquisition dominicaine s’établit en permanence dans toute la France.
D’abord, on excita les prélats à montrer quelque zèle dans l’accomplissement
de leurs devoirs jusqu’alors trop négligés. C’est ainsi que le concile de
fours s’efforça, en 1239, de ressusciter le système oublié des témoins
synodaux. Tous les évêques reçurent l'ordre de nommer dans chaque paroisse
trois clercs — ou, à défaut de ceux-ci, trois laïcs dignes de créance — lesquels
prêteraient serment de révéler aux officiaux tous les délits d’ordre
religieux, en particulier les crimes contre la foi. Ces mesures incommodes et
surannées ne pouvaient être d'aucun profit pour la recherche d’un crime aussi
soigneusement et aussi aisément dissimulé que l’hérésie. Les Dominicains
restèrent maîtres d’un terrain que nul ne leur disputait : toujours en
alerte, voyageant de localité en localité, sondant et questionnant les
habitants, ils cherchaient la vérité et l’arrachaient de force aux cœurs
rebelles. Cependant il est resté peu de traces de leurs travaux. Dans le
Nord, les hérétiques étaient rares et disséminés. Les chroniqueurs du temps
ne font mention ni de la découverte ni du châtiment de ces impies ; ils ne
signaient même pas l'établissement de l'Inquisition. La désignation de
quelques moines chargés de pourchasser les hérétiques était un fait qui ne
méritait pas d’être relaté. On sait, néanmoins, que le pieux roi Saint Louis
accueillit ces inquisiteurs, sur ses domaines héréditaires, avec la même
bienveillance qu'il leur avait accordée sur les territoires nouvellement
acquis du Languedoc. Même, pour stimuler leur zèle, il les défraya de toutes
leurs dépenses. Dans les comptes des baillis royaux, en l’année 1248, on
trouve mention de sommes déboursées pour ces moines à Paris, Orléans,
Issoudun, Senlis, Amiens, Tours, Yèvre-le-Châtel, Beaumont, Saint-Quentin,
Laon et Mâcon. On voit, par-là, que la libéralité royale leur fournissait des
ressources pour mener à bien leur mission, non seulement sur les domaines de
la Couronne, mais encore sur ceux des grands vassaux. Ces mentions montrent
aussi que l’activité inquisitoriale s’exerçait sur tous les points du pays.
Leur zèle incessant ôtait toute sécurité à l’hérésie ; on a déjà vu qu’en 1255
les inquisiteurs furent autorisés à poursuivre leur proie au-delà des
frontières, sur les territoires d’Alphonse de Toulouse, au mépris des
limitations assignées aux districts inquisitoriaux. Ainsi
l’Inquisition commençait à s’organiser de façon systématique. En Provence, où
le prieur dominicain, Pons de t’Esparre, avait d’abord, de son initiative privée,
entrepris la recherche des hérétiques, c'est en 1245 qu’un inquisiteur agit,
pour la première fois, en vertu de pouvoirs officiels. Celte province, qui
comprenait tout le sud-est de la France moderne, y compris la Savoie, fut
confiée aux Franciscains. En 1266, ces moines engagèrent, à Marseille, une
lutte à mort contre les Dominicains ; la persécution fut apparemment
négligée, car Clément IV ordonna aux Bénédictins de Saint Victor de prendre
des mesures pour l'extirpation des nombreux hérétiques résidant dans la
vallée de Rousset, où se trouvait une dépendance de cet Ordre. En 1288,
l’Inquisition de Provence fut étendue à Avignon et au Comtat Veriaissin, dont
le gouverneur reçut l’ordre de défrayer de leurs dépenses, sur le produit des
confiscations, les inquisiteurs Bertrand de Cigotier et Guillem de
Saint-Marcel. En 1292 le Dauphiné fut, à son tour, compris dans le district
inquisitorial : l’organisation se trouva dès lors achevée sur les territoires
situés à l'est du Rhône. L’attention des inquisiteurs fut alors appelée sur
une superstition singulière. Beaucoup de chrétiens, quand ils étaient
éprouvés par la maladie ou par d’autres accidents, ou quand ils étaient
inquiets au sujet d’un ami parti en mer, parfois aussi à l'approche d'une
naissance, se rendaient, avec des cierges allumés, dans les synagogues
juives, y portaient des offrandes et veillaient pendant la nuit du sabbat.
Ces pratiques, même observées par des Juifs, étaient considérées comme
idolâtrie et hérésie ; quiconque s’en rendait coupable devait donc être
sévèrement poursuivi. Exception
faite de cette région, la France entière était soumise aux Dominicains. En
1253, une bulle d'innocent IV confère au provincial de Paris l’autorité
suprême sur le reste du royaume, y compris les territoires d’Alphonse de
Toulouse. Pendant les années qui suivirent, d’autres bulles parurent,
déplorant les progrès croissants de l’hérésie réclamant de nouveaux efforts
contre ce fléau et faisant allusion à la sollicitude du roi Louis, préoccupé
du succès de l’Inquisition. Des instructions élaborées avec soin sont
transmises, de Borne, pour le bon fonctionnement du Saint-Office ; des
modifications sont décrétées, puis annulées, ce qui montre qu’on suivait d’un
œil attentif les travaux de l’Inquisition en France, et qu’on s'employait
avec persévérance à la fortifiée. Un bref pontifical, daté de 1255, établit
qu’à cette époque l'Inquisition du Languedoc était indépendante du provincial
de Paris : en 1257, elle est de nouveau placée sous l’autorité de ce
religieux ; en 1264, elle en est une seconde fois affranchie, pour y être
ramenée en 1264. Pelle dernière mesure fut définitive. Le provincial de Paris
devint alors une sorte de grand-inquisiteur pour la France entière. En 1235
1e provincial des Franciscains fut adjoint à celui des Dominicains. Les deux
Ordres se partagèrent ainsi les fonctions. Mais, comme il était, à prévoir,
cet arrangement n’eut qu’un médiocre succès, si bien qu’en 1256 le pouvoir
apparaît de nouveau concentré entre les mains des Dominicains. Le nombre des
inquisiteurs nommés était toujours strictement limité par les papes ; il
variait selon les exigences du moment et selon l’étendue des territoires. En
1256, deux inquisiteurs seulement sont spécifiés. En 1258, ce nombre est
déclaré insuffisant pour une région aussi vaste, et le provincial est
autorisé à nommer quatre autres inquisiteurs. En 1201, quand le Languedoc fut
mis à part. Je collège fut réduit à deux ; en 1200, il comprit de nouveau
quatre membres, à l’exclusion du Languedoc et de la Provence, où, en 1267,
furent institués des adjoints. En 1273, le nombre fut porté à six, le
Languedoc compris et la Provence exclue. Ce fut là, semble-t-il,
l’organisation définitive. On ne voit pas que le nord du royaume ait été
partagé, comme le Midi, en circonscriptions nettement délimitées. L’Inquisition
de Besançon parait avoir été, à l'origine, indépendante de celle de Paris.
Après l’échec d’une première tentative faite pour s'établir dans cette ville
en 1233, le Saint-Office ne semble y avoir pris pied qu’en 1217, époque où Innocent
IV ordonna au prieur de Besançon d’envoyer des moines à travers la Bourgogne
et la Lorraine pour l’extirpation de l'hérésie. L’année suivante. Jean, comte
de Bourgogne, réclama une action plus énergique, mais, apparemment, n’y
voulut point contribuer de ses deniers, car, en 1255, les Dominicains
demandèrent qu’on les relevât d’une tâche ingrate, où, faute de moyens, ils
ne pouvaient espérer aucun succès. Alexandre IV accéda à leur requête. Ou
possède quelques témoignages qui montrent l'Inquisition opérant dans cette
ville vers 1283. En 1290, Nicolas IV ordonna au provincial de Paris de
choisir trois inquisiteurs chargés d’agir dans les diocèses de Besançon, Genève,
Lausanne, Sion, Metz, Tool et Verdun. La Lorraine, les cantons français de la
Suisse et la Franche-Comté étaient ainsi soumis à l’Inquisition de France,
disposition qui pareil s’être maintenue pendant plus d’un siècle. Il
reste peu de traces des travaux du Saint-Office sur le vaste territoire qui
s’étend entre le golfe de Biscaye et le Rhin. A en juger par les résultats,
les persécuteurs ne manquèrent pas à leurs devoirs. Le Catharisme, lentement,
mais impitoyablement exterminé dans le Languedoc, ne réussit pas à
s’implanter dans le Nord. On entend sans cesse parler de fugitifs abandonnant
Toulouse et Carcassonne pour chercher un abri sûr en Lombardie ou même en Sicile
; jamais on ne les voit se réfugier en Touraine ou en Champagne. On ne
constate pas davantage que les plus ardents missionnaires du Catharisme aient
jamais cherché à faire du prosélytisme au-delà des Cévennes. Nous possédons
par hasard, dans un recueil de formules, quelques documents émanés de Frère
Simon Duval en 1277 et 1278. Ces textes permettent de jeter un rapide coup
d’œil sur la procédure de l’inquisiteur et d’apprécier l’activité que
réclamait l'exercice de ses fonctions. Il s’intitule inquisiteur in regno
Franciæ, titre qui indique que sa délégation s'étendait à toute la partie
du royaume située au nord du Languedoc. Il déclare qu'il agit au nom de
l’autorité apostolique et du pouvoir royal, montrant ainsi que Philippe le
Hardi lui avait dûment conféré le droit de requérir, en cas de besoin,
l’assistance de toutes les forces séculières. Le 28 novembre 1277, il fait
assavoir publiquement que deux chanoines de Liège, Suger de-Verbanque et
Berner de Niville, suspects d’hérésie, ont pris la fuite. Il les cite à
comparaître en jugement, le 23 janvier suivant, à Saint-Quentin de
Vermandois. Ce procès fut apparemment différé, car le -I janvier 1278, Frère
Duval convoque le peuple et le clergé de Caen à un sermon pour le 23 du même
mois. En cette ville, il eut du moins la satisfaction de découvrir une Juive
apostate, qui prit la fuite ; on possède une proclamation par laquelle il
invite tous les citoyens à seconder dans ses recherches Copin, sergent du
bailli de Caen, chargé de poursuivre la fugitive. Frère Duval procédait
alors, sans doute, à une enquête étendue, car, le 5 juillet, il convoquait, à
son sermon du 7, le peuple et le clergé d'Orléans. Quinze jours plus tard, il
était de retour en Normandie et découvrait, près d’Évreux, un nid
d’hérétiques : on possède une citation, datée du 21 juillet, invitant à
comparaître devant lui treize habitants d'un petit village voisin. Ces
documents fragmentaires et décousus attestent que l'existence de
l’inquisiteur était active et que sa peine n’était pas toujours perdue. En
février 1285, le jeune Philippe le Bel enjoint, par lettre, à ses
représentants en Champagne et en Brie de seconder l’inquisiteur Frère
Guillaume d’Auxerre. Sans doute les deux provinces dont il s’agit allaient
être le théâtre d’opérations inquisitoriales. Les
inquisiteurs de France se plaignaient que leur œuvre fût entravée par le
droit d'asile, alors universellement respecté. Tout criminel qui réussissait
à entrer dans une église, y était à l’abri. Aucun fonctionnaire n’osait l’y
poursuivre ni opérer une arrestation à l’intérieur de l’enceinte sacrée. La
violation de cette immunité entraînait une excommunication qui ne pouvait
être levée qu’au prix d’un châtiment exemplaire. Les hérétiques ne tardèrent
pas â mettre à profit la protection offerte à leurs personnes par l’Église
même qu’ils combattaient. Par suite de la jalousie qui existait entre le
clergé séculier et les inquisiteurs, il est â croire qu’aucun effort ne fut
tenté pour réprimer cet abus. Martin IV, sollicité à cet effet, fit paraître
en 1281 une bulle adressée à tous les prélats de France. Il ne convenait pas,
disait-il, que cet abus du droit d’asile fût plus longtemps toléré ; en
semblable occurrence, les inquisiteurs devaient avoir toute facilité pour
venger la foi ; loin de faire obstacle â l’accomplissement de leur devoir, il
fallait qu'on les y aidât de toute façon. Cette bulle mentionne, entre autres
hérétiques, des Juifs apostats ou mal convertis. C’est dire que celle secte
infortunée était, dans une large mesure, l’objet du zèle inquisitorial. En
effet, nombre de ces malheureux furent brûlés ou frappés de pénitences
diverses à Paris, de 1307 à 1310. Il
était une classe de criminels qui aurait pu fournir un vaste champ à
l’activité de l’Inquisition, si le Saint-Office s’était trouvé à même de
découvrir leurs délits. Aux termes des canons, quiconque avait subi
l’excommunication, une année durant, sans se soumettre et sans demander
l'absolution, était déclaré suspect d’hérésie. C’est ainsi qu’en 1297 on a vu
Boniface VIII inviter les inquisiteurs de Carcassonne à poursuivre, de ce
chef, les autorités de Béziers. Le pays regorgeait de ces excommuniés : prêtres
et prélats avaient abusé de l’anathème pour servir leurs intérêts personnels
; aussi le peuple était-il devenu insensible à ce châtiment, d’autant plus
que, le plus souvent, il fallait, pour obtenir l’absolution, sacrifier des
droits auxquels les fils les plus soumis de l’Église n’auraient pas consenti
à renoncer. Ce mépris croissant de la censure épiscopale était sans excuse,
mais les inquisiteurs ne semblaient guère disposés à apporter spontanément
leur concours au clergé séculier. D'autre part, ce dernier ne sollicitait pas
leur intervention. En 1301, le concile de Reims décréta que des procédures
fussent entamées, pour présomption d’hérésie, contre ceux qui seraient restés
deux années sous l’excommunication. En 1303, le même concile invita tous les
justiciables à se présenter d’eux-mêmes et à se laver des soupçons qui
pesaient sur eux. Mais cette formalité devait être remplie devant le tribunal
de l’évêque et non devant les inquisiteurs. Sans doute la jalousie réciproque
était trop forte pour qu’on pût associer les deux juridictions rivales dans
une même œuvre. En
1308, il est question d’un citoyen de Soissons, Etienne de Verberie, accusé
devant l’inquisiteur d’avoir tenu des propos blasphématiques sur le corps du
Christ. L’accusé excipa de son état d’ivresse et fut traité avec indulgence.
Peu de temps après eut lieu le premier véritable autodafé qui ait été,
à notre connaissance, célébré à Paris. Ce fut le 31 mai 1310. Un juif renégat
et apostat fut brûlé ; mais la principale victime fut Marguerite de Hainaut,
dite la Porète, sur laquelle nous sommes assez : exactement renseignés. Cette béguine
clergesse fut le premier apôtre, en France, d'une secte allemande, les
Frères du Libre-Esprit, que nous étudierons plus complètement par la suite.
Son erreur capitale consistait à prétendre que l’âme, absorbée dans l’amour
divin, pouvait, sans péché comme sans remords, céder à toutes les exigences
delà chair. Elle professait, de plus, une insuffisante vénération pour le
sacrifice consommé sur l’autel. Pour propager ces doctrines, elle avait écrit
un livre que Gui II, évêque de Cambrai, avait condamné et brûlé comme
hérétique avant 1303. Le prélat avait charitablement épargné l’auteur, non
sans lui interdire, sous peine du bûcher, de répandre à l’avenir son livre et
ses doctrines. Malgré cet avertissement, elle avait continué à distribuer le
livre condamné parmi l’humble population qu’on désignait sous le nom de Beghards.
On la conduisit devant le successeur de Gui, Philippe de Marigny, et devant
l’inquisiteur de Lorraine. Cette fois encore, clic sortit, indemne de la
poursuite. Infatigable dans sa mission, elle avait poussé l’audace jusqu’à
offrir le volume interdit à Jean, évêque de Châlons. En 1308 elle étendit sa
propagande jusqu’à Paris, èt tomba entre les mains de l’inquisiteur, Frère
Guillaume de Paris. Sommée par lui de prêter serment, avant son interrogatoire,
elle refusa catégoriquement. L’inquisiteur était probablement trop absorbé
par l’affaire des Templiers pour pouvoir faire prompte justice. L’accusée,
excommuniée à la suite du refus de serment, resta sous le poids de cet
interdit pendant dix-huit mois dans un donjon de l’Inquisition. C’eût été là
un grief suffisant pour la condamner comme hérétique impénitente ; mais ses
actes antérieurs faisaient d’elle une hérétique relapse. Au lieu de
convoquer, suivant la coutume du Languedoc, une assemblée d’experts,
l'inquisiteur soumit un rapport écrit sur l’affaire aux canonistes de
l’Université. Ceux-ci, le 30 mai, déclarèrent à l’unanimité que, si les faits
exposés étaient vrais, la femme ; était hérétique relapse et devait être
livrée au bras séculier. En conséquence, le 31 mai, elle fut remise, après
l’ordinaire appel à la pitié, entre les mains du prévôt de Paris, qui la fit brûler
le lendemain. La dévotion ardente dont elle fit preuve sur le bûcher émut le
peuple jusqu’aux larmes. Un disciple de Marguerite joua aussi un rôle dans
cette tragédie. C’était un clerc du diocèse de Beauvais, nommé Guion de Cressonessart.
Il s’était efforcé d’arracher Marguerite des griffes de l'Inquisition ;
arrêté à son tour, il refusa également, pendant dix-huit mois
d’emprisonnement, de prêter le serment préalable. Apparemment, la détention
avait achevé de déranger sa raison, car, à la fin, il stupéfia l’inquisiteur
en se proclamant l’Ange de Philadelphie, envoyé par Dieu comme seul capable
de sauver l’humanité. En vain l’inquisiteur lui fit remarquer que c’était là
une mission réservée au pape seul : Guion ne voulut rien rabattre de ses
prétentions et fut convaincu d’hérésie. Cependant, pour une raison que ne
spécifie pas la sentence, il ne fut condamné qu’à la déchéance des Ordres et
à l’emprisonnement perpétuel. La
seconde affaire dont on retrouve la trace est celle du Sieur de Parthenay (1323). Nous avons déjà fait allusion
à ce procès, qui offre, à nos yeux, une importance particulière ; il révèle,
en effet, l’autorité énorme et presque irresponsable exercée à cette époque
par l'Inquisition. Parthenay, le plus puissant noble du Poitou, désigné comme
hérétique par Frère Maurice, inquisiteur de Paris, fut immédiatement jeté par
le roi dans la prison du Temple. Tous ses domaines furent mis sous séquestre,
en attendant l’issue de l’affaire. Parthenay, pour son bonheur, possédait un
cercle étendu d’amis et de parents influents ; un de ceux-ci, l’évêque de
Noyon, s’employa énergiquement à le défendre. L’accusé réussit à faire
parvenir au pape un appel, où il dénonçait la haine personnelle que lui
portait Frère Maurice. Il fut envoyé sous bonne garde à Avignon, où ses amis
réussirent à obtenir que Jean XXII donnât comme assesseurs à l’inquisiteur,
pour l'examen de la cause, certains évêques. Après d’interminables délais, Parthenay
fut enfin mis en liberté, non sans qu’on eût employé, sans doute, toutes
sortes de moyens pour faire brèche à sa fortune. Si un tel homme pouvait être
arrêté ainsi sur la seule dénonciation d’un moine irrité, quels risques ne
couraient pas les gens de moindre importance ? Cette affaire, contemporaine
des derniers travaux de Bernard Gui à Toulouse, marque l’apogée de l’Inquisition
en l’rance. Désormais, nous allons assister au déclin de l’institution. Néanmoins,
pendant quelques années encore, il y eut un certain déploiement d’activité à
Carcassonne, où Henry de Chamay se montra le digne émule des inquisiteurs. Le
16 janvier 1328, avec le concours de Pierre Bruni, il célébra un autodafé
à Pamiers. Trente-cinq personnes furent autorisées à déposer les croix, douze
furent libérées de l’emprisonnement avec port de croix, six reçurent le
pardon, sept furent condamnées, ainsi que quatre faux témoins, à la détention
perpétuelle ; huit se virent assigner des pénitences arbitraires ; quatre
morts furent également condamnés ; un moine et un prêtre furent dégradés.
Comme le diocèse de Pamiers, qui contribua seul à cet auto, était peu
étendu, le nombre des condamnations prouve que la besogne était activement
menée. Le 12 décembre de la même année, Henry de Chamay lit un autodafé
à Narbonne, où Ton décida du sort d’environ quarante délinquants. Le 7
janvier 1IJ29, autre auto à Pamiers ; le 19 mai, un quatrième à Béziers : le
8 septembre, un cinquième à Carcassonne, où six malheureux furent brûlés et
vingt-et-un autres condamnés à la prison perpétuelle. Peu après, trois
victimes furent brûlées à Albi ; vers la fin de l’année, un sixième auto
eut lieu dans une localité qui n’est pas nommée, où huit habitants furent
condamnés à la prison simple, trois à la prison dans les fers et deux autres
au bûcher. Vers la même époque, il semble que les inquisiteurs se soient
trouvés parfois en conflit avec les officiers royaux : en 1334, les
inquisiteurs se plaignirent à Philippe de Valois de rencontrer des
oppositions dans l'accomplissement de leurs devoirs. Philippe manda aux
sénéchaux de Nîmes, de Toulouse et de Carcassonne qu'ils eussent à laisser à
l'Inquisition la pleine jouissance de ses anciens privilèges. Cette
activité se poursuivit quelque temps encore ; mais les registres qui auraient
pu en fournir les détails ont tous péri. On possède, par hasard, les comptes
de la sénéchaussée de Toulouse pour l’année 1337. Grâce â ces documents, on
s’assure que Pierre Bruni, l’inquisiteur, ne restait nullement inactif. Le
receveur des confiscations énumère les propriétés de trente hérétiques, dont
il percevait alors les revenus ; il mentionne un autodafé dont il paya les
frais ; il constate que les prisonniers détenus dans les geôles
inquisitoriales sont au nombre de quatre-vingt-deux. Mais comme l’entretien
de ces condamnés, pendant onze mois, atteint la somme de trois cent soixante-cinq
livres quatorze sols, il est facile de calculer, à raison de trois deniers
par jour et par tête, que leur nombre dut être, en moyenne, de
quatre-vingt-dix. Bientôt après, les terribles vicissitudes de la guerre de
Cent Ans ralentirent l’énergie des inquisiteurs. On sait pourtant que des autodafés
eurent lieu à Carcassonne en 1340, 1337 et 1383, et qu’un autre fut célébré
4Toulouse en 1374. La charge d'inquisiteur continua à être occupée ; mais
l’importance des fonctions alla diminuant. Ainsi Pierre de Mercalme,
provincial de Toulouse de 1330 à 1303. 126 occupa en même temps, pendant plus
de deux ans, la charge d'inquisiteur. C'est donc qu’elle n’était plus
absorbante. On
entend peu parler de l’Inquisition, à cette époque, dans le nord de la
France. La lutte contre les Anglais dut fortement entraver l’action du
Saint-Office. Cependant il ne négligeait pas ses devoirs, comme le prouve la
plainte adressée à Clément VI. en 1351, par le provincial de Paris : la
coutume d’exclure de la délégation confiée aux inquisiteurs les domaines de
Charles d’Anjou, prive, dit-il, les provinces de Touraine et du Maine des bienfaits
du Saint-Office et permet en même temps à l'hérésie de fleurir sur ces
territoires. Aussitôt le pape étendit à ces régions la juridiction de Frère
Guillaume Chevalier et celle des inquisiteurs à venir. Sous
Charles le Sage, une fois la paix rétablie, l’Inquisition retrouva plus de
liberté. Les Beghards, ou Frères du Libre-Esprit, n’avaient pas été
découragés par le martyre de Marguerite la Porète : ils existaient toujours
en secret. En septembre 1305, Urbain V fit savoir aux prélats et aux
inquisiteurs de toute la France que ces hérétiques travaillaient activement à
propager leurs erreurs. Il envoya à l’évêque de Paris des renseignements
détaillés sur leurs doctrines et les localités où on les pourrait découvrir ;
ces renseignements devaient être communiqués par le prélat à ses collègues et
à l’Inquisition. On ne sait si une réponse immédiate fut faite à cet appel ;
mais on voit, en 1372, Frère Jacques de More, inquisiteur des Bougres,
s’employer activement à déraciner cette hérésie. Les adeptes de la secte
l’appelaient Confrérie de la Pauvreté ; le peuple les nommait
communément Turelupins. Comme en Allemagne, ils se distinguaient par
des costumes spéciaux, et ils répandaient à profusion leurs doctrines dans
des écrits rédigés en patois. Charles V récompensa, par une donation de
cinquante livres, les peines de l’inquisiteur et reçut pour son zèle, les remerciements
de Grégoire XI. Le résultat de l’affaire fut qu’on brûla, sur le marché aux
porcs, au-delà de la Porte Saint-Honoré, les livres et les vêtements des
hérétiques, ainsi que la principale zélatrice de la secte, Jeanne Daubenton.
Le collègue de celle victime mourut dans sa prison et échappa ainsi au
bûcher. Son 127 cadavre fut conservé dans de la chaux vive pendant quinze
jours, afin que les deux complices pussent être livrés ensemble aux flammes.
Ce spectacle était assez peu fréquent et la rareté en augmentait
l'importance, comme l’attestent ces rimes d’un chroniqueur contemporain : L’An
MCCCLXXII, je vous dis toutpour voir, Furent
les Turelupins condamnez pour ardoir, Pour
ce qu’il beoient (?) le
peuple à decepvoii Par
faulses lieresies, l'Eveque en soult le voir. Cependant
la secte se montrait tenace, surtout en Allemagne, comme nous le verrons plus
loin. Au début du siècle suivant, le chancelier Gerson la juge encore si
redoutable qu’il lutte à diverses reprises pour en détruire les erreurs. Le
libertinage mystique de cette doctrine avait quelque chose de dangereusement
séduisant. Gerson s’alarmait particulièrement de voir ces théories
présentées, avec une incroyable subtilité, dans un livre écrit par une
certaine Marie de Valenciennes. En mai 1421, vingt-cinq adeptes de cette
confrérie furent condamnés à Douai, par l’évêque d’Arras. Vingt d’entre eux
se rétractèrent et subirent, comme pénitence, le port de croix, le
bannissement ou l’emprisonnement. Les cinq autres restèrent inébranlables et
portèrent leurs erreurs sur le bûcher[3]. En
1381, Frère Jacques de More immola une plus illustre victime, Hugues Aubriot.
Bourguignon de naissance, Aubriot, par son énergie et son mérite, avait su
gagner la confiance du sage roi Charles, qui l’avait fait Prévôt de Paris. Il
s’acquitta de cette charge avec une vigueur dont nul de ses prédécesseurs
n’avait donné l’exemple. C’est à lui que la ville dut son premier réseau d’égouts,
ainsi que la construction de la Bastille, destinée à servir de forteresse
contre les Anglais. Il imposa certaines limitations à la florissante
industrie des filles de vie. Par sa bonne administration, il sut
gagner le respect et l'affectation du peuple. Mais il s’attira la haine
implacable de l’Université en méconnaissant les privilèges que le docte
corps, au siècle précédent, avait jugés indispensables à son existence. Par
une sanglante moquerie, en construisant le Petit-Châtelet, il donna à deux
donjons infects les noms de deux importants quartiers occupés par
l’Université, le Clos Pruneau et la rue du Foing ; les cachots, disait-il,
étaient destinés aux étudiants. Sous l’énergique gouvernement de Charles V,
l’Université fut obligée de se taire. Mais, après la mort du roi, en 1380,
elle guetta avec impatience le moment de se venger. L’occasion ne tarda pas à
se présenter. La
rivalité qui mettait aux prises les ducs de Berry et de Bourgogne permit d’enrôler
le premier parmi les ennemis du bourguignon Aubriot. Le gouvernement des
princes, à la fois faible et despotique, provoquait le désordre. Le 25
novembre 1380, le peuple se souleva contre les Juifs, dont il pilla les
maisons et baptisa de force les enfants. Aubriot encourut la colère de
l’Église en exigeant que les enfants fussent rendus à leurs parents. La
coalition ainsi formée contre le Prévot devint si forte que la cour ne pull y
résister. Le 21 janvier 1381, Aubriot fut ci lé â comparaître devant l’évêque
et l’inquisiteur. Il dédaigna de se rendre à la citation ; l’excommunication
qui punit sa contumace fut alors publiée dans toutes les églises de Paris.
Cette mesure l’obligea à se soumettre. Quand il se présenta devant
l’inquisiteur, le ! or février, il fut immédiatement jeté dans la prison
épiscopale et l’instruction de son procès commença. Les charges étaient
généralement légères, à l’exception de deux, l’affaire des enfants juifs et
la mise en liberté d'un prisonnier accusé d'hérésie et enfermé au Châtelet
par l’inquisiteur. Voici quelques-uns des autres actes qu'on lui imputait. Un
jour, un de ses sergents, pour se faire pardonner un retard, déclarait qu’il
avait attendu à l’église afin de « voir Dieu », c’est-à-dire d’assister à
l’Élévation. Aubriot lui aurait répondu avec colère : « Drôle, ne sais-tu pas
que j’ai, pour le châtier, plus de pouvoir que Dieu n’en a pour le secourir ?
» Une autre fois, quelqu’un avait dit qu’il allait « voir Dieu » au cours
d’une messe célébrée par Silvestre de la Cervelle, évêque de Coutances ;
Aubriot répondit que Dieu ne saurait se laisser manier par un pareil homme.
Telle était l’exaspération des ennemis du Prévôt que, sur ces griefs
insignifiants, il fut sur le champ condamné au bûcher, sans qu'on lui
accordât le privilège dont jouissaient tous les hérétiques, de sauver sa vie
en abjurant. Les princes intervinrent cependant et obtinrent pour lui cette
faveur. Il ne put se plaindre qu’on le fit indûment attendre. Le 17 mai eut
lieu un solennel autodafé. Sur un échafaud dressé devant Notre-Dame,
Aubriot confessa humblement et abjura les hérésies dont il avait été reconnu
coupable. Tandis qu’on lui lisait la sentence qui le condamnait à la prison
perpétuelle — peine entraînant, bien entendu, la confiscation de ses biens —,
les joyeux écoliers de l’Université l’outrageaient en chantant des couplets
boiteux. Conduit ensuite au donjon de la prison épiscopale, il y resta
jusqu’en 1382. A ce moment, l’insurrection des Maillotins ayant éclaté, la
première pensée du peuple fut pour son ancien Prévôt. On enfonça la porte de
la prison, on arracha Aubriot de son cachot et on le mit â la tête des
insurgés. Il accepta ce Poste ; mais, le soir même, il s’enfuit et partit
pour son pays natal, la bourgogne, où sa vie active et aventureuse s’acheva
dans une paisible obscurité. L’histoire de cet homme est instructive : on y
voit quel précieux instrument était l’Inquisition pour la satisfaction des
haines. D’ailleurs, le rôle joué par le Saint- Office dans les luttes
politiques mérite, par son importance, qu’on l’étudie avec détail. Aussi y
reviendrons-nous plus loin. Après
cet événement, on n’entend presque plus parler de l’Inquisition de Paris,
bien qu’elle n’ait pas cessé d’exister. En 1388, Thomas d’Apulie, par son
éloquence, attirait à lui la foule émerveillée ; on l’écoutait avec
vénération lorsqu’il enseignait que l’unique loi de l’Évangile était l’amour
et que, par suite, les sacrements, l’invocation des saints et toutes les
inventions de la théologie ordinaire étaient choses inutiles. Il écrivit un
livre où il se déchaînait en invectives contre les péchés des prélats et des
papes et où il affirmait, sur la foi de l’Évangile Éternel, que le règne du
Saint-Esprit avait supplanté celui du Père et du Fils. Il poussait l’audace
jusqu’à se déclarer lui-même envoyé par le Saint-Esprit pour réformer le
monde. Cependant l’Inquisition ne fut pas appelée à imposer silence à ce
révolutionnaire hérétique. Ce fut le Prévôt de Paris qui invita Thomas
d’Apulie à cesser de prêcher. L’hérésiarque refusa d’obéir. L’évêque et
l’Université jugèrent alors l’accusé, et ordonnèrent que ses livres fussent
brûlés en Place de Grève. On aurait envoyé Thomas au bûcher si les aliénistes
de l’époque n’avaient attesté sa folie et n’avaient obtenu pour lui une
commutation de peine ; il fut condamné à la prison perpétuelle. Diverses
causes- avaient longtemps contribué, en France, à restreindre l'importance de
l'Inquisition. Elle avait cessé de déverser dans le trésor un Ilot de
confiscations ; elle ne coopérait [dus utilement à la consolidation du
pouvoir royal. Elle avait trop bien fait son œuvre. Non seulement elle était
devenue, pour le trône, un instrument inutile, mais encore ce trône, qu’elle
avait contribué à édifier, l’avait réduite elle-même à l’obéissance. Déjà,
alors que l’Inquisition était encore à l’apogée de sa puissance, on tendait à
considérer le tribunal royal comme revêtu d’une autorité supérieure. Celte
tendance apparaît clairement dans l’affaire d’Amiel de Lautrec, abbé de Saint-Sernin.
En 1322, le viguier de Toulouse dénonça ce personnage à l’Inquisition, comme
ayant prêché la doctrine d’après laquelle l’âme est d’essence mortelle et ne
doit l’immortalité qu’à la grâce. L’Inquisition, après examen, conclut qu’il
n’y avait pas là délit d’hérésie. Le procureur général du roi, mécontent de
ce verdict, en appela, non au pape, mais au Parlement où tribunal royal. On
ne saurait imaginer une question plus exclusivement théologique ; néanmoins,
le Parlement reçut gravement l’appel pour prouver sa compétence, confirma la
sentence de l’Inquisition. Ce fait
était gros de présages menaçants. Pourtant, l’infatigable Henri de Chamay,
sans doute inquiet des efforts heureux de Philippe de Valois pour contrôler
et limiter la juridiction spirituelle, obtint de ce monarque, en novembre
1329, un mandement favorable. Les privilèges de l’Inquisition y étaient
confirmés ; tous les nobles et fonctionnaires laïques étaient de nouveau mis
à la disposition du Saint-Office ; en même temps étaient annulées toutes les
lettres, passées ou futures, qui, émanant du tribunal royal, pouvaient, en
quelque mesure, gêner les inquisiteurs dans l’exercice des fonctions à eux
confiées par le Saint-Siège. Mais l’évolution de la monarchie vers
l’autocratie s’opérait trop rapidement pour qu’on put encore y faire échec-
Henri de Chamay lui-même s’était intitulé, en 1328, inquisiteur délégué, non
par le pape — comme l’avaient toujours fièrement attesté les anciennes
formules —, mais par le roi. Une décision judiciaire suivit, qui confirma
cette désignation. Philippe s’était fait une règle politique d’imposer et
d’étendre la juridiction de la Couronne. Conformément à ce dessein, il envoya
Guillaume de Villars à Toulouse, avec mission de réformer les empiètements
des tribunaux ecclésiastiques sur les cours royales. En 1330, Villars, pour mener
à bien son œuvre, se fit présenter les registres des tribunaux
ecclésiastiques et réclama ensuite ceux de l’Inquisition. On se rappelle avec
quel soin jaloux ces documents étaient tenus secrets, avec quelle arrogance
Nicolas d'Abbeville avait refusé de les laisser entrevoir aux évêques envoyés
Par Philippe le Bel ; on n’a pas oublié combien Jean de Pequigny hésita avant
d’intervenir, à cet effet, auprès de Geoffroi d’Ablis. D’après ces
précédents, on peut mesurer l’importance de la révolution qui s’était
tacitement opérée depuis cette époque. Villars, se voyant refuser la
communication qu’il réclamait, fil tranquillement forcer la porte de la
chambre où étaient déposés les registres. L’inquisiteur adressa un appel, non
au pape, mais, cette fois encore, au Parlement. Ce tribunal condamna Villars
à payer des dommages-intérêts, l’Inquisition étant à ses yeux, non une cour
ecclésiastique, mais un tribunal royal. Ce fut donc une victoire à la
Pyrrhus. L’État avait accaparé l’Inquisition. En 1334, Philippe se plaça sur
le même terrain, en prêtant l’oreille aux plaintes des inquisiteurs, qui se
déclaraient gênés dans leur juridiction par les sénéchaux. S’il ordonna que
les inquisiteurs jouissent de tous leurs anciens privilèges, c’est parce
qu’il assimilait ces juges à des fonctionnaires royaux. Dès lors,
l’Inquisition ne pouvait plus exister que par tolérance ; elle était soumise
au contrôle du Parlement. En même temps, la Captivité d’Avignon, suivie du
Grand Schisme, favorisait encore l’exercice du pouvoir temporel jusque dans
le domaine des choses spirituelles. Deux
incidents montrent à quel point l’Inquisition devenait alors un service
d’État. En 1340, le lieutenant du roi dans le Languedoc, Louis de Poitou,
Comte de Die et de Valentinois, au moment d’entrer dans la bonne ville de
Toulouse, trouva la porte fermée. Il descendit de cheval, s’agenouilla sur un
coussin, et, tête nue, prêta sur les Evangiles un double serment : par l’un,
il s’engageait, entre les mains des inquisiteurs, à garantir les privilèges
de l'Inquisition ; par l'autre, il jurait aux consuls de maintenir les
libertés municipales. Ainsi les deux autorités vivaient sur le même pied et
réclamaient les mêmes garanties — garanties bien illusoires, dont la seule
mention eût fait sourire de pitié un Bernard Gui. En 1368, quand les revenus
royaux, épuisés par les guerres contre l’Angleterre et par les ravages des
Grandes Compagnies, ne suffirent plus à payer les émoluments de l’inquisiteur
de Carcassonne, le trésorier royal, Pierre Sentisse, ordonna aux consuls de
lever un impôt de vingt-six livres tournois, pour compléter la somme requise.
Depuis longtemps les confiscations avaient cessé de payer les frais de
l’Inquisition ; l’inquisiteur, en tant que fonctionnaire royal, (levait être
payé, sinon par l’État, du moins par la ville. Le
complet asservissement de toutes les institutions ecclésiastiques et la
décadence de l’Inquisition, déchue de sa situation éminente, sont mises en
lumière par un fait qui se produisit en 1301. A ce moment, pourtant,
l’autorité royale était tombée bien bas. Le roi Jean, prisonnier des Anglais,
était mort à Londres le 8 avril. Lejeune Charles V ne devait être couronné
que le 19 mai. Le royaume était presque réduit à l’anarchie tant par
l'invasion étrangère que parles dissentions intestines. Cependant, le 16
avril, le maréchal Arnaud d’Audeneham, lieutenant du roi en Languedoc,
convoqua à Nîmes une assemblée des Trois États, sous la présidence de
l’archevêque de Narbonne. Une des questions discuter ôtait la querelle qui
s’était élevée entre l’archevêque de Toulouse et l’inquisiteur : celui-ci
s’était vu interdire l’exercice de ses fonctions, sous prétexte que
l’Inquisition, établie jadis à la requête de la province de Languedoc, était
devenue nuisible. Tous les prélats, à l’exception d’Aymeri, évêque de Viviers,
prirent parti pour l’archevêque. Les représentants de Toulouse demandèrent à
être admis dans la discussion pour appuyer la réclamation de l’inquisiteur.
Personne, semble-t-il, ne mit en doute la compétence du maréchal, délégué de
la Couronne. Le juge rendit une décision contraire aux prétentions de
l’archevêque. A Carcassonne
même, où les Dominicains avaient exercé jadis un despotisme si impérieux, on
avait cessé de les craindre. En 1354, un forgeron, nommé Hugues, poussa
l'insolence jusqu’à établir sa forge à côté de l’église des Dominicains. Il
exerçait son bruyant métier avec tant d’énergie que les services étaient
interrompus et les études troublées. Remontrances et menaces furent vaines.
Les moines durent adresser un appel, non à l’évêque ou à l’inquisiteur, mais
au roi, qui daigna envoyer à son sénéchal l’ordre formel de déplacer la forge
ou d’empêcher Hugues d’y travailler. Vers la
fin du siècle se présentèrent à Reims diverses affaires où se révéla le
discrédit de l’Inquisition. La juridiction du tribunal royal, du Parlement,
était alors reconnue comme autorité suprême dans les questions religieuses.
En 1383, une dispute s’éleva entre les magistrats municipaux et l’archevêque
au sujet des délits de blasphème dont les deux parties réclamaient la
connaissance. L'affaire s’arrangea par un concordat reconnaissant la
juridiction de l’archevêque. Mais, vingt ans plus tard, la querelle se
rouvrit au sujet de l’affaire de Drouet Largèle, coupable d’avoir tenu, sur
la Passion et la Vierge, des propos blasphématoires et teintés d’hérésie. La
question lui soumise au Parlement, qui rendit une décision favorable à
l’archevêque. Dans tout le cours de l’affaire, il n’est nulle part fait
allusion aux droits d’intervention qu’aurait pu réclamer l’Inquisition. Le
Saint-Office était donc, comme on le voit, pratiquement annihilé il cette
époque. Cependant il se trouve que Reims était précisément le siège d’un
tribunal d’inquisition : en 141 !), Pierre Florée y était inquisiteur ; il
prononça le 13octobre un sermon funèbre aux obsèques de Jean Sans Peur de
Bourgogne et causa grand scandale en engageant Philippe le Bon à ne point
venger le meurtre de son père. On voit encore à Toulouse, en 1423,
l’Inquisition manifester son existence à propos d’une affaire de blasphème.
J1 était devenu habituel de soumettre à l’inquisiteur les noms de tous les
candidats heureux aux élections municipales, afin que l’inquisiteur s’assurât
qu'aucun n’était suspect d’hérésie. Parmi les capitouls élus en 1423 se
trouvait un certain François Albert, dont le choix fut blâmé par
l’inquisiteur en fonction, Bartolomé Guiscard. Le nouveau capitoul avait, en
effet, coutume d’émailler ses discours de jurons tels que Tête-Dieu et
Ventre-Dieu. Les citoyens lui substituèrent Pierre de Sarlat. Albert
en appela au Parlement, qui approuva l’acte de l’inquisiteur. L’autorité
suprême du Parlement apparaît de façon plus évidente encore dans l’affaire de
Marie du Canech, de Cambrai. J’ai déjà eu l’occasion de faire allusion à ce fait. Marie du Canech
soutenait que, même après prestation de serment, elle n’était pas tenue de dire la vérité au préjudice de son honneur : elle fut poursuivie pour hérésie par l’évêque de Cambrai et par frère Nicolas de Péronne, lequel s’intitulait délégué de l’inquisiteur-général ou provincial de Paris. Frappée d’une sévère amende, elle en appela à l’archevêque de
Reims, qui, en qualité de métropolitain, publia des lettres pour arrêter
l’affaire. L’évêque et l’inquisiteur en appelèrent au Parlement de la
décision de l’archevêque. Ce dernier alléguait qu’il n’y avait pas à ce
moment d’inquisiteur en France et arguait de mille subtiles distinctions. Le
parlement n’hésita pas à accepter la connaissance d’une question aussi
purement spirituelle. Il ne s’arrêta pas aux arguments de l’archevêque, et
déclara nettement que I évêque et l’inquisiteur n'avaient nullement le droit
de désobéir à la citation de l’archevêque évoquant l’affaire devant son
propre tribunal. En conséquence, il les condamna aux dépens. Ainsi l’antique
suprématie de la juridiction épiscopale s’affirmait de nouveau, dominant la
juridiction inquisitoriale. Le
Grand Schisme, suivi des conciles de Constance et de Bâle, contribua fort à
ébranler le pouvoir pontifical sur lequel reposait l’autorité de
l’Inquisition. Charles VII eut sans cesse, à l’égard de Rome, une attitude
insubordonnée. Par la Pragmatique Sanction qu’il publia en 14li8.il assura
l’indépendance de l’Église Gallicane et fortifia la juridiction du Parlement.
Quand Louis XI, en 1461, abolit cette Pragmatique, le Parlement adressa au
roi des remontrances qui sont un acte d’accusation singulièrement vif contre
les vices de la cour de Rome. Le Parlement persista à user de l'acte révoqué,
comme s'il avait eu encore force de loi. Louis, de son côté, par les mesures
qu’il prit en 1463, 1470, 1472, 1474, 1475 et 1479, rétablit peu à peu les
principes de la Pragmatique. Si François Ier conspirant avec Léon X pour
obtenir une part du butin de l’Église, n’avait, par son concordat de 1510,
fait table rase de la Pragmatique, peut-être la France se serait-elle, grâce
à cette précieuse arme juridique, affranchie de l’autorité romaine. François
savait si bien quelle opposition sa décision allait soulever, qu’il hésita un
an avant de la soumettre à l’enregistrement du Parlement. Le Parlement remit
cette formalité à une autre année. Enfin, le cardinal Duprat, qui avait
négocié le concordat, eut assez d’influence pour obtenir la sanction désirée.
Au cours de la discussion, l’Université ne craignit pas de protester
publiquement contre cette mesure et de s’unir au Parlement pour déposer un
appel ou prochain concile général[4]. Tant
qu’avait duré l’opposition à la domination romaine, l’Université de Paris
avait fortement contribué à l’abaissement de l’Inquisition. Elle avait
supplanté le Saint-Office dans l’examen des doctrines et dans la connaissance
des crimes d’hérésie. Elle jouissait d’une grande autorité en vertu de son
ancien renom, qu’avait dignement soutenu une suite ininterrompue de maîtres
zélés et érudits. C’était une institution nationale dont clercs et laïcs
pouvaient être également fiers et 'lui, un moment, parut près de rivaliser
avec le Parlement et de devenir un des pouvoirs de l'Etal. Dans l’effroyable
anarchie causée par la démence de Charles VI, elle s’arrogea audacieusement
le droit d’intervenir dans les affaires publiques, et cette intervention fut
bien accueillie. En 1411, le roi, qui se trouvai ! alors entre les mains des
bourguignons, demanda à l’Université d'excommunier les Armagnacs. Elle accéda
avec empressement à ce désir. En 1412, elle présenta au roi une remontrance
au sujet du désordre des finances. Soutenue par les Parisiens, elle n’eut
qu'un mot à dire pour obtenir, en 1413, le renvoi des financiers et des
fonctionnaires prévaricateurs, 4 l'exception du chancelier. Les courtisans,
fort mécontents, tournèrent en ridicule ces théologiens, qu'ils traitèrent de
rats de bibliothèques. La même année, l’Université de concert avec le
Parlement, rétablit momentanément la paix entre les factions hostiles du
pays. Le duc de Guyenne, héritier présomptif, accompagné des ducs de Berry,
de Bourgogne, de Bavière et de Bar, remercia solennellement la Faculté
assemblée, en reconnaissant ainsi virtuellement en elle un des grands
ressorts de l’Etat. Cependant une députation qu'elle envoya, en 1415, pour
protester contre les impôts excessifs qui accablaient le peuple, reçut un
mauvais accueil. Le duc de Guyenne, irrité de la part prise par l’Université,
sans l’aveu de la cour, à la dégradation de Jean XXIII au concile de
Constance, déclara sèchement aux orateurs qu'ils intervenaient dans des
affaires dépassant leur compétence. Comme le chef de la députation tentait de
répliquer, le duc le fit arrêter sur-le-champ et le garda en prison pendant
plusieurs jours. Si
cette ambition passagère de rivaliser avec le Parlement dans la gestion des
affaires publiques ne fut pas réalisée, l’Université n’en exerça pas moins,
dans les questions théologiques, une autorité suprême. Elle était
naturellement appelée à fournir, soit dans son ensemble, soit par
délégations, des experts dont les lumières devaient guider évêques et
inquisiteurs dans la solution des cas litigieux. Comme les vieilles hérésies
s’éteignaient et qu’il en naissait de nouvelles, on prit l'habitude de
soumettre à l'Université tout ce qui s’écartait de l'orthodoxie. La décision
de la docte assemblée était reçue comme définitive. Il s’agissait, le plus
souvent, de subtilités scolastiques, sur lesquelles je reviendrai plus loin
en étudiant les graves controverses touchant l'immaculée Conception, le
Nominalisme et le Réalisme, controverses auxquelles l’Université prit une
part importante. Quelquefois aussi les questions étaient d’ordre purement
pratique. Ainsi, en 1432, un malheureux ayant eu l'imprudence de dire à Frère
Pierre de Voie, inquisiteur-délégué d’Évreux que les citations
inquisitoriales étaient simplement un abus, le fonctionnaire offensé porta
plainte à l’Université. Il eut gain de cause ; on lui notifia une décision
solennelle portant que les propos dont il se plaignait étaient téméraires,
scandaleux, et marquaient une tendance à la rébellion ; en conséquence,
l’homme qui avait parlé de la sorte méritait une punition. Il n’était pas dit
pourtant que ces 137 propos fussent entachés d'hérésie, Bernard Gui ou
Nicolas d'Abbeville n’auraient jamais réclamé une décision de ce genre, mais
eussent jeté le délinquant en prison. L’affaire
du Franciscain Observantin Jean Vitrier montre à quel point, en 1498,
l’Université s’était substituée à l’Inquisition. Dans Père d’agitation et
d’indocilité qui précéda la Réforme, Vitrier, moine obscur, devança Luther
plus encore que ne le fil Jean de Wesel. bien que, dans la rigueur de son
ascétisme, il professât qu’une femme devait manquer au vieil conjugal plutôt
qu’à un jeûne. Dans ses sermons, à Tournay. il engageait le peuple à traîner
les prêtres et leurs concubines hors de leurs maisons et à les accabler
d'outrages ; il affirmait que c’était péché mortel d’écouter les messes des
prêtres livrés au désordre. Les rémissions des péchés et les indulgences
étaient des fruits de l’enfer que ne devaient pas acheter les fidèles,
lesquels avaient autre chose à faire que d’entretenir des lupanars. Il ne
fallait même pas solliciter l’intercession des saints. C’étaient là de
vieilles hérésies : le premier inquisiteur venu aurait pu promptement
contraindre l’homme qui tenait ces propos à choisir entre l’abjuration et le bûcher. Les prélats et les magistrats de
Tournay renvoyèrent l’affaire à l'Université : celle-ci tira laborieusement des sermons
de Vitrier seize propositions, qu’elle se contenta de condamner. Pour
montrer comment l’autorité de l’Université croissait à mesure que déclinait le pouvoir de la Papauté, citons la décision, plus significative,
rendue en 1502. Alexandre VI avait imposé une dime au clergé de France, sous couleur de
poursuivre la guerre contre les Turcs. C’était le prétexte ordinaire. Le
clergé, qu’on n’avait pas consulté au préalable, refusa de payer. Le pape
répondit par une excommunication générale. Les prélats s’adressèrent à
l’Université, demandant si cette excommunication pontificale était valable et
si les ecclésiastiques frappés devaient s’interdire le service divin. A
l’unanimité et sans hésitation, l’Université fit une réponse négative. Si les
circonstances avaient voulu qu’un semblable esprit d’indépendance s'affirmât
en Allemagne, un pas de plus dans cette voie eut rendu superflu l’effort de
Luther. Il ne
faut pas croire, cependant, (pie l'Inquisition, si déchue qu’elle fût de son
ancienne grandeur, eut cessé d’exister ou de remplir tant bien que mal ses
fonctions. Les papes étaient intéressés au maintien de l’institution ; la
charge d’inquisiteur était encore une source d’influence et parfois de
profits : aussi était-elle ardemment convoitée. En 1414, deux candidats se
disputèrent le poste de Toulouse ; en 1424, Carcassonne fut le théâtre d'une
honteuse querelle entre deux compétiteurs. Le diocèse de Genève fut aussi
l'objet de luttes auxquelles la traditionnelle rivalité des deux Ordres
mendiants donna une âpreté particulière. On se souvient de la décision par
laquelle, en 1290, Nicolas IV rattacha, avec d’autres cantons français, le
canton de Genève à la province inquisitoriale de Besançon, domaine des
Dominicains. Genève, qui ressortissait, ecclésiastiquement, à la métropole de
Vienne, dépendance de l’Inquisition franciscaine de Provence, avait été
traitée comme telle par Grégoire XI en 1375. Quand Pons Feugeyron fut nommé
en 1409, Genève ne se trouva pas mentionnée dans la liste des diocèses soumis
au nouvel inquisiteur. Martin V, en renouvelant le mandai de Pons (1418), répara cet oubli.
L’inquisiteur commença à exercer ses pouvoirs dans la ville. Aussitôt surgit
la menace d’une scandaleuse querelle entre les deux Ordres. Les Dominicains
en appelèrent à Martin, qui leur rendit Genève en 1419. Pourtant, en 1434,
quand Eugène IV, à son tour, confirma le mandat de Pons Feugeyron, le nom de
Genève fut encore glissé dans la liste. Sans doute les Dominicains
réclamèrent une seconde fois avec succès, car, en 1472, sous Sixte IV, quand
se produisit une soudaine recrudescence de l’activité inquisitoriale et que
Frère Jean Vaylette fut confirmé dans la charge d’inquisiteur de Provence,
avec les mêmes pouvoirs qu’avait eus Pons Feugeyron, Genève fut omise sur la
liste des diocèses soumis à la juridiction du nouvel inquisiteur. En même
temps les Dominicains Victor Rufi et Claude Rufi étaient nommés à Genève et à
Lausanne. En 1491, un autre Dominicain, François Granet, fut installé à
Genève. Cependant
ce poste si ardemment recherché ne comportait aucun revenu légal. Dans la
terrible confusion du XVe siècle, la Couronne avait supprimé les traitements.
En 1409, Alexandre V avisa son légat, le cardinal de S. Susanna, d’avoir à
rechercher un moyen pour couvrir les dépenses de l’inquisiteur, de son
collègue, de son notaire et de son serviteur. Il suggéra qu’un impôt de trois
cents florins d’or fût levé sur les Juifs d’Avignon, ou que chaque évêque
payât les frais de séjour de l’inquisiteur quand celui-ci passerait d’un
diocèse dans un autre ; ou bien encore que chaque évêque fournit une
contribution annuelle de dix florins prélevés sur les legs faits à des œuvres
pieuses. On ne sait lequel de ces projets fut adopté. Sans doute furent-ils
tous reconnus infructueux, car, en 1418, Martin V écrivit à l’archevêque de
Narbonne de chercher quelque moyen pour subvenir aux dépenses urgentes de
l’Inquisition. Dans de pareilles circonstances, quel attrait pouvait exercer
cette fonction ? Peut-être trouverait-on une réponse à cette question dans
une pétition signée, en cette même année 1418, par les citoyens d’Avignon en
faveur des Juifs. La protection accordée par les papes avignonnais à la race
proscrite avait fait de la ville un centre juif. Ils y rendaient des services
que la population appréciait, mais ils étaient sans cesse molestés par les
inquisiteurs, qui entamaient contre eux des poursuites sans motifs, mais non,
peut-être, sans profits. Martin écouta avec bienveillance la requête. Telle
était la déchéance de l’Inquisition que le pape donna aux Juifs le droit de
nommer un assesseur, chargé de siéger à côté de l’inquisiteur en toute
affaire les concernant. L’Inquisition
ne laissait pas, d’ailleurs, de montrer une certaine activité dans son
domaine spécial. On verra plus loin que Pierre d’Ailly, évêque de Cambrai,
poursuivant, en 1411, les Hommes d'intelligence, appela à participer au
jugement l’inquisiteur de la province, qui était prieur dominicain de Saint-
Quentin en Vermandois. En 1480, il est question de plusieurs hérétiques qui
furent brûlés à Lille, par l’inquisiteur-délégué et l'évêque de Tournay. En
1431, Philippe le Bon ordonna à ses fonctionnaires d’exécuter toutes les
sentences portées par Frère Heinrich Kaleyser, qui avait été nommé
inquisiteur de Cambrai et de Lille par le provincial dominicain d’Allemagne.
Ce dernier empiétait manifestement sur les droits de son collègue de Paris,
salis doute à la faveur des complications politiques du moment. On voit, par
l’ordre de Philippe le Bon, que l’exemple de contrôle et de surveillance,
donné par le Parlement, n’était pas perdu pour les vassaux, car les
fonctionnaires reçoivent l’injonction de ne procéder à des arrestations que
s’il a été fait une enquête préliminaire et si toutes les formes légales ont
été observées. J’aurai l’occasion de revenir plus loin sur le rôle que joua
l’Inquisition dans la fin tragique de Jeanne d’Arc. Je me contenterai de
mentionner ici la nomination, par Eugène IV, de Frère Jean Graveran, en
qualité d’inquisiteur à Rouen, où il avait déjà exercé les fonctions de sa
charge. Il eut pour successeur, en 1433, Frère Sébastien l’Abbé, qui avait
été pénitencier et chapelain pontifical. On devenait de plus en plus
insensible à l’excommunication. Vers 1415, plusieurs ecclésiastiques de
Limoges furent, de ce chef, poursuivis par l’inquisiteur Jean du Puy. Ils
firent appel au concile de Constance ; puis, en 1418, l’affaire fut renvoyée
devant l’archevêque. En 1435, Eugène IV dut donner à l'inquisiteur de
Carcassonne l’ordre de poursuivre quiconque serait demeuré plusieurs années
sous la censure de l'Église, sans solliciter l’absolution. Quand
les Anglais eurent été définitivement chassés de France, Nicolas V jugea
l’occasion favorable pour faire revivre l'Inquisition et l’établir sur une
base plus solide. Une bulle du 1er août 1451, adressée à Hugues le Noir,
inquisiteur de France» délimite les pouvoirs de ce magistrat : il y est dit
que sa juridiction s'étend, non seulement sur le royaume de France, mais
encore sur le duché d’Aquitaine, sur toute la Gascogne et sur le Languedoc. A
l’exception des provinces de l'Est, tout le pays était réuni en un seul
diocèse, dont le centre était probablement Toulouse. En même temps le pape
conférait à l’inquisiteur la connaissance de tous les délits jusqu’alors
réputés douteux : le blasphème, le sacrilège, la divination, avec ou sans
suspicion d’hérésie, les crimes contre nature. De plus, l'inquisiteur était
affranchi de la coopération épiscopale, naguère jugée indispensable ; il
acquérait le pouvoir de mener toutes les procédures et de prononcer son
jugement sans appeler l’évêque en consultation. Deux siècles plus tôt, ces
prérogatives énormes eussent rendu Hugues presque tout-puissant ; à cette
heure, il était trop tard. L’Inquisition était tombée si bas que rien ne la
pouvait relever. En 1458, le ministre franciscain de bourgogne exposa à Pie
II la situation déplorable de l’institution sur les vastes territoires
confiés à l’ordre de Saint-François, domaine qui comprenait les grands
archevêchés de Lyon- Vienne, Arles, Aix, Embrun, Tarantaise, et qui couvrait
les deux rives du Rhône et une partie considérable de la Savoie. Au XIIIe
siècle, Clément IV avait placé cette région sous la surveillance du ministre
bourguignon, mais, avec le temps, ce contrôle était devenu purement nominal.
Des moines ambitieux avaient réussi à se faire accréditer directement par les
papes et agissaient en qualité d'inquisiteurs dans certains districts ; par
suite, ils ne reconnaissaient d’autre autorité que la leur. D’autres encore
avaient usurpé leurs fonctions sans que personne les eût désignés à cet
effet. Il n’y avait pas de pouvoir capable de corriger ces abus. Les
scandales étaient fréquents, le peuple était opprimé, l’Ordre se voyait exposé
à l’opprobre. Pie II se hâta d’intervenir ; il consolida momentanément
l’autorité du ministre, en lui donnant le droit de révoquer proprio motu même
les inquisiteurs porteurs de mandats pontificaux. Cette
réforme ne produisit pas d’effet durable. En cette même année 1458, Frère
Itérant Tremoux, inquisiteur de Lyon, dont la rigueur soulevait une hostilité
générale, fut jeté en prison par les citoyens. Pie II et son légat, le
cardinal Alano. durent s’employer activement pour obtenir sa mise en liberté.
D’autre part, la Curie pontificale était si vénale et si corrompue, qu’on ne
pouvait espérer de réformes là où le contrôle était exercé par elle. Trois
ans seulement après que Pie II eut placé tout le pays sous la juridiction du
ministre de bourgogne, on voit ce même pape renouveler les anciens abus en
nommant Frère Bartholomæus d’Eger inquisiteur de Grenoble. Il y a tout lieu
de croire que les mandats de ce genre étaient vendus ou conférés par faveur.
Les titulaires étaient comme déchaînés sur leurs districts pour tirer
quelques profits de la terreur des populations. On ne saurait autrement
expliquer la formule qui devint commune et par laquelle on déléguait des
personnages aux fonctions d’inquisiteurs de France, « sans préjudice de
tous autres inquisiteurs autorisés par nous ou par d'autres ». C’était là
comme une lettre de marque permettant d’exercer la piraterie aux dépens des
fidèles. Une nomination bien significative fut celle qui confia, en 1478, la
charge d'inquisiteur de Bourges à Frère Pierre Cordrat, confesseur du duc
Jean de Bourbon. Elle était tout à fait contraire aux mesures prises par
Nicolas V pour l'unification du Saint-Office dans le royaume. Il est inutile
d’énumérer ici tous les mandats qui furent ainsi décernés : les papes
nommèrent successivement des inquisiteurs soit pour le royaume de France,
soit pour des districts particuliers, comme si le Saint-Office avait conservé
la toute-puissance et l’activité d’autrefois. On ne saurait douter qu’il y
eut là quelque source de profit ; mais on peut, sans grand risque d’erreur,
affirmer que le profit ne fut pas pour la religion[5]. Ce conflit
de nominations, émanant de pouvoirs divers, amenait naturellement des
querelles. Dans un formulaire de la Curie romaine figure un appel motivé par
les faits suivants. L’inquisiteur de Carcassonne étant mort le 13 septembre
1478. le provincial des Dominicains, en vertu de l’autorité que le pape lui
avait déléguée, assembla ses conseillers et nomma Frère Jean qui, maître de
théologie et âgé de plus de quarante ans, était qualifié pour occuper ce
poste. Mais un intrus s’en était emparé, en touchait les revenus et refusait
de s’en dessaisir. En conséquence, le titulaire légitime réclamait la révocation
de son rival. Il y avait évidemment des sources de bénéfices illicites qui
motivaient l’ardeur de ces compétitions. Vers
cette époque se présentèrent diverses affaires qui montrent combien s’était
répandu l’esprit de critique et à quelle situation subalterne était réduite
l’Inquisition. En 1459, on brûla, à Lille, un hérétique connu sous le nom
d’Alphonse de Portugal. Menant la vie austère d’un anachorète, fréquentant
assidûment les églises, ce personnage déclarait que, depuis Grégoire le
Grand, il n'y avait pas eu un seul vrai pape et que, par suite, les
sacrements n’avaient jamais ôté valablement administrés. On possède un
compte-rendu du procès et de l'exécution ; il n'y est pas fait allusion à une
intervention du Saint-Office. Mais le cas de Jean Laillier, en 1484, est
encore plus significatif. Ce prêtre de Paris, licencié en théologie, était
candidat au doctorat. Il avait fait preuve d’une audace singulière dans ses
sermons. Il niait la validité de la règle du célibat ; il citait Wickliff
comme un grand docteur ; il rejetait la suprématie de Home, l’autorité de la
tradition et des décrétales : Jean XXII, disait-il, n’avait eu nullement
qualité pour condamner Jean de Poilly ; saint François, loin d’occuper au
ciel le trône vacant de Lucifer, siégeait bien plutôt en enfer, auprès de ce
même diable ; depuis le temps de Silvestre, le Saint-Siège avait été aux
mains d’un pouvoir avide et tyrannique, où la canonisation s'obtenait à prix
d’or. L’autorité traditionnelle de l’Eglise sur les consciences s’était à ce
point relâchée que ces prédications révolutionnaires ne suscitèrent,
semble-t-il, aucune résistance, même de la part de l’Inquisition. Laillier,
non content de cette tolérance, postula le doctorat auprès de l’Université.
On refusa de l’admettre aux disputations préliminaires avant qu’il se fût
amendé, qu’il se fût soumis à la pénitence et eût obtenu l’assentiment du Saint-Siège.
En réponse, Laillier s’adressa audacieusement au Parlement, alors revêtu, par
consentement tacite, de la juridiction suprême en matière ecclésiastique, et
demanda qu’on obligeât l’Université à le recevoir docteur. Le Parlement ne
mit pas en doute sa propre compétence, mais prit, dans l’espèce, une décision
hostile à Laillier. Louis, évêque de Paris, reçut l’ordre de s’adjoindre
l’inquisiteur ut quatre docteurs, choisis par l’Université, et de poursuivre
le châtiment du prêtre rebelle. L’évêque et l’inquisiteur décidèrent d’agir
séparément, sauf à se communiquer ensuite leurs procédures. Laillier avait,
sans doute, de puissants protecteurs, car l’évêque Louis, sans conférer avec
son collègue ni avec les experts, autorisa le prévenu à faire une rétractation
partielle et une abjuration publique rédigée en termes conciliants et modérés
; puis il lui donna l’absolution, le 23 juin 1486, le déclara affranchi de
toute suspicion d’hérésie, le rétablit dans ses fonctions et le proclama
digne d'être promu à tous grades et honneurs. En vain Frère Jean Cossart,
l’inquisiteur, qui s’était attaché à réunir les preuves des nombreux délits
de parole commis par Laillier, communiqua son dossier à l’évêque : il dut
avaler silencieusement cet affront. Mais l’Université jugeait que son honneur
était en cause et n’était pas disposée à se soumettre. Le 6 novembre 1486,
elle publia une protestation formelle contre la décision de l’évêque, lit
appel au pape et demanda des apostoli. Innocent VIII vint promptement
à la rescousse. Annulant la sentence épiscopale, il ordonna à l’inquisiteur
de jeter Laillier en prison et de s’unir à l’archevêque de Sens et à l’évêque
de Meaux pour examiner les hérésies que Laillier n’avait pas rétractées. Le
dossier devait être ensuite transmis à Rome, où la sentence serait prononcée.
Le pape exprime, à cette occasion, une crainte qui donne idée des puissantes
influences dont disposait Laillier. Redoutant qu’on n'exerce une pression sur
l'Université pour la contraindre à admettre le prêtre au doctorat, Innocent VIII
déclare d’avance que cette décision serait nulle, et ordonne â tous ceux qui
s’y emploient de cesser leurs démarches, sous peine d’encourir la suspicion
d’hérésie. Chose étrange, l’évêque-de Meaux, choisi pour siéger dans le
procès de Laillier, ôtait à ce moment même interdit par l’Université, pour
avoir renouvelé l’hérésie donatiste et affirmé la nullité des sacrements
administrés par des mains impures. L’Eucharistie, servie par un prêtre
fornicateur, ne vaut pas, disait-il, mieux que l’aboiement d’un chien. Plus d'un
infortuné Vaudois avait été brûlé pour de moindres crimes ; mais
l’inquisiteur n’avait pas osé demander des comptes au prélat. On ne voit pas
non plus que le Saint-Office soit intervenu dans le procès de Jean Langlois,
prêtre de Saint-Crispin, qui, en célébrant la messe, le 3 juin 1491, jeta à
terre et piétina, à la grande horreur des ouailles, l’hostie et le vin. Le
profanateur allégua hardiment que le corps et le sang du Christ n’étaient pas
présents dans les espèces : il refusa obstinément de se rétracter et expia
ses erreurs sur le bûcher. Un sort pareil échut à Aymon Picard qui, le 25
août 1503, à la fêle de saint Louis célébrée dans la Sainte-Chapelle, arracha
l’hostie des mains de l’officiant, la mit en pièces, la jeta à terre et
refusa obstinément de se rétracter. C’étaient là des symptômes précurseurs
des temps prochains où l’Inquisition redeviendrait plus nécessaire qu’elle
n’avait jamais été. Pour
juger à quel point cette institution se trouvait atteinte par la décadence
qui frappait alors toute l’organisation de l’Eglise, il suffit de jeter les
yeux sur un document par lequel, en 1485, Frère Antoine de Clède instituait,
en sa place, un vicaire à Rodez et à Vabres. Il s’intitule inquisiteur de
France, d’Aquitaine, de Gascogne et de Languedoc, accrédité par le
Saint-Siège et le Parlement. C’était dire que ces deux pouvoirs étaient
d’égales sources d’autorité : la nomination émanant du pape eût été
insuffisante si elle n’avait été confirmée par le tribunal royal. Même aux
yeux des ecclésiastiques, l’Inquisition était devenue méprisable. On s’en
aperçut bien lors de la mesquine querelle qui éclata entre l’inquisiteur
Raymond Gozin et ses confrères dominicains. Quand, vers 1516, Raymond Gozin
succéda à Frère Gaillard de la Roche, il trouva le local de l’Inquisition à
Toulouse dépouillé, par les moines du couvent dominicain, de tout, meuble et,
de tout ustensile. Sur ses réclamations, on lui rendit quelques objets, que
les moines redemandèrent par la suite. Il refusa ; alors les moines firent
adresser par le Maître Général des instructions au vicaire. Celui-ci, en
vertu des ordres reçus, se porta, à l’égard de l’inquisiteur, aux dernières
extrémités, sans se soucier de l’appel adressé par Gozin au pape. Finalement,
en 1520, l’inquisiteur réussit à obtenir l’intervention de Léon X. Quelle
preuve plus certaine de déchéance que ce spectacle du successeur de Bernard
de Caux et de Bernard Gui, s’efforçant vainement de défendre sa batterie de
cuisine contre la rapacité de ses confrères. La
dispute fut très probablement envenimée par l’inévitable jalousie qui
existait entre la classe inférieure de l’Ordre et la portion puritaine connue
sous le nom de Congrégation Réformée. Raymond Gozin était vicaire général de
cette Congrégation. L’ardeur qu’il mit à rentrer en possession de son
mobilier lient sans doute à ce fait qu’il voulait, à ce moment, transformer
la maison de l’Inquisition en couvent de Réformés. Les vastes locaux dont
l’Inquisition avait eu besoin jadis, à l’apogée de sa puissance, étaient
devenus beaucoup trop grands pour ses besoins actuels. C'avait été
originairement la demeure de l’Ordre dominicain, avant le transfert dû à la
libéralité de Pons de Capdenier (1230) ; il y avait une église avec trois autels, un
réfectoire, des cellules, des chambres pour les moines et pour leurs hôtes,
des cloîtres et deux jardins. En approuvant les modifications projetées, Léon
X stipula qu’une sorte de salle privée et des bureaux appropriés fussent
réservés pour l’usage de l’Inquisition. Cependant, le pouvoir malfaisant du
Saint- Office n’était pas entièrement anéanti ; en 1521, Johann Bomm, prieur
dominicain de Poligny, faisant fonctions d’inquisiteur il Besançon, eut
encore la satisfaction de faire périr par le feu deux lycanthropes ou
loups-garous. L’hérésie
vaudoise forme un épisode si intéressant et si bien délimité, dans l'histoire
générale des persécutions, que j’ai négligé jusqu’ici de faire allusion à cette
secte, nie réservant de présenter un exposé bref et suivi de ses relations
avec l’Inquisition. Après la disparition des Cathares, ce furent, en France,
les seuls hérétiques qui offrirent à l’activité du Saint-Office un champ
d’action digne d’elle, bien qu’ils ne fussent, en Languedoc, ni aussi
nombreux, ni aussi puissants que les Cathares, les Vaudois y formaient
cependant un élément important. Ils se recrutaient généralement dans les
classes inférieures de la population. On cite peu de nobles ayant appartenu à
leur secte. Dans la liste des sentences prononcées par Pierre Cella dans le Quercy,
en 1241 et 1242, nous trouvons d'abondants témoignages concernant leur nombre
et leur activité. Ainsi, des Vaudois sont en cause : A Gourdon, dans. 53 affaires sur 219 A Montcuq, dans 44 affaires sur 84 A Sauveterre, dans 1 affaire sur 5 A Belcayre, dans 3 affaires sur 7 A Montauban, dans 173 affaires sur 252 A Moissac, dans 1 affaire sur 94 A Montpezat, dans 0 affaire sur 22 A Montaut, dans 0 affaire sur 23 A Castelnau, dans 1 affaire sur 11 Sans
doute, en bien des cas, il est simplement dit que le condamné a vu des
Vaudois ou qu’il a eu commerce avec eux. Néanmoins, l’abondance relative des
affaires où ils sont nommés indique les localités où leur hérésie était la
plus florissante. Ainsi Montauban en était évidemment le quartier-général
dans la province ; Gourdon et Montcuq possédaient aussi de fortes colonies. Ils
avaient une organisation régulière : des écoles enfantines, où sans doute on
inculquait leurs doctrines aux enfants de parents orthodoxes ; des cimetières
où étaient enterrés leurs morts ; des missionnaires actifs, qui parcouraient
le pays en propageant la foi, et qui, d’ordinaire, refusaient toute aumône et
n’acceptaient que l’hospitalité. Il est souvent fait allusion à un certain
Pierre de Vaux, qui aurait été l’un des plus ardents et des plus vénérés de
ces ministres. Au dire d’un de ses disciples, on le regardait comme un « ange
de lumière ». Les prédications en pleine rue leur étaient coutumières ; il
est aussi souvent lait allusion à des discussions entre ministres vaudois et
Parfaits cathares. D’ailleurs, il y avait échange de bons procèdes entre les
deux sectes. On trouva des hommes qui confessèrent avoir cru à l’hérésie
vaudoise et pratiqué l’adoration des Cathares. Dans la haine commune de Rome
qui les unissait, toute religion autre que la catholique était jugée bonne.
Les Vaudois étaient puissamment secondés, dans leur propagande, par leur
renom d’habiles médecins. On les consultait sans cesse en cas de maladie ou
de blessure : presque toujours ils n’acceptaient, en paiement de leurs soins,
que des aliments. Une femme confessa avoir donné quarante sols à un Cathare
pour secours médicaux, alors qu’elle n’avait fourni à des Vaudois que du vin
et du pain. Il est dit aussi qu’ils recevaient des confessions et imposaient
des pénitences ; qu’ils célébraient un repas rituel où l’on bénissait le pain
et le poisson, que les assistants partageaient entre eux. Le pain que les
ministres avaient consacré par le signe de la croix était considéré par les
disciples comme bénit. Malgré la vigueur et la forte organisation de la
secte, il est visible que Pierre Cella regardait d’un œil moins sévère les
Vaudois que les Cathares ; les pénitences qu'il leur imposait étaient
généralement plus légères[6]. De
Lyon, l’hérésie vaudoise s’était propagée autant vers le Nord et l’Est que
vers le Sud et l’Ouest. Fait curieux : alors que les Cathares ne réussirent
jamais 4 prendre pied, si peu que ce fût, au-delà des territoires romans, les
Vaudois étaient, dès 1192, si nombreux en Lorraine que l’évêque fie Toul,
Eudes, dut prendre des mesures contre eux. Il ordonna qu’on les appréhendât
et qu’on les lui amenât, enchaînés, pour être jugés ; comme récompense, il
promettait la rémission des pêchés, et allait jusqu’à déclarer que si, pour
exécuter cet ordre, les orthodoxes étaient chassés de leurs demeures, il
prendrait à sa charge leur nourriture et leur habillement. En Franche-Comté,
Jean, comte de Bourgogne, porta témoignage de l’importance de la secte
lorsque, en 1218, il demanda à Innocent IV d’introduire l’Inquisition sur ses
domaines, où sans doute les Vaudois purent se multiplier en paix, grâce à
l'interruption du Saint-Office en 1257. En 1251 on voit l’archevêque de
Narbonne condamner des Vaudoises à la prison perpétuelle. Cependant, ce l'ut
dans les montagnes d’Auvergne, dans les Alpes et aux pieds des Alpes, entre
Genève et la Méditerranée, qu'ils trouvèrent le refuge le plus sûr. Pendant
que Pierre Cella imposait des pénitences aux Vaudois du Quercy, l’archevêque
d’Embrun s’occupait activement de leurs frères de Freyssinières, d’Argentière
et de Val-Pute, localités qui restèrent longtemps encore comme leurs
forteresses. Lorsque en 1251, à Beaucaire, Alphonse et Jeanne, lors de leur
prise de possession, garantirent les franchises d’Avignon et du Comtat Venaissin,
l’évêque-légat Zoen les pria instamment de détruire les Vaudois en ce pays.
Les recueils des lois municipales d'Avignon et d’Arles contenaient des textes
suffisants pour l’extermination des « hérétiques et Vaudois » ; mais les
magistrats locaux se montraient négligents à sévir. On les contraignit à
jurer d’extirper les sectaires. Les Vaudois étaient, en majorité, de simples
montagnards, dont les biens ne provoquaient guère la confiscation. La
persécution était bien plus lucrative quand elle était dirigée contre les
riches Cathares. On voit, il est vrai, de 1271 à 1271. Guillaume de Cobardon,
sénéchal de Carcassonne, exciter les inquisiteurs à agir avec zèle contre les
Vaudois. Nombre de condamnations suivirent. Mais parmi les communautés
riveraines du Rhône, communautés bien plus peuplées, l’Inquisition 11e fut
introduite que tardivement, en 1288 seulement dans le Comtat Venaissin, dans
le Dauphiné en 1292, quand la propagation de l’hérésie devin ! alarmante. En
1288, ou constate le même accroissement de la population dissidente dans les
provinces d’Arles, d’Aix et d’Embrun : Nicolas IV envoya alors aux nobles et
aux magistrats de ces provinces les édits de Frédéric II, avec ordre de les
appliquer rigoureusement. Les inquisiteurs reçurent de lui, à cet effet, un
code de procédure. Vers la
même époque se présenta le cas curieux d’un prêtre nommé Jean Philibert.
Envoyé de bourgogne en Gascogne pour traquer un Vaudois fugitif, il
poursuivit son gibier jusqu’à Auch. Là il découvrit une nombreuse communauté
d'adeptes de la secte, qui tenaient des assemblées régulières, prêchaient et
accomplissaient leurs rites, tout en fréquentant les églises, afin de
détourner les soupçons. Il se laissa si bien gagner par leur piété
évangélique que, sa mission terminée, il revint à Auch et se joignit ouvertement
à eux. Il repartit ensuite pour la bourgogne, où il attira les soupçons :
conduit en 1298 devant Gui de Reims, inquisiteur de Besançon, il refusa de
prêter serment et fut gardé en prison. Là, il abjura ; puis, remis en
liberté, il retourna auprès des Vaudois de Gascogne, fut de nouveau arrêté et
livré, en 1311, à Bernard Gui, qui, finalement, le brûla comme relaps en 1319.
En 1302, il est question de deux ministres vaudois qui parcouraient les
environs de Castres en Albigeois, passant nuitamment de village en village et
propageant avec zèle leurs doctrines. Pourtant, malgré ces indices d’activité
prosélytique, on ne voit pas qu'il ait été fait, à cette époque, de grande
tentative de répression. L’Inquisition, pendant un certain temps, fut
paralysée par ses différends avec Philippe le bel et Clément V. Quand elle put
reprendre ses opérations en toute indépendance, Pierre Autier et les
disciples de ce Cathare absorbèrent entièrement son énergie. Les sentences
prononcées pur Bernard Lui à Toulouse commencent en 1308 ; niais c’est
seulement à partir de l'autodafé de 1316 qu’on trouve des Vaudois
parmi les victimes. Un Vaudois fut alors condamné à la prison perpétuelle, un
autre brûlé comme hérétique impénitent. L’auto de 1319 parait avoir
été pour certains une délivrance, car on y trouve les noms de malheureux dont
les confessions remontaient à 1309, 1311, 1312 et 1315. En cette
circonstance, dix-huit Vaudois furent condamnés à des pèlerinages avec ou
sans port de croix, vingt-six furent frappés d’emprisonnement perpétuel,
trois brûlés. Dans Y auto de 1321, un homme et sa femme furent brûlés pour
avoir obstinément refusé d’abjurer. Dans celui de 1322, huit se virent
imposer des pèlerinages, avec port de croix pour cinq d’entre eux ; deux
lurent condamnés à la prison ; six cadavres furent exhumés et brûlés. On
cite, de plus, le frère d’un des prisonniers qui fut brûlé à Avignon. C’est
là toute la besogne accomplie par Bernard Gui, de 1308 à 1323 : on n’y voit
pas la preuve d’une persécution bien active. Il n’est peut-être pas inutile
de noter aussi que tous les hérétiques punis en 1319 étaient originaires d’Audi,
alors que le nom de « Bourguignons », donné par le peuple aux
Vaudois, indique que la secte avait toujours son quartier général en
Franche-Comté. Cette région était, en effet, un centre de prosélytisme, comme
l’atteste une allusion faite à un certain Jean de Lorraine, missionnaire dont
les efforts étaient couronnés de succès. Les faits ne manquent pas, par
ailleurs, pour prouver que l'Inquisition de Besançon était alors en pleine
activité. Dans l’auto de 1322, nombre des victimes étaient des
réfugiés venus de Bourgogne. On rapporte qu'ils avaient un provincial nommé
Girard ; l’Eglise vaudoise possédait donc, dans cette région, une
organisation et une hiérarchie réglée. Dans
ses Practica, Bernard Gui donne un exposé précis de la doctrine
vaudoise telle qu'elle existait de son temps, après un siècle et demi de
persécution. On ne conservait plus l’espoir que la secte pût se réconcilier
avec l’Église romaine. La persécution avait l'ail son œuvre. Les Vaudois
étaient définitivement séparés du catholicisme. Ils considéraient leur Église
comme la seule véritable : celle du pape n’était qu’un séjour de mensonge,
dont on pouvait mépriser les foudres et enfreindre sans crainte les décrets.
Leur organisation hiérarchique comprenait des évêques, des prêtres et des
diacres. Chaque année se réunissaient, dans quelque grande ville, deux ou
trois chapitres généraux, qui conféraient les ordres et arrêtaient les
mesures à prendre en vue de la mission. Les ordres vaudois ne suffisaient
d’ailleurs pas à conférer un pouvoir surnaturel. La secte croyait, il est
vrai, à la transsubstantiation, mais la présence du corps et du sang de
Jésus-Christ dépendait de la pureté de l’officiant. Un pécheur était
incapable de consacrer l'hostie, alors que le miracle pouvait s’opérer entre
les mains du premier venu, homme ou femme, pourvu que l'officiant fût
vertueux. Il en était de même de l’absolution : le pouvoir des clefs était
délégué directement par le Christ à ceux qui recevaient des confessions et
imposaient des pénitences. L’anti-sacerdotalisme était donc un des caractères
les plus frappants de cette foi simplifiée. Il n’y avait pas de Purgatoire :
par suite, les messes poulies morts, l’invocation du suffrage des saints,
étaient choses inutiles ; les saints, d’ailleurs, n’écoutaient et ne
secouraient personne ; les prétendus miracles opérés en leur nom dans les
églises étaient mensongers. Il n’y avait pas lieu d'observer les jeûnes et
les fûtes prescrits par le calendrier. Les indulgences, vendues avec
prodigalité par l'Église romaine, n’avaient aucune valeur. Le serment et
l’homicide étaient absolument interdits. Un reste de tendances
traditionnelles à l’ascétisme les poussait à mener l’existence d’une confrérie
monastique, dont les membres s’interdisaient tout avantage personnel et
faisaient vœu de chasteté et d'obéissance à un supérieur. A en juger par la
brièveté, de son récit, Bernard Gui n’attachait pas grande importance aux
histoires (qu’il nous rapporte ; cependant) de prétendues abominations
sexuelles perpétrées au cours d’assemblées nocturnes. Il y fait la part des
superstitions populaires par une courte illusion à un chien qui se présente
dans ces réunions et asperge, de sa queue, les assistants. Les
doctrines vaudoises, qui impliquaient la non-résistance, faisaient de ces
hérétiques une proie généralement facile à saisir. Cependant, la nature
humaine reprenait parfois ses droits. Une persécution cruelle dirigée à cette
époque par Frère Jacques Bernard, inquisiteur de Provence, provoqua de
sanglantes représailles. En 1321, Jacques Bernard délégua aux Frères Catalan
Fabri et Pierre Paschal le soin de conduire une inquisition dans le diocèse
de Valence. Des tentatives antérieures avaient laissé, dans la population de
celle ville, un vif ressentiment. Nombre de citoyens avaient été soumis à
l'humiliation des croix. A l'approche de nouveaux inquisiteurs, les condamnés
et leurs amis jurèrent de se venger. Un complot s’ourdit en vue d’assassiner
les inquisiteurs dans un village où ils devaient passer la nuit. Pour un
motif quelconque, les inquisiteurs modifièrent leurs plans et poussèrent
jusqu’au prieuré de Mpntoison. Les conspirateurs les y suivirent, enfoncèrent
les portes et tuèrent les deux Frères. Chose étrange : le prieur de Montoison
fut accusé de complicité dans le meurtre et arrêté en même temps que les
assassins. Les corps des martyrs, solennellement enterrés dans le couvent
franciscain de Valence, ne tardèrent pas à y manifester leur sainteté par des
miracles. Ils auraient été canonisés par Jean XXII, si ce pontife, au cours
de la querelle qui s’engagea, par la suite, entre les Franciscains et lui,
n’avait jugé impolitique d’augmenter le nombre des saints de cet Ordre. On
rencontre quelques Vaudois dans les poursuites instituées en 1328 et 1329 par
Henri de Chamay, inquisiteur de Carcassonne. Au cours des années qui
suivirent, certains renseignements épars donnent à croire que la persécution
ne cessa jamais entièrement. Néanmoins, l’hérésie continua à augmenter. Après
la disparition du Catharisme, la foi vaudoise devint le seul refuge pour les
Ames simples que Home ne satisfaisait plus. Los Beghards étaient des
mystiques dont les spéculations n’avaient d’attrait que pour certaines
intelligences. Les Spirituels, les Fraticelli, étaient des
ascètes franciscains. Les Vaudois, eux, cherchaient seulement à rendre au
Christianisme la simplicité antique ; leurs doctrines pouvaient être
comprises des pauvres et des illettrés, qui subissaient en maugréant le
fardeau de l’esprit sacerdotal. Aussi ces doctrines trouvaient-elles de plus
en plus accueil auprès du peuple, en dépit des efforts tentés par le pouvoir
affaibli de l'Inquisition. En 1335, Benoît XII somma Humbert II, Dauphin de
Viennois et Adhémar de Poitou, de prêter leur concours aux inquisiteurs.
Humbert obéit : de 1336 à 1346, des expéditions furent dirigées contre les
Vaudois qui, chassés de leurs demeures, laissèrent un certain nombre de
prisonniers entre les mains dos persécuteurs. Quelques-uns de ces hérétiques
abjurèrent : les autres furent brûlés. Leurs biens furent- confisqués et les
os des morts exhumés. Los dignitaires séculiers et ecclésiastiques d’Embrun
s’associèrent à ces efforts, mais n’obtinrent pas de résultats durables. En
Languedoc, Frère Jean Dumoulin, inquisiteur de Toulouse, attaqua
vigoureusement les Vaudois en 134-4, et ne réussit qu’à les disperser à
travers le Béarn, le comté de Foix et l’Aragon. En 1348, Clément VI adressa
de nouveau un pressant appel à Humbert ; celui-ci, en réponse, envoya à ses
officiers l’ordre formel de seconder les autorités ecclésiastiques avec toute
la vigueur qu’elles jugeraient nécessaire. Cette fois, on constate la capture
de douze Vaudois, qui furent menés à Embrun et brûlés sur la place de la
cathédrale. Quand
le Dauphiné devint fief de la Couronne, les fonctionnaires royaux prêtèrent
également leur concoure. Par des lettres du 20 octobre 1351, le gouverneur
enjoint aux autorités de Besançon de fournir une aide armée à l’inquisiteur,
dans les opérations menées par celui-ci contre les hérétiques du
Briançonnais. Mais il semble que cet ordre soit demeuré sans effet. L’année
suivante, Clément VI demanda au Dauphin Charles, à Louis et à Jeanne de
Naples, de seconder Frère Pierre Dumont, inquisiteur de Provence ; en même
temps, il somma prélats et magistrats de coopérer à l’œuvre sainte. Cet appel
eut pour seul effet, que nous sachions, certaines pénitences imposées en
1333, par Dumont, à sept Vaudois. Guillaume de Bordes, archevêque d’Embrun,
surnommé l'Apôtre des Vaudois, fut Plus heureux. De 1332 à 1363, il eut
recours à des moyens inaccoutumés, la douceur et la persuasion. Visitant
lui-même les vallées montagneuses, il eut la satisfaction de gagner à I
orthodoxie un grand nombre d'hérétiques. Après sa mort, sa méthode fut
abandonnée. Urbain V fit, de 1363 à 1363, d'ardents appels au pouvoir civil,
et stimula le zèle des inquisiteurs provençaux, les Frères Hugues Cardilion
et Jean Richard. C’est alors qu’entre en scène le célèbre inquisiteur
François Borel. Iles expéditions armées furent envoyées dans les montagnes et
obtinrent des succès considérables. Beaucoup d’hérétiques obstinés furent
brûlés, d’autres sauvèrent leur vie en abjurant. On confisqua leurs pauvres
patrimoines : l’un possédait une vache, un autre deux vaches et des vêtements
blancs ; dans la bourse d’un troisième, plus riche, on trouva deux florins,
butin qui ne profita guère, car le bois employé pour brûler l’homme et un
<le ses compagnons coûta soixante-deux sols et six deniers. Une femme nommée
Juven, qui fut brûlée, était propriétaire d’une vigne. La vinée fut récoltée
et le moût déposé dans la cabane de la victime ; les voisins, furieux, y
mirent -le feu pendant la nuit, détruisant ainsi tout le bénéfice des
spoliateurs. Grégoire
XI, appelé en 1370 au trône pontifical, tourna bientôt son attention vers la
situation déplorable de l’Eglise en Provence, dans le Dauphiné et dans le
Lyonnais. Toute la région regorgeait de Vaudois : beaucoup de nobles
commençaient alors à embrasser l’hérésie. Les prélats étaient impuissants ou
négligents ; l'Inquisition ne trouvait aucun appui. Le pape se mit résolument
à l’œuvre, nomma des inquisiteurs et stimula le zèle de ses serviteurs. Mais
tout le système était alors trop discrédité pour qu’on put en attendre des
effets sérieux. Les fonctionnaires royaux, loin de fournir l’appui désirable,
ne se faisaient pas scrupule d’entraver l’action des inquisiteurs. On
assignait à ceux-ci, comme terrain d’opérations, des localités peu sûres ; on
les forçait à admettre, comme assesseurs, des juges séculiers ; on soumettait
leurs procédures à l’examen de tribunaux séculiers ; on rendait même, sans
les consulter, la liberté à leurs prisonniers. Les fonctionnaires civils
refusaient de s’engager, par serment, a purger le pays de l’hérésie ; ils
protégeaient ouvertement les hérétiques, surtout les nobles, quand ceux-ci, à
leur tour, devinrent l’objet de poursuites. En 1373,
Grégoire se plaignit vivement à Charles le Sage. Celte plainte n’eut d’abord
que peu d’effet. Le mal persista sans qu’on tentât d’y remédier. En 1375, le
pape revint à la charge, plus énergiquement encore. Non seulement il demanda
au roi d’envoyer un délégué spécial dans la province contaminée, mais il
écrivit directement au lieutenant royal, Charles de Banville, reprocha à ce
fonctionnaire de protéger les hérétiques et l’invita, sous menaces, à
s’amender. A certains nobles, qui s’étaient fait remarquer en favorisant
l’hérésie, il rappela, de façon significative, le sort de Raymond de Toulouse
; il gourmanda les prélats ; il réclama le concours d’Amédée de Savoie ;
enfin, il incorpora la Tarentaise dans le district de Provence, pour que rien
ne pût gêner la campagne projetée. Pomme la propagation de l’hérésie était
imputable au nombre insuffisant des prédicateurs, à la négligence apportée
par les prélats et. le clergé dans l’éducation de leurs ouailles,
l’inquisiteur se vit conférer le pouvoir de réclamer les services des
Dominicains, des Franciscains, des Carmes, des Augustins, afin de répandre
par le pays les vérités de la religion. Ces efforts multipliés furent
couronnés d’un certain succès. Charles publia des ordonnances pour
l’application des lois portées contre l’hérésie ; Grégoire envoya, pour
diriger les opérations, un internonce apostolique spécial, Antonio, évêque de
Massa. Ce fut le début d’une ardente persécution. L’inquisiteur de '
Provence, Frère François Borel, qui longtemps avait dû lutter contre
l’indifférence des prélats et l’hostilité du pouvoir séculier, sur désormais
d’un concours efficace, était comme un dogue qui a brisé sa laisse. Ses
expéditions contre les misérables populations de Freyssinières, de l’Argentière
et de Val-Pute (ou Val-Louise) lui ont valu une sinistre réputation, que ne rachète pas la part
active prise par lui à la restauration des franchises de Gap, sa ville natale. Les
succès qui récompensèrent ces efforts furent si écrasants qu’ils causèrent de
nouveaux motifs de souci. La mission de l’évêque de Massa avait commencé dans
les premiers jours de mai 1375 ; déjà, le 17 juin. Grégoire s’inquiétait du
logement et de l’entretien des malheureux arrêtés en masse. Bien que de
nombreux bûchers se fussent allumés pour les hérétiques endurcis, il n’y
avait plus, dans le pays, assez de prisons pour les détenus. Grégoire ordonna
aussitôt qu’on construisit de solides geôles à Embrun, à Avignon et à Vienne.
Pour faire face aux difficultés financières qui surgirent immédiatement, les
prélats, dont la négligence avait déterminé cette poussée d’hérésie, furent
tenus de fournir, dans l’espace de trois mois, quatre mille florins d’or
destinés à la construction des [irisons et de contribuer, pendant cinq ans,
par versements annuels de huit cents florins, à l’entretien des prisonniers.
Il leur était permis de prélever cette contribution sur les sommes léguées à
des œuvres pieuses et sur les restitutions de fonds indûment acquis. Ils
étaient menacés, s’ils hésitaient à obéir, de se voir priver de ces sources
de revenus et, de plus, frapper d’excommunication. Cependant, les évêques ne
furent pas plus touchés de ces arguments que ne l’avaient été, en 1245, leurs
confrères de Languedoc. Quand les trois mois furent écoulés, l’évêque de
Massa demanda avec anxiété au pape par quel moyen il pouvait assurer la subsistance
des prisonniers. Grégoire répondit, le 5 octobre, en déclarant que chaque
évêque était tenu de nourrir ceux de son diocèse et que tout prélat qui s’y
refuserait devrait y être contraint par l'excommunication ou le bras
séculier. Ce n’était là qu’un brutum fulmen. En 1376, le pape essaya
de s’assurer une part dans les confiscations ; mais le roi Charles se refusa
à tout partage et consentit seulement, en 1378, à fournir aux inquisiteurs un
salaire annuel, équivalent à celui que recevaient leurs confrères de Toulouse. Ayant
épuisé tous les moyens, Grégoire eut finalement recours à la ressource que la
Curie tenait toujours en réserve, le trésor des indulgences. Spectacle
terrible et grotesque à la fois : chasser par milliers de leurs foyers
d’honnêtes, de laborieuses populations, les jeter dans des donjons, pour y
pourrir et y mourir de faim, et s’épargner ensuite les frais de leur
entretien en les recommandant à la pitié des fidèles charitables ! La
proclamation lancée à ce sujet par Grégoire, le 15 août 1376, est peut-être
le plus impudent monument d’une époque où la pudeur était chose presque
ignorée : « A
tous nos fidèles en Jésus-Christ : Attendu que le soulagement des prisonniers
compte au nombre des œuvres pieuses, il convient à la piété des fidèles
d’assister charitablement les détenus qui souffrent de la misère. Comme nous
apprenons que notre bien-aimé fils, l'inquisiteur François Borel, a
emprisonné pour bonne garde ou punition nombre d'hérétiques et d'hommes
réputés tels, lesquels, vu leur pauvreté, ne peuvent être entretenus en
prison si la pieuse libéralité des fidèles ne les assiste ; que nous souhaitons,
d’autre part, que ces prisonniers ne meurent pas de faim, niais qu’ils aient
le temps de se repentir dans les dites prisons ; en conséquence, afin que nos
fidèles en Jésus-Christ puissent, par dévotion, nous prêter une main secourable,
nous vous avertissons, prions et exhortons tous, pour la rémission de vos
péchés, à fournir, sur les biens que Dieu vous a dévolus, des aumônes et des
charités pour la subsistance de ces prisonniers, afin qu’ils puissent être
soutenus grâce à votre aide et que vous, par cette lionne œuvre et par d’autres
œuvres que Dieu vous inspirera, puissiez obtenir la félicité éternelle. » On se
refuse à imaginer l'horreur de ces geôles construites économiquement, où des
malheureux, entassés, usaient tristement un reste de vie, tandis que les
geôliers mendiaient en vain la maigre pitance destinée à prolonger leur
agonie. Cependant, Grégoire ne jugeait pas assez nombreuses ces victimes dont
il ne pouvait assurer l’existence. Le 28 décembre 1373, il gourmanda
sévèrement les fonctionnaires civils du Dauphiné, pour la négligence avec
laquelle ils obéissaient à l'ordre donné par le roi de seconder les
inquisiteurs. Cette plainte fut renouvelée le 18 mai 1376. D’après certaines
expressions qu’on relève dans ces lettres, il est permis de 156 penser que
cette besogne véritablement inhumaine révoltait même la sensibilité endormie
de cette époque brutale. Cependant, malgré tout ce qu’on avait accompli,
l’hérésie était loin de décroître. En 1377, Grégoire note avec indignation le
nombre toujours croissant des Vaudois et reproche aux inquisiteurs de se
montrer négligents dans l’exécution de la tâche commise à leurs soins. Peut-être,
cependant, le succès eût-il répondu à l’énergie impitoyable de Grégoire si la
mort n’avait interrompu son œuvre. Le pape mourut le 27 mars 1378. Le Grand
Schisme qui suivit bientôt procura aux hérétiques un certain répit, grâce
auquel ils continuèrent à se multiplier. Cependant, en 1380, Clément VU
renouvela le mandat de Borel, dont l’activité ne se démentit pas jusqu’en 1393
et dont les victimes se comptèrent par centaines, lion nombre de conversions
payèrent l’inquisiteur de ses peines. Les convertis étaient autorisés A
conserver leurs biens, moyennant le versement d’une certaine somme d’argent,
ainsi qu’il appert d’une liste drossée en 1385. En 1393, cent cinquante
hérétiques furent, dit-on, brûlés en un seul jour, à Grenoble, sur l’ordre de
Borel. San Vincente Ferrer était un missionnaire d'un genre tout différent :
le dévouement qu'il déploya, pendant plusieurs années, à catéchiser les
Vaudois des vallées, lui valut de nombreuses conversions. Sa mémoire est
encore vénérée dans le pays. Le village de Puy-Saint-Vincent, et la chapelle
dédiée au même saint, attestent que ses douces admonestations ne furent pas
inutiles. Les Vaudois étaient, en fait, à cette
époque, les seuls hérétiques contre lesquels l’Eglise eut à lutter hors de
l’Allemagne. La traduction française du Schwabenspiegel, ou code
municipal de l’Allemagne du Sud — traduction faite à l’usage des provinces
impériales de langue romane — date, semble-t-il, des dernières années du
siècle : or, au chapitre de l’hérésie, la prédominance des Vaudois est
prouvée par ce fait, que le mot Käczer (Cathare), employé dans l’original, est
rendu en français par Vaudois. Il est même dit que Leschandus (Childéric III) a été détrôné par le pape
Zacharie pour s’être fait le protecteur des Vaudois. On trouve aussi la
preuve que l’Inquisition était désormais inactive dans ce pays où elle avait
naguère déployé tant d'ardeur : les tribunaux épiscopaux sont seuls indiqués
comme ayant connaissance des délits d’hérésie ; l’hérétique doit être dénoncé
à son évêque, lequel le fera examiner par des experts. Les luttes
du Grand Schisme firent entièrement perdre de vue les Vaudois. C’est ce qui
ressort d’une bulle adressée, en 1409, par Alexandre V, à Frère Pons
Feugeyron, titulaire d’un énorme district inquisitorial s’étendant de
Marseille à Lyon et de Beaucaire au Val d’Aoste. Cette région comprenait tout
le pays où, du temps de François Borel et de Vicente Ferrer, les hérétiques
fourmillaient. L’inquisiteur est invité, de façon pressante, à faire tous ses
efforts contre les partisans schismatiques de Benoit XIII et de Grégoire XII,
contre les sorciers dont le nombre augmente sans cesse, contre les Juifs
apostats et le Talmud ; mais il n'est pas dit un mut des Vaudois. Ils
semblent avoir été complètement oubliés. Quand
l’Église se fut réorganisée au concile de Constance, elle eut le loisir de
veiller aux intérêts de la foi, encore que son énergie fut presque
entièrement absorbée par les affaires des Hussites. En 1417, il est question
de Catherine Sauve, anachorète que lit brûler à Montpellier, pour ses
doctrines vaudoises, l’inquisiteur-délégué Frère Raymond Cabasse, assisté de
l’évêque de Maguelonne. La cessation des rigueurs n’avait nullement eu pour cause
une diminution dans le nombre des hérétiques. En 1432, le concile de Bourges
se plaint que les Vaudois du Dauphiné se soient cotisés pour envoyer de
l’argent aux Hussites, qu'ils considéraient comme des frères. D'autre part,
quiconque se fut donné la peine de rechercher les hérétiques, en eut
facilement découvert un grand nombre. On possède une lettre adressée, le 23
août de la même année, au concile de Bêle, par Frère Pierre Fabri,
inquisiteur d’Embrun. Il s’excuse de n’avoir pu se rendre immédiatement à
l’invitation qui lui avait été faite d’assister au concile, alléguant son
inexprimable pauvreté et les préoccupations que lui cause la poursuite des
Vaudois. Il montre qu’en dépit des grandes exécutions déjà opérées par lui,
les Vaudois fleurissent, toujours aussi nombreux dans les vallées de
Freyssinières, d’Argentière et de Pute, régions presque entièrement
dépeuplées jadis par les féroces expéditions de François Borel. Il tient,
dit-il, dans les donjons d’Embrun et de Besançon, six hérétiques relaps, qui
lui ont révélé les noms de plus de cinq cents autres. Il est sur le point de
s’emparer de ces rebelles, dont les procès seront de quelque durée. Dès qu’il
pourra s’absenter sans faire tort à la cause de la foi, son premier devoir
sera de se rendre au concile. Evidemment, la moisson était drue, mais les
moissonneurs faisaient défaut. En
1441, l’inquisiteur de Provence, Jean Voyle, fit quelques tentatives de
persécution, apparemment sans grand résultat. Les Églises vaudoises jouirent,
semble-t-il, d’un long répit. Le terrible épisode d’Arras, en 1460, fut,
comme nous le verrons plus loin, une affaire de sorcellerie. En France, les
Vaudois avaient si bien acquis, aux yeux du public, le monopole de la
mécréance que la sorcellerie était appelée par le peuple vauderie et
les sorcières vaudoises. Aussi quand eut lieu, à Lille, en 1465, le
procès des cinq Pauvres de Lyon, dont quatre vinrent à résipiscence et
dont le cinquième fut brûlé, on dut leur trouver un autre nom : on les appela
alors Turelupins[7]. Ce
n’est qu’en 1475 qu’on retrouve les inquisiteurs occupés à chasser sur leurs
anciennes terres, parmi les vallées qui entourent les sources de la Durance.
Les Vaudois avaient recommencé à se multiplier en paix. Ils tenaient leurs
conventicules et osaient prêcher ouvertement leur foi. Leur prosélytisme
était récompensé par de nombreuses conversions. Bien plus, quand les évêques
ou les inquisiteurs cherchaient à les dompter par les moyens habituels, les
Vaudois faisaient appel au tribunal royal, qui, manquant à ses devoirs, leur
accordait des lettres d’immunité. Aussi devenaient-ils de plus en plus
insolents. En vain Sixte IV envoya des délégués spéciaux armés de pleins
pouvoirs, pour mettre lin à cette déplorable situation. A cette époque, en
France, on se souciait peu de l’autorité pontificale ; les délégués se virent
traités avec mépris. Aussi, le 1er juin 1475, Sixte adressa une sévère
remontrance à Louis XI. Le roi, disait-il, ignorait assurément les actes de
ses représentants ; il se hâterait de désavouer leurs procédés et de prêter
comme 159 jadis, à l’Inquisition, l’appui de toutes les forces de l’État. La
correspondance qui s’ensuivit serait intéressante à étudier et il faut
regretter qu’elle soit perdue. On peut aisément, d’ailleurs, s’en représenter
le contenu, grâce à l’Ordonnance du 18 mai 1478, où est expressément affirmée
la suprématie de l’État sur l’Eglise. Le roi déclarait que ses sujets du
Dauphiné étaient tous bons catholiques. Sur un ton voulu d'insolence
dédaigneuse, il fait allusion aux vieux mendiens, qui s’intitulent
inquisiteurs, qui tourmentent les orthodoxes par des accusations d’hérésie et
les épuisent par des poursuites devant l’|is tribunaux royaux et
ecclésiastiques, avec le seul dessein d’extorquer de l’argent ou de tirer
profit de confiscations. En conséquence, il interdit à ses représentants de
contribuer à cette besogne ; il décrète que les héritiers seront remis en
possession des patrimoines qui leur ont été enlevés, et, afin de "lettre
un terme aux fraudes et aux abus des inquisiteurs, il enjoint qu’à l’avenir
on ne leur permettra plus de poursuivre les habitants (4). Tel
était le résultat des efforts tentés sans relâche par l’Eglise, pendant deux
cent cinquante ans, en vue d’établir sur les consciences le despotisme le
plus absolu. Pour punir un outrage bien moins audacieux, elle avait ruiné
Raymond de Toulouse et détruit la civilisation du Languedoc. Avec les
dépouilles de l’hérésie, elle avait édifié la monarchie ; aujourd’hui, cette
monarchie lui donnait un soufflet et lui ordonnait de cacher son Inquisition
loin des regards des honnêtes gens. Les tentatives du Saint-Office contre les
Vaudois du Dauphiné cessèrent pendant quelque temps. Mais tout danger n’était
pas conjuré pour les hérétiques. En 1488, la mort de Louis XI les priva de
leur protecteur. La politique italienne de Charles VIII rendit ce roi moins
indifférent aux désirs du Saint-Siège. A la requête de I archevêque d’Embrun,
Innocent VIII ordonna de nouvelles Persécutions. L’Inquisiteur franciscain
Jean Veyleti, dont les excès avaient été cause de l'appel adressé au trône en
1475, se remit bientôt en campagne et eut la satisfaction de brûler les deux
consuls de Freyssinières. Rien que les Vaudois se fussent représentés à Louis
XI comme de fidèles catholiques, la torture permit de prouver qu’ils étaient tout
autre chose. Sans doute les Vaudois
croyaient à la transsubstantiation ; mais ils niaient (pie le miracle put
s’opérer entre les mains de prêtres pécheurs. Leurs barbes, ou pasteurs,
recevaient l’ordination et donnaient l’absolution après confession ; mais le
pape, les évêques et les prêtres avaient, suivant eux, perdu ce pouvoir. Les
Vaudois niaient l’existence du Purgatoire, l’utilité des prières pour les
morts, l’intercession des Saints, le pouvoir de la Vierge et l’obligation
d’observer toute autre fête que le Dimanche. Lassé par l’obstination des hérétiques,
l’archevêque les somma, en juin et juillet 1486, de quitter le pays ou de
venir spontanément faire leur soumission. Comme ils ne remplirent aucune de
ces deux conditions, il les excommunia, sans plus de succès d’ailleurs. Il
adressa alors un nouvel appel à Innocent VIII, qui résolut d’en finir d’un
seul coup avec l’hérésie. En conséquence une croisade fut organisée, en 1488,
vers le Dauphiné et la Savoie. Le délégué du Pape, Alberto de’ Capitanei,
obtint le concours du parlement de Grenoble. Une année lut levée, sous le
commandement de Hugues de la l’alu, Comte de Vanax. On avait décidé
d’attaquer de tous côtés les hérétiques. L’assaut fut retardé par des
formalités légales, au cours desquelles on pressa les Vaudois de se soumettre
; ils refusèrent, déclarant que leur foi était pure et qu'ils mourraient plutôt
que de l’abandonner. Enfin, en mars 1489, les Croisés se mirent en marche. La
vallée de Pragelato fut d’abord attaquée, et, au bout de quelques jours,
réduite à l’alternative de la mort ou de l’abjuration. Quinze hérétiques
endurcis furent brûlés. A Val Cluson et à Freyssinières, la résistance fut
plus tenace : il y eut un tel carnage que les habitants d’Argentière,
terrifiés, se soumirent sans lutte. A Val-Louise la population se réfugia
dans la caverne d’Aigue Frai de, réputée par eux inaccessible, La Palu
réussit à les atteindre, alluma du feu à l’entrée de lu caverne et asphyxia
ainsi les malheureux dans leur retraite. Cette expédition et les
confiscations — que se partagèrent ensuite Charles VIII et l’archevêque d’Embrun
— portèrent un coup fatal à l’hérésie vaudoise établie dans les vallées. Pour
l’empêcher de se relever, le légat laissa en partant François Ploireri, qui,
en qualifié d’inquisiteur de Provence, continua à harceler de citations la
population, prononçant des condamnations pour contumace, brûlant à l’occasion
un barbe et confisquant les biens d’hérétiques relaps ou endurcis[8]. L'avènement de Louis XII fit entrer les affaires vaudoises dans une phase nouvelle. Une conférence eut lieu à Paris ; devant le chancelier royal. Des envoyés de Freyssinières s’y rencontrèrent avec le nouvel archevêque d’Embrun, Kostain, et des délégués du parlement de Grenoble. On décida d’envoyer sur place des commissaires pontificaux et royaux, chargés d’étudier la condition des prétendus hérétiques. Les commissaires se rendirent à Freyssinières, interrogèrent des témoins, qui les convainquirent des sentiments catholiques de la population, en dépit des pressantes représentations de l’archevêque 'lui affirmait l’hérésie des habitants. Toutes les excommunications furent levées, ce qui mit fin aux poursuites. Le 'J2 octobre 1502, Louis XII confirma cette décision. Quant à Alexandre VI, dont le fils, César Borgia, avait reçu de Louis XII le duché rie Valentinois, comprenant le territoire en question, il II était nullement disposé à contrarier les désirs du roi. Cependant les Vaudois ne parvinrent pas a arracher aux griffes de l’archevêque d’Embrun les terres confisquées par ce prélat, en dépit des ordres positifs par lesquels le roi en réclama la restitution. Du moins furent-ils autorisés, sous le couvert (l’un pré- lendu catholicisme, à adorer Dieu comme ils P entendaient, jusqu’au jour où la poussée de la Réforme les amena à se confondre avec les Calvinistes. Dans le Briançonnais, bien que des bûchers s’allumassent à l’occasion, l’hérésie continua à se répandre jusqu’en 151 i, époque où Antoine d’Estaing, évêque d’Angoulême, y fut envoyé. Les mesures qu’il adopta, vigoureusement appliquées par les autorités séculières, déracinèrent l’hérésie en quelques années. |
[1]
On ne peut pas établir avec certitude la chronologie de la carrière de Frère
Robert. Frederichs, dans sa très complète monographie Robert le Bougre,
premier inquisiteur général en France (Gand, 1892, affirme que Robert resta
inactif depuis le mois de février 1234 jusqu’à sa rentrée en fonctions en août
1235.
[2]
Formulary of the Papal Penitentiary, Philadelphia, 1892. — Dans cette
collection, un autre bref, de date incertaine, a trait à un homme qui avait
autrefois, dans le Midi, vécu en société d’hérétiques et avait écouté leurs
sermons. Il avait confessé ses erreurs à un évêque et aux inquisiteurs ;
ceux-ci lui donnèrent un certificat grâce auquel il put venir eu France. Là, il
fut accusé d’hérésie et se réfugia auprès du Pénitencier pontifical, qui le
renvoya à Frère Robert, en chargeant l’inquisiteur d’étudier l’existence et les
relations de l’homme pour le juger en conséquence. — Frère Brémond s’efforce de
laver la mémoire de Robert des accusations portées par Mathieu Paris, et
affirme qu’il mourut au couvent de Saint-Jacques, à Paris, en 1235.
[3]
Il y eut probablement un lien entre les Turelupins et certaines troupes
errantes qu'on appelait bandes de Pexariacho et qui étaient soupçonnées
d’hérésie. Un de ces vagabonds, nommé Bidon de Puy-Guillem, du diocèse de
Bordeaux, lut condamne à la prison perpétuelle et libéré par Grégoire XI en
1371. (Coll. Doat, XXXV, 134).
[4]
Les sentiments avec lesquels on accueillit, en 1461, l'abrogation de la
Pragmatique Sanction, sont nettement exprimés dans la Pragmaticæ Sanctionis
Passio (Baluze et Mansi, IV, 29). — Pie II raconte, avec une singulière
candeur, par quelle transaction simoniaque il obtint cette abrogation. Il dut
donner le chapeau de cardinal à Jean, évêque d’Arras. La seule idée de cette
promotion provoqua d’abord les plus vives remontrances de la part des membres
du Sacré Collège. Le cardinal d’Avignon se lit l’interprète des sentiments de
ses collègues et avertit Pie II qu’il n'y aurait plus désormais de paix dans le
Consistoire ; l’évêque Jean était capable de semer la division parmi les
cardinaux ; l’âme turbulente de ce prélat semblait indiquer qu’il avait eu pour
père quelque démon. Pie II admit la justesse de toutes ces observations, mais
allégua la malheureuse nécessité ou il se trouvait. La promotion était
demandée, à la fois, par Louis XI et par Philippe le Bon. S’il n’était fait
droit à cette requête, la Pragmatique Sanction ne serait pas abolie. Déçu dans
son attente, l'évêque deviendrait un furieux défenseur de la Pragmatique ;
grâce à son érudition, il saurait trouver, dans les Ecritures, mille arguments
favorables à son maintien. L'effet de cette palinodie serait décisif, car
l’évêque était le seul homme qui, en France, conseillât l’abrogation ; il était
assez influent pour amener le roi à changer d’avis. Le Sacré Collège se laissa
convaincre. Pie II eut la joie de détruire les derniers restes des réformes de
Constance et de Bâle. Mais il paya cher ce triomphe. Le nouveau cardinal lui
causa toutes sortes d’ennuis. Le pape décrit ce personnage comme menteur et
parjure, avare et ambitieux, glouton, ivrogne et extrêmement débauché. Il était
si irascible que souvent, pendant les repas, il jetait les assiettes et les
pots d’argent à la tête des serviteurs, et, parfois même, renversait la table
entière, au grau l’désagrément de ses hôtes. (Æn. Sylvii, Op. ined.,
dans les Atti della Accad. dei Lincei,
1883, p. 531, 546-8).
[5]
Un manuscrit des Practica de Bernard Gui, actuellement à la Bibliothèque
Municipale de Toulouse, porte, en marge, une note constatant qu’en 1483
l’Inquisition de Toulouse a prêté cet ouvrage aux Dominicains de Bordeaux, qui
désiraient en prendre copie. Il y avait donc une Inquisition à Bordeaux et les
inquisiteurs avaient apparemment besoin de conseils pour s’acquitter de leur
charge. (Mobilier, L’inq. dans le Midi de la France, p. 201.)
[6]
Il n’est peut-être pas inutile de noter le fait suivant. Raymond de Péreille,
châtelain de Montségur, et ses compagnons, au cours de leur procès, dénoncèrent
d'innombrables Cathares, mais déclarèrent qu'ils ne savaient rien concernant
les Vaudois ; ce qui semble indiquer qu'il y avait peu de relations entre le-
deux sectes. (Doat, XXII, 217 ; XXIII. 344 ; XXIV, 8).
[7]
Léger, Hist. des Eglises Vaudoises, p. 24. — Duverger, La Vauderie
dans les Etats de Philippe le Bon, Arras, 1885, p. 112. — Au début du XVIe
siècle même, Robert Gaguin, parlant des sorcières qui chevauchent des manches à
balai et adorent Satan, ajoute : quod impietatis genus Valdensium esse dicitur
(Rer. Gallican. Annal, lib. X, p. 242. Francof. ail M. 1587).
[8]
La légende Vaudoise relaie que, dans la caverne d’Aigue-Froide, périrent trois
mille victimes, dont quatre cents enfants. M. Chabrand a suffisamment montré
l’invraisemblance de ces chiffres. (Op. cit. p. 53-9).