HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME SECOND — L'INQUISITION DANS LES DIVERS PAYS DE LA CHRÉTIENTÉ

 

CHAPITRE PREMIER. — LE LANGUEDOC.

 

 

 

Les hommes qui venaient jeter, dans le Languedoc, les premiers fondements de l’Inquisition, abordaient une tâche en apparence désespérée. Il leur fallait créer et développer tous les rouages, toute la procédure de l'institution nouvelle, sans aucun précédent qui put les guider. Leurs pouvoirs, incertains et mal définis, allaient s'exercer au milieu de difficultés toutes particulières. L’hérésie était partout. Une portion considérable de la population professait les hérésies des Cathares et des Vaudois. Les orthodoxes mêmes, pour la plupart, n’inspiraient guère confiance. Depuis longtemps, en effet, on vivait sous un régime de demi-tolérance. Plus d’une famille comptait des hérétiques parmi ses membres. De plus, un sentiment national était né, avec le souvenir de maux subis en commun durant plus de vingt ans. Au cours de cette pénible lutte contre l'invasion des Croisés, catholiques et cathares s’étaient unis pour la défense du sol des ancêtres ; des liens de solide sympathie s’étaient noués entre les diverses sectes. Les magistrats des villes étaient, sinon hérétiques eux-mêmes, du moins portés à l’indulgence ; ils se montraient, d’autre part, énergiquement attachés aux droits et aux prérogatives de leurs cités. Un peu partout, nombre de nobles et puissants seigneurs pratiquaient ouvertement ou secrètement l’hérésie. Raymond de Toulouse lui-même passait pour ne valoir guère mieux qu’un hérétique. Ainsi l’Inquisition, en tant que symbole de l’odieuse domination étrangère, ne pouvait trouver d’appui dans aucune catégorie de citoyens. Sans doute elle était favorablement accueillie par les Français qui avaient réussi à s’établir dans le pays, mais ceux-ci, d’ailleurs dispersés, étaient haïs de leurs voisins. Le sentiment populaire, à cet égard, s’exprime par la voix des Troubadours, qui se plaisent à manifester leur mépris pour les Français, leur animosité contre les moines et les pratiques monacales. Écoutons Guillem de Montanagoul : « Voici que les clercs se sont faits inquisiteurs et jugent suivant leur bon plaisir. Je n’aurais rien à dire contre leurs procédés, s’ils voulaient bien condamner l’erreur avec de bonnes paroles, ramener sans violence les égarés dans le chemin de la loi et faire grâce à ceux qui se repentent. » Plus audacieux, Pierre Cardinal met en scène les Dominicains, discutant après dîner sur les mérites respectifs de leurs vins : « Us ont créé, dit-il, une cour de justice : quiconque les attaque est, par eux, déclaré Vaudois, ils cherchent à pénétrer dans les secrets de tous les citoyens, afin de répandre partout la crainte. »

De plus, les territoires laissés à Raymond avaient été épuises par les énormes tributs qu’on avait imposés au comte lors de la pacification de 1229. Les vainqueurs, pour lui permettre de satisfaire à leurs exigences, l’avaient autorisé à laver des taxes sur les vassaux de l’Église, au mépris des franchises établies ; cet expédient, comme beaucoup d’autres auxquels il dut recourir pour s’acquitter, sema partout des germes de haine. Il était difficile d’extorquer ces contributions à une population ruinée par vingt années de guerre. En 1231, deux ans après le traité, l’abbaye de Cîteaux n’avait encore rien reçu des deux mille, marcs qui lui avaient été attribués comme part de butin : il fallut qu’elle consentît à un concordat, Raymond s’engageant à payer par versements annuels de deux cents marcs et donnant en nantissement les revenus de son manoir de Marmande[1].

Il est vrai que l’Inquisition fut accueillie avec joie par l'Eglise ; mais l’Église s’était cruellement discréditée, au cours des événements qui avaient marqué les cinquante dernières années. En aucune région du monde chrétien, son influence n'était tombée plus bas. En Aragon même, le concile de Tarragone dut, en 1238, lancer l’excommunication contre ceux qui composaient et qui propageaient des pamphlets dirigés contre le clergé. Les mises en interdit étaient appliquées dans des proportions abusives ; si bien qu'innocent IV fut à deux reprises, en 1243 et 1245, obligé d’en proscrire l'usage dans les pays de la France méridionale. Trop souvent, en effet, dans les cités soupçonnées d’hérésie, ces mesures paraissaient dictées plutôt par des intérêts personnels que par le désir de sauver les âmes ; à l’occasion, les hérétiques ne manquaient pas de le crier bien haut. La période troublée qui avait suivi la croisade de Louis VIII avait été mise à profit par les évêques : ils avaient réussi à s’emparer de nombreux territoires qu’ils n’avaient aucun titre à détenir ; ils se trouvaient engagés, de ce chef, en d’interminables conflits avec le fisc royal, quand ces territoires ressortissaient au domaine de France. En ce qui concerne les pays laissés par le traité à Raymond, Saint-Louis dut intervenir pour faire obtenir au comte une restitution à laquelle les évêques se refusaient. Puis, l’Église elle-même était entachée d’hérésie : au grand scandale des fidèles, les clercs hérétiques jouissaient d’une impunité absolue. Cette impunité était due à la difficulté de convoquer un nombre suffisant d’évêques pour procéder à la dégradation des coupables : aussi Grégoire IX jugea-l-il bon de décréter, en 1233, qu’un seul évêque, assisté de quelques abbés, pourrait, en semblable occurrence, interdire les clercs et les livrer au bûcher par l’entremise du bras séculier. Plus tard, il inséra celte disposition dans le droit canon. Innocent IV alla plus loin : en 1245, il ordonna à son légat du Languedoc de veiller à ce qu’aucun homme suspect d’hérésie ne fût élu ou sacré évêque. D’autre part, les prêtres disposés à seconder de leur mieux l'Inquisition se heurtaient souvent à de telles inimitiés qu’il leur était impossible de résider dans leurs paroisses mêmes. Ce fut le cas de Guillem Pierre, prêtre de Narbonne, qui, en 1246, fut autorisé à se faire remplacer pur un vicaire et arriva à posséder ainsi un grand nombre de bénéfices. Vers la même époque, Innocent IV constata avec surprise que les prélats désobéissaient aux ordres réitérés qu'il leur avait transmis de seconder l’Inquisition : il les menaça de sa colore s’ils ne se montraient plus zélés à l’avenir. Bernard Gui, parlant à un des évêques qui soutenaient le comte Raymond, déclare que c’est le plus violent et le plus dangereux ennemi de l’Inquisition. Il existait entre les Ordres mendiants et le clergé séculier un antagonisme naturel, qui accrut encore l’arrogance des inquisiteurs ; ceux-ci prétendaient avoir la haute main sur les prélats et veiller à ce que les évêques accomplissent, en tout ce qui concernait la propagation de la foi, leur devoir si longtemps négligé. On comprend que les Dominicains, occupés il ces pieuses fonctions, fussent en bulle a de constants outrages ; il était bien inutile que le pape cherchait à expliquer ces dissensions par l’intervention de Satan[2].

Les opérations de l’Inquisition rencontrèrent un autre obstacle sérieux : on manquait de lieux de détention pour les prévenus et les condamnés. Nous avons déjà vu que les évêques, tenus de fournir des prisons pour les innombrables citoyens arrêtés, esquivaient de leur mieux cette obligation. Saint-Louis lut, à la fin, obligé d’intervenir et de construire des geôles ; jusque-là nous voyons, par le nombre des contumaces succédant à un interrogatoire préliminaire, combien il était difficile d’empêcher la fuite des hérétiques arrêtés.

Tel était le terrain sur lequel l’Inquisition allait entreprendre la lutte contre l’hérésie. Pour assumer une tâche si lourde, il fallait des hommes d’une trempe exceptionnelle : on les trouva. Si odieux que nous paraissent leurs actes, nous ne saurions refuser de reconnaître l'intrépidité qu'ils mirent au service de leur fanatisme. Nulle besogne n’était trop dure pour leur zèle ; nul danger ne pouvait briser leur courage. Ils se considéraient comme les exécuteurs élus des œuvres de Dieu ; ils s’attachaient à leur mission avec une sublime confiance, qui les élevait au- dessus de la faiblesse humaine. Porte-parole de Dieu, le moine mendiant, vivant de la charité des fidèles, empruntait, pour parler aux princes et aux peuples, la terrible autorité de l’Eglise. Il exigeait l’obéissance et punissait l’endurcissement sans hésitation et sans entraves. Des hommes comme Pierre Cella, Guillem Arnaud, Arnaud Catala, Ferrer le Catalan, Pons de Saint-Gilles, Pons de l’Esparre, Bernard de Caux et nombre d’autres lutteurs plus obscurs, étaient prêts à la souffrance autant qu'impitoyables à l’infliger ; véritables Machabées de cette guerre à mort contre l’hérésie, ils étaient pourtant pleins de bonté et de pitié pour les humbles et mêlaient de larmes abondantes leurs prières et leurs prédications. En eux s’épanouirent les forces en germe dans l’Église militante du Moyen-Age ; celle-ci trouva, dans l’Inquisition servie par eux, l’auxiliaire le plus propre nu maintien de sa suprématie. Notons, d’autre part, que leur action eut, pour résultat secondaire, la soumission absolue du Midi au roi de Paris et la réunion de cette région au domaine de France.

Ceux des fidèles qui avaient pu croire que le Traité de 1229 mettrait lin à la lutte contre l’hérésie, ne tardèrent pas à se détromper. Le comte Raymond s’était engagé à payer une certaine somme pour la capture de chaque hérétique. L’Inquisition surveillait l'exécution de cette clause : aussi payait-elle volontiers le prix, quand on l’avait gagné ; mais on ne le gagnait pas sans péril. Tant chez les nobles que chez les bourgeois, la classe persécutée trouvait des défenseurs et ceux qui la pourchassaient étaient, à l’occasion, tués sans pitié. Les hérétiques restaient toujours aussi nombreux. Nous avons déjà vu l’insuccès des efforts tentés par le cardinal légat Romano et par le concile de Toulouse. Sans doute, Raymond avait promis de fonder à Toulouse une Université pour la propagation de la loi ; mais cette institution, qui devait plus tard donner de sérieux résultats, eut des débuts assez malheureux. Paris avait envoyé, pour occuper les chaires, de savants théologiens ; mais les Méridionaux moqueurs riaient des subtilités scolastiques, inventions absurdes à leurs yeux ; les hérétiques poussaient l’audace jusqu’à discuter publiquement avec les maîtres. Quelques années plus tard, Raymond négligea de payer les traitements et l’Université cessa, pour un temps, de fonctionner[3].

Le fait le plus encourageant, dans cette situation, était le progrès constant de l’ordre des Dominicains. La congrégation avait débordé hors de la modeste église de Saint-Romain, que l’évêque Foulques lui avait attribuée ; en 1290, la pieuse libéralité d’un notable bourgeois de Toulouse, Pons de Capdenier, l’avait mise en possession d’une demeure plus spacieuse, construite dans un vaste parc, en partie dans la ville et en partie hors des murs. Les religieux du couvent, au nombre de quarante environ, étaient toujours prêts à fournir des champions au service de la Croix ; leur zèle ardent ne redoutait ni fatigue ni danger. En 1232, quand le fanatique évêque Foulques mourut et fut remplacé par un fanatique encore plus furieux, le provincial des Dominicains, Raymond du Fauga, l’Ordre était entièrement prêt pour la guerre d’extermination qu’il allait poursuivre, pendant cent ans, contre l’hérésie.

Dans leur fièvre d’action, les moines n’attendirent pas que le pouvoir inquisitorial, dûment organisé, les armât de son autorité. Leur plus pressant devoir était de combattre l’hérésie. En 1231, un moine déclara, dans un sermon, que la ville de Toulouse était pleine d’hérétiques, lesquels, sans rencontrer la moindre opposition, tenaient leurs assemblées et semaient partout leurs erreurs. Sans doute les magistrats voyaient déjà d’un mauvais œil ces pieux efforts de l’Ordre, car ce sermon servit de prétexte à une tentative de répression. Les consuls mandèrent au Capitole — qui était l’hôtel-de-ville — le prieur Pierre d’Alais. Ils le gourmandèrent vivement, allèrent même jusqu’aux menaces, déclarèrent mensonger le propos du prédicateur et défendirent qu’on proférât à l’avenir de semblables allégations. Cet incident, bien que de peu d’importance, marque le début des dissentiments qui surgirent par la suite entre les autorités de Toulouse et l’Inquisition ; il nous permet aussi de juger jusqu’à quel point les villes du Midi étaient attachées à leur orgueilleuse indépendance. Pourtant, quelques années de lutte suffirent pour enchaîner des libertés civiles qui avaient tenu tête à la féodalité, mais qui ne pouvaient résister au despotisme plus astucieux et plus subtil de l’Eglise.

L’ardeur impatiente des Dominicains refusa de se laisser ainsi contenir. L’insolent langage des consuls remplit d’indignation maître Roland de Crémone, le premier Dominicain qui fut licencié de l’Université de Paris : appelé à Toulouse pour enseigner la théologie à l’Université naissante, il s’écria qu’il ne fallait voir là qu’un nouvel encouragement à la lutte et que la prédication contre l’hérésie devait se faire plus âpre que jamais. Lui-même donna l’exemple, que suivirent à l’envi ses confrères. Une occasion s'offrit bientôt, qui lui permit de prouver la fausseté du démenti donné par les consuls. Le bruit courut que Jean Pierre Donat, chanoine de l’antique église de Saint-Sernin, mort récemment et enterré dans le cloître, avait été « hérétiqué » à son lit de mort. Sans autorisation et, semble-t-il, sans enquête légale, maître Roland réunit quelques moines et clercs, exhume le corps, l’enlève du cloître, le traîne par les rues et le brûle publiquement. Peu après, il apprend la mort d’un notable ministre vaudois, nommé Galvan : aussitôt il enflamme, par un sermon, la colère populaire et, à la tête d’une bande de forcenés, marche contre la maison mortuaire et la rase ; puis d’se rend au cimetière de Villeneuve, où était enterré le cadavre, le déterre, et, toujours suivi d’une foule considérable, traîne le corps à travers la ville jusqu’au lieu des exécutions publiques, situé hors des murs : là, le mort est brûlé en grande solennité.

C’était là une persécution due à l’initiative privée. Le tribunal épiscopal était alors la seule juridiction qui eût le pouvoir d’agir officiellement en semblable occurrence, et nous avons vu qu’il devait se borner à remettre au bras séculier le soin de 1exécution finale. Cependant il ne parait pas que le tribunal épiscopal ait été saisi de ces deux affaires ; nous ne voyons pas, non plus, qu’il ait protesté contre cet empiètement de la foule sur le pouvoir légal. En somme, la répression systématique de l’hérésie n’était pas encore organisée. L’évêque Raymond parait s’être contenté d’entreprendre à l’occasion, hors de la ville, des expéditions contre les hérétiques ; quant aux hérétiques résidant à l’intérieur des murs, il les laissait impunis, sous la protection des consuls ; pourtant, sa charge l’armait de suffisants pouvoirs et tout le mécanisme était prêt à jouer utilement. On ne pouvait attendre aucun résultat durable de ces intermittentes explosions de fanatisme et la suppression de l’hérésie semblait toujours aussi éloignée.

Ainsi le besoin urgent se faisait sentir d’un corps officiellement constitué qui se consacrât à la persécution. Cependant il 8 ne parait pas que la création des premiers inquisiteurs, en. 1233, ait revêtu, aux yeux des contemporains, une importance particulièrement significative. Ce n’était qu’un essai dont on n’attendait pas de résultats sérieux. Frère Guillem Pelisson, fini fut associé aux travaux et aux périls de l’Inquisition naissante et qui s’en est fait l’enthousiaste chroniqueur, ne juge pas que le fait mérite une attention spéciale. Pelisson passe rapidement sur cet événement, infiniment moins considérable, à ses yeux, que l’élection du nouveau prieur de Toulouse. « Frère Pons de Saint-Gilles fut nommé prieur de Toulouse et lutta pour la foi contre les hérétiques avec énergie et succès ; il fut secondé par frère Pierre Cella de Toulouse et frère Guillem Arnaud de Montpellier, que S. S. le pape avait faits inquisiteurs dans les diocèses de Toulouse et de Cahors. Frère Arnaud Catala, qui appartenait alors au couvent de Toulouse, fut également nommé inquisiteur par l’archevêque légat de Vienne. » Tel est le seul document contemporain qui relate — avec quelle sécheresse ! — l’établissement du Saint-Office.

D’ailleurs, un fait nous montre combien on comprit peu tout d’abord le rôle de ces fonctionnaires nouveaux ; il donne également une idée très nette de la tension de l'esprit public à cette époque. Une 'querelle s’était élevée entre deux citoyens, dont l’un. Bernard Peitevin, traita son adversaire, Bernard de Solier, d’hérétique. C’était là une réputation qu’il était dangereux de conserver : l'offensé cita son insulteur devant les consuls. On sait déjà que le parti de l’hérésie avait une grande influence à Toulouse et que les magistrats encourageaient ou partageaient eux-mêmes les croyances proscrites. Bernard Poitevin fut condamné : il (levait s'exiler pour deux ans, payer l'amende au plaignant et à la cité et, publiquement, à l’hôtel-de-ville, reconnaitre par serment qu’il avait menti et que Solier était bon catholique. Ce verdict était une vengeance. Poitevin alla consulter les Dominicains qui l’engagèrent à en appeler à l’évêque. Dans l’espèce, la compétence de la juridiction épiscopale était peut-être douteuse : Raymond du Fauga accueillit cependant l’appel. La connaissance d’un cas semblable aurait été, quelques années plus tard, attribuée à l’Inquisition ; mais, à ce moment, les inquisiteurs, Pierre Colla et Guillem Arnaud, n’intervinrent que comme avocats de l’appelant, devant le tribunal épiscopal. Ils prouvèrent si bien l’hérésie de Solier que le malheureux dut se réfugier en Lombardie.

La même incertitude de procédure apparaît dans une affaire subséquente. Les inquisiteurs Pierre et Guillem entreprirent une enquête par la ville ; ils citèrent de nombreux suspects, qui, tous, trouvèrent des défenseurs parmi les premiers des citoyens. Les audiences eurent lieu par devant les inquisiteurs, mais il semble qu’alors elles fussent encore publiques. Un des accusés, Jean Teisseire, se déclara bon catholique, affirmant qu’il couchait avec sa femme, mangeait de la viande, mentait et jurait ; il avertit les assistants (pic les mêmes charges pourraient peser sur eux, les engageant à faire cause commune avec lui, ce qui serait plus sage que de l’abandonner. Il fut condamné ; le viguier, représentant officiel du comte, se prépaie a le mener au bûcher ; mais il s’éleva une clameur si menaçante qu’en toute hâte on jeta dans le cachot épiscopal l’homme qui ne cessait de proclamer son orthodoxie. Une excitation extrême s’empara de la ville ; des menaces furent ouvertement proférées contre les Dominicains ; on parlait de détruire le couvent et d’assommer les moines que l’on accusait de persécuter l’innocence. Cependant, dans sa prison, Teisseire affecta de tomber mortellement malade et demanda les sacrements ; puis, quand le bailli de Lavaur eut amené à Toulouse et livré à 1' évêque un certain nombre d’hérétiques véritables, notre homme se laissa hérétiquer par eux dans sa prison. Grèce à leurs exhortations, il devint si-ardent dans sa foi nouvelle qu’il les accompagna au tribunal et déclara qu’il partagerait leur sort. Tous furent condamnés, et avec eux Teisseire, qui refusa obstinément de se rétracter ; dès lors l’exécution ne rencontra plus d’opposition et ils furent tous brûlés.

Jusqu’ici, nous trouvons la juridiction inquisitoriale entièrement subordonnée à la justice de l’évêque ; mais, peu après, les inquisiteurs quittèrent Toulouse pour un autre centre d’opérations. Ils agirent alors en toute indépendance. Il ne nous est pas dit que l’évêque de Quercy soit intervenu, à Cahors, dans leurs décisions, quand ils condamnèrent un certain nombre de morts dont ils exhumèrent et brûlèrent les cadavres, inspirant une crainte telle qu’un des principaux croyants, Raymond de Broleas, s’enfuit à Rome. A Moissac, ils condamnèrent Jean du Gard, qui s’enfuit à Montségur, et ils citèrent un certain Folquet ; celui-ci, pris de terreur, entra au couvent de Belleperche comme moine cistercien ; puis, voyant que cette prise d’habit ne suffisait pas à sa sécurité, il finit par se réfugier en Lombardie. A la même époque, Frère Arnaud Catala et Guillem Pelisson, notre chroniqueur, opéraient une descente à Albi : là, ils envoyèrent une douzaine de citoyens gagner leur pardon en Palestine et, s’unissant, à un troisième inquisiteur, Guillem de Lombers, firent brûler, deux hérétiques, Pierre de Pucchperdut et Pierre Bomassipio.

A Toulouse, la pieuse besogne ne souffrit pas de l’absence des inquisiteurs ; le prieur, Pons de Saint-Gilles, assumait leurs fonctions. On ne sait trop quelle autorité le couvrait, mais le fait est qu’il s’adjoignit un autre moine pour mettre à la torture, condamner et envoyer au bûcher un certain Arnaud Saucier qui, jusqu’au dernier moment, protesta de son orthodoxie catholique et provoqua dans la ville une vive agitation, sans causer cependant de soulèvement tumultueux.

Polisson constate avec complaisance que ces mesures répandirent la terreur dans le pays. Elles faisaient pressentir une persécution systématiquement organisée ; surtout elles inauguraient, en lait, une persécution beaucoup plus active que tout ce que l'on avait connu jusqu’alors. L’hérétique, c’est-à-dire le savant docteur qui refusait de renier sa foi, était brûlé, et tout le monde admettait ce supplice comme chose naturelle ; on acceptait avec la même facilité que le bûcher punit le credens, le croyant qui, tenace jusqu’à la provocation, persistait dans son hérésie. Cependant, jusqu’à ce moment, semble-t-il, le croyant, s’il faisait profession d’orthodoxie, échappait généralement au supplice, parce que l’imperfection des moyens judiciaires rendait difficile la preuve de sa culpabilité. Les moines, experts dans les subtilités de la discussion, versés à la fois dans le droit civil et dans le droit canon, étaient particulièrement aptes à la recherche de l’incrédulité secrète. Ils s’attachaient à tourmenter leurs victimes jusqu’à la mort, afin de répandre l’alarme non seulement parmi les coupables, mais aussi parmi les innocents.

Les craintes qu’inspiraient cette procédure hâtive et peu formaliste n’étaient que trop justifiées, comme le prouve un fait qui se passa en 1234. La canonisation de saint Dominique, annoncée à Toulouse, fut célébrée dans le couvent des Dominicains par une messe solennelle, on l’évêque Raymond officia. Sans doute saint Dominique voulut, en ce jour, montrer, par une plus édifiante manifestation, ses attributions spéciales, car au moment où l’évêque quittait l’église et se rendait au réfectoire pour prendre part à une collation, une grave nouvelle lui fut apportée : une femme venait de sc faire hérétiquer dans une maison voisine, rue de l’Olmet Sec. Accompagné du prieur et de quelques autres religieux, le prélat part en toute hâte. La maison était habitée par le messager général des hérétiques toulousains, Peitavin Borsier, dont la belle-mère se mourait de fièvre. Des intrus entrèrent si soudainement que les amis de la mourante purent à peine lui dire : « Voici l’évêque ! » Comme elle attendait la visite de l’évêque hérétique, elle se laissa facilement confesser par Raymond, avoua sans ambages son hérésie et atfîrma son inébranlable conviction. Se faisant alors connaître, l’évêque lui ordonna de se rétracter pelle refusa ; il enjoignit alors au viguier de la condamner comme hérétique, et eut le plaisir de voir la malheureuse emportée dans son lit même et brûlée sur la place des exécutions. Borsier et son collègue, Bernard Aldric de Drémil, furent arrêtés et livrèrent un grand nombre de leurs amis. Après quoi, Raymond et les moines retournèrent à leur repas interrompu, remerciant Dieu et saint Dominique d’avoir permis, en faveur de la foi, une aussi éclatante manifestation de leur zèle.

Ces horreurs extra-judiciaires étaient toujours perpétrées avec une joie féroce, que reflète bien un poème de l'époque, dû à Izarn, religieux dominicain, peut-être prieur du couvent de Villemur. L’auteur se met en scène, discutant avec Sicart de Figueiras, évêque cathare : chacun de ses arguments théologiques est appuyé d’une menace :

E s'aquestz ne vols creyre, vec tel foc aizinat

Que art tos compahos.

Aras vuelh quem respondas en un mot o en des,

Si cauziras et foc o remanras ab nos.

« Si tu ne veux pas croire cela, regarde le feu dévorant qui consume tes compagnons. A présent, je veux que tu me répondes en un mot ou en deux, car tu brûleras dans le feu, ou bien tu viendras à nous. » Et encore : « Si tu n’avoues pas immédiatement, les flamines sont déjà allumées ; ton nom a été crié par la ville au son des trompettes, et les gens s’assemblent pour le voir brûler. »

L'auteur de cet effroyable poème ne faisait qu’exprimer envers les sentiments de son propre cœur et peignait les choses qui, journellement, se passaient sous ses jeux (I).

Cependant l’œuvre sainte prenait forme. Les premiers résultats donnaient bon espoir dans le succès futur. Aussi le zèle des chasseurs d’hommes allait-il croissant, en même temps que devenaient plus menaçantes la crainte et la haine des persécutés. De part et d’autre, les passions étaient ardentes. Déjà, en 1233, deux Dominicains, envoyés à Cordes pour rechercher les hérétiques, avaient été tués par les citoyens affolés. A Albi, le peuple avait été vivement agité par le supplice des deux hérétiques dont nous avons raconté la mort.

Un soulèvement éclata le 14 juin 1231. Arnaud Catala avait ordonné au bailli épiscopal de déterrer les restes d’une hérétique nommée Beissera, condamnée par l’inquisiteur. Le bailli fit répondre qu’il n’osait prendre sur lui d’exécuter cet ordre. Arnaud quitta alors le synode épiscopal où il siégeait, s’en fut froidement au cimetière, donna lui-même le premier coup de pioche, ordonna à ses aides, d’achever la besogne et retourna au synode. Mais il fut tout aussitôt rejoint par les aides, qui déclarèrent que la populace les avait chassés de la fosse. Arnaud revint sur ses pas et trouva la place occupée par une foule hurlante de « fils de Bélial », qui aussitôt se précipitèrent sur lui, le frappant au visage et le malmenant, aux cris de « Tuons-le ! Il n’a pas le droit de vivre ! » Les uns essayaient de l’entraîner jusqu’aux plus proches boutiques pour l’y tuer, d’autres voulaient le jeter dans le Tarn ; enfin on vint à son secours, et on le reconduisit, au synode, tandis qu’une foule le poursuivait, en poussant de furieux cris de mort. Il semblait qu’il y eût une entente parfaite entre les habitants de la ville ; nombre d’importants bourgeois avaient pris la tête du mouvement populaire. Arnaud lança contre la cité rebelle une excommunication qu’il retira ensuite, bénévolement ; constatons, comme correctif, que son successeur, Frère Ferrer, appela sur la ville coupable le jugement de Dieu et emprisonna ou brûla un grand nombre de citoyens[4].

A Narbonne surgirent des troubles plus graves, bien qu’on n’y eût pas encore envoyé d’inquisiteurs attitrés. En mars 1231, prieur des Dominicains, François Ferrer, entreprit de son chef une inquisition et jeta en prison un citoyen nommé Raymond d’Argens. Quinze ans auparavant, les artisans du faubourg avaient constitué une ligue de défense mutuelle, qu’ils avaient appelée Y Amis tance ; ces hommes se soulevèrent avec on ensemble admirable et délivrèrent par force le prisonnier, b archevêque Pierre Amiel et le vicomte Aimery de Narbonne résolurent de procédera une nouvelle arrestation ; mais l’Amis- tance gardait la maison d’Argens, se jeta sur les persécuteurs aux cris de « Tue ! Tue ! » et les dispersa après une courte escarmouche, dans laquelle le prieur fut fort maltraité. L’archevêque eut recours à l’excommunication et à l’interdit — sans grand résultat d’ailleurs. L’Amistance s'empara de ses domaines d’le chassa lui-même de la ville. Les deux partis alors cherchèrent des alliés. Grégoire IX fit appel à Jayme, roi d’Aragon, tandis que les consuls de Narbonne transmettaient leurs doléances à leurs collègues de Nîmes.

Il semble qu’ils aient voulu, en donnant de nombreux détails S| ir l’arbitraire de la procédure inquisitoriale, provoquer une fédéra lion des villes contre le Saint-Office. Une sorte de trêve fut conclue en octobre ; mais les troubles recommencèrent bientôt. Le prieur, sur l’ordre de son provincial, entreprit une nouvelle inquisition et procéda à de nombreuses arrestations. En décembre, les citoyens firent appel au pape, au roi et au légat : ils obtinrent que la persécution fût interrompue. Mais, en 1235, le peuple se souleva contre les Dominicains, chassa les moines de la ville, mit à sac le couvent et détruisit tous les procès-verbaux des procédures menées contre les hérétiques. Heureusement, l’archevêque Pierre avait eu la bonne idée d’établir une démarcation légale entre la ville et le faubourg, de population à peu près équivalente ; il avait limité au « faubourg » l’action du Saint-Office, ce qui eut pour effet de lui assurer le concours armé de la « ville ». Le faubourg se mit sous la protection du comte Raymond. Celui-ci était tout disposé à aggraver le mal ; il arriva et donna comme chefs au peuple deux notoires défenseurs des hérétiques, Olivier de Termes et Guiraud.de Niort. Une guerre sanglante éclata entre les deux sec- lions de la ville. La lutte se prolongea jusqu’en 12H7, époque à laquelle on convint de faire trêve pour un an. En août de la même année, le comte de Toulouse et le sénéchal de Carcassonne furent appelés comme arbitres et une paix fut conclue au mois de mars 1238. L’Église triomphait, comme l’atteste la clause qui imposait à plusieurs des factieux une année de service en Palestine ou contre les Maures d’Espagne.

A Toulouse, centre à la fois de l’hérésie et de la persécution, il n’y eut longtemps que des- murmures et des menaces ; la lutte ouverte contre l'Inquisition tarda à éclater là plus que partout ailleurs. Rien que le parti de l’Église se soit plu à représenter le comte Raymond comme le principal adversaire du Saint-Office, ce n'en est pas moins, semble-t-il, grâce à l'influence de ce prince que l’inévitable rupture fut si longtemps différée. Les dures épreuves qu’il avait subies depuis son enfance ne pouvaient guère avoir fait de lui un fervent catholique ; cependant l'expérience lui avait appris que seules la faveur et la protection de l’Église lui assureraient la conservation du peu de territoires et d’autorité qu’on lui avait laissés. S'il ne pouvait pas être, par conviction, persécuteur de l’hérésie, il n'osait, d’autre part, aller à l’encontre des volontés de l’Eglise. Si important qu’il fût pour lui de se conserver l’amour et le bon vouloir de ses sujets, d’empêcher la ruine de ses villes et de ses fiefs, il était plus essentiel encore d’éviter la terrible flétrissure qui s’attachait aux fauteurs de l’hérésie. Une première tempête avait failli le briser : il fallait qu’il écartât de sa tête la menace d’un nouveau péril. Peu de princes °nt eu à se débattre au milieu de plus grandes difficultés ; les dangers l’assiégeaient de tous côtés et l’affolaient. Caractère versatile, dépourvu de convictions religieuses, il sut, du moins, jusqu'à sa mort, conserver sa situation. Un troubadour le peint se défendant contre les assauts des hommes les plus pervers, ne craignant ni Français ni clergé et ne se montrant humble qu’envers les bons.

Il lut toujours en querelle avec ses prélats. Les inextricables questions de bénéfices temporels donnaient naissance à d'incessantes difficultés. Le comte passa sa vie sous une véritable pluie d’excommunications. Il avait été si longtemps mis au ban de l’Église que nul évêque n’hésitait à lancer sur lui l’anathème. D’autre part, une des clauses du traité de 1229 stipulait que, dans un délai de deux ans, le comte se rendrait en Pales- Une, pour y faire, cinq années durant, la guerre aux Infidèles. Les deux années s’étaient écoulées : la promesse n’avait pas été tenue. D’ailleurs, le pays ne fut jamais assez calme pour que le prince pût, sans danger, s’imposer une aussi longue absence. Pendant des années, le principal objet de sa politique l'ut d’obtenir que la croisade fut différée ou qu’on ne lui tint pas rigueur de la non-exécution de son vœu. Enfin, â partir du traité de Paris jusqu’à sa mort, il s’efforça, avec une vaine insistance, d’obtenir que Rome lui permit d’ensevelir le corps de son père. Telles étaient les complications qui le paralysaient et qui le laissaient presque désarmé dans sa lutte contre la hiérarchie ecclésiastique.

Dès 1230, le légat lui reprocha de n’avoir pas observé les conditions de la paix ; il dut promettre de s’amender. En 1232, c’est Grégoire IX qui lui enjoint impérieusement de se montrer énergique dans l’œuvre de persécution ; nous le voyons, 1» mémo année, peut-être pour obéir à l'injonction pontificale, accompagner l’évêque de Toulouse, Raymond, dans une expédition nocturne il travers la montagne. En cette circonstance, il fut récompensé de son zèle par la capture de dix-neuf hérétiques parfaits, hommes et femmes, parmi lesquels se trouvait un des chefs les plus importants, ce Pagan, seigneur de Bécède, dont nous avons vu prendre le château en 1227. Tous ces malheureux expièrent leurs erreurs, sur le bûcher, l’ourlant, peu après, l’évêque de Tournay, en qualité de légat du pape, convoqua les prélats du Languedoc et cita formellement Raymond devant le roi Louis, pour répondre de sa nonchalance à exécuter les clauses du traité. Cette mesure eut pour conséquence d’obliger le comte à promulguer, en février 1234, de sévères édits contre les hérétiques. Cet effort fut vain, comme fut vaine l’intervention de Grégoire, qui, par lettre, enjoignit aux évêques d’excommunier désormais moins souvent le comte ; en moins d’un an, pour des motifs purement temporels, Raymond fut frappé de deux nouvelles excommunications. Le pape réclama, avec plus d’insistance que jamais, l’extirpation de l’hérésie ; sans doute Raymond fit montre de docilité dans la circonstance, car il désirait ardemment obtenir de Rome la restauration du Marquisat de Provence. Sur ce terrain, il était énergiquement appuyé par le roi Louis, dont le fils Alphonse devait être héritier de Raymond ; aussi, vers la fin de  cette année, sollicita-t-il de Grégoire une audience, qu’il obtint. Il parut alors complètement réconcilié avec le pape ; sa réputation militaire était grande et Grégoire profita de cette visite pour lui confier le commandement des troupes pontificales, alors occupées à combattre les citoyens romains révoltés. Le chef de l’Église avait été chassé de Rome, où Raymond ne réussit pas à le ramener. Ils se séparèrent néanmoins en excellents termes ; le comte revint à Toulouse en fils chéri de l’Église, prêt à exécuter sur tons les points les ordres qu’il recevrait d’elle.

Dans sa ville, il trouva la situation très grave : une crise était imminente et les événements allaient mettre à rude épreuve son talent de temporisateur. Dans les deux partis, l’effervescence des passions ne paraissait pas pouvoir être plus longtemps contenue. A Pâques 1235, les Dominicains promirent le pardon à quiconque se confesserait spontanément : les hérétiques repentis se présentèrent en si grand nombre que les religieux, débordés, durent appeler à leur aide, pour recevoir les abjurations, les Franciscains et tous les desservants de la ville. Ce succès encouragea lë prieur Pons de Saint-Gilles, qui se mit à D'ire arrêter tous ceux qui n’étaient pas venus d’eux-mêmes à résipiscence. Au nombre de ces derniers se trouva un certain Arnaud Dominique, qui, pour sauver sa vie, promit de livrer onze hérétiques domiciliés à Cassers. Il tint parole ; mais quatre Personnes échappèrent grâce au secours des paysans du voisinage. Le traître fut remis en liberté. Cette fois, la patience des persécutés était à bout : peu de temps après, Arnaud fut assassiné dans son lit, à Aigrefeuille, par les amis de ceux qu’il avait livrés.

D’autres faits, plus significatifs encore, montrent combien l’esprit public était tendu. C’est ainsi qu’on vit une bande, conduite par deux notables citoyens, délivrer de vive force Pierre-Guillem Delort, que le viguier et l’abbé de Saint- Sernin avaient arrêté et menaient en prison. La situation n’était plus tenable ; bientôt on ne put traîner par les rues et brûler des cadavres d’hérétiques sans soulever une agitation générale. En ce péril, on appela le comte Raymond, espérant que son intervention saurait éviter des catastrophes. Jusqu’alors, bien qu’il manquât un peu de zèle dans la persécution, on n’avait contre lui aucun grief. Ses représentants, ses baillis et ses viguiers avaient toujours répondu aux appels des inquisiteurs et prêté l’aide du bras séculier aux besognes de l’arrestation, du bûcher, des confiscations. Celte fois, en arrivant à Toulouse, il pria les inquisiteurs de suspendre, pour un temps, la rigueur de leurs mesures. On ne l'écouta pas. Il s'adressa alors au légat du pape, Jean, archevêque de Vienne, et se plaignit particulièrement de Pierre Cella, dont les actes lui paraissaient dictés par-une inimitié personnelle à son égard et qu'il considérait comme l’auteur principal des désordres. Il demandait que les pouvoirs de Cella fussent limités au Quercy. Sa requête fut accueillie ; l’inquisiteur fut envoyé à Cahors, où, assisté de Pons Delmont et de Guillem Polisson, il entreprit, par toute la région, de vigoureuses battues, contraignant un grand nombre de coupables à confesser leur erreur.

Cet expédient ne fut pas de grand profit. La persécution continua, toujours aussi violente, en même temps que croissait l'indignation populaire, bientôt survint la crise inévitable qui devait décider du sort de l’Inquisition : ou le Saint-Office échouerait, comme avaient échoué tant d’efforts antérieurs, ou il triompherait de toute opposition et deviendrait, dans le pays, la puissance souveraine.

Guillem Arnaud ne fut nullement déconcerté par le bannissement de son collègue. Après un court séjour à Carcassonne, dont il sera plus longuement parlé tout à l’heure, il provoqua, dès son retour, le procès de douze notables citoyens de Toulouse, dont un consul, qu’il accusa d’être des croyants. Ils refusèrent de comparaître et menacèrent d'avoir recours à la violence si Arnaud n’abandonnait pas la poursuite. Il tint bon, on lui fit savoir alors, avec l’assentiment du comte Raymond, qu’il eût à se démettre de ses fonctions inquisitoriales ou à quitter la ville. Il consulta ses frères les Dominicains ; on convint à l’unanimité qu'il poursuivrait énergiquement sa mission. En conséquence, les consuls, de vive force, le chassèrent de la ville ; tous les moines l’accompagnèrent jusqu’au pont de la Garonne. Au moment où il se séparait d’eux, les consuls lui renouvelèrent leur déclaration : il était autorisé à rester, s’il abandonnait sa charge ; faute de quoi, au nom du comte et au nom des consuls, le séjour de Toulouse lui était interdit. Arnaud partit pour Carcassonne. De là, il envoya au prieur de Saint-Étienne et aux prêtres desservants Tordre de renouveler en leur nom les citations laites auparavant par lui. Malgré les menaces, cette injonction fut courageusement exécutée : les consuls mandèrent alors le prieur et les prêtres, les gardèrent prisonniers une partie de la nuit à l’Hôtel-de-Ville, puis les chassèrent de la cité ; après quoi, ils firent solennellement proclamer que quiconque oserait recommencer les poursuites serait mis à mort et que quiconque obéirait aux ordres d’un inquisiteur serait frappé dans sa personne et dans ses biens. Une autre proclamation suivit, où, au nom de Raymond même, ils interdisaient qu’on donnât ou qu’on vendit quoi que ce fût à l’évêque, aux Dominicains ou aux chanoines de Saint-Étienne. L’évêque fut ainsi contraint de quitter la ville, car, dit-on, personne n’osa mettre au four une miche de pain pour le nourrir. La populace alla jusqu’à envahir sa maison, battre ses clercs et voler ses chevaux. Les dominicains eurent un sort meilleur : de nombreux amis leur fournirent le nécessaire : les consuls placèrent des gardes autour du couvent ; mais l’arrestation de quelques porteurs de vivres n’empêcha pas qu’on fit passer par-dessus les murs du pain, du fromage et des aliments divers. Cependant les religieux soutiraient du manque d'eau : il aurait fallu aller chercher cette eau à la Garonne, dont la route leur était barrée, et ils ne pouvaient faire cuire leurs légumes. Trois semaines durant, ils supportèrent, avec une pieuse allégresse, ce sacrifice pour une sainte cause. Les choses s’aggravèrent alors. L’indomptable Guillem Arnaud envoya, de Carcassonne, une lettre au prieur. Puisque personne n’avait le courage de citer les citoyens contumaces, il se voyait forcé de donner de nouveaux ordres : deux moines sommeraient les rebelles de comparaître en personne devant lui, Arnaud, à Carcassonne, pour répondre de leurs musses croyances ; deux autres moines les accompagneraient, comme témoins. Le prieur fit sonner la cloche du couvent, assembla les Frères et leur dit avec enthousiasme : « Mes Frères, réjouissez-vous : je vais envoyer quatre d’entre vous gagner, par le martyre, le trône du Très Haut. Tels sont les ordres de notre Frère, Guillem l’inquisiteur ; or, selon la menace faite par les consuls, y obéir c’est courir à la mort. Que ceux qui sont prêts à mourir pour le Christ demandent pardon de leurs péchés. » D’un commun accord, tous les moines se jetèrent à terre, ce qui était, chez les Dominicains, l’attitude requise pour demander pardon. Le prieur choisit quatre d’entre eux, Raymond de Foix, Jean de Saint-Michel, Gui de Navarre et Guillem Polisson. Ces hommes firent vaillamment leur devoir, pénétrant au besoin jusque dans les chambres à coucher. Ils ne furent maltraités que dans une seule maison ; les fils de l’accusé tirèrent leurs couteaux, mais les assistants s’interposèrent.

Contre des hommes qui recherchaient ainsi le martyre, il n’y avait rien à tenter. Cependant, leur donner satisfaction eut été un suicide ; les consuls décidèrent de les expulser. Informé de ce dessein, le prieur partagea entre des amis surs les livres, les vases et les vêtements sacrés du couvent. Le lendemain (5 ou 6 novembre 1235), les moines, après la messe, prirent placé à un frugal repas. A ce moment les consuls survinrent, escortés d’une foule considérable, menaçant de briser les portes. Les moines se rendirent processionnellement dans leur chapelle et s’assirent à leurs stalles : les consuls entrèrent et les Sommèrent de partir. Comme les religieux refusaient, chacun d’eux fut saisi et entraîné de force ; deux d’entre eux se jetèrent à terre près du porche ; on les prit par les pieds et les bras pour les porter dehors. Puis on les mena à travers la ville, sans autres mauvais traitements. Marchant deux par deux, en chantant le Te Deum et le Salve Regina, ils donnèrent à ce défilé le caractère d'une procession. Ils se logèrent d'abord dans une ferme appartenant à l'église de Saint-Étienne ; mais les consuls apposèrent des gardes pour empêcher qu’on leur fit parvenir le moindre secours. Le lendemain, le prieur les dispersa dans les divers couvents de la province. Toute cette affaire contribua à leur attirer la sympathie (les fidèles. Deux personnages très considérés se joignirent à eux et entrèrent dans l’Ordre, au cours même de ces événements.

La ténacité de Guillem avait ajouté une telle autorité aux fonctions d’inquisiteur que le soin lui fut remis de venger cette série d’injures faites à l’inviolabilité ecclésiastique. L’évêque Raymond, qui l’avait rejoint à Carcassonne, n’avait pas ana- thématisé les auteurs de son exil ; l’anathème fut rapidement lancé, le 10 novembre 1233, par l'inquisiteur, qui invoquait, de plus, le témoignage concordant des évêques de Toulouse et de Carcassonne. Le châtiment était limité aux consuls ; mais le comte Raymond ne pouvait décliner sa part de responsabilité. L’excommunication fut transmise aux Franciscains de Toulouse, à charge de la publier : ils obéirent et furent, eux aussi, chassés assez rudement, si bien que la cité rebelle se trouva, en fait, dépourvue d’ecclésiastiques. De nouvelles excommunications suivirent, s’étendant cette fois au comte Raymond. Le prieur Pons de Saint-Gilles se bâta d’aller en Italie, confier aux oreilles sympathiques du pape et du Sacré-Collège le récit de ses infortunes. Grégoire s’attaqua au comte, comme au principal coupable. Il lui adressa, le 28 avril 1236, un bref comminatoire, rédigé dans les termes les plus sévères. Le comte y est rendu responsable des excès perpétrés par les consuls, ;on lui rappelle le vœu de croisade qu’il avait négligé de remplir ; non seulement, infidèle à sa promesse, il n’a pas extirpé l’hérésie, mais il favorise et protège manifestement les hérétiques ; il fait de ses terres un lieu d’asile pour ceux qui fuient les poursuites exercées ailleurs, si bien que chaque jour l’hérésie s’étend davantage et (pie les conversions de catholiques sont fréquentes, tandis que les ecclésiastiques zélés qui cherchent à enrayer le mal sont impunément maltraités ou même tués. Ordre péremptoire lui est donc donné de s’amender et de s’embarquer, avec ses chevaliers, pour la Terre Sainte, lors du « grand départ » de mars 1237. Le pape ne lui épargnait même pas rémunération des maux que l’Église et les Croisés avaient endurés pour débarrasser son pays de l’hérésie. Ce rappel du passé n’était pas nécessaire : Raymond savait trop bien de quel abîme il s’était tiré pour risquer d’y retomber encore. Il était allé aussi loin que possible dans l’audace, avec l’espoir de protéger ses sujets ; c’eût été folie d’attirer sur sa tête et sur la leur une nouvelle invasion de ces brigands, qu’un mot du pape pouvait déchaîner et qui gagnaient le salut à la pointe de l’épée[5].

La lettre adressée à Raymond était accompagnée d’une autre destinée au légat. Mlle l’invitait à obliger le comte de s'amender et d'entreprendre la croisade. Le pape écrivit à Frédéric Il pour lui interdire de demander à Raymond le service féodal, attendu qu’il était frappé d’excommunication et, de plus, hérétique de fait. L’empereur fit à cette lettre une réponse fort sensée : il déclarait que, tant que Raymond serait possesseur d'un fief ressortissant à l'Empire, l’excommunication ne saurait procurer au vassal l’exemption de ses devoirs envers son suzerain. Un appel fut encore adressé au roi Louis, pour le presser de bâter le mariage de son fils Alphonse avec Jeanne, fille de Raymond. Le comte, voyant se dresser ainsi devant lui le spectre de l’Europe en armes, ne pouvait que céder. Aussi, invité par le légat à rejoindre les inquisiteurs à Carcassonne, il s’y rendit humblement et conféra avec les inquisiteurs et l’évêque. La conférence s’acheva sur la promesse faite par le comte de ramener l’évêque, les moines et le clergé à Toulouse, promesse qu’il tint d'ailleurs. Les moines furent officiellement réintégrés le (septembre. Naturellement, avec eux, était revenu Guillem Arnaud.

Pierre Cella restait confiné dans son diocèse de Quercy. (Joël serait le nouveau collègue de Guillem ? Pour faire une concession au sentiment populaire, le légat choisit un Franciscain : la mansuétude relative de cet ordre atténuerait, pensait-il, la haine qu’inspiraient les Dominicains. La charge vacante, fut confiée au provincial. Jean de Notoyra. Celui-ci, trop absorbé par ses autres obligations, prit pour suppléant Frère Étienne de Saint-Thibery, qui passait pour un homme simple et affable. Mais l’espoir conçu par le légat fut désappointé : l’Inquisition n'adoucir nullement sa rigueur. Les deux collègues, s’entendirent pour travailler en commun et marchèrent avec un zèle égal vers le même but.

Guillem Arnaud était d’une activité infatigable. Il s’était consolé de son exil à Carcassonne en y instruisant le procès du seigneur de Niort, qu’il condamna en février ou mars 1236. Dans les premiers mois de 1237, on le vit, dans le Quercy, aider Pierre Cella à pourchasser les hérétiques de Montauban. h était encore absent quand une éclatante conversion se produisit à Toulouse, jetant une terreur folle parmi les hérétiques et faisant avancer d’un grand pas l’œuvre de destruction. Raymond Gros avait été, durant plus de vingt ans, hérétique « parfait » ; la secte le tenait pour son chef préféré ; elle avait en lui la plus entière confiance. Soudain, il se convertit. La tradition raconte qu’un quart de siècle auparavant, arrêté et condamné au bûcher, il avait été sauvé des flammes par l’intercession de saint Dominique.

Le saint, apparemment, avait deviné que cet homme rentrerait un jour dans le giron de l’Église et servirait avec éclat la cause de Dieu. Le 2 avril, sans se faire annoncer, Raymond Gros se rend au couvent des Dominicains, demande humblement qu’on l’admette à résipiscence et s’engage à exécuter tous les ordres qu’on lui donnera. Avec le zèle d’un néophyte, il révèle tout ce que lui ont appris ses années de commerce avec les Cathares. Les souvenirs se pressaient sur ses lèvres, au point qu'il fallut plusieurs jours pour noter Ions les noms et tous les laits. Ainsi fut dressée une longue liste de nobles et de citoyens notoires ; le renégat confirmait sur certains points des soupçons antérieurs et révélait aussi l’existence de l'hérésie dans des milieux où l’on avait jusqu’alors négligé de la chercher. Guillem Arnaud revint précipitamment de Montauban : il s’agissait de tirer bon parti de cet événement providentiel. Les hérétiques étaient atterrés. Aucun n’osa contester la vérité des accusations portées par Raymond Gros. Beaucoup s’enfuirent, dont on retrouve les noms lors du massacre d’Avignonet et de la catastrophe finale de Montségur. D’autres abjurèrent et ajoutèrent dé nouvelles révélations à celles de leur ancien chef. On établit de longues listes de gens hérétiques à leur lit de mort : de nombreux cadavres furent exhumés et brûlés ; il y eut ensuite une ample moisson de confiscations.

C’était là, pour les hérétiques, un coup terrible. Toulouse était leur quartier général. Les nobles et les chevaliers, les consuls et les riches bourgeois y avaient jusqu’alors défié les recherches des inquisiteurs, tout en protégeant leurs frères moins fortunés. Ils se voyaient soudain dispersés, persécutés, contraints à l’abjuration ou menés au bûcher ; la force de leur organisation secrète était brisée sans retour. On comprend que le chroniqueur cède aux transports d’une joie pieuse^ en achevant le tableau de l’abattement et du désarroi qui s'emparèrent de la communauté hérétique : « Leurs noms ne sont pas inscrits dans h- Livre de Vie ; leurs corps ont été brûlés sur celle terre et leurs Ames sont torturées en enfer ! » Un seul et même jugement, rendu le 19 février 1238, condamnait en bloc, A l’emprisonnement perpétuel, plus de vingt pénitents. On pool juger par là si la moisson fut abondante et quelle fut la hâte des moissonneurs[6].

Ainsi l'Inquisition triomphait, en dépit de l’horreur que ses 23 actes inspiraient au peuple. Elle avait brisé l'opposition des autorités séculières et jeté dans le sol de profondes racines. Ayant fauché le mal à Toulouse, les inquisiteurs voulurent exercer ailleurs leur infatigable activité. Ils entreprirent des tournées et tinrent des assises dans toutes les villes soumises à leur juridiction, épargnant aux accusés qu’ils citaient les ennuis 'lu déplacement. Leur constante assiduité portait ses fruits. Les hérétiques quittaient enfin les terres de Raymond et cherchaient un refuge à l’étranger. Il semble qu’un certain nombre d’entre eux s’établirent sur les domaines de la Couronne, car, la même année, Grégoire blâma les fonctionnaires royaux, trop peu zélés dans l’application des sentences prononcées contre de puissants hérétiques. Partout ailleurs, la persécution sévissait sans trêve. Ce fut au cours de cette année que Pons de l’Esparre, en Provence, se distingua par son énergie sauvage, dans sa lutte victorieuse contre les ennemis de la foi. Cependant, à Montpellier, les hérétiques affluaient sans cesse et propageaient avec succès leurs erreurs : les citoyens alarmés implorèrent le secours de Grégoire. Le pape leur envoya son légat, Jean de Vienne, avec mission de prendre les mesures nécessaires pour résister au flot montant.

Il y eut, cependant, dans le progrès de l’Inquisition, quelques temps d’arrêt. Le comte Raymond ne paraissait pas ému des nombreuses excommunications qui pesaient sur lui. Au lieu de s’embarquer, en mars, pour la Palestine, il s'empara de Marseille, qui s’était révoltée contre son suzerain, le comte de Provence. Nouvelle indignation de Grégoire : celle querelle entre princes chrétiens faisait tort à la guerre contre les Sarrasins" d’Espagne et les Infidèles de Terre Sainte ; de plus, elle allait procurer aux hérétiques une impunité momentanée. Raymond reçut l’ordre péremptoire d’abandonner son entreprise contre Marseille et de remplir enfin son vœu de croisade. Il sollicita l’intervention du roi Louis et de la reine Blanche, ce qui lui valut d’obtenir un nouveau délai d’un an. Il avait, en même temps, demandé que l’Inquisition cessât d’être confiée aux Dominicains, déclarant que ces religieux étaient animés d’une haine personnelle â son égard : le légat fut autorisé à satisfaire à celle requête si les griefs du comte étaient, après examen, reconnus fondés.

De nouveaux désordres éclatèrent à Toulouse. Le 24 juillet 1237, l’inquisiteur avait, une fois de plus, excommunié le viguier et les consuls, coupables de n’avoir pas arrêté et brûlé Alaman de Roaix et d’autres hérétiques condamnés in absentia. Aussi Raymond résolut-il de faire le possible pour s’affranchir et pour affranchir ses sujets d’une trop cruelle oppression[7]

Sur ce point ses efforts aboutirent à un succès absolument inespéré. Le 13 mai 1238, la procédure inquisitoriale fut, à la requête de Raymond, suspendue pour trois mois ; le comte pouvait profiter de ce délai pour adresser à Grégoire ses réclamations. Sans doute il sut trouver des arguments convaincants, car Grégoire écrivit â l’évêque de Toulouse de prolonger la suspension jusqu’à la venue du nouveau légat, le cardinal- évêque de Palestrina : celui-ci, chargé d’examiner les faits reprochés aux Dominicains, jugerait s’il y avait lieu de satisfaire à la requête de Raymond et de rendre à la seule juridiction épiscopale la connaissance des délits d’hérésie. La croisade de Raymond était réduite à une durée de trois années et devait être effectuée librement, à la condition que le comte promettrait formellement au roi Louis de s’embarquer l’année suivante. S’il accomplissait la croisade, s’il faisait amende honorable pour tous ses torts envers l’Église, Raymond serait déchargé des nombreuses excommunications qui pesaient sur lui.

Une circonstance inattendue vint prolonger la suspension momentanée de l’Inquisition. En raison de la lutte contre Frédéric II, le départ du cardinal-légat fut différé d’un an. Ce prélat arriva enfin, en 1239, muni de pleins pouvoirs à l’endroit des inquisiteurs. Ce que fut son enquête, quelles en furent les conclusions, nous l'ignorons. Le fait est que, jusqu’à la fin de l’année 1241, l’Inquisition fut absolument paralysée. On ne retrouve aucune trace de son activité durant cette période. Catholiques et Cathares purent respirer librement, ne sentant plus peser sur eux l’incessante surveillance et l’énergie vraiment surhumaine des moines.

On se rend aisément compte des raisons qui déterminèrent le rétablissement de l'Inquisition. Les évêques montrèrent la même négligence que par le passé ; ils s'intéressèrent exclusivement à leurs bénéfices temporels et ne se soucièrent guère de veiller à l’orthodoxie de leurs ouailles. Les hérétiques, encouragés par la tolérance se faisaient plus audacieux ; ils nourrissaient l'espoir d’un retour à ce bon vieux temps, où, sans crainte, sous des princes de leur secte, ils pouvaient en toute sécurité braver les ennemis lointains, Paris et Rome. Aussi l’état du pays n’était rien moins que rassurant, surtout dans les domaines de la Couronne. La région était pleine de chevaliers et de barons plus ou moins ouvertement hérétiques, vivant sous la continuelle menace d’une persécution prochaine. Des seigneurs proscrits pour hérésie y avaient trouvé asile ; d’autres, convertis par force, brûlaient secrètement de professer leur foi cachée et de recouvrer leurs terres confisquées ; des pénitents, las de porter leurs croix, rêvaient de se venger des humiliations endurées. Des réfugiés, des faidits, des docteurs hérétiques erraient par les montagnes, logeant dans les cavernes, se cachant au fond des forêts. Il n’était pas de famille qui n’eût à venger quelque parent tombé sur le champ de bataille ou mort sur le bûcher. Le défaut de geôles et l’avarice des prélats avaient empêché qu’on eût recours à un emprisonnement général et l’on n’avait pas assez allumé de bûchers pour réduire, de façon sensible, le nombre des ennemis jurés de l’ordre établi. Soudain, en 1240, éclata une insurrection, conduite par Trencavel. Trencavel était le fils de ce vicomte de Béziers qui, pris au piège par Simon de Montfort, mourut si fort à propos qu’on crut à un empoisonnement. Trencavel amena de Catalogne une armée de chevaliers et de gentilshommes proscrits. Ses vassaux et ses sujets l’accueillirent avec enthousiasme. Ce comte Raymond, cousin du rebelle, se tint sur la réserve ; mais sa conduite ambiguë faisait pressentir qu’il entrerait en ligne lorsqu’il verrait son intérêt dans le succès ou la défaite d’un des partis. Le soulèvement parut tout d’abord triompher. Trencavel mit le siège devant la cité de ses ancêtres, Carcassonne ; le faubourg se rendit. Tel était l’état d’esprit des vainqueurs qu’ils tuèrent de sang-froid trente ecclésiastiques, auxquels on avait solennellement promis qu’on les laisserait librement partir pour Narbonne[8].

Une faible troupe royale, commandée par Jean de Beaumont, suffit pour écraser l’insurrection aussi vite qu’elle s’était élevée. La répression qui suivit détruisit totalement la petite noblesse du pays. C’avait été là, cependant, pour la Couronne, un avertissement salutaire. L'organisation civile, à cette époque, dans la France méridionale, était indissolublement liée à l’organisation religieuse. Pour que cette dernière se maintint, il fallait que la garde en bit confiée à des hommes plus énergiques et plus attentifs que des prélats soucieux de leurs intérêts personnels. En 1241, sous la présidence d'Aymeri de Collet, évêque hérétique d’Albi, les Cathares s’étaient réunis, en grande assemblée, sur la rive droite de la Larneta, montrant ainsi que leur audace s’était affermie et qu’ils envisageaient l'avenir avec confiance. L’Église et l'Etat purent comprendre alors, mieux que jamais, combien l'Inquisition leur était une arme nécessaire, s’ils voulaient conserver les avantages acquis à grand’peine par les croisades.

Le fondateur de l’Inquisition, Grégoire IX, mourut le 22 août 1241. Il est probable qu’avant de mourir il rendit à l’Inquisition sa liberté d’action. En effet, son successeur immédiat, Célestin IV, fut pape durant dix-neuf jours seulement (du 20 septembre au 8 octobre.) Un interrègne suivit, qui se prolongea jusqu’à l’élection d'innocent IV, le 28 juin 1243. Ainsi, pendant près de deux ans, le trône pontifical fut vacant de fait. A cette époque, la politique de Raymond tendait à se concilier les bonnes grâces de la papauté. Le comte avait cherché à obtenir de Grégoire, d’abord là levée de ses quatre excommunications et une indulgence au sujet de la croisade, puis une dispense qui lui permit d’épouser Sanche, fille et héritière du comte de Provence. Il ne prévoyait pas que, sur ce point, la reine Planche le préviendrait et qu’en assurant cette brillante union à son fils Charles, elle fonderait la maison d’Anjou-Provence et acquerrait au domaine royal une nouvelle et belle part du Midi.

Tout occupé de ces projets qui lui faisaient espérer la restauration de son pouvoir, le comte signa avec Jayme Ier d'Aragon un traité d’alliance, pour la défense du Saint-Siège et delà foi catholique contre les hérétiques. Livré à de semblables influences, il ne pouvait guère s’opposer à la recrudescence de la persécution. D’ailleurs, compromis dans l’insurrection de Trencavel et cité devant le roi Louis pour répondre de sa conduite, il avait dû, le 14 mars, s’engager par serment à bannir de ses terres les faidits et les ennemis du roi, et à s’emparer sans délai du château de Montségur, dernier refuge de l'hérésie.

Un fait montre bien quels liens étroits unissaient alors les choses de la religion et celles de la politique, quels obstacles rencontrait l’Inquisition dans sa lutte contre une hérésie et un patriotisme également tenaces, quel tort enfin avait causé aux hérétiques l’échec de la révolte. A l’insurrection de Trencavel avaient pris part de puissants nobles de Fenouillèdes, les seigneurs de Niort. Ces trois frères, Guillem Guiraud, Bernard Otho et Guiraud Bernard, ainsi que leur mère Esclarrnonde, étaient une proie que les inquisiteurs et le sénéchal royal de Carcassonne poursuivaient depuis longtemps avec ardeur. Guillem s’était acquis la réputation d'un vaillant chevalier durant les croisades ; ses frères avaient su conserver leurs châteaux et leur autorité au milieu des vicissitudes du temps. Lors de l'inquisition générale entreprise, en 1229, par le cardinal Romano, ils avaient été notés au nombre des principaux chefs des hérétiques. A la même époque, le concile de Toulouse déclara deux d’entre eux ennemis de la foi et les menaça d'excommunication s'ils ne se soumettaient avant quinze jours. Vers 1233, ou peu auparavant, ils ravagèrent, nous dit-on, par le fer et le leu, les terres de Pierre Amiel, archevêque de Narbonne. Ils assaillirent et blessèrent le prélat en personne, tandis qu’il se rendait au Saint-Siège. Grégoire IX ordonna à l’archevêque de s’unir à l’évêque de Toulouse pour entamer contre ces criminels une procédure énergique. En même temps, il fit un pressant appel au bras séculier dans la personne du comte Raymond. En conséquence, l'évêque Raymond du Fauga et le prévôt de Toulouse instruisirent le procès. On cita, outre Pierre Amiel, cent sept témoins. L’archevêque fit, sous serinent, une longue énumération des méfaits commis par ses ennemis. Tous étaient, à ses yeux, hérétiques. Ils avaient, à un certain moment, abrité dans leur château de Dourne jusqu’à trente hérétiques parfaits ; ils avaient fait assassiner André Chaulet, sénéchal de Carcassonne, pour avoir essayé de prouver leur culpabilité. D’autres témoins furent également affirmatifs. Bernard Otho avait, un jour, imposé silence à un prêtre, dans l’église même de cet ecclésiastique, et avait fait monter en chaire*,i la place de l’orthodoxe, un hérétique qui avait prononcé un sermon. Cependant il se trouva nombre de témoins qui défendirent courageusement les accusés. Le précepteur de l’Hôpital de Puységur attesta l’orthodoxie de Bernard Otho et déclara que les efforts faits par ce seigneur en faveur de la foi et de la pacification avaient causé la mort d’un millier d’hérétiques. Un prêtre jura qu’il l’avait vu prêter la main à la capture de plusieurs ennemis de la foi. Un archidiacre déclara qu’il ne serait pas resté dans le pays s’il n’avait été protégé par l’armée que Bernard avait levée après la mort du défunt roi. Le même témoin ajouta que les poursuites lui paraissaient dictées plutôt par la haine que par la piété. Aussi cette première tentative échoua-t-elle. En 1234 on voit Bernard Otho servir de témoin dans un contrat entre le sénéchal royal et le monastère d’Alet. Cependant l’Inquisition, une fois établie, fut bientôt amenée à peser sur ces nobles qui, prétendant conserver leur indépendance féodale, méconnaissaient l’autorité du roi, désormais leur suzerain immédiat. En 1235, l’inquisiteur Guillem Arnaud, alors à Carcassonne, assisté de l'archidiacre de cette ville, cita à comparaître devant lui les trois frères et leur mère. Bernard Otho et Guillem répondirent à la citation, mais n’avouèrent rien. Le sénéchal les arrêta. La torture lira de Guillem une confession suffisante pour que l’inquisiteur se crût en droit de le condamner à la prison perpétuelle (2 mars 1236). Bernard, lui, persista dans son endurcissement et fut condamné comme hérétique rebelle, le 13 février 1230. Le sénéchal préparait déjà le bûcher. Guiraud et sa mère furent condamnés plus tard, le 2 mars, comme contumaces. Guiraud, qui avait su échapper à l’arrestation, se mit à fortifier ses châteaux. Ses préparatifs de guerre devinrent si formidables que les Français disséminés par le pays prirent l’alarme. Le Maréchal delà Foi, Levis de Mirepoix, attendit l’attaque ; mais les autres Français obtinrent du sénéchal la mise en liberté des frères. L’inquisiteur n'eut que l'inoffensive satisfaction de condamner toute la famille sur le papier. Il est vrai qu’il se consola de ce désappointement en envoyant au bûcher un bon nombre d’hérétiques moins redoutables, tant ecclésiastiques que laïques. Deux ans plus tard, les inquisiteurs tentèrent en vain d’obtenir que le comte Raymond exécutât leur sentence et confisquât les terres des nobles contumaces. Ce lut l'échec de Trencavel qui obligea les seigneurs de Niort à demander la paix. Bernard Otho fut de nouveau conduit devant l'Inquisition et Guillem de Niort fit soumission en son nom et au nom de ses frères. Ils offrirent de livrer leurs châteaux au roi, à la condition que celui-ci obtint de l’Église leur pardon et celui de leur mère, de leurs neveux et de leurs alliés. Si le roi n’avait pas rempli cette clause à la Pentecôte, il leur rendrait leurs châteaux et leur accorderait un mois de trêve pour préparer leur défense. Saint-Louis ratifia le traité en janvier 1241 ; mais, le moment venu, il refusa de restituer les châteaux et consentit seulement à en payer les revenus, pourvu que les frères s’abstinssent de résider à Fenouillèdes. Guillem mourut en 1256. Louis garda châteaux et revenus, prétextant qu’il avait traité personnellement avec le défunt. A cette époque, la situation s’était suffisamment affermie pour que l’on n’eût plus désormais à redouter aucune, résistance. Ainsi disparut cette puissante famille. On voit, par cet exemple significatif, comment l’indépendance des seigneurs fut peu à peu ruinée par l’Inquisition et comment s’étendit graduellement, sur le pays, l’autorité de la Couronne et de l’Église.

Une réaction succéda à l’échec de Trencavel. Les inquisiteurs s’enhardirent en voyant le peuple privé de ses défenseurs locaux. Ils apportèrent à leur œuvre un redoublement de zèle et d’énergie. On possède une liste des sentences prononcées par Pierre Cella au cours d'une tournée de quelques mois dans le Quercy, depuis l’Avent de 1241 jusqu’à l’Ascension de 1242. C’est une bonne fortune que ce document ait été conservé, car il éclaire d’une façon fort instructive toute une période des opérations inquisitoriales.

On sait que, lorsqu'un inquisiteur arrivait dans une ville, il annonçait un temps de grâce. Ceux, qui, dans un délai fixé, se présentaient d’eux-mêmes à la confession, échappaient aux rigueurs de la prison, de la confiscation ou du bûcher. Celte coutume était extrêmement avantageuse pour l’Inquisition. Elle lui valait non seulement un grand nombre de conversions, mais encore d’abondants témoignages contre des hérétiques plus endurcis. La liste dont il s’agit concerne des affaires de ce genre[9].

Voici un résumé des opérations effectuées :

A Gourdon : 219 sentences prononcées en Avent 1241.

A Montcuq 84 sentences prononcées en Carême 1242.

A Sauveterre : 5

A Belcayre : 7

A Montauban : 234 sentences prononcées dans la semaine précédant l’Ascension (21-28 mai 1242).

A Moissac : 99 sentences prononcées dans la semaine de l'Ascension (28 mai-5 juin 1242).

A Montpezat : 22 sentences prononcées en Carême 1242.

A Montant : 23 sentences prononcées en Carême 1242.

A Castelnau : 11 sentences prononcées en Carême 1242.

Total : 724

Quatre cent vingt-sept de ces pénitents se virent imposer un pèlerinage à Compostelle, à l'extrémité nord-ouest de l’Espagne. Il fallait faire de quatre à cinq cents milles par des routes de montagne. Cent huit lurent envoyés à Canterbury. Tous, sauf trois ou quatre, durent accomplir ce pèlerinage en plus de celui de Compostelle. Deux seulement allèrent à Rome. Soixante-dix-neuf furent contraints de se croiser pour une durée variant d’une à huit années.

A considérer cette liste, on est frappé tout d’abord de l’extraordinaire rapidité avec laquelle la besogne était menée. Toutes ces condamnations furent dépêchées en six mois. Or, rien ne prouve que l’œuvre de justice s’exerçât sans discontinuer. En fait, il était impossible qu’il n’y eût pas quelques interruptions : l’inquisiteur était obligé de se déplacer, d’accorder aux accusés cités les délais nécessaires et de laisser fréquemment ses affaires en suspens pour recueillir des témoignages concernant des contumaces. Avec quelle insouciante légèreté les pénitences n’étaient-elles pas imposées, pour qu’on put, dans l’espace des quatre semaines de l’Avent, enregistrer les confessions et prononcer les sentences des deux cent dix-neuf pénitents de Gourdon ! Encore cette précipitation est-elle dépassée à Montauban, où deux cent cinquante-deux sentences furent -dépêchées dans la semaine précédant l’Ascension, — soit une moyenne de quarante-deux par jour ouvrable. Dans diverses affaires, la même sentence est appliquée à deux coupables.

La multitude des condamnés est plus significative encore : deux cent dix-neuf pour une petite ville comme Gourdon, quatre-vingt-quatre pour Montcuq ! Il y avait sans doute, parmi ces gens, une forte proportion d’hérétiques véritables. Cathares et Vaudois, la population étant profondément imbue d’hérésie. Cependant un plus grand nombre encore étaient de bons catholiques. Les rapports amicaux qui existaient entre les diverses sectes exposaient le plus orthodoxe à se voir associé à des hérétiques et puni comme eux. Tel fut le cas d'un prêtre qui avoua être allé dans un vignoble en compagnie d'hérétiques, avoir lu dans leurs livres et partagé avec eux des poires. On lui fit sévèrement expier son imprudence : il fut relevé de ses fonctions, envoyé à Compostelle et, de là, à Rome. Les inquisiteurs lui avaient remis des lettres qui, assurément, ne devaient pas être empreintes de bienveillance. Ils se sen- laient apparemment incapables de décider quel châtiment méritait un si grand crime. Les plus innocentes contraventions de ce genre ôtaient frappées de dures pénitences. Un citoyen de Sauveterre avait vu trois hérétiques entrer dans la maison d’un malade qui, à ce qu’il avait ouï raconter, s’était laissé hérétiquer par eux. De son propre fait, l’accusé ne savait rien de sur. Il n’en dut pas moins accepter comme pénitence un pèlerinage au Puy. Un habitant de Belcayre avait porté une lettre adressée par un hérétique à un autre hérétique : il fut envoyé au Puy, à Saint-Gilles et à Compostelle. Un médecin de Montauban avait bandé le bras d’un hérétique : même pénitence lui fut infligée, ainsi qu'à une femme qui avait diné avec des hérétiques. Ce triple pèlerinage fut imposé encore à divers bateliers qui avaient, à leur insu, transporté des hérétiques, et ne les avaient reconnus pour tels qu’en route ou à la fin du voyage. Une femme, pour avoir mangé et bu en compagnie d'une autre femme qu’on disait hérétique, fut condamnée aux pèlerinages du Puy et de Saint-Gilles. La même pénitence frappa un homme pour avoir un jour visité des hérétiques, une femme pour avoir consulté, au sujet de son fils malade, un médecin vaudois. Les Vaudois étaient, en effet, des médecins réputés : deux hommes qui avaient fait appel à leur science, pour soigner des femmes ou des enfants, subirent, comme pénitente, les pèlerinages du Puy, de Saint-Gilles et de Compostelle. Un citoyen qui avait rendu, deux ou trois fois, visite à des hérétiques, avait obtenu son pardon en dotant un monastère. Il fut cependant contraint à de nombreux pèlerinages, notamment à ceux de Compostelle et de Canterbury ; il dut en outre porter, une année durant, la croix jaune. D’autres encore furent envoyés à Compostelle, l'un pour s’être trouvé, à bord d’un bateau, mêlé à des hérétiques — il s’était cependant écarté d’eux, en apprenant leur hérésie —, un autre pour avoir, dans son enfance, passé une partie de la journée et de la nuit avec des hérétiques. Pour avoir visité des hérétiques jadis, lorsqu’il avait douze ans, un autre fut envoyé au Puy ; une femme, qui en avait vu dans la maison paternelle, dut se rendre au Puy et à Saint-Gilles. Un homme qui avait vu deux hérétiques sortir d’une maison louée par lui, fut envoyé à Compostelle ; un autre qui avait accueilli la visite de sa mère, une Vaudoise, et qui lui avait fait cadeau d’une aune de drap, expia ce crime par des pèlerinages au Puy, à Saint-Gilles et à Compostelle. On pourrait prolonger indéfiniment cette énumération. Ce qui précède suffit à montrer la nature des 33 délits et le genre d’indulgence appliquée à la confession volontaire. Rien ne prouve qu'il ne se trouvât pas, au nombre des condamnés, d'excellents orthodoxes. Il n’en fallait pas moins faire comprendre au peuple que la tolérance pratiquée depuis des siècles était désormais abolie. Le seul commerce de voisinage entre Catholiques, Cathares et Vaudois était un péché. L’hérétique était une bête sauvage. On devait le traquer et le capturer comme tel, ou, pour le moins, l’éviter comme un lépreux.

Telles étaient les mesures appliquées en temps de grâce aux conversions spontanées. De plus grandes rigueurs étaient réservées aux crimes découverts plus tard. On imagine sans peine les sentiments que l'Inquisition inspirait à la population entière, sans distinction de croyances. La terreur se répandait partout lorsqu’on apprenait la prochaine arrivée des inquisiteurs. Il n’était pas un citoyen qui n’eût conscience de s’être rendu coupable, ne fût-ce que par charité envers un voisin, de quelque acte qualifié de crime par ces redoutables fanatiques qui s’appelaient Pierre Colla ou Guillem Arnaud. Les hérétiques, s’attendaient à l’emprisonnement perpétuel, à la confiscation, au bûcher, à moins qu’on ne les envoyât à Constantinople défendre l’Empire Latin chancelant. De leur côté, les catholiques n’espéraient guère un sort meilleur. Si on leur épargnait de plus sévères punitions, s’ils étaient dispensés de porter l’humiliante croix jaune, ils se voyaient, en revanche, condamner aux lointains pèlerinages. Ainsi, aux yeux des fidèles eux- mêmes, la venue des moines était comme un fléau dévastateur. Les inquisiteurs traversaient tranquillement le pays, laissant derrière eux une région presque entièrement dépeuplée. Tandis (lue pères et mères s’en allaient, pour des mois ou des années, en pèlerinages vers de lointains sanctuaires, leurs familles restaient là, mourant de faim ; les récoltes sur pied étaient la proie du premier venu ; tout le fruit d’une vie de travail déjà bien lourde était perdu, confisqué, anéanti. Encore une liste comme celle des sentences portées par Pierre Cella en temps de grâce ne met-elle en lumière qu'une partie de l’œuvre. Un ou deux ans plus tard, le concile de Narbonne dut inviter les inquisiteurs à suspendre momentanément les condamnations à l'emprisonnement : le nombre des gens qui venaient, par troupeaux, réclamer leur pardon après le temps de grâce était, en effet, si considérable que l'argent manquait pour leur entretien. On ne trouvait plus, même en ce pays de montagnes, assez de pierres pour construire des prisons !

Aussi arrivait-il fréquemment, comme à Castelnaudary, que les habitants, prévenus à temps, s'unissaient pour combattre l’œuvre des inquisiteurs. Tôt ou tard, ces tentatives désespérées devaient amener une catastrophe : ce fut le massacre d'Avignonet.

Pendant de longues années, le château de Montségur avait été le Mont Tabor des Cathares. C’était, comme le nom l'indique, un sûr refuge ouvert à ceux qui ne pouvaient espérer ailleurs de sécurité. Détruit une première fois, il fut reconstruit an début du siècle par Raymond de Péreille qui, pendant quarante ans, y offrit asile aux hérétiques, employant, à défendre les persécutés, toute son ardeur et toutes ses ressources. En 1232, les évêques cathares Teuton d’Agen et Guillabert (de Castres) de Toulouse, ainsi que nombre de ministres, voyant croître sans cesse l’oppression et la persécution, comprirent la nécessité de s’assurer une forteresse qui put, à l’occasion, servir d’asile. Il fut convenu que Raymond accueillerait et abriterait tous les fugitifs de la secte et que le trésor commun serait confié à sa garde. Ee château, situé sur les terres des maréchaux de Mirepoix, n’avait jamais ouvert ses portes aux Français. Pour fortifier ce pic quasi inaccessible, on avait mis en œuvre tout ce que pouvaient suggérer les connaissances stratégiques de l'époque, tout ce que pouvaient exécuter les bras d’auxiliaires dévoués. Dès le début delà persécution inquisitoriale, on vit se réfugier à Montségur les endurcis qui sentaient s’appesantir sur eux la main de l’inquisiteur. Des chevaliers dépossédés, des faidits de toute sorte venaient mettre leurs épées au service du châtelain. Des évêques et des ministres cathares y cherchaient un refuge contre un danger trop pressant, ou venaient s’y reposer des fatigues et des périls de leur mission. Raymond de Péreille lui-même y trouva un abri, en 1237, lorsque, compromis par les révélations de Raymond Gros, il s’enfuit de Toulouse avec sa femme Corba. De dévouement de sa race à l’hérésie fut d’ailleurs attesté par le sort de sa fille Esclarmonde, qui périt sur le bûcher, et par l’activité de son frère Arnaud Roger, évêque cathare.

Cette forteresse, au pouvoir d’hommes désespérés, enflammés du plus farouche fanatisme, était une menace pour le nouvel ordre de choses. Pour l’Église, c’était un lieu maudit d'où l’hérésie pouvait à tout instant déborder et se répandre de nouveau sur le pays. Depuis longtemps, tous les bons catholiques souhaitaient qu’on détruisit Montségur. Le 14 mars 1241, le comte Raymond, entre autres conditions par lesquelles il se fit pardonner ses relations suspectes avec Trencavel, promit de s’emparer du château. En effet, il feignit, la même année, de l’assiéger ; mais le succès eut été trop contraire à la réussite des projets qu’il nourrissait alors. Ses efforts ne servirent guère que de prétexte é des préparatifs militaires destinés à un tout autre objet. D’armée française, après avoir écrasé l'insurrection, vint aussi mettre le siège devant la forteresse de Montségur, mais ne réussit pas à la prendre.

En 1242, le soir de l’Ascension, Pierre Cella achevait tranquillement son œuvre à Montauban, quand une nouvelle vint l’effrayer et bientôt étonner le monde. Des inquisiteurs avaient été assassinés ù Avignonet, pelite ville située ù une douzaine de lieues de Toulouse. Le sévère Guillem Arnaud et l'affable Etienne de Saint-Thibery effectuaient alors, comme leur collègue Pierre Cella, une tournée dans la province soumise à leur juridiction. On sait, par certaines de leurs sentences qui ont été conservées, qu’en novembre 1241 ils opéraient à Lavaur et à Saint-Paul de Caujoux, et qu’au printemps de 1242 ils arrivèrent à Avignonet. En cette ville. Raymond d’Alfaro était bailli, au nom du comte, dont il était le neveu par sa mère, Guillemetta, tille naturelle de Raymond VI. Quand il apprit la venue des inquisiteurs et de leurs aides, il se bâta de machiner leur perle. Il dépêcha un exprès aux hérétiques de Montségur. A sa requête, Pierre Roger de Mirepoix partit aussitôt, avec un grand nombre de chevaliers suivis de leurs gens. Ils firent halte dans la forêt de Gaïac, près d’Avignonet. On leur apporta des vivres. Environ trente hommes de la région vinrent, en armes, se joindre à eux. Ils attendirent la tombée de la nuit. Pour le cas où ce plan échouerait, Alfaro avait disposé une autre embuscade sur la route de Castelnaudary. L’œuvre cruelle de l’Inquisition avait soulevé une haine si générale que cette vaste conspiration put s’organiser sur l’heure sans qu’il se trouvât un seul traitre parmi les conjurés. Fait plus significatif encore : les meurtriers, retournant à Montségur, furent accueillis de façon hospitalière au château de Saint-Félix, par un prêtre orthodoxe qui n’ignorait pas leur sanglant exploit.

Les victimes, sans méfiance, vinrent au piège. Elles étaient, en tout, au nombre de neuf. Les deux inquisiteurs, deux moines Dominicains, un Franciscain, le prieur des Bénédictins d’Avignonet, l'archidiacre de Lézat, Raymond de Costiran, ancien troubadour dont il ne reste qu’une chanson obscène, un clerc de l’archidiacre, un notaire et deux appariteurs— en un mol, tout le déploiement de forci l’judiciaire nécessaire pour mener activement la besogne. Ils furent amicalement hébergés dans le château du comte où ils avaient résolu d’ouvrir, le lendemain, les séances de leur tribunal et de juger les habitants qui tremblaient de peur. La nuit venue, douze hommes d’élite, armés de haches, sortirent de la forêt et se glissèrent furtivement jusqu'à la poterne du château. Là, un des compagnons d’Alfaro, Golairan, vint à leur rencontre, s’assura que tout allait bien et retourna voir ce que faisaient les inquisiteurs. Il revint une première fois et annonça qu’ils étaient occupés à boire. Un peu plus tard, il se présenta de nouveau, porteur de bonnes nouvelles : les inquisiteurs se couchaient. Comme s’ils redoutaient quelque danger, ils étaient tous restés dans la grande salle dont ils avaient barricadé la porte. On ouvrit la poterne, les gens de Montségur entrèrent et furent rejoints par Alfaro, armé d’une masse et suivi de vingt-cinq citoyens d’Avignonet. Un écuyer au service des inquisiteurs les accompagnait, ce qui prouve que la trahison eut une part dans l’affaire. La porte de ta salle fut promptement enfoncée ; la bande forcenée se précipita, dépêcha ses victimes et poussa des cris de joie pour célébrer la vengeance accomplie. Chacun exaltait la part qu’il avait prise dans ces sanglantes représailles. Alfaro, en particulier, criait : Va be, esta be et proclamait que sa masse d’armes avait bien fait son devoir. En fracassant le crâne de Guillem Arnaud, elle avait ravi à Pierre Roger de Mirepoix, commandant en second à Montségur, la coupe que celui-ci avait réclamée en reconnaissance de son concours. Les assassins partagèrent entre eux les dépouilles de leurs victimes, chevaux, livres, vêtements, jusqu’aux scapulaires. Quand la nouvelle arriva à Rome, le collège des cardinaux se hâta de déclarer que les inquisiteurs massacrés ôtaient des martyrs en Jésus-Christ. Un des premiers actes d’innocent IV, élu en juin 1248, fut de renouveler cette déclaration. Pourtant, ces martyrs ne furent jamais canonisés. En vain adressa-t-on requête sur requête au Saint-Siège ; en vain de nombreux miracles attestèrent-ils leur sainteté aux yeux du peuple. Ce fut en 1800 seulement que Pie IX leur donna une tardive consécration[10].

Comme le meurtre du légat Pierre de Castelnau, en 1208, le massacre d’Avignonet fut une erreur funeste. Cette brutale injure à la traditionnelle sainteté des ecclésiastiques provoqua un frisson d’horreur chez ceux mêmes qui blâmaient la cruauté de l’Inquisition. L’audace de l'attentat, l’impitoyable férocité avec laquelle il avait été commis permettaient de croire que la force seule était désormais capable d’extirper l'hérésie. Il n’est pas surprenant que la sympathie, à ce moment, ait changé d’objet. Toutefois, le massacre resta, en fait, impuni. Frère Ferrer, inquisiteur de Carcassonne, fit, sur l’affaire, une enquête en règle ; après la prise de Montségur, en 1244, tous les détails du complot furent confessés par certains des hommes qui y avaient pris part ; mais les vrais coupables restèrent saufs. Le comte Raymond, il est vrai, quand ses accablantes occupations lui laissaient quelque loisir, pendait divers complices sans importance ; Raymond d’Alfaro fut néanmoins promu, en 1247, viguier de Toulouse ; il représenta son maître dans les démarches touchant l’ensevelissement du défunt comte ; il fut, enfin, un des neuf témoins qui reçurent les dernières volontés de Raymond. Un autre meneur, Guillem du Mas-Saintes-Puelles, prêta serment d’allégeance au comte Alphonse, en 1249, après la mort de Raymond. Particularité intéressante : avant que l’irritation causée par la violence de l’Inquisition eût fait de Guillem du Mas-Saintes-Puelles un des assassins d’Avignonet, ce personnage avait, en 1233, en qualité de bailli de Lavaur, arrêté, conduit à Toulouse et fait promptement brûler un grand nombre d’hérétiques.

Co massacre survint fort mal à propos pour le comte Raymond. Il nourrissait alors de vastes projets, qui semblaient près de se réaliser, pour assurer la réhabilitation de sa maison et l'indépendance de ses domaines. Il ne pouvait se décharger de la responsabilité que partout on lui attribuait dans cette mal- 38 heureuse affaire. Peu auparavant, le 14 mars, se croyant mortellement malade, il avait, pour obtenir l'absolution du représentant de l’évêque d’Agen, juré de consacrer toutes ses forces à la persécution de l’hérésie. Mais on savait qu’il était hostile aux Dominicains en tant qu’inquisiteurs et qu'il s’était désespérément opposé à ce qu'on rendit ces fonctions aux moines. Le l« r mai, juste quatre semaines avant l’événement, en présence de nombreux prélats et nobles, il déclara solennellement qu’il portait plainte à Rome, le provincial ayant, sur son propre territoire, nommé des Dominicains aux fonctions d’inquisiteurs.

Il comptait bien donner suite à cet appel. Protestant de ses vœux ardents pour l’extirpation de l’hérésie, il pressait les évêques d’exercer énergiquement, è cette fin, leur pouvoir légitime, leur promettant son appui et s’engageant à appliquer la loi en ce qui touchait la confiscation et la peine de mort. Il se montrait même disposé à admettre les moines comme inquisiteurs, pourvu qu’ils agissent dans la plénitude de leur indépendance, sans le contrôle de leurs Ordres et de leurs provinciaux. Même, dans l’église de Moissac, un de ses baillis menaça de saisir à la fois la personne et les biens de tous ceux qui se soumettraient aux peines édictées par des inquisiteurs non accrédités parle comte. Dans cette situation, on ne saurait s’étonner que Raymond ait été tenu pour complice du massacre. La cause qu'il personnifiait souffrit beaucoup du changement produit par cette affaire dans le sentiment public.

Raymond s’était employé à machiner une vaste alliance, pour enlever à la Maison des Capétiens les conquêtes faites par elle depuis un quart de siècle. Il avait vu se joindre à lui les rois d’Angleterre, de Castille, d’Aragon, et le comte de la Marche. Tout lui faisait espérer qu'il rentrerait en possession de ses anciens domaines. Le massacre d’Avignonet fut un fâcheux présage de la révolte qui éclata immédiatement après. La fidélité de certains de ses vassaux en fut ébranlée : ils refusèrent leur appui. Pour compenser ce mal, le comte dut transformer eh siège véritable le siège qu’il avait feint de mettre devant Montségur, employant ainsi des troupes dont il ne pouvait se passer ailleurs. Néanmoins, un moment, le soulèvement parut devoir l'emporter. Raymond reprit même son ancien litre de duc de Narbonne. Mais le roi Louis sut faire face au danger et 39 ne laissa- pas aux alliés le temps de concentrer leurs forces. Par les victoires qu'il remporta sur les Anglais et le ? Gascons à Taillebourg et à Saintes, le 19 et le 23 juillet, il ôta à Raymond tout espoir d’un secours venant de ce côté. La peste Contraignit Louis à licencier son principal corps d’armée, mais une forte troupe commandée par le vétéran Imbert de Beaujeu mena contre Raymond une active campagne. Le comte, privé de ses alliés, abandonné de presque tous ses vassaux, fut obligé de mettre bas les armes le 22 décembre. Pour obtenir la paix, il s’engagea à extirper l'hérésie et â punir les assassins d’Avignonet. Prudent et modéré, le roi Louis le traita avec indulgence. Cependant on stipula que tout habitant mâle âgé de plus de quinze ans prêterait serment de seconder l’Église dans sa lutte contre l'hérésie et de soutenir le roi contre Raymond, même si ce dernier se révoltait encore. C’était reconnaître une fois de plus le lien indissoluble qui unissait la cause catholique à celle de la domination française dans le Midi.

Le triomphe de ces deux puissances était complet. Ainsi finit le dernier effort sérieux tenté par le Midi pour recouvrer son indépendance. Bientôt, par le traité de Paris, le pays passait irrévocablement aux mains de l’étranger. L’Inquisition allait avoir pleins pouvoirs pour y exiger la soumission â l'orthodoxie. C’est en vain que Raymond, au concile de Béziers, le 20 avril 1240, lit une nouvelle tentative auprès des évêques de ses domaines, ceux de Toulouse, Agen, Cahors, Albi et Rodez, et, tant personnellement que par la bouche de représentants autorisés, — Cisterciens, Dominicains ou Franciscains, — les pressa d’entreprendre contre l’hérésie une diligente inquisition et leur promit l’appui du bras séculier. En vain, aussitôt après l’élection d’innocent IV, en juin, les Dominicains, terrifiés de l’avertissement que leur donnait le massacre d’Avignonet, firent-ils une tentative auprès du pontife : une délégation se rendit à Rome et allégua maintes raisons pour obtenir qu’on déchargeât les moines de ce dangereux fardeau. Le pape refusa net et leur enjoignit de poursuivre leur sainte besogne, dussent-ils tous y souffrir le martyre[11].

C’est lâ l’unique marque d’hésitation et de faiblesse qu’ait laissé paraître l’Ordre des Dominicains. La congrégation comptait en abondance des hommes qu’un ardent fanatisme préparait A leur périlleuse mission. D’ailleurs, le danger était plus apparent que réel. Les sujets de crainte avaient été emportés dans la réaction qui suivit l’inutile massacre d’Avignonet et la rébellion avortée de Raymond. Il se créait un courant favorable â l’orthodoxie. Une confrérie fut fondée, en octobre 1244, par Durand, évêque d’Albi — il semble bien que des manifestations analogues se soient produites en d’autres lieux à la même époque —. Placés sous la protection de sainte Cécile, les membres de cette association s’engageaient à se protéger mutuellement, à seconder l’évêque dans son œuvre de justice contre les hérétiques, Vaudois et partisans des Vaudois, et â défendre la personne des inquisiteurs comme leurs propres personnes. Tout membre soupçonné d’hérésie devait être immédiatement chassé. Une prime d’un marc d’argent était offerte à quiconque s’emparerait d'un hérétique et remettrait le prisonnier aux mains de la confrérie. Le nouveau pape avait, d’autre part, tenu un langage dépourvu d'équivoque. En même temps qu’il refusait de dessaisir les Dominicains, il adressait à tous les prélats de la région l’ordre formel de seconder et de protéger les inquisiteurs dans leurs travaux et leurs épreuves. Il menaçait de sa vengeance tous ceux qui négligeraient ce devoir et promettait expressément sa faveur aux zélés. Les Dominicains furent invités à redoubler d’efforts pour étouffer l’hérésie renaissante. Un nouveau légat, Zoen, évêque élu d’Avignon, partit pour le Languedoc, porteur d’instructions pressantes, en vue d’une vigoureuse action. Son prédécesseur avait été l’objet de plaintes de la part des inquisiteurs, pour avoir, en dépit de leurs remontrances, élargi certains de leurs prisonniers et distribué sans discernement des remises de peines. Tous ces actes de clémence déplacée furent déclarés nuis. Zoen, en vertu des ordres reçus, imposa à nouveau et sans appel les peines suspendues.

Une circonstance encore plus grave pour la cause des hérétiques fut la réconciliation finale de Raymond avec la papauté. En septembre 1243, le comte se rendit en Italie : il eut une entrevue avec Frédéric Il en Apulie et obtint une audience d’Innocent à Rome. Dix années durant, il avait subi l’excommunication et soutenu une lutte inutile. Il ne pouvait plus désormais conserver d’illusions ; il était prêt à donner toutes les assurances qu’on réclamerait de lui. D’autre part, le nouveau pape ne nourrissait pas à son égard les préventions que des querelles prolongées avaient fait naître en Grégoire IX. Aussi arriva-t-on sans grande difficulté à une entente, due pour une large part aux bons offices de Louis IX. Le 2 décembre, Raymond fut déchargé de ses diverses excommunications. Le 1er janvier 1244, l'absolution fut annoncée au roi Louis et aux prélats du royaume, qui furent chargés de la publier dans toutes les églises. Enfin, le 7 janvier, le légat Zoen reçut avis <le témoigner au comte une affection paternelle et de ne pas permettre qu'on le molestât. Cependant cette absolution n’était donnée que ad cautelam, c’est-à-dire sous réserves. Une excommunication spéciale avait été prononcée contre Raymond comme fauteur d’hérétiques, à la suite du massacre d’Avignonet, parles inquisiteurs Ferrer et Guillem Raymond. Le comte avait, à ce sujet adressé un appel spécial au Saint-Siège en avril 1243 ; une bulle spéciale, du 16 mai 1244, leva l'interdit. Raymond ne se vit imposer, semble-t-il, aucune condition concernant la croisade si longtemps différée, et il vécut par la suite en harmonie parfaite avec le Saint-Siège. Même il fut l’objet de nombreuses faveurs. Une bulle du 18 mars 1244 lui accordait un précieux privilège : il était, pour cinq ans, dispensé de répondre à toute lettre apostolique le citant en justice hors de ses domaines. Par une autre bulle, du 27 avril 1245, le comte, sa famille et ses terres étaient placés sous la protection particulière de Saint- Pierre et de la papauté. Une autre bulle, du 12 mai 1245, décréta (pie nul délégué du Siège Apostolique ne pourrait, à moins de mandat spécial, prononcer contre Raymond l’excommunication ou quelque autre condamnation. En outre, une bulle du 21 avril 1245 imposait à l’autorité des inquisiteurs certaines limites — que ceux-ci, d’ailleurs, ne paraissent jamais avoir respectées. Raymond était définitivement gagné à la cause de l’orthodoxie. Il avait résolu de se plier aux nécessités du moment : les hérétiques n’avaient désormais rien à espérer de lui, les inquisiteurs rien à craindre. Aussi se préparait-on à reprendre vigoureusement et systématiquement les opérations. C’est à cette époque que le concile de Narbonne élabora les mesures auxquelles nous avons souvent fait allusion.

Tant que l’hérésie conservait, comme refuge et centre de ralliement, la place forte de Montségur, on n’en pouvait briser la secrète et puissante organisation. La capture de ce repaire de brigands s’imposait. Dès que le trouble créé par la révolte de 1242 eut cessé, une croisade lut entreprise, non par Raymond, mais par l'archevêque de Narbonne, l'évêque d’Albi, le sénéchal de Carcassonne et d’autres nobles qu’entraînait leur zèle ou le désir de gagner leur salut. De leur côté, les hérétiques ne restaient pas inactifs. Plusieurs baillis du comte Raymond leur prêtèrent secours. On leur envoya Bertrand de la Bacalairia, habile fabricant d’engins de guerre, qui pourvut à leur défense. De toutes parts affluèrent au château fort de l’argent, des vivres, des armes et des munitions. Le siège commença au printemps de 1248. L’attaque fut menée avec une ardeur infatigable. Les assiégés résistèrent avec une vigueur désespérée. Comme à l'époque des anciens combats de Toulouse, les femmes secondaient les hommes ; le vénérable évêque cathare, Bertrand Martin, excitait les courages parla promesse de l’éternelle félicité. Tel était alors l’état des esprits (pie les assiégés trouvèrent des sympathies dans le camp de leurs ennemis eux- mêmes. Ils purent ainsi communiquer librement avec leurs amis de l’extérieur et reçurent des renseignements sur les plans d'attaque. On put même, vers Noël 1243, faire passer en toute sécurité, à travers les lignes d’investissement, le trésor amassé à Montségur et l’envoyer à Pons, Arnaud de Châteauverdun, dans le Savartès. Les assiégés entretenaient des relations secrètes avec le comte Raymond qui les soutint surtout de ses promesses, se faisant fort, si Montségur tenait bon jusqu’à Pâques 1244, d’obtenir alors de Frédéric Il une armée de secours. Tout cela fut vain. Le siège traînait en longueur depuis près d’un an quand, dans la nuit du l’er mars 1244, des bergers trahirent leurs compatriotes et guidèrent les Croisés par des sentiers presque inaccessibles, à travers les rocs escarpés. Un ouvrage avancé fut surpris et emporté. Le château ne put tenir davantage. On parlementa brièvement : la garnison accepta de capituler à l’aurore, de livrer à l’-archevêque tous les Parfaits hérétiques, à la condition que la vie des autres fut épargnée. On réussit à faire descendre du liant des murs, avec des cordes, quelques hérétiques qui échappèrent ainsi. La capitulation fut exécutée. L’archevêque trouva un moyen rapide pour recevoir les confessions. Au pied du pic on dressa, en empilant du bois, une série de bûchers auxquels on mit le l'eu. Les Parfaits reçurent l'ordre de renier leur foi ; sur leur refus, on les jeta dans les flammes. Ainsi périrent deux cent-cinq hommes et femmes. Les vainqueurs pouvaient écrire triomphalement au pape : « Nous avons écrasé la tête du dragon ! »

Un avait promis de laisser la vie sauve aux autres prisonniers ; mais ce fut pour tirer d’eux le plus grand profit possible. Pendant des mois, les inquisiteurs Ferrer et P. Durant s’attachèrent à obtenir, par des interrogatoires, des témoignages contre des hérétiques lointains ou proches, vivants ou morts. Depuis le vieux Raymond de Péreille jusqu’à un enfant de dix ans, tous furent contraints de révéler les cas d'adoration ou d’hérétication dont ils purent se souvenir. Des volumes entiers furent noircis ; on dressa d’interminables listes, où figuraient les noms de tous ceux qui, durant une période remontant à trente ou quarante ans, avaient assisté à des sermons ou à des consolamenta, dans toute l’étendue du pays jusqu’en Catalogne. On rechercha soigneusement et on nota ceux qui avaient fourni des vivres aux gens de Montségur. On surchargea ainsi largement les terribles registres de l’Inquisition et l'on put reconnaitre toutes les ramifications que l’hérésie avait projetées à travers le pays pendant une génération et plus. Cela promettait de nombreuses exhumations, de fructueuses confiscations ; cela donnait aux inquisiteurs des armes infaillibles pour saisir leurs victimes et confondre toutes les dénégations. Quant aux moyens employés pour obtenir ces informations, nous sommes réduits à des conjectures. La torture n'était pas encore en usage ; on avait promis de laisser vivre les prisonniers ; d’autre part, de tels hérétiques ne pouvaient échapper à l’emprisonnement perpétuel. On parvint cependant à vaincre les plus tenaces résistances. C’est ainsi que Raymond de Péreille lui- même, après avoir résolument supporté les vicissitudes des croisades et tenu bon jusqu’au dernier moment, fouilla au fond de sa mémoire pour dénoncer tous ceux qui, à sa connaissance, avaient adoré un ministre. On peut imaginer quelles furent les horreurs de ces deux mois de captivité préventive, capables de briser une telle force d’âme et d’amener cet homme au dernier échelon de l’infamie. On vit même un Parfait hérétique, Arnaud de Brelos, fait prisonnier tandis qu’il fuyait vers la Lombardie, révéler les noms de tous ceux qui lui avaient offert un abri et qui avaient assisté à ses offices au cours de sa mission errante.

Désormais, pour les Cathares, il n’y avait plus d'espoir qu’en Dieu. Les derniers ressorts de la résistance étaient brisés. Un à an, tous leurs appuis avaient cédé ; il ne leur restait plus que La lutte passive, le martyre. L’Inquisition pouvait, à son aise, traquer et saisir ses victimes. Roi et comte pouvaient intervenir ensuite et décréter la confiscation, faisant ainsi graduellement passer tous les domaines du Midi aux mains d’orthodoxes et de loyaux sujets. Cependant la foi des Cathares était si vivace que la lutte désespérée se poursuivit encore pendant trois générations. On ne saurait pourtant s’étonner que des revers aussi terribles aient tout d’abord semé le désarroi parmi les hérétiques. Dans le poème écrit vers cette époque par le dominicain Isarn, l’hérétique Sicard de Figueiras dit que leurs meilleurs amis ont trompé leur confiance, se tournent contre eux et les trahissent. Aucune donnée certaine ne nous permet d’évaluer le nombre des croyants qui, au prix même de l’emprisonnement perpétuel, abandonnèrent alors leur religion. Ce nombre dut être considérable, car on sait que, vers cette époque, le concile de Narbonne pria les inquisiteurs de différer leurs jugements, faute de matériaux nécessaires pour la construction de prisons. Il était impossible de loger les troupeaux d’hérétiques qui venaient précipitamment s’accuser et demander pardon après l’expiration du délai de grâce : encore, en décembre 1234, ce délai avait-il été prorogé sur l’ordre d’innocent IV.

Dans une population où l’hérésie était en perpétuelle fermentation, le zèle des inquisiteurs- trouvait, en dehors de ces milliers de pénitents volontaires, un large terrain d'action. Oui- conque avouait, était tenu de donner les noms de tous ceux qu’il avait vus participer à des actes hérétiques, de tous ceux qu’il avait vu hérétiquer à leur lit de mort. On obtenait ainsi d’innombrables indications permettant de citer en jugement ceux qui refusaient de s’accuser eux-mêmes. Quant à ceux que la mort avait mis dans l’impossibilité de se rétracter, on les exhumait et on brûlait leurs os.

Pendant quelques années, les inquisiteurs travaillèrent sans relâche. Les populations terrorisées n’offraient plus aucune résistance : elles s’étaient familiarisées avec le désespoir des pénitents condamnés à l’emprisonnement perpétuel, avec le spectacle de cadavres décomposés traînés par les rues, avec l’horreur de ces bûchers, où les victimes, avant d’être livrées au feu éternel, étaient consumées par la flamme séculière. Il parait cependant que les fonctions d’inquisiteur n’étaient pas sans danger. On redoutait encore des tentatives de représailles. Le concile de Béziers, en 1246, ordonnant des tournées inquisitoriales, dispensa les inquisiteurs de se rendre en personne dans les régions où leur sûreté paraîtrait menacée. En 1247, Innocent IV autorisa la convocation des accusés domiciliés au loin, afin que les inquisiteurs, au cours d’un voyage, ne fussent pas exposés à tomber dans quelque piège.

Les hommes qui remplissaient alors dans le Languedoc les fondions d’inquisiteurs ne connaissaient ni crainte ni fatigue ; ils ne profitèrent que rarement de cette concession faite à la prudence, Bernard de Caux, si justement surnommé le marteau des hérétiques, était, ù celle époque, l’âme de l'Inquisition de Toulouse. Après une période d'opérations à Montpellier et à Agen, il avait reçu pour collègue un homme de caractère identique au sien, Jean de Saint-Pierre. Ils procédèrent à une enquête complète par toute la province, passant la population au crible de telle façon que peu de consciences purent échapper à leurs recherches. On possède un compte-rendu incomplet de celle enquête, embrassant les années 1245 et 1246, durant lesquelles furent visitées six cents localités, presque la moitié du Languedoc. Ce fut un travail immense, que les inquisiteurs durent conduire avec une incroyable énergie,-à en juger par le nombre formidable des interrogatoires recueillis dans des villes insignifiantes : deux cent trente à Avignonet ; à Fanjeaux, cent ; à Mas-Saintes-Puelles, quatre cent vingt. On doit à M. Mobilier un commentaire de ce curieux document. L’historien n’a pas fait le compte exact des affaires jugées, mais il estime que le total approximatif atteint huit à dix mille. Si l’on calcule ce que ce total représente d’opérations judiciaires, interrogatoires et confrontations, on reste stupéfait devant l’énergie surhumaine déployée par les fondateurs de l'Inquisition. Il est permis de présumer, comme le laissait entrevoir la lecture des condamnations portées par Pierre Cella, que le sort des victimes, écrasées sous cet amas de dénonciations, dut être décidé sans trop de scrupules. Du moins celles-là échappèrent-elles aux interminables et atroces formalités adoptées plus tard par l’Inquisition, quand elle put opérer à loisir. On comprend difficilement, lorsqu’on a sous les yeux un tel document, que les évêques du Languedoc se soient plaints, en 1245, de l’excessive indulgence de l’Inquisition, qu’ils aient constaté les progrès constants de l’hérésie et réclamé des inquisiteurs plus d’énergie. Il y avait apparemment mésintelligence entre l’épiscopat et l’Inquisition, car la même année Innocent IV enjoignit aux inquisiteurs du Languedoc de n’appliquer leur procédure habituelle qu’aux cas d’hérésie manifeste et aux délits entraînant une punition légère : quant aux procédures entamées pour des crimes punissables d’emprisonnement, de croix, de pèlerinages lointains et de confiscation, elles devaient être interrompues jusqu’à ce que des règles définitives eussent été adoptées par le concile qui allait s’ouvrir à Lyon. Ce fut, en fait, le concile de Béziers, réuni en 1246, qui régla ces questions.et publia un nouveau code de procédure[12].

Le comte Raymond, désormais tout dévoué au catholicisme, prit une part active à ces mesures. Sa vie agitée approchait de sa fin. Pour rester en bon accord avec l’Église qui lui assurait, au prix de son zèle tardif, le repos et la richesse, il n’hésitait pas à verser le sang de ses sujets. Il est vrai qu’il n’aurait pu les sauver même s'il en avait eu le désir. Il tenait à manifester avec éclat sa haine de l’hérésie. En 1247, il ordonna à ses fonctionnaires de mener de force aux sermons des moines les habitants de toutes les villes et de tous les villages qui se trouveraient sur leur route. En 1249, à Berlaiges, près d’Agen, il eut le triste courage de faire brûler quatre-vingts croyants qui avaient, en sa présence, confessé leurs erreurs, — dépassant de beaucoup, en cette circonstance, la cruauté habituelle aux inquisiteurs. Vers la même époque, le roi Jayme d’Aragon arrêta l’action de l’Inquisition sur le territoire de Narbonne. Peut-être cette décision fut-elle déterminée par le meurtre de deux fonctionnaires inquisitoriaux et par la destruction de leurs procédures ; pour reconstituer la liste des condamnations et la longue série des témoignages recueillis contre les suspects, il fallait des efforts sans fin. Innocent IV, à la requête du roi, interdit à l’archevêque et aux inquisiteurs de poursuivre les procédures pour hérésie ; le provincial des Dominicains d’Espagne et Raymond de Pennaforte reçurent ensuite mission de désigner de nouveaux inquisiteurs dans les possessions françaises de l’Aragon.

Quand Saint-Louis résolut d’entreprendre la désastreuse croisade de Damiette, il lui déplut de laisser derrière lui le dangereux vassal qu’était Raymond. Depuis longtemps Innocent IV lui avait fait remise du vœu de service en Pales- line, mais le comte était accessible à la persuasion. On lui offrit des présents. L’importance des offres fut en rapport, semble-t-il, avec l’intérêt qu'on attribuait à sa présence dans l’armée et à son absence loin de ses domaines. Le roi lui promit de vingt à trente mille livres pour ses dépenses et, au retour, la restitution du duché de Narbonne. Le pape consentit à lui payer deux mille marcs lors de son débarquement : il lui promit, de plus, le produit de tous les « rachats de vœux » et des legs laits en faveur de la croisade. L’interdiction d’imposer aux hérétiques convertis la pénitence de la croisade serait également levée au profit du comte ; les autres pèlerinages lointains, généralement assignés comme pénitences, ne seraient pas ordonnés tant que le comte serait au service. Les éblouissantes faveurs stimulèrent le zèle du nouveau Croisé, qui prit au sérieux sa mission. Son ardeur pour la pureté de la foi s’on accrut. L’infatigable activité de Bernard de Caux lui-même ne suffisait plus à la satisfaire. Bien que cet incomparable persécuteur employât toute son énergie à l’achèvement de ses terribles enquêtes, Raymond, au début de 1248, se plaignit à Innocent ; à l’entendre, l’Inquisition négligeait son office ; les hérétiques, vivants ou morts, restaient impunis ; d’autres arrivaient de l’étranger et semaient le fléau de leurs erreurs sur ses territoires et sur les terres voisines ; enfin le pays, presque entièrement purifié jadis, était de nouveau infecté par l'hérésie.

La mort épargna à Raymond les épreuves de la malheureuse croisade d’Égypte. Ses préparatifs étaient achevés quand il tomba mortellement malade. Il mourut le 27 septembre 1249. 4g Sur son lit de mort, il ordonna à ses héritiers de restituer les sommes qu’il avait reçues en vue de l’expédition et d’envoyer cinquante chevaliers servir, pendant un an, en Palestine. Sa mort fut généralement déplorée par ses sujets. Ces regrets étaient, somme toute, justifiés. Avec lui s’éteignit une noble maison qui avait vaillamment tenu son rang depuis l’époque carolingienne. Le peuple sentait que la dernière barrière qui le défendit contre les Français détestés était désormais abattue. L’héritière, Jeanne, élevée à la cour du roi, était, à la naissance prés, foncièrement française. Elle semble, de plus, n'avoir eu ni personnalité ni influence. Le sceptre du Midi passa aux mains d’Alphonse de Poitiers, politique avide dont le 'zèle orthodoxe vit surtout dans la persécution une source de profitables confiscations. Il avait fallu des instances réitérées pour amener Raymond à appliquer, avec la sévérité voulue, cette peine redoutée. Alphonse n’eut pas besoin de semblables avertissements. Quand ce bel héritage lui échut, il était en Egypte avec sa femme et son frère, le roi Louis. La vigilante reine blanche, à titre de régente, prit rapidement possession en leur nom. Quand ils revinrent, en 1251, ils reçurent personnellement l’hommage de leurs sujets. Grâce à une subtilité juridique. Alphonse éluda le paiement des legs pieux que comportait le testament de Raymond. Il partit pour le Nord, laissant, comme compensation, une forte somme destinée à pourvoir aux dépenses de l’Inquisition et à payer les achats de bois nécessaires aux exécutions. Peu après, on le voit inviter les évêques à prêter un appui plus efficace aux travaux des inquisiteurs. Sa chancellerie tenait toujours prèle une formule de délégation aux fonctions d’inquisiteurs, qu’il suffisait de soumettre ensuite à la signature pontificale. Cette politique fut invariablement suivie par lui pendant les vingt années de son règne. Il ne dévia jamais de la ligne de conduite qu’il s’était tracée, C'est ainsi qu’en décembre 1208 il écrivit à Pons de Poyet et à Étienne de Gâtine pour les inviter, en termes pressants, à redoubler d’activité et à débarrasser promptement ses domaines de foute hérésie. Cette démarche était assurément inutile : elle n’en demeure pas moins, à nos yeux, caractéristique.

Le sort du Languedoc était irrévocablement fixé. Jusqu’alors on avait pu espérer que le versatile Raymond reviendrait à ses anciens errements. Puis, ses sujets avaient partagé le désir, manifesté par lui dans ses nombreux projets de mariage, de lui voir naître un héritier auquel reviendraient les terres non comprises dans la succession promise à sa fille. Il était dans sa cinquante-et-unième année : cet espoir n’avait donc rien de déraisonnable. Sa race eût été ainsi perpétuée et le Midi eût gardé sa nationalité. Toutes ces espérances s’étaient évanouies. Les Cathares les plus ardents n’avaient désormais en perspective qu’une existence de bête traquée — avec, au bout, la prison ou le bûcher. L’Église hérétique, cependant, persistait obstinément. Ce nombre de ses adhérents avait considérablement diminué. Beaucoup s’étaient réfugiés en Lombardie. Là, après la mort de Frédéric Il, grâce aux guerres civiles et aux luttes politiques des tyrans locaux, loi qu’Ezzelin da Romano, ils trouvèrent un abri contre l’Inquisition. Beaucoup restèrent dans le Languedoc, poursuivant, au milieu des orthodoxes, leurs missions errantes, sans cesse traqués par les espions de l’Inquisition, rarement trahis par les paysans. Ces hommes humides et obscurs, bravant sans espoir la souffrance, la fatigue et le danger, pour une cause qu’ils croyaient divine, furent de véritables martyrs. Leur inébranlable héroïsme montre combien la vérité d’une religion influe peu sur le dévouement de ses adeptes. Rainerio Saccone, Cathare converti, qui fut, plus que tout autre, à même d’être renseigné, comptait à cette époque, en Lombardie, cent cinquante Parfaits venus de France : il en trouvait deux cents de plus dans les églises de Toulouse, de Carcassonne, d’Albi et dans celle d’Agen, alors à moitié détruite. Ces chiffres semblent indiquer que, malgré la persécution systématique et impitoyable des vingt années précédentes, il subsistait encore un fort noyau de croyants. Leur ferveur était réchauffée parles précieuses visites que leur faisaient, à l’occasion, les ministres errants, et aussi parles relations suivies qu’ils entretenaient avec la Lombardie. Jusqu’au moment où la secte disparut en deçà des Alpes, on trouve, dans les confessions des pénitents, des allusions à ces pèlerinages, seul lien subsistant entre les proscrits et leurs frères restés dans le pays. En 1254, Guillem Fournier, dans l’interrogatoire qu’il subit devant l'Inquisition de Toulouse, relate qu’il partit pour l’Italie avec cinq compagnons, dont deux femmes. Sa première étape fut Coni, où il rencontra un grand nombre d’hérétiques. A Pavie, il fut hérétique par Raymond Mercier, ancien diacre de Toulouse. A Crémone il vécut un an dans la maison de Vivien, le bien-aimé évêque de Toulouse, chez lequel il trouva beaucoup de nobles réfugiés. Il s’arrêta huit mois à Pise ; à Plaisance il rencontra de nouveau Vivien. Finalement, il revint dans le Languedoc, chargé, par les réfugiés, de messages pour les amis de France. En 1300, à Albi, Etienne Mascot confesse qu’il fut envoyé en Lombardie par maître Raymond Calverie. avec mission de ramener Raymond André ou quelque autre Parfait. A Gênes il rencontra Bertrand Fabri, chargé d’une semblable mission par Guillem Golfier. Ils opérèrent ensemble et retrouvèrent, parmi les réfugiés, beaucoup de vieux amis. Ceux-ci les menèrent dans un bois où s’élevaient plusieurs maisons servant de refuges aux hérétiques. Le seigneur de l’endroit les fit accompagner par un Lombard, Guglielmo Pagani, lequel revint avec eux. En 1309, Guillem Falquet avoue, à Toulouse, être allé cinq fois à Côme et jusqu’en Sicile, pour les besoins de son Eglise. Arrêté au cours d’une visite à un croyant malade, il fut condamné à l’emprisonnement et aux chaînes : il réussit à s’évader en 1313. Vers la même époque fut condamné Raymond de Verdun, qui avait, lui aussi, entrepris quatre voyages d’apôtre en Lombardie[13].

Les hérétiques pourchassés, restant ainsi secrètement attachés à leur foi, imposaient aux inquisiteurs une laborieuse besogne. Leurs rangs étaient éclaircis par la persécution et la fuite ; mais l’expérience leur enseignait de mieux en mieux l’art d’échapper aux poursuites. Aussi ne pouvait-on plus faire, comme au temps de Pierre Cella et de Bernard de Caux, des rafles énormes de pénitents ; il en restait assez cependant pour récompenser les efforts des moines et exercer l’adresse de ' leurs espions.

D’ailleurs, l’organisation de l’Inquisition se perfectionnait peu à peu. En 1254, le concile d’Albi la révisa avec soin. Iles tribunaux permanents furent institués, les limites des circonscriptions inquisitoriales exactement fixées. Pour la Provence et pour les territoires situés à l’est du Rhône, le quartier général fut Marseille : on l’attribua définitivement aux Franciscains. Les autres pays contaminés furent laissés aux Dominicains, qui eurent des tribunaux à Toulouse, à Carcassonne et à Narbonne. Si l’on ajoute foi aux documents incomplets qui subsistent, l’Inquisition de Carcassonne rivalisa d’énergie et d’efficacité avec celle de Toulouse. Pendant quelque temps les hérétiques cherchèrent un abri dans la France septentrionale ; mais, là-même, l’Inquisition se faisait de jour en jour plus énergique : les malheureux durent rebrousser chemin. En 1255, une bulle d’Alexandre IV autorisa le provincial et les inquisiteurs de Paris à poursuivre les fugitifs jusque sur les terres du comte de Toulouse. A la même époque, les fonctions spéciales des inquisiteurs furent protégées avec vigilance contre tout empiètement des autres pouvoirs établis. Sans doute, nous avons vu l’Inquisition à ses débuts soumise au contrôle des légats pontificaux ; mais, par la suite, une fois solidement assise et complètement organisée, elle fut laissée indépendante. Quand, en 1257, le légat Zoen, évêque dAvignon, voulut faire œuvre inquisitoriale en vertu de son autorité légatine autorité contre laquelle, quatorze ans plus tôt, personne n’aurait osé s’élever Alexandre IV le rappela à lordre assez durement, lautorisant à agir à sa guise dans les limites de son diocèse, mais l’invitant à ne pas s’immiscer, hors de ces limites, dans les affaires de l'Inquisition. On constate aussi, durant cette période, l’asservissement complet de tous les fonctionnaires séculiers aux ordres des inquisiteurs. Le pieux Saint-Louis et ces princes avides, Alphonse de Poitiers et Charles d’Anjou, rivalisaient de zèle, mettant toutes les forces de l’État à la disposition du Saint-Office et pourvoyant à ses dépenses. L’Inquisition était virtuellement souveraine dans le pays et, comme nous l’avons vu, elle était elle-même sa loi.

La dernière ombre de résistance ouverte se dissipa en 1255. Après la chute de Montségur, les chevaliers proscrits et dépouillés, les faidits, avaient, ainsi que les hérétiques, tenté de trouver, dans les montagnes, quelque forteresse où ils pussent se sentir en sécurité. Chassés successivement de toutes leurs retraites, ils finirent par s’emparer du château de Quéribus, dans les Pyrénées de Fenouillèdes. Au début du printemps de 1255, ce dernier refuge fut assiégé par Pierre d’Auteuil, sénéchal royal de Carcassonne. La défense tut opiniâtre. Le 5 mai, le sénéchal demanda leur aide aux évêques siégeant en concile à Béziers, qui avaient si énergiquement concouru naguère jadis à la prise de Montségur. La réponse des prélats fut empreinte d’une louable circonspection. Ils n’étaient pas tonus, dirent-ils, de prêter au roi une assistance armée ; s’ils s’étaient joints aux troupes de Sa Majesté, c’était sur l'ordre d’un légat ou de leur primat, l’archevêque de Narbonne. Néanmoins, puisque la voix publique représentait Quéribus comme un réceptacle d’hérétiques, de bandits et de voleurs, puisque la prise de cette place était désirable pour la foi et pour la paix, chaque prélat pourrait, sans déroger à ses droits, fournir telle assistance qui lui semblerait convenable. Cette déclaration laissait clairement entendre que le sénéchal eut à se tirer d’affaire tout seul, lin effet, il se plaignit au roi que les prélats l’eussent plutôt gêné que secondé. Néanmoins, la place tomba en son pouvoir vers le mois d’août ; il ne resta plus aux proscrits que les cavernes et les forêts. Dans ce pays inculte, les broussailles épaisses offraient de nombreuses cachettes ; on essaya de couper les ronces et les buissons d’épines qui servaient d’abri aux nobles ruinés et aux Cathares pourchassés. Cette besogne fut entreprise par un certain Bernard, qui en garda le surnom d'Espinasser ou « coupeur d’épines ». La haine populaire a conservé le souvenir de cet homme et s’est traduite, par une légende qui le représente comme pendu dans la lune.

Voyant le pays à ses pieds, l’Inquisition, alors dans la plénitude de sa puissance, n’hésitait pas à attaquer les nobles les plus haut placés. Tous les hommes étaient égaux aux yeux du Très-Haut, et le Saint-Office était l’exécuteur des vengeances divines. Le plus puissant vassal des maisons de Toulouse et d’Aragon était le comte de Foix. Ses territoires, s’étendant sur les deux versants des Pyrénées, lui assuraient une sorte d’indépendance dans ses retranchements montagneux. Le comte Roger Bernard II, dit le Grand, avait été l’un des plus braves et des plus fermes défenseurs du pays. Après la pacification de 1229, Raymond avait dû le menacer d’une guerre, pour le contraindre à se soumettre. Les habitants conservaient pieusement et orgueilleusement le souvenir de Rogier Bernat lo pros et sens dengun reproche. Sa famille était profondément entachée d’hérésie. Sa femme et une de ses sœurs étaient vaudoises, une autre sœur était cathare ; lui-même, dit le moine de Vaux-Cernay, était un ennemi de Dieu et un cruel persécuteur de l’Église. Quand il fit sa soumission, en 1229, il jura de persécuter l’hérésie dans ses domaines ; mais il ne parait pas avoir tenu bien énergiquement son serment, car en 1223, il eut, «lit-on, à Aix, une entrevue particulière avec l’évêque hérétique Bertrand Martin. A d’autres égards, pourtant, il se montra sujet loyal et fils dévoué de l’Église. En 1237, il conseilla à son fils, alors Vizconde de Castelbo en Aragon, d'autoriser sur ses terres l'Inquisition ; ce qui eut pour résultat la condamnation de nombreux hérétiques. Cependant l’évêque d’Urgel, l'once, son ennemi personnel, refusa longtemps de le relever de l’excommunication qu’il avait encourue comme fauteur d’hérésie En 1240 seulement, Roger Bernard se soumit aux conditions qui lui avaient été jadis imposées, abjura l’hérésie et reçut le pardon. A sa mort, en 1241, il se montra, dans son testament, généreux envers l’Église, spécialement envers l’abbaye cistercienne de Bolbonne, où il mourut sous l’habit monacal, dûment muni des derniers sacrements. Son fils, Roger IV, donna le coup de grâce au soulèvement de 1242, en se plaçant sous la suzeraineté directe de la Couronne et en battant Raymond après que les victoires de Saint Louis eussent refoulé Anglais et Gascons. Il eut quelques démêlés avec l’Inquisition. Cependant, en 1248, une bulle d’innocent IV prône son dévouement au Saint-Siège et lui accorde, en récompense, le privilège de faire remise des croix jaunes à six pénitents de son choix. En 1261, il publie un édit pour ordonner la mise en vigueur d’une règle excluant de toute fonction ceux qui avaient été condamnés à porter des croix, ceux qui étaient soupçonnés d’hérésie et ceux dont les pères avaient été frappés de quelque peine de ce genre.

Il semblerait qu’il y eût là de suffisantes garanties en faveur de l’orthodoxie et de la loyauté de la Maison de Foix. Mais l’Inquisition ne lui pardonnait pas son patriotisme et sa tolérance de jadis. Puis, si l’on arrivait à convaincre d’hérésie Roger Bernard le Grand, la confiscation de cette vaste succession, outre qu’elle serait d’une haute importance politique, devait procurer de riches dépouilles à tous ceux qui y coopéreraient. Aussi, en 1263, vingt-deux ans après la mort de Roger Bernard, une procédure fut entamée contre sa mémoire, lin fidèle serviteur du comte défunt vivait encore. C’était le bailli de Mazères, Raymond Bernard de Flascan, qui avait assisté son maître jour et nuit durant sa dernière maladie. Si l’on pouvait amener cet homme à jurer qu’il avait vu consommer l’hérétication au lit du mourant, le but si ardemment visé serait atteint. Frère Pons, inquisiteur de Carcassonne, se rendit à Mazères, et, trouvant en ce vieillard un témoin peu complaisant, le jeta dans un donjon. Le malheureux, atteint d’une strangurie aiguë, fut affamé et torturé avec toute la cruelle ingéniosité de l’Inquisition. De temps à autre, on l'interrogeait, mais sa résolution ne fléchissait pas. L’épreuve se poursuivit pendant trente-deux jours. Pons résolut alors de ramener son prisonnier à Carcassonne. Apparemment, dans cette ville, on possédait des moyens plus efficaces pour réduire à merci les témoins réfractaires. Avant ce voyage, qui lui semblait devoir être le dernier, le fidèle bailli obtint un jour de répit qu’il passa à l’abbaye de Bolbonne. Il en profita pour dresser, le 26 novembre 1263, un acte notarié, confirmé par les témoignages de deux abbés et de nombreux moines. Dans cet acte, il exposait les épreuves endurées par lui jusqu’à ce jour, déclarait solennellement qu’il n’avait jamais vu le défunt comte commettre aucun acte contraire à la foi et que Roger Bernard était mort en bon catholique. Il ajoutait que si, sous l’effet de la cruelle torture à laquelle il allait vraisemblablement être soumis, la faiblesse humaine l’amenait, à démentir celte déclaration, il serait un menteur et un traître indigne de foi. Comment imaginer une révélation plus accablante des moyens employés par l'Inquisition ? Cinquante ans plus tard, quand ces moyens eurent été portés à leur perfection, tous ceux qui auraient pris part à la rédaction d’un tel acte, notaire ou témoins, auraient été poursuivis comme « faisant obstacle à l’Inquisition » et châtiés comme « fauteurs d’hérésie ».

On ignore quel fut le sort du malheureux. Sans doute il mourut de maladie ou de faim dans l’effroyable Mura de Carcassonne. Ce meurtre juridique fut, d’ailleurs, inutile ; la mémoire du vieux comte demeura indemne. Quant à Roger Bernard III, en dépit de la faveur pontificale et des nombreuses preuves qu'il donna de son adhésion au nouvel ordre de choses, il fut sans cesse en bulle à la malveillance inquisitoriale. En décembre 1204, il se trouvait à Mazères, mortellement malade, quand il reçut d’Etienne de Gâtine, alors inquisiteur de Narbonne, l'ordre formel, sous menaces de poursuite en cas de refus, d’arrêter et de livrer son bailli de Foix, Pierre André, suspect d’hérésie, déjà cité à comparaître pour ce fait et absent par contumace. En réponse, le comte osa seulement exprimer sa surprise ; on ne lui avait jamais fait savoir que son bailli fut l'objet d’une citation ; il ajoutait qu'il avait donné des ordres pour l’arrestation et qu'il aurait lui-même coopéré aux recherches, si la maladie ne l'avait rendu impotent. En même temps il demanda des apostoli et fit appel au pape, lui exposant tous ses griefs. Les inquisiteurs, disait-il, n’avaient jamais cessé de le persécuter ; ils avaient l'habitude de venir, à la tête de troupes en armes, dévaster ses terres, sous prétexte de rechercher les hérétiques, et ils amenaient, dans leur suite et sous leur protection, ses ennemis personnels, si bien que ses territoires étaient presque ruinés, sa juridiction réduite à néant. En conséquence, il plaçait sa personne et ses domaines sous la protection du Saint-Siège. Sans doute échappa-t-il, personnellement, à de nouveaux ennuis, car il mourut deux mois plus tard en février 12G5, comme son père sous l'habit cistercien et dans la même abbaye de Bolbonne. En 1292, sa mémoire fut attaquée par-devant Bertrand de Clermont, inquisiteur de Carcassonne. Cette tentative fut infructueuse ; en 1297, Bertrand fournit à Roger Bernard IV, fils de l’accusé, un certificat constatant que la fausseté de l'accusation avait été établie et stipulant que ni le fils, ni le père ne devaient être frappés, dans leur personne ou dans leurs biens, en raison de celle accusation.

Telles étaient les persécutions auxquelles les plus grands personnages étaient exposés. On conçoit quelle tyrannie devait exercer sur le pays entier le pouvoir irresponsable des inquisiteurs. Si personne n'était assez haut placé qu’ils ne eussent l'atteindre, nul n’était assez humble pour échapper à leurs espions. Pour l'homme qui leur avait fourni un seul motif de haine, il n’y avait plus désormais de sécurité. Le seul tribunal d’appel était le pape. Or, Rome était loin et, comme on l’a vu, la route en était gardée avec soin. La méchanceté et la folie des hommes ont, dans la suite de l’histoire, créé de plus violents despotismes : il n’y en eut jamais de plus cruel, 'le plus terrifiant, de plus absolu.

Au cours des vingt années qui suivirent, les opérations de l’Inquisition dans le Languedoc présentent peu de faits méritant une mention spéciale. Le Saint-Office poursuivait son œuvre d’une façon continue, avec, parfois, des déploiements subits d'énergie. Étienne de Céline et Pons de Poyet, qui présidèrent pendant de longues années à ses jugements, ne restèrent pas inactifs. Durant la période qui s’étend de 1373 à 1373, leur habileté leur valut une abondante moisson. Les hérétiques, naturellement, devenaient de plus en plus rares, après tant d’années de persécution : mais il restait l’inépuisable liste des morts. L’exhumation de ceux-ci fournissait un spectacle impressionnant pour la foule ; les confiscations qui suivaient étaient accueillies avec joie par les princes dévots et contribuaient largement à la mutation des propriétés foncières, si avantageuse au point de vue politique, dépendant l’hérésie se maintenait encore, avec une opiniâtreté incroyable, bien qu'il lui fût de plus en plus difficile de se cacher et que l'Italie devint un refuge de moins en moins sûr, une source d’inspiration de moins en moins abondante.

En 1271, Alphonse et Jeanne, qui avaient accompagné saint Louis dans la malheureuse croisade de Tunis, moururent, sans laisser d’enfant, dans le trajet du retour. La lignée de Raymond était éteinte. Le pays passa irrévocablement à la Couronne. Philippe le Hardi prit même possession des territoires que Jeanne, usant de son droit, s’était efforcée d’aliéner par testament. Il dut abandonner l’Agenois à Henry III ; mais il réussit à garder le Quercy. A ce changement de maître on ne lit aucune opposition. Quand, le 8 octobre 1271, Guillaume de Cobardon, sénéchal royal de Carcassonne, promulgua des ordonnances réglant le nouveau régime, une des premières choses auxquelles il pensa fut la confiscation. Tous les châteaux et villages, frappés de forfaiture pour cause d’hérésie, furent attribués au roi, sans préjudice des droits des possesseurs légitimes. C’était imposer aux réclamants la difficile obligation de la preuve et exclure tous les ayants droit qui avaient pu bénéficier d’un transfert. En 1272, Philippe projeta de faire, dans ses nouveaux territoires, une visite toute pacifique. Des violences commises par Roger Bernard IV de Foix obligèrent le roi à se faire suivre d’une armée. Philippe vainquit facilement la résistance du comte, occupa les terres du rebelle et jeta Roger Bernard dans un donjon. Remis en liberté en 1273, le comte rendit de si bons services en 1270, lors de l'invasion de la Navarre, que Philippe le prit en affection et lui restitua ses châteaux, à condition qu’il cessât de reconnaître la suzeraineté de l’Aragon. Le dernier semblant d’indépendance, dans le Midi, était ainsi détruit : sur ses ruines, la monarchie s’était établie solidement.

La soumission définitive du midi de la France aux rois de Paris offrait certains avantages compensatoires. Le monarque acquérait peu à peu un pouvoir centralisateur, très différent de la haute suzeraineté exercée par le seigneur féodal : Dans l’État comme dans l’Eglise, l’étude du droit romain portait ses premiers fruits. L’application, à la royauté, des théories de l’absolutisme impérial modifiait insensiblement tout ' l’ancien système. La Cour royale envahissait le Parlement et formait une école de juristes subtils et hardis, toujours prêts A étendre la juridiction du roi et à légiférer pour le pays tout entier. De tous côtés les appels affluaient au Parlement. Le seigneur bardé de fer, désespérément enserré dans des complications juridiques, se trouvait frustré, presque à son insu, de ses droits seigneuriaux.

Constamment les Ordonnances, ou lois générales, qui émanaient du trône, empiétaient sur de vieux privilèges, affaiblissaient des juridictions locales, donnaient au pays entier un code de jurisprudence attribuant à la Couronne à la fois le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Sans doute, le roi était ainsi armé pour l’oppression ; mais il était aussi plus fort pour la défense de ses sujets. L'extension considérable des domaines royaux, depuis le début du siècle, donnait à la monarchie la force matérielle nécessaire au maintien de ses prérogatives croissantes.

Il était impossible qu’une telle métamorphose dans les institutions nationales pût s’opérer sans que fussent modifiés en même temps les rapports de l’Eglise et de l’Etat. Louis IX lui- mème, malgré sa piété, n’hésita pas à se défendre et à défendre ses sujets contrôla domination ecclésiastique, avec une ardeur que, depuis Charlemagne, nul souverain français n'avait osé manifester. Le changement devint plus sensible encore sous son petit-fils, Philippe le Bel. Celui-ci n’avait que dix-sept ans quand il monta sur le trône en 1286. Sa remarquable intelligence et son caractère énergique l’amenèrent bientôt à affirmer nettement son autorité royale. Dans les limitas de son royaume, il ne se reconnaissait aucun supérieur, ni temporel, ni spirituel. D’ailleurs, les scrupules de conscience qu’il aurait pu conserver eussent été facilement levés par ses conseillers légistes. Des hommes comme Pierre Flotte et Guillaume de Nogaret tenaient pour vérité politique la soumission de l’Eglise à l’Etat, telle que l’avaient réalisée les successeurs de Constantin ; à leurs yeux, Boni face VIII n’était guère plus, au prix de leur maître, que le pape Vigilius au prix de Justinien. Parmi les retours des choses d’ici-bas, il en est peu d'aussi justes que la catastrophe d’Anagni, en 1304, quand Nogaret et Sciarra Colonne portèrent la main sur le Vicaire de Dieu et que Boniface répondit avec colère aux reproches de Nogaret : « Je puis supporter avec résignation d’être condamné et déposé par fin Patarin ». Nogaret était né, en effet, à Saint-Félix de Caraman et ses ancêtres avaient été, disait-on, brûlés comme Cathares. Si ce dernier fait est vrai, Nogaret, à moins qu’il ne possédât une vertu plus qu’humaine, dut éprouver une joie toute particulière le jour où, sur l'ordre de son maître, il comparut devant Clément V, accusa formellement Boniface d’hérésie et demanda que le cadavre du pape défunt fût déterré et brûlé. Les citoyens de Toulouse honorèrent en lui le vengeur des torts subis par eux, et placèrent son buste à l’Hôtel-de-Ville, dans la galerie de leurs grands hommes[14].

Ainsi croissait la suprématie du pouvoir royal. Ce fut vers ce pouvoir que le peuple se tourna d’instinct pour chercher aide contre la tyrannie inquisitoriale, de plus en plus lourde à supporter. L’autorité exercée par l'inquisiteur était arbitraire et sans contrôle, de sorte qu’avec les intentions les plus pures, elle ne pouvait échapper à l’impopularité. D’autre part, elle assurait aux méchants une facilité illimitée pour opprimer les faibles et elle leur permettait, de donner satisfaction aux plus basses passions. Le peuple d'Albi et de Carcassonne, réduit au désespoir par la cruauté des inquisiteurs Jean Galande et Jean Vigoureux, rassembla tout son courage et, en 1280, présenta ses doléances à Philippe le Hardi, il était difficile aux citoyens d’appuyer leurs accusations de preuves décisives : après une brève enquête, leurs demandes réitérées d’intervention furent négligées comme sans fondement. Il faut bien se persuader que les hérétiques n'avaient qu’une faible part dans cette naissante agitation contre le Saint-Office. Ils étaient à celte époque complètement abattus et ne demandaient qu’à pratiquer secrètement leur foi. L’opposition vint de bons catholiques, des magistrats municipaux et des gros bourgeois ; ces hommes voyaient la prospérité du pays dépérir sous la mortelle tyrannie de l’Inquisition ; ils sentaient qu’il n'y avait plus de sécurité pour quiconque risquait d’exciter la cupidité par sa richesse ou de provoquer la haine par son indépendance : L’introduction de la torture lit sur l'imagination populaire une impression d’horreur toute particulière ; on croyait que les confessions étaient arrachées d’ordinaire à des hommes riches, de foi sans tache, qu'on faisait souffrir horriblement. Une des mesures les plus dures était la loi cruelle qui frappait, de confiscation les descendants d’hérétiques : la ruine menaçait tout homme dès que l'inquisiteur jugeait bon de rechercher dans ses registres la preuve de l’hérésie d'un de ses ancêtres. Ce fut contre ces registres que fut tenté un nouvel effort. Déçus dans leur appel a la Couronne, les consuls de Carcassonne, secondés par quelques ecclésiastiques de marque, organisèrent, en 1283 ou 1284, une conspiration pour détruire les livres de l’Inquisition contenant les dénonciations et les aveux. L’importance et l’étendue de cotte conspiration sont aujourd’hui difficiles à préciser. Les dépositions des témoins offrent de telles contradictions, même sur des points de fait tels que les dates, qu’on ne peut guère s'y fier. Si l'on doit ajouter quelque foi à ces révélations, évidemment arrachées par la torture, le complot aurait compté parmi ses chefs les consuls de la ville, l'archidiacre Sanche Morlana, l’Ordinaire épiscopal, Guillem Brunet, d’autres officiers épiscopaux et de nombreux membres du clergé séculier. ; ces conspirateurs auraient été, de plus, hérétiques, affiliés à la secte des Cathares. Véridiques ou mensongères, ces allégations montrent quel antagonisme violent existait entre l'Inquisition et l’Église locale. L’ensemble du récit a un air de fable et l’on serait en droit d’hésiter à en accepter les détails ; cependant cette fable même dut avoir, pour origine, un fait authentique. D'après ces témoignages, Bernard Garric fut choisi comme instrument. L'était un ancien Parfait hérétique, ancien filius major converti qui était devenu un des familiers de l’Inquisition. Après quelques travaux d’approche et quelques marchandages, il consentit à livrer les registres, contre une somme de deux cents livres tournois, dont les consuls garantissaient le paiement. Comment échoua la tentative, comment fut-elle découverte ? On ne sait ; probablement, dès les premières ouvertures, Bernard révéla le complot à ses supérieurs et mena les conspirateurs à leur perte[15].

La communauté tout entière était, dès lors, livrée à la merci de l'Inquisition. Le Saint-Office n’était pas disposé à se montrer généreux dans son triomphe, Au cours des procès qui suivirent, les citoyens firent un nouvel appel à Pierre Chalus, chancelier royal, envoyé par la cour de Paris en mission à la cour d’Aragon et de passage à Toulouse. Ce personnage se laissa facilement gagner par l’Inquisition : le 13 septembre 1283, les inquisiteurs amenèrent devant lui Bernard Garric qui renouvela la confession faite la semaine précédente. Bernard avait appris sa leçon par cœur ; la seule conclusion à laquelle put arriver le représentant du roi, fut que Carcassonne, nid perdu d’hérétiques, méritait le plus sévère châtiment. En dernier ressort, les habitants eurent recours à Honorius IV. Ils ne réussirent qu’à provoquer l’envoi d’une lettre, où le pape exprimait aux inquisiteurs le chagrin qu’il ressentait à voir le peuple de Carcassonne faire de toutes ses forces obstacle à l’Inquisition ; il ordonnait, en conséquence, que les insoumis fussent châtiés sans distinction de rang ni de condition. Ces instructions prouvent bien que l’opposition n’était passée parmi les hérétiques.

En réponse aux plaintes pontificales, les inquisiteurs pouvaient alléguer, avec quelque vraisemblance, que l'hérésie, bien que cachée, était encore active. Sans doute, les seigneurs et les nobles hérétiques étaient alors presque entièrement anéantis et leurs terres avaient passé en d’autres mains ; néanmoins, l’infection persistait dans la bourgeoisie des villes et chez les paysans. De plus, tant que dura le catharisme, un des caractères les plus remarquables de cette hérésie fut que jamais il n’y eut disette de ministres ardents et dévoués. Ceux-ci, prêts à sacrifier leur vie, erraient, en se dissimulant de leur mieux, au milieu des orthodoxes, fournissant aide et instruction spirituelle, faisant, à l’occasion, des conversions, exhortant les jeunes, hérétiquant les vieillards. Parmi les souffrances, les fatigues et les dangers, ils poursuivaient leur œuvre, se glissant, la nuit, d’une cachette à l’autre, rivalisant de dévouement avec leurs disciples. Les paysans tombés entre les mains des inquisiteurs se laissaient arracher des confessions dépourvues d’art, mais touchantes et même éloquentes dans leur simplicité. Ils avouaient les humbles aumônes fournies par eux aux ministres errants, croûtes de pain, poissons, morceaux de drap, menue monnaie ; ils reconnaissaient avoir construit des cachettes dans leurs propres cabanes, pour ces ministres qu’ils guidaient ensuite la nuit, dans les endroits périlleux. Avec une fidélité tenace, ils refusaient de trahir leurs pasteurs, quand l’inquisiteur se présentait à eux, leur donnant à choisir entre la grâce entière et le donjon ou la confiscation. Ainsi l’héroïsme du croyant répondait au dévouement du ministre, bette fidélité, jointe à la perfection d'une organisation secrète qui rayonnait sur tout le pays, contribua, semble-t-il, à prolonger l’étonnante immunité dont jouirent, dans leurs missions apostoliques, plusieurs de ces ministres. Deux des plus éminents de ce temps-là, Raymond Delboc et Raymond Gadayl ou Didier, condamnés déjà, en 1276, par l’Inquisition de Carcassonne, comme hérétiques parfaits, continuèrent leur œuvre, errants et fugitifs, jusqu’à la catastrophe de 1300, déployant une incessante activité, toujours poursuivis parles inquisiteurs, échappant toujours. Le nom d’un autre, Guillem Pagès, revient constamment dans les confessions d'hérétications, pendant une période presque aussi longue. Les inquisiteurs pouvaient donc prétendre que toute leur énergie n’était pas superflue ; mais leurs procédés étaient tels que les meilleures intentions même n’auraient pu préserver l’innocent de partager les souffrances du coupable.

Un nouvel inquisiteur de Carcassonne, Nicolas d’Abbeville, agit avec autant de cruauté et d’arbitraire que ses prédécesseurs. Le peuple, excédé, rédigea un appel au roi. Aussitôt l'inquisiteur fit jeter en prison le notaire qui avait dressé l'acte. Le peuple, dans son désespoir, négligea cet avertissement ; une députation fut envoyée à la cour et, cette fois, réussit à se faire écouter. Le 13 mai 1291. Philippe adressa, à son sénéchal de Carcassonne, une lettre relevant les injustes traitements que l’Inquisition faisait subir aux innocents. Le système de torture récemment inventé permettait de convaincre de crimes imaginaires les vivants et les morts, déshonorait et désolait le pays tout entier. Les officiers royaux reçurent défense d’obéir aux réquisitions des inquisiteurs, en ce qui louchait les arrestations, à moins que l’accusé ne fût hérétique avoué ou que des personnes dignes de foi n’attestassent publiquement sa réputation d’hérésie. Un mois plus tard, le roi, réitérant ces instructions, annonça qu’il avait l’intention d’envoyer dans le Languedoc des délégués, munis de pleins pouvoirs, pour fixer à ce sujet une jurisprudence définitive. On ne saurait trop souligner l’importance de ces déclarations, en tant qu’elles marquent une nouvelle phase dans les relations des autorités temporelles et spirituelles. Pour des actes beaucoup moins audacieux que celui-ci, toute l’Europe, fleur de chevalerie et lie de la population, s’était vu jadis promettre le salut éternel à charge d'expulser de ses domaines patrimoniaux Raymond de Toulouse[16].

Il fallait dans la mesure du possible, s’opposer à cet empiètement inouï sur la suprématie inquisitoriale. A cet effet, en septembre 1292, Guillem de Saint-Seine, inquisiteur de Carcassonne, ordonna à tous les prêtres desservants de son ressort de prononcer, durant trois semaines, les dimanches et jours de fêtes, l’excommunication contre tous les citoyens qui feraient obstacle à l’œuvre de l’Inquisition et contre tous les notaires qui dresseraient des actes rétractant les confessions des hérétiques. Cette mesure ne pouvait être bien efficace. Il ne sortit rien non plus d’un Parlement tenu, le 14 avril 1293, à -Montpellier, par le chambellan royal Alphonse de Ronceyrac, avec le concours de tous les officiers royaux et des inquisiteurs de Toulouse et de Carcassonne, dans le dessein de réformer les abus de toutes les juridictions.

Peu après, en septembre 1293, Philippe fil un nouveau pas en avant. Il entreprit de couvrir de son égide les malheureux Juifs. Les Juifs, en tant que sectateurs de la loi de Moïse, n’étaient pas exposés à la persécution inquisitoriale. Mais si une fois convertis, ils revenaient au Judaïsme, s’ils cherchaient à faire du prosélytisme parmi les chrétiens et à provoquer des conversions, ils devenaient hérétiques aux yeux de l’Église, tombaient sous la juridiction du Saint-Office et pouvaient être livrés au bras séculier. Les conversions simulées de Juifs étaient nombreuses, déterminées soit par quelque intérêt matériel, soit par le désir d’échapper à l'incessante persécution qui s'attachait aux infortunés enfants d’Israël[17]. En 1268, Clément IX lança la bulle Turbato corde, ordonnant aux inquisiteurs de se montrer actifs et vigilants dans la poursuite de tous les Juifs coupables de ce crime. La même bulle fut publiée successivement par plusieurs papes, avec une persistance qui montre l'importance qu’ils y attachaient. En 127i, Frère Bertrand de la Roche est officiellement appelé Inquisiteur de Provence contre les hérétiques et les mauvais chrétiens qui embrassent le Judaïsme. En 1283, Frère Guillaume d’Auxerre est qualifié d’Inquisiteur des hérétiques et Juifs apostats de France. Ces titres permettent de penser que ce genre d'affaires formait une importante partie de la besogne inquisitoriale. Les Juifs étant tout-à-fait incapables de se défendre, cette jurisprudence donnait ample prétexte à de mauvais traitements et à des exactions.

Philippe se devait à lui-même de protéger les Juifs : en 1291, il les avait privés de leurs juges particuliers et leur avait imposé de porter leurs procès devant les tribunaux royaux. Il entreprit donc de les défendre de la façon la plus énergique. A cet effet, il envoya à Simon Brisetête, sénéchal de Carcassonne, un exemplaire de la bulle Turbato corde, ordonnant que cette bulle fût suivie il la lettre, que nul Juif ne fût arrêté pour quelque cause non spécifiée dans ladite bulle, et qu’en cas de doute l’affaire fût portée devant le conseil royal. Il joignit è ces instructions une Ordonnance décrétant que nul Juif en France ne serait arrêté, sur la réquisition d’aucun membre ou moine d’aucun Ordre, quelle que fût la fonction de cet ecclésiastique, sans que le fait eût été notifié au sénéchal ou au bailli. Ceux-ci décideraient si le cas était assez clair pour pouvoir être réglé sans l'intervention du conseil royal. Simon Brisetête ordonna donc à tous les fonctionnaires de défendre les Juifs, de ne pas permettre qu’on leur fit subir des exactions qui pussent les mettre hors d’état de payer les impôts et de ne les arrêter sur le mandat d’aucun magistrat sans avoir d’abord porté l’affaire à sa connaissance. Il était difficile de limiter plus adroitement le pouvoir inquisitorial en ce qui touchait la persécution d’une caste méprisée[18].

L’intervention décisive de Philippe pouvait autoriser les populations opprimées du Languedoc à attendre de lui un appui constant. Mais, plus tard, ces espérances furent démenties par la politique-du souverain, politique oscillante qu’expliquent en partie, dans la mesure où on peut les discerner, les nécessités variables de son temps. En cette même année 1293, on voit le sénéchal de Carcassonne inviter Aimeric, vicomte de Narbonne, à exécuter les ordres contenus dans des lettres royales et à seconder, dans sa ville, la besogne des inquisiteurs. Ce fut, peut-être, une simple affaire locale. Philippe resta, pour un temps, fidèle à son attitude. Vers la fin de 1295 parut une Ordonnance émanant de la cour royale, applicable.au royaume entier, interdisant l’arrestation d’aucun citoyen à la réquisition d’un moine d’aucun Ordre, quelle que pût être la fonction exercée par ce moine, à moins que le sénéchal ou bailli de la circonscription n’eût consenti à l’arrestation et que la personne réclamant ladite arrestation n’eût produit un ordre pontifical. Cette Ordonnance fut envoyée à tous les fonctionnaires royaux, avec de strictes injonctions d’avoir à y obéir. Cependant, au cas où l’accusé semblerait disposé à fuir, on pouvait le détenir, mais non le livrer, jusqu’à ce que la cour eût pris une décision. De plus, toute personne présentement en détention contrairement aux termes de l’Ordonnance, devait être mise en liberté. Ces prescriptions n’eurent pas le résultat que Philippe en attendait : quelques mois plus tard, en 1296, le roi se plaignit au sénéchal de Carcassonne qu’un grand nombre de citoyens, arrêtés par les officiers royaux, fussent détenus sans motifs suffisants dans les prisons royales, ce qui causait du désordre et infligeait à des innocents une note d’infamie. Pour remédier à ce mal, toute arrestation fut prohibée, exception faite des cas où la présomption d’hérésie sérail trop forte pour qu’on différât la poursuite ; les fonctionnaires reçurent l’ordre de répondre aux réquisitions des inquisiteurs par telles défaites qu’ils pourraient imaginer. Cette fois on obéit. Vers celte époque, Foulques de Saint-Georges, vice-inquisiteur de Carcassonne, ayant requis d’Adam de Marolles, sénéchal adjoint, l’arrestation de plusieurs suspects, l’officier royal transmit l'affaire à son chef, Henri de Elisia, lequel, après consultation avec Robert d’Artois, lieutenant du roi en Languedoc et Gascogne-, repoussa la requête.

Aucun des précédents souverains n’avait ainsi tenté d’enchainer l’Inquisition. Une telle réglementation ôtait au Saint-Office tout pouvoir réel. En effet, il n'avait pas d’organisation propre : ses prisons mêmes étaient celles du roi et pouvaient lui être retirées à un moment quelconque. Pour l’emploi de la 66 force matérielle, il était obligé d’avoir recours au bras séculier. Dans certaines localités, à Allai, par exemple, il trouvait un appui constant dans l’autorité épiscopale ; mais, ailleurs, il ne pouvait agir par lui-même. De plus, Philippe s’était bien gardé d’exciter le mécontentement de ses évêques ; ses ordonnances et ses instructions ne faisaient allusion qu’aux moines. Tout en refusant à l'Inquisition l’assistance des officiers royaux, il ne nommait pas explicitement le Saint-Office. Il était alors au début de sa querelle avec Boniface VIII. De janvier 1296 à février 1297, parurent les célèbres bulles Clericis laicos, Ineffabilis amoris, Exiit nos et Exiit a te, qui, empiétant avec audace sur le pouvoir séculier, stimulèrent le roi à la résistance. Cette publication aiguisa certainement le désir qu’éprouvait Philippe d’affaiblir, sur ses domaines, l’autorité d’une institution aussi purement papale que l’Inquisition. Ce prince avisé pouvait aisément discerner l’importance du Saint-Office en tant qu’arme offensive entre les mains du pape, l’Église ayant toute liberté pour définir à son gré l'hérésie. Boniface n’hésita pas à donner au roi un avertissement fort clair. En octobre 1297, il enjoignit à l'inquisiteur de Carcassonne d’entamer des poursuites contre certains fonctionnaires de Béziers. Ceux-ci s’étaient rendus suspects d’hérésie aux yeux du pape : ils tenaient bon sous l’excommunication encourue pour avoir imposé des taxes au clergé ; ils déclaraient très liant que la nourriture n’avait pas, pour eux perdu sa saveur, non plus que le sommeil sa douceur de plus, ils osaient, de leurs lèvres impures, outrager le Saint-Siège lui-même. Une telle extension de juridiction pouvait menacer jusqu'à la sécurité de Philippe : aussi les efforts, tentés en 1290 et 1297, pour trouver un moyen de concilier les récentes Ordonnances royales et l’absolutisme inquisitorial consacré par l’usage, demeurèrent-ils vains, ce dont on ne saurait s’étonner.

Cependant les exigences de la politique italienne obligèrent Boniface à revenir souda in sur ses pas. Dans son différend avec les cardinaux Giacomo et Pietro Colonna, il jugea utile de gagner à sa cause le bon vouloir de Philippe. En mai 1297, il consentit à laisser ses évêques payer la dime au roi ; puis, en juillet 1297, par la bulle Noveritis, il suspendit en France l’application de la bulle Clericis laicos ; enfin, par la bulle Licet per speciales, de juillet 1298.il se désista de l’arrogante prétention qu’il avait affichée de prolonger impérativement l'armistice entre la France et l’Angleterre. Une trêve fut ainsi conclue avec Phi- 67 lippe, qui, pour prouver ses bonnes dispositions à l’égard du Saint-Siège, se hâta d’abandonner de nouveau ses sujets aux inquisiteurs. Dans le Liber Sextus des Décrétales qui fut publié par Boniface le 3 mars 1298, le pape inséra, avec son arrogance coutumière, un canon réclamant l’obéissance absolue de tous les fonctionnaires séculiers aux ordres des inquisiteurs. Toute résistance était passible d’excommunication ; l’endurcissement prolongé pendant une année entraînait une condamnation pour crime d’hérésie. C’était une réponse à la législation audacieusement innovée par le monarque français. Philippe, à ce moment, n’était pas en humeur d’élever des contestations. Très humblement, en septembre, il fit parvenir à ses représentants ce canon, auquel il joignit des instructions exigeant l’obéissance rigoureuse aux ordres pontificaux, l’arrestation et l’emprisonnement de tous les accusés désignés par des inquisiteurs ou des évêques, le châtiment de tous ceux que ces ecclésiastiques auraient condamnés. Frère Arnaud Jean, inquisiteur de Fumiers, adressa, le 2 mars de la même année, une lettre aux Juifs, leur donnant l’assurance qu’ils n’avaient pas à craindre de nouvelles mesures de rigueur, ce qui semblerait indiquer que la protection royale avait cessé de les couvrir.

La bonne entente entre le roi et le pape dura jusqu’en 1300. A ce moment, la querelle éclata de nouveau, avec une violence plus grande encore. En décembre de cette année, les articles de la bulle Clericis laicos furent insérés de nouveau dans la bulle Nuper ex rationabilibus ; puis parut la courte bulle, d’authenticité contestée, Scire te volumus, qui affirmait la sujétion de Philippe dans les affaires temporelles et qui fit naître aussitôt sa célèbre réplique, Sciat tua maxima fatuitas. La lutte continua avec une violence toujours croissante jusqu’à l'arrestation de Boni face à Anagni, le 8 septembre 1303. Le pape mourut un mois plus tard.

Au milieu de ces vicissitudes politiques, le sort du peuple de Languedoc était déplorable. Nicolas d’Abbeville, inquisiteur de Carcassonne, homme d’une inflexible sévérité, s’attachait avec arrogance â l’exercice absolu de ses prérogatives. Il avait un auxiliaire digne de lui en la personne de Foulques de Saint-Georges, prieur du couvent d’Albi, qui était placé sous 'a juridiction de l'inquisiteur. Il possédait, en fait, un second auxiliaire, l’évêque Bernard de Gastanet, qui aimait à tenir le rôle d’inquisiteur. A cette bonne volonté contribuaient le fanatisme et l’avidité, car on sait que les évêques d’Albi, par un contrat spécial passé avec Saint Louis, jouissaient de la moitié des confiscations. Avant son élévation à l’épiscopat, Bernard avait été auditeur à la Chambre pontificale, ce qui prouve qu’il était un légiste accompli ; il se piquait également de protéger l’art et la littérature. Cependant il fut toujours en désaccord avec ses ouailles. Déjà, en 1277, il les avait si bien exaspérées que son palais fut pris d’assaut par une foule hurlante et que lui-même ne sauva du désastre que sa vie. En 1282, il commença la construction de la cathédrale de Sainte- Cécile, édifice gigantesque, moitié église, moitié forteresse, qui engloutit des sommes énormes et qui stimula sa haine de l’hérésie en raison du pieux emploi qu’on y pouvait faire des biens des hérétiques[19].

De tels hommes trouvaient fort déplacée la protection accordée par Philippe à ses sujets. Les hérétiques, profilant naturellement de toutes les restrictions imposées à l’Inquisition, redoublaient d’activité. Ils pouvaient croire, en effet, que le temps de la suprématie de l’Église était passé, que la naissante indépendance du pouvoir séculier allait ouvrir une ère de tolérance relative et que leur religion persécutée allait enfin trouver l'occasion, si longtemps différée, de gagnera elle l’humanité — rêve qu’ils caressèrent jusqu’à la fin. Plus apparent, sinon plus profond, fut le sentiment que la politique royale lit naître à Carcassonne. Les Ordonnances, en paralysant l’Inquisition, attestaient, de plus, la défaveur du Saint-Office auprès du roi. En 1295 quelques notables citoyens, compromis dans les procès de 1285, réussirent sans difficulté à provoquer dans le peuple une résistance ouverte. Pendant un certain temps, ils gouvernèrent la ville, non sans grand dommage pour les Dominicains et pour tous ceux qui se risquaient à défendre les moines. Nicolas d’Abbeville fut, en plein sermon, chassé de sa chaire, assailli à coups de pierres et poursuivi l’épée à la main. En une autre, circonstance, les juges du tribunal royal purent se féliciter d’être sortis vivants d’une échauffourée analogue. Quant aux moines, ils étaient frappés et insultés quand ils paraissaient en public. On les tenait à l’écart comme excommuniés de fait. Bernard Gui, témoin oculaire, attribue naturellement tout cela à l’influence de l’hérésie. En réalité, il est aujourd’hui tout à fait impossible de dire quelle part revint dans ces événements à l'antagonisme religieux et quelle part, doit être attribuée à la réaction logique provoquée chez les orthodoxes par l’intolérable oppression inquisitoriale.

Pendant quelques années, l’Inquisition fut suspendue à Carcassonne. Dès que l’appui séculier lui manquait, l’opinion publique était trop forte et le Saint-Office succombait. Aussi la suspension dura-t-elle jusqu’au moment où la trêve entre le roi et le pape mit le pouvoir royal à la disposition des inquisiteurs. Dans leur désespoir, les citoyens envoyèrent alors à Boniface VIII une députation, conduite par Aimeric Castel et comptant un certain nombre de Franciscains. Boniface écouta leurs doléances et offrit d’envoyer l’évêque de Vicence, avec mission de faire une enquête et un rapport ; mais le Référendaire pontifical, plus tard Cardinal de S. Sabina, réclama une prime de dix mille florins comme entrée en matière. La somme fut promise. Puis Aimeric, s’étant assuré les bons offices de Pierre Flotte et du duc de Bourgogne, crut pouvoir atteindre son but à meilleur compte et refusa de payer. Boniface, informé de ce refus, s’écria avec humeur : « Nous savons qui leur donne cette audace ; mais, par Dieu, tous les rois de la chrétienté ne sauveront pas du bûcher les gens de Carcassonne et, spécialement, le père de cet Aimeric Castel ! »

La négociation échoua. Nicolas d’Abbeville triomphait. Un grand nombre de citoyens étaient excédés de ces ennuis et supportaient impatiemment l’excommunication qui pesait sur la population entière. La prospérité de la ville déclinait ; bien des gens en prédisaient la ruine prochaine. L'inutilité de toute résistance était désormais évidente. La situation étant ainsi devenue propice à une entente, une assemblée solennelle fut tenue le 27 avril 1299. Les magistrats civils se trouvèrent réunis avec l’inquisiteur en présence des évêques d’Albi et de Béziers, de Bertrand de Clermont, inquisiteur de Toulouse, des fonctionnaires royaux, de divers abbés et autres notables. Nicolas dicta les conditions que lui-même mettait à l’absolution demandée. En apparence, il ne se montra pas trop sévère. Les gens manifestement hérétiques, ou réputés tels de façon particulière, ou convaincus par preuve légale, subiraient leur sort. Aux autres seraient imposées telles pénitences qu’il plairait aux évêques et à l’abbé de Fontfroide de choisir, à l'exception de la confiscation et des peines corporelles ou humiliantes. Tout cela était assez modéré, à l’envisager au point de vue ecclésiastique. Cependant la méfiance était si profondément enracinée, ou l’influence hérétique si forte, que le peuple demanda vingt-quatre heures de réflexion, et le lendemain, apporta à l’assemblée un refus. Six mois se passèrent, rendant chaque jour plus sensible l'abandon et l'isolement des citoyens. Le 8 octobre eut lieu une nouvelle réunion, où les consuls demandèrent l’absolution au nom de la cité. Nicolas ne fut pas exigeant. La pénitence infligée à la ville comporta la construction d’une chapelle en l’honneur de Saint Louis. La chapelle fut édifiée en 1800 et coûta quatre-vingt-dix livres tournois. Les consuls, au nom de la cité, abjurèrent secrètement l’hérésie. Douze des citoyens les plus coupables furent désignés pour des pénitences spéciales, ('.'étaient quatre des anciens consuls, quatre conseillers, deux avocats et deux notaires. Ces victimes durent assurément subir un triste sort. On a conservé, par bonheur, la condamnation prononcée contre un des auteurs des désordres, Guillem Garric. Après avoir, durant vingt-deux ans, pourri dans l’horrible donjon de Carcassonne, il comparut enfin devant le tribunal, pour être jugé, en 1321. En considération de sa longue détention, on lui donna le choix entre la croisade et l’exil. Le vieillard accablé tomba à genoux, remerciant Jésus-Christ et les inquisiteurs de la grâce qui lui était faite. Quelques années plus tard, Bernard Délicieux, ayant eu sous les yeux le texte de l’arrangement, découvrit que les consuls y étaient représentés comme ayant confessé l’aide fournie par la cité entière à des hérétiques manifestes. Il constata que ces mêmes consuls avaient abjuré au nom de tous et qu’ainsi tous les citoyens se trouvaient, non seulement exclus des emplois publics, mais exposés, en cas de nouveaux troubles, aux peines fixées pour les relaps. Cette révélation causa dans la ville une telle agitation que l’inquisiteur, Geoffroi d’Ablis, fut obligé de lancer, le 10 août 1303, une déclaration solennelle, attestant qu’il n’avait nullement dessein de se servir de ces armes. Néanmoins, quand le roi Philippe vint A Carcassonne, en 1303, la convention fut déclarée illégale : le sénéchal Gui Câprier, relevé de ses fonctions pour avoir consenti à apposer son sceau sur cet acte, avoua qu’il avait reçu à cet effet, de Nicolas d’Abbeville, une prime de mille livres tournois.

Encouragée par l’inaction de l’Inquisition, momentanément paralysée, la propagande cathare s’était remise à l’œuvre avec une vigueur nouvelle. En 1299, le concile de Béziers donna l’alarme en annonçant que des Parfaits hérétiques avaient paru dans le pays, et en ordonnant qu’on les recherchât avec soin. A Albi, l'évêque Bernard était, à sou ordinaire, en mésintelligence avec ses ouailles qui plaidaient contre lui en cour royale pour la défense de leurs droits. L’occasion était opportune. Il appela à son aide les inquisiteurs Nicolas d’Abbeville et Bertrand de Clermont. Vers la fin de l'année 1299, la ville fut mise en émoi par l’arrestation de vingt-cinq citoyens des plus riches et des plus respectés, que leur régulière assiduité à la messe et leur observance de tous les devoirs religieux avaient élevés au-dessus de tout soupçon. Les procès furent menés avec une rapidité inaccoutumée. En voyant comment ceux qui niaient d’abord furent amenés ù avouer et à révéler les noms de leurs coreligionnaires, on doit croire, comme le crut l’opinion publique, que la torture fut employée sans ménagements. Des allusions y sont faites, d’ailleurs, dans la sentence finale de Guillem Calverie, une des victimes, et cette preuve lève tous les doutes. L’abjuration sauvait les victimes du bûcher, mais la condamnation à l’emprisonnement perpétuel dans les chaînes était un avantage douteux pour les condamnés. Nombre d’autres restèrent indéfiniment en prison, attendant le jugement.

Le pays entier était mûr pour la révolte. La renaissance du différend entre Philippe et Boniface fit bientôt espérer que la Couronne seconderait l’effort des persécutés. A défaut de cette assistance, la population, réduite au désespoir, aurait sans hésitation fait appel à tout autre souverain disposé à prêter l’oreille à ses plaintes. L’arrestation et le procès de l’évêque de Pamiers, accusé de trahison en 1301, témoignait éloquemment de l’état des esprits dans le Languedoc. Les Français y étaient encore des étrangers détestés ; le roi était un despote d’une autre race. Le peuple mécontent était prêt à porter son hommage à l'Angleterre ou à l’Aragon, dès qu’il verrait son avantage dans une désertion. Pour bien comprendre la politique changeante de Philippe, il faut se rendre un compte exact de la fragilité du lien qui rattachait alors la France méridionale aux rois de Paris.

Les poursuites d’Albi causèrent une terreur générale. Les victimes, en effet, étaient universellement réputées de bons catholiques. Seule la richesse avait déterminé le choix des spoliateurs. Ou était partout convaincu que des inquisiteurs comme Jean de Faugoux, Guillem de Mulceone, Jean de Saint-Seine, Jean Galande, Nicolas d’Abbeville et Foulques de Saint-Georges n’écoutaient aucun scrupule, lorsqu’il s’agissait d’obtenir, par menaces ou tortures, les témoignages dont ils avaient besoin pour spolier quelque riche citoyen. On disait même que leurs registres étaient falsifiés et remplis de dépositions forgées à cet effet. Quelques années auparavant, un Dominicain, Frère Jean Martin, avait invoqué l'intervention de Pierre de Montbrun, archevêque de Narbonne (mort en 1286), pour mettre fin à cette iniquité. Une enquête fut entamée, qui établit l’exactitude des accusations. On put constater que les morts étaient la proie spéciale de ces vautours qui avaient de longue main préparé leurs crimes. La farouche orthodoxie des Maréchaux de la Foi ne protégea même pas Gui de Levis de Mirepoix contre celle attaque posthume. Quand Gauthier de Montbrun, évêque de Carcassonne, mourut, les inquisiteurs tirèrent de leurs registres la preuve qu’il avait adoré des hérétiques et qu’il s’était fait hérétiquer à son lit de mort. Par bonheur, dans celle dernière affaire, l’archevêque se trouva savoir que l’un des témoins, Jourdain Fer roi, était absent à l’époque où, d’après son prétendu témoignage, il déclarait avoir assisté à l’acte d’adoration. Frère Jean Martin pressa l’archevêque de détruire tous les registres et de faire relever les Dominicains de leurs fonctions. Le prélat fit un effort dans ce sens auprès de la cour de Rome et se contenta, en attendant, de publier quelques mandements et de séquestrer certains livres. C’est probablement durant celte bourrasque que les inquisiteurs de Carcassonne et de Toulouse, Nicolas d’Abbeville et Pierre de Mulceone, apprenant qu’ils étaient sur le point de se voir convaincre rie fraude, se retirèrent, en emportant leurs registres, dans la sure retraite de Prouille. Là ils se mirent en devoir de transcrire les procès-verbaux en omettant les faux compromettants, qu’ils introduisirent adroitement dans les couvertures arrachées aux vieux volumes.

Vers cette époque se présenta un cas qui confirma la croyance 73 populaire à l’iniquité inquisitoriale. Les résultats en furent beaucoup plus importants que ne le prévoyaient ceux qui engageront l’affaire. Ce n’était pas une vaine menace que le serment prêté par Boniface VIII désappointé, de faire brûler le père d’Aimeric Castel. Nicolas d’Abbeville était tout disposé à se faire le docile instrument de la colère pontificale ; Boniface lui donna les instructions verbales nécessaires. Castel Fabri, le père, avait été un citoyen de Carcassonne, remarquable par sa piété et sa bienveillance autant que par sa richesse. Ami de l’Ordre des Franciscains, il avait dûment reçu les sacrements avant de mourir, en 1278, entre les mains de ces moines, dont six l’avaient veillé jusqu’au dernier moment. Il avait été enterré dans le cimetière des Franciscains. Mais le procès du comte de Foix nous a montré avec quelle facilité l’Inquisition, peu embarrassée de scrupules, savait arriver à ses fins. Nicolas n'eut aucune peine à découvrir ou à fabriquer les témoignages dont il avait besoin[20]. Soudain, en 1300, le peuple de Carcassonne entendit lire, dans toutes les églises paroissiales, un avis stupéfiant. Les citoyens désireux de défendre la mémoire de Castel Fabri étaient invités à comparaître, à jour dit, devant l’Inquisition, attendu que le défunt était convaincu de s’être fait hérétiquer à son lit de mort. Le moment était bien choisi : Aimeric Castel, le fils, était absent. Les Franciscains, que l'accusé avait sans aucun doute libéralement traités dans son testament, se jugèrent tenus d’assumer sa défense. Après une rapide délibération, ils décidèrent d’envoyer leur lecteur, Bernard de Licgossi, ou Délicieux, demander des instructions au Chapitre Général, alors assemblé à Marseille. Vu l’antagonisme habituel qui existait entre les divers Ordres mendiants, cette affaire avait l’apparence d'un coup monté contre les Franciscains. La femme d’Aimeric Castel pourvut aux dépenses du voyage. Bernard revint, encouragé par le provincial à défendre la mémoire du défunt. Éléazar de Clermont, syndic du couvent, lui fut adjoint comme auxiliaire par le Gardien de Narbonne. Cependant Nicolas avait procédé à la condamnation. Quand Bernard et Eléazar se présentèrent, le 4 juillet 1300, pour offrir le témoignage des moines qui avaient veillé le mourant, Nicolas ne leur laissa pas le temps de s’asseoir et refusa de les entendre. Comme ils insistaient pour obtenir l’audition de leurs témoins, l’inquisiteur quitta la salle. Dans l’après-midi, les deux Franciscains revinrent pour demander un certificat constatant l’offre et le rejet de leur requête ; ils trouvèrent la porte de l’Inquisition fermée.

La démarche à tenter ensuite était l’appel au pape et la demandé d’apostoli ; mais ce n'était pas chose aisée. La terreur inspirée par Nicolas était si générale que le docteur des Décrétales, Jean de Benne, auquel ils s’adressèrent pour faire dresser l’acte, y consentit seulement sur la promesse que son nom serait tenu secret. Dix-neuf ans plus tard, Bernard, lors de son procès, refusa de révéler ce nom, jusqu’au moment où on l’y contraignit par la violence. Il fut encore plus difficile de trouver un notaire disposé à légaliser l’appel. Tous les notaires de Carcassonne refusèrent ; il fallut aller chercher assez loin un homme de loi, si bien que le document ne fut pas en état avant le 16 juillet. Cette démarche était considérée par tous comme si grave que la conclusion de l’appel plaçait, non seulement le cadavre de Castel Fabri, mais encore tous les appelants et le couvent entier des Franciscains sous la protection du Saint-Siège. Quand on vint présenter l’acte à Nicolas, on trouva, comme devant, porte close, et on ne réussit pas à le voir. En conséquence, on lut l’appel dans la rue et on le laissa cloué à la porte. Il fut détaché par l’Inquisition, mis aux archives et produit comme charge contre Bernard en 1319. On ne possède pas d’autres détails sur celte affaire. Il est évident que l’appel fut sans effet, puisque les comptes d’Arnaud Assalit montrent qu’en 1322-1323 le trésor royal touchait encore le revenu des domaines confisqués à Castel Fabri. Il autre part, en 1329, l’Inquisition, dont la haine était encore inapaisée, ordonna l’exhumation des os de Rixende, femme du condamné[21].

Ce cas de Castel Fabri aurait peut-être passé inaperçu, comme des milliers d’autres, s'il n’avait soulevé un conflit entre l’Inquisition et le lecteur du couvent de Carcassonne. Bernard Délicieux n’était pas un homme ordinaire. Un contemporain assure même que, dans tout l’Ordre des Franciscains, peu d'hommes l’égalaient. Admis dans l’Ordre en 1828, il avait été nommé lecteur, c’est-à-dire professeur, grade qui prouve en quelle estime on tenait son savoir. Les Mendiants se montraient très attentifs dans le choix des personnes auxquelles ils confiaient ces fonctions. De plus, on sait qu’il fut en relations avec les hommes les plus remarquables de l’époque, entre autres Raymond huile et Arnaud de Villeneuve. Son éloquence faisait de lui un prédicateur très recherché ; son influence sur les esprits lui permettait de diriger ceux avec lesquels il se trouvait en contact ; son ardeur enthousiaste le mettait à même de faire Ions les sacrifices à la cause qui avait une fois conquis ses sympathies. Il n’était pas relâché dans ses principes religieux et ne faisait pas de concessions aux circonstances. Aussi, quand une scission se produisit dans son Ordre même, embrassa-t-il, pour sa ruine, le parti des Franciscains spirituels, avec ce même mépris de son intérêt personnel dont il avait fait preuve dans ses démêlés avec l’Inquisition. Il ne réclamait pas la tolérance et souhaitait ardemment l’extermination de l’hérésie ; mais l’expérience et l'observation lui avaient donné la certitude qu’entre les mains des Dominicains, l'Inquisition n’était qu’un instrument d’oppression et d'extorsion. Il imaginait que, transféré aux Franciscains, le Saint-Office conserverait son utilité en s'affranchissant de ses vices. Boniface VIII, comme on sait, pour remédier à des al>us de ce genre, remplaça vers cette époque, par des Dominicains, les inquisiteurs franciscains de Padoue et de Vicence. La jalousie et l’antagonisme existant entre les deux Ordres semblaient permettre, dans le Languedoc, l'essai d’une opération inverse. Avec l’espoir d’alléger les souffrances du peuple, Bernard se dévoua, pendant des années, à cette cause, s'exposant à la haine, à la persécution et à l’ingratitude. Ceux dont il s'efforçait de servir les intérêts permirent qu’il en fût réduit à vendre pour eux sa bibliothèque et qu'il se couvrit de dettes ; les inimitiés qu’il suscita d’autre part le poursuivirent sans répit jusqu’à sa mort. Du moins conserva-t-il, dans cette lutte, les sympathies de son Ordre qui, par tout le Languedoc, se montra toujours l’ennemi de l'Inquisition dominicaine. Déjà, en 1291, d’es Franciscains avaient tenté, à Carcassonne, d'intervenir dans des affaires d’hérésie ; ils s’étaient fait vivement réprimander par Philippe le Bel, sur les instances de l'inquisiteur Guillaume de Saint-Seine. En 1298, ils avaient appuyé l’appel adressé par les gens de Carcassonne à Boniface VIII. Tant que durèrent les efforts de Bernard, on voit les couvents des Franciscains servir de centre de ralliement à l'opposition. C’est là que Bernard prononça ses ardents sermons, que furent tenues les assemblées où l’on organisa 1a résistance. Au cours des troubles de Carcassonne. Foulques de Saint-Georges se rendit, avec vingt-cinq hommes, au couvent des Franciscains, pour citer à comparaître les adversaires de l’Inquisition. Les moines refusèrent de le recevoir et tirent sonner la cloche ; une foule irritée s’assembla, tandis que, de l’intérieur du couvent, on lançait une grêle de pierres et d'injures sur les intrus. Foulques et ses gens se retirèrent, trop heureux d’en être quittes à si bon compte.

Vainement les inquisiteurs sc plaignirent aux prélats franciscains et accusèrent Bernard de faire de l’obstruction au Saint-Office. Ils n’auraient pu obtenir qu’un semblant de procès où leur ennemi se serait présenté avec des lettres attestant son innocence. Les Dominicains affirmaient que le zèle des Franciscains avait pour seul mobile la jalousie ; les Franciscains répondaient que leurs amis était tout particulièrement victimes de la persécution inquisitoriale. Le confesseur du roi Philippe était un Dominicain, celui de la reine Jeanne un Franciscain : les deux moines de cour prenaient parti pour ou contre l'Inquisition, avec un zèle qui faisait d’eux d’importants facteurs dans le conflit. L’éternelle hostilité des deux Ordres les mit toujours en opposition sur tous les points de dogme ou de discipline. Dette question du Saint-Office ouvrait aux haines le champ le plus large et des perspectives illimitées.

Le coup demain exécuté contre les prétendus hérétiques d’Albi, en décembre 1299 et dans les premiers mois de 1300, avait provoqué une consternation générale. Une telle affaire ne pouvait passer inaperçue. La querelle entre le roi Philippe et Boniface venait de se rouvrir ; le roi ne pouvait qu’être désireux de faire sentir à ses sujets que la Couronne savait les protéger. Sur l'avis de son conseil, une enquête fut ordonnée et confiée aux évêques de Béziers et de Maguelonne ; mais les inquisiteurs résistèrent avec arrogance et refusèrent de laisser violer les secrets de leur institution. Cet insuccès n’était pas propre à rassurer le peuple. En 1301. Philippe envoya dans le Languedoc deux fonctionnaires armés de pouvoirs absolus, qu'il nomma Réformateurs. En raison de l'extension croissante de l'autorité royale, il arrivait souvent que des délégués fussent ainsi envoyés spécialement pour rechercher et corriger des abus. Dans l’espèce, ceux qui vinrent dans le Languedoc avaient, semble-t-il, comme principal objet l’arrestation de l’évêque de Pamiers, accusé de trahison. Le prétexte dont on couvrit leur mission fut la réforme des abus inquisitoriaux. L’un d’eux. Jean de Pequigny, vidame d’Amiens, était un homme réputé pour sa probité et sa sagacité ; l’autre était Richard Nepveu, archidiacre de Lisieux, dont il est peu question durant les années qui suivent et dont on sait seulement qu’il s’insinua sans bruit dans l’épiscopat vacant de Béziers. Cependant il dut, jusqu’à un certain point, accomplir sa tâche. Bernard Gui relate, en effet, qu’il mourut en 1309 de la lèpre, châtiment envoyé par Dieu pour son hostilité contre l’Inquisition[22].

Les Réformateurs s’établirent à Toulouse, où Foulques de Saint-Georges avait été inquisiteur jusqu’à la Saint-Michel (29 septembre) 1300. Ils eurent bientôt recueilli contre lui nombre de témoignages écrasants : on l’accusait non-seulement de torturer des innocents pour leur extorquer de l’argent, mais encore d’arrêter les femmes dont il ne réussissait pas à vaincre autrement la vertu. Des délégués envoyés d'Albi accoururent en foule, amenant les femmes et les enfants des prisonniers, demandant justice aux représentants du roi et promettant des révélations, pourvu que les Réformateurs distribuassent des lettres de garantie pour assurer la sécurité des témoins. Telle était la terreur inspirée par l’Inquisition que nul n’osait témoigner contre elle ! L’évêque d’Albi vint également se justifier. A son retour dans son siège épiscopal, il reçut un accueil qui montrait les sentiments de ses ouailles à son égard, sentiments que les citoyens, encouragés par la venue des Réformateurs, ne craignaient plus d’exprimer. A son approche, une foule d’hommes et de femmes se précipitèrent hors des portes et l’accueillirent par des cris : « A mort, à mort, le traître ! » Est-il vrai, comme on le raconte, qu’il supporta menaces et injures avec une patience digne du Christ et qu’il ordonna aux gens de son escorte de garder l’épée au fourreau ? Ce qui est sûr, c’est qu’il fut très malmené et n’arriva pas sans peine à son palais. Une conspiration fut ourdie pour y mettre le feu, puis, à la faveur du désordre, délivrer les prisonniers ; mais le courage des conspirateurs faiblit et le projet fut abandonné.

Plus menaçante encore lut la résolution de quelques citoyens qui s’engagèrent, par acte notarié, à poursuivre l’évêque et -Nicolas d’Abbeville devant le tribunal du roi. La conséquence de ce procès fut la mise sous séquestre des biens temporels de l’évêque ; par la suite, une énorme amende de vingt mille livres le dépouilla, au bénéfice du roi, d’une partie de ses gains mal acquis, Bernard Délicieux fit amèrement reproche à Philippe d’avoir ainsi préféré l’argent à la justice. Bernard de Castanet conserva son siège jusqu’en 1308, au milieu de mille difficultés. A cette époque, n’estimant pas que sous Clément V les temps dussent devenir meilleurs, il obtint son transfert au Puy. Un des premiers symptômes de la réaction, sous Jean XXII (décembre 1310), fut la nomination de ce prélat au cardinalat de Porto, qu’il ne conserva d’ailleurs que huit mois, puisqu’il mourut en août 1317[23].

Cependant les Réformateurs avaient convoqué Bernard Délicieux, alors al sorbe par ses paisibles fonctions de lecteur au couvent de Narbonne. Sans doute il s’était déjà fait remarquer 79 dans l’affaire de Castel Fabri et semblait un allié précieux pour la lutte imminente. D’après son propre récit, il invita Pequigny à laisser l’Inquisition tranquille, l’expérience ayant démontré qu’on ne pouvait rien contre elle. Néanmoins, rappelé à Toulouse par une affaire concernant le prieuré de la Daurade, puis obligé de se rendre à Paris au sujet du testament de Louis, évêque de Toulouse, il consentit, sur le conseil de Pequigny, à accompagner une délégation envoyée par les citoyens d’Albi au roi pour solliciter l'intervention du souverain. La cour était à Senlis. Les envoyés s’y rendirent ainsi que Pequigny, qui vint se justifier, et aussi Frère Foulques et plusieurs Dominicains, désireux, d’établir la parfaite innocence des inquisiteurs. La bataille se livra devant le roi. Bernard demanda instamment qu’on ouvrit une enquête, pendant laquelle les inquisiteurs seraient suspendus de leurs fonctions, ou que les Dominicains fussent déclarés inéligibles à ces fonctions en attendant la décision définitive du Saint-Siège. Secondé par Frère Guillaume, confesseur dominicain du roi, Foulques mit en avant des charges contre Pequigny, mais ne put en fournir de preuves. Pequigny répliqua par des accusations contre Foulques. Une commission fut alors nommée, composée de l'archevêque de Narbonne et du connétable de France, avec instruction d’écouter les deux parties. Après mure délibération, le rapport fut favorable à Pequigny. Le roi prit alors une mesure d’une audace inouïe : il destitua l’inquisiteur, l'ont d’abord, il avait demandé la révocation de Foulques au provincial des Dominicains de Paris, qui seul avait qualité pour la prononcer. Celui- ci convoqua un chapitre qui se contenta de nommer un inquisiteur adjoint et d’ordonner à Foulques de rester à son poste jusqu’au milieu du prochain Carême, afin de terminer les procès en cours. Philippe, vivement irrité de celle décision, exprima sa colère en fermes violents dans des lettres à son chapelain et A l’évêque de Toulouse, reprochant amèrement à ce dernier d’avoir conseillé l’acceptation de ces clauses. Mais il ne se contenta pas de paroles : le 8 décembre 1301, il écrivit à l’évêque, à l’inquisiteur de Toulouse, aux sénéchaux de Toulouse et d'Albi, en leur déclarant que les cris et les prières de ses sujets, prélats et ecclésiastiques, comtes, barons et autres hommes de haut rang, le convainquaient de l’existence des charges avancées contre Foulques, coupable, à ses yeux, de crimes qui faisaient horreur à l’humanité. Cet inquisiteur écrasait le peuple sous les exactions et l’oppression ; il avait coutume d’inaugurer ses procédures par des tortures d’une atrocité inimaginable, contraignant ainsi aux aveux ceux qu’il suspectait. Quand ce moyen échouait, il subornait des témoins et les incitait au parjure. Ses excès odieux avaient semé partout une telle terreur qu’un soulèvement était à redouter, si Ton ne remédiait promptement à ses abus. Quelques-uns tentèrent encore, sans succès, de s’opposera la destitution de Foulques. Mais les citoyens ne gagnèrent que médiocrement à la nomination de son remplaçant, Guillaume de Morières, qui lui avait succédé auparavant dans le prieuré d’Albi. Foulques fut gratifié de l’important prieuré d’Avignon. Plus tard, il mourut pauvre, à Lyon, et fut considéré par son Ordre comme un martyr.

Philippe ne s’était pas contenté de se débarrasser de Foulques ; il avait résolu d’introduire des réformes. Cette tentative fut, en même temps qu’une manifestation de la suprématie royale, le modèle de tous les efforts tentés par la suite pour réprimer les abus de l’Inquisition. Il était naturel que cette mesure prit la forme d’une restauration du pouvoir épiscopal, alors si profondément déchu. D’abord, la prison que la Couronne avait fait construire, à Toulouse, sur son propre domaine, mais à l’usage de l’Inquisition, devait être placée sous la surveillance d’un fonctionnaire choisi à la fois par l’évêque et par l’inquisiteur ; en cas-dc dissentiment entre eux, la charge serait confiée au sénéchal. L’inquisiteur était dépouillé du droit de procéder à des arrestations arbitraires. Il était tenu de consulter l’évêque ; si tous deux ne se mettaient pas d'accord, la question serait tranchée, à la majorité des voix, par une assemblée composée de représentants de l’évêché et des couvents franciscains et dominicains. Ces préliminaires une fois achevés, les arrestations ne devaient être effectuées que-par le sénéchal, à moins qu’il ne s’agit d’hérétiques-étrangers dont la fuite fût à craindre. La mise en liberté sons caution devait être décidée de la même façon que l’arrestation. Ni l’évêque seul, ni l’inquisiteur seul ne pouvaient exiger l’obéissance. « Nous ne saurions souffrir, disait le roi, que la vie de nos sujets soit livrée à la discrétion d’un seul homme qui, même s’il n’est poussé par la cupidité, risque d’être insuffisamment informé. » Tout incomplètes que ces réformes parurent par la suite, elles produisirent, sur le moment, un bon effet. Pour un temps, du moins, l’Inquisition fut paralysée. Les arrestations, qui avaient lieu auparavant toutes les semaines, cessèrent aussitôt. Dans le courant de l’année 1302, ces dispositions furent insérées dans une Ordonnance générale : la législation de 1293, en faveur des Juifs, fut également promulguée à nouveau. Philippe eut soin, en même temps, de manifester, pour la suppression de l’hérésie, une suffisante sollicitude, en publiant une seconde fois le sévère édit de Saint-Louis. Lorsque Guillaume de Morières fut nommé à l’Inquisition de Toulouse, le roi écrivit au sénéchal en lui enjoignant de mettre les prisons royales à la disposition de l’inquisiteur, de payer à celui-ci les émoluments habituels et de le seconder en toute chose, jusqu’à nouvel avis.

Cette réglementation ne fil que peu de bien à Albi, car, en cette ville, c’étaient les procédures inquisitoriales menées par l’évêque lui-même qui avaient causé tout le désordre. Des citoyens albigeois languissaient encore dans la prison de l'Inquisition <le Carcassonne. Une nombreuse députation, composée d’hommes et de femmes, fut envoyée au roi ; elle était accompagnée de deux Franciscains, Jean-Hector et Bertrand de Villedelle. Celte fois encore, Bernard Délicieux était présent. Bavait été choisi fort à propos pour représenter l’Ordre auprès du roi, qui avait demandé l’avis des moines au sujet de son différend avec le pape Boniface. Tous ces personnages suivirent le roi à Pierrefonds, puis à Compiègne. Philippe leur donna de bonnes paroles, promit de venir très prochainement dans le Languedoc afin d’arranger les affaires et les consola par une donation de mille livres, générosité qu'il pouvait bien se permettre, puisque les biens confisqués des prisonniers étaient entre ses mains et n’avaient pas été restitués.

Tout cela, comme on pense, ne donnait guère satisfaction aux opprimés. Le peuple ne fut pas non plus calmé par la destitution de Nicolas d’Abbeville, car celui-ci eut pour successeur, à l'Inquisition de Carcassonne, Geoffroi d’Ablis, homme aussi énergique et aussi impitoyable que Nicolas. Le nouvel inquisiteur apportait des lettres royales, datées du 1er janvier 1303, enjoignant à tous les fonctionnaires de lui prêter obéissance. La colère populaire devint de plus en plus menaçante. Comme Albi n’avait pas d’inquisiteurs locaux attitrés et se trouvait dans le ressort de l’Inquisition de Carcassonne, le mécontentement se déchaîna contre les Dominicains, considérés comme les représentants du tribunal détesté. Le premier dimanche de l’Avent, 2 décembre 1302, les moines, en venant comme l’ordinaire prêcher dans les églises, furent brutalement jetés dehors et assaillis aux cris de « Mort aux traîtres ! » Ils purent s'estimer heureux de regagner leur couvent. Cet état de choses persista durant plusieurs années ; les moines osaient à peine se montrer dans les rues ; ils n’étaient jamais à l’abri des outrages. Toutes les aumônes, tous les droits de sépulture leur étaient refusés ; le peuple ne voulait même plus assister à la messe dite dans leur église. Les noms de Dominique et de Pierre Martyr furent grattés sur le crucifix placé à la porte principale de la ville et remplacés par ceux de Pequigny, de Nepveu et de deux citoyens qui avaient été les chefs du soulèvement, Arnaud Garsiaet Pierre Probi de Castres.

Les prisonniers albigeois ne voyaient toujours pas approcher l'heure de la libération. Bernard Délicieux engagea Pequigny à venir à Carcassonne pour étudier l’affaire sur place. Pendant l'été de C103, Pequigny s'y rendit et vit venir au-devant de lui une foule de gens d’Albi, hommes et femmes, le suppliant de les délivrer. Au cours de son enquête, il trouva le traité de paix libellé en 1299 entre Nicolas d’Abbeville et les consuls de Carcassonne. Dans un sermon enflammé, le Frère Bernard en communiqua le texte au peuple. Quand on en connut les clauses, la colère devint de la frénésie. Des émeutes éclatèrent ; on détruisit les maisons de plusieurs anciens consuls et celles des gens que l’on considérait comme amis de l'Inquisition. L’église des Dominicains fut assiégée, les fenêtres furent brisées, les statues du porche abattues, les moines maltraités. Violer les [irisons de l’Inquisition était chose très grave ; il semble que Pequigny ait souhaité voir repousser la populace enragée avant de se risquer à cet acte d’audace. Quand il s’y résolut, il s’attendait si bien à la résistance qu’avec l’assentiment de Bernard il réunit, dans le couvent des Franciscains, quatre-vingts hommes et des ouvriers habiles, prêts à forcer les geôles en cas de nécessité. L’intervention de ces auxiliaires ne fut pas nécessaire : Geoffroi d'Ablis céda. En août 1303, Pequigny fil sortir de leurs cachots les prisonniers albigeois, non pour les affranchir de toute poursuite, mais pour les transférer dans les [irisons royales. Il refusa de suivre le conseil de Bernard qui proposait de les conduire au roi. Peut-être furent-ils, pendant quelque temps, traités avec moins de rigueur, mais ils ne tirèrent pas de ce changement un avantage durable. Les serres de l’Inquisition ne lâchaient pas aisément leur proie. Le Saint-Office recouvra ses prisonniers ; on verra par la suite qu’il les garda jusqu’à la fin[24].

Cependant il avait été possible d'arriver jusqu’à ces malheureux : ils avaient raconté les tortures qu’on leur avait infligées. Iles listes furent dressées, portant les noms de tous les citoyens qu’ils avaient été contraints d’accuser d’hérésie. Ces listes circulèrent à travers le pays et causèrent une alarme générale, grâce aux Franciscains qui s’employèrent activement à les répandre. De son côté, l’inquisiteur Geoffroi d’Ablis fut à la hauteur des circonstances. Il cita Pequigny à comparaître et lui intenta un procès pour obstruction à l’Inquisition. Pequigny refusa de se rendre à la citation et Geoffroi l’excommunia le 29 septembre. L’excommunication, transmise en toute hâte à Paris, y fut prononcée par les Dominicains. Ce trait d’audace fit comprendre à tous la gravité du conflit qui avait surgi entre l’Église et l’État. Les consuls et le peuple d’Albi adressèrent à la reine une pétition pressante, la suppliant d’obtenir du roi qu’il ne les abandonnât pas en rappelant les Réformateurs, qui déjà avaient fait tant de bien et sur lesquels reposait le dernier espoir des opprimés. On fit aussi, mais vainement, effort pour empêcher que.la sentence d’excommunication fût publiée. A Castres, le 13 octobre, Jean Ricoles, prêtre de l’église Sainte-Marie, la notifia en chaire, comme c’était son devoir ; aussitôt arrêté par le délégué du viguier royal d’Albi, il fut traîné au couvent des Franciscains. Là, on le menaça, on le maltraita ; les moines tentèrent partons les moyens de l’amener à retirer l’excommunication. C’était là une grave atteinte à l’immunité ecclésiastique ; mais on reconnut l’inutilité de semblables procédés. L’autorité de Pequigny était paralysée, tant que l’excommunication n’était pas levée ; or, elle ne pouvait l’être que Par l’homme qui l’avait prononcée ou par le pape lui-même[25].

L’élection de Benoit XI, le 21 octobre, obscurcit l’horizon un instant rasséréné. Dominicain lui-même, il était nécessairement bien disposé en faveur de l’Inquisition. Pour ne pas perdre le peu qu’on avait gagné, il fallait redoubler d’efforts ; mais, à mettre les choses au mieux, un procès en cour de Rome était une affaire coûteuse. Pequigny avait fait appel au pape : il écrivit de Paris, le 29 octobre, aux villes du Languedoc, sollicitant leur appui dans la persécution qu’il avait encourue pour leur cause. Bernard Délicieux s'employa en hâte à obtenir le secours demandé. Grâce à son énergie, les trois villes de Carcassonne, Albi et Cordes conclurent une alliance et s’engagèrent à fournir une somme de trois mille livres. Carcassonne devait donner la moitié, le reste serait versé par les deux autres villes. Les subsides seraient continués, dans les mêmes proportions, tant que durerait le procès. Pequigny mort, la même promesse fut renouvelée à son fils Renaud. Mais, comme l’affaire traînait en longueur, les trois villes se lassèrent. Bernard, qui avait recueilli quelque argent sous sa propre responsabilité, resta chargé de lourdes obligations ; ce fut en vain qu'il chercha à obtenir des cités ingrates la restitution de ce qui lui était dû.

La querelle était donc, pour quelque temps, transportée à Rome. Pequigny se rendit en Italie. Le roi et les municipalités de Carcassonne et d’Albi lui avaient adjoint des délégués chargés de plaider sa cause. Il eut comme adversaire Guillaume de 85 Morières, l’inquisiteur de Toulouse, envoyé là pour mener l’affaire contre lui. Benoit ne tarda pas à montrer de quel côté penchaient ses sympathies. A Pérouse, tandis (pie le pape présidait aux solennités de la Pentecôte, le 17 mai 1304, Pequigny se risqua à entrer dans l’église. Benoit le vit et, le désignant du doigt, dit au maître des cérémonies, P. de Brayda : « Chassez-moi ce Patarin ! » Le maitre des cérémonies s’empressa d'obéir L'incident était significatif. Après la mort de Benoit et de Pequigny, Geoffroi d’Ablis fil produire, parmi les documents du procès, un acte notarié et légalisé relatant le fait. Le climat italien était très malsain pour les gens de l’autre côté des Alpes. Morières mourut à Pérouse ; Pequigny le suivit de près à Abruzzo, le 29 septembre 1304, jour anniversaire de son excommunication. Étant resté un an au ban de l’Église, pour obstruction à l’Inquisition, il était légalement hérétique. On ne peut expliquer son ensevelissement en terre sainte que par la mort de Benoit, survenue peu de temps auparavant. Geoffroi d’Ablis demanda que les os de Pequigny fussent exhumés et brûlés. Le fils du défunt, cependant, poursuivait l'appel et s’efforçait de réhabiliter la mémoire de son père. L’affaire se prolongea jusqu’au jour où Clément V la soumit à une commission de trois cardinaux. Ceux-ci prêtèrent une oreille également patiente aux deux parties, qui se livrèrent à des débats interminables. Enfin, le 23 juillet 1308, les cardinaux firent connaître leur décision. Us déclaraient que l’excommunication avait été imméritée et inique, et qu’il y avait lieu d’en publier la révocation en tout lieu où elle avait été notifiée. Geoffroi tenta vainement d’en appeler. C’était la justification complète de tout ce qui avait été dit ou fait contre l’Inquisition. La portée de cette sentence fut encore accrue par ces paroles tranchantes de Clément, refusant d’écouler les représentations de l’inquisiteur : « C’est faux ! Le pays n’a jamais voulu se révolter ; ce sont les actes de l’Inquisition qui l’ont poussé au mal. » D’autre part, un cardinal déclara à Geoffroi que le peuple avait été exaspéré pendant cinquante ans par les excès des précédents inquisiteurs, qui répondaient aux tentatives de réformes en accumulant de nouveaux méfaits.

Benoit XI avait donné d’autres preuves de sa partialité. Il est vrai que, pour répondre aux plaintes du peuple opprimé, il nomma une commission de cardinaux chargés de procéder à une enquête ; mais on ne retrouve aucune trace de leurs travaux, qui furent apparemment interrompus par sa mort, le 7 juillet 1301. Il était peu vraisemblable que des commissaires nommés par lui fissent un rapport défavorable à l'Inquisition : il avait, en effet, trahi ses préventions en ordonnant au ministre d’Aquitaine, sous peine de forfaiture et de disqualification, d’arrêter sans avertissement Frère Bernard et de l’envoyer sous bonne garde à la cour pontificale, comme fauteur d’hérétiques et hérétique présumé. Les premiers citoyens d’Albi, y compris le viguier G. de Pesenches et le juge royal Gaillard Etienne, qui avaient cherché à seconder Pequigny, étaient également visés par la décision du pape. Le ministre d'Aquitaine confia l’exécution de l’arrêt à Frère Jean Rigaud. Celui-ci y procéda, en juin 1301, dans le couvent de Carcassonne et y ajouta une excommunication, parce que Bernard, soutenu par l’active sympathie du peuple, tardait à se rendre à la sommation du pape. Bernard ne comparut jamais. Fait curieux, où se manifestent les tendances franciscaines, le ministre releva Bernard de l’excommunication et le chapitre provincial de l’Ordre à Allé décida qu’il avait fait son devoir. Peut-être, cependant, la mort de Benoit, en juillet, avait-elle contribué à rassurer les moines sur les conséquences immédiates de leur résistance.

Cependant Philippe le Bel avait enfin tenu sa promesse de visiter en personne ses provinces méridionales et de remédier sur place aux maux dont ses sujets se plaignaient depuis si longtemps. Il attendait l'issue favorable de ses négociations avec Benoît, au sujet de la levée de l'excommunication lancée par Boniface VIII contre ses sujets et ses principaux agents. Il y réussit le 13 mai 1304, exception faite de la censure infligée à Guillaume de Nogaret et à Sciarra Colonna. Aussi, quand il arriva ù Toulouse, le jour de Noël 1303, n’était-il nullement disposé à réveiller, sans motif sérieux, les préventions du pape. D’Albi et de Carcassonne, de-véritables troupeaux de citoyens accoururent à sa rencontre, demandant à grands cris justice et protection. Pequigny parla éloquemment en leur faveur. Les inquisiteurs étaient représentés par Guillem Pierre, provincial 'les Dominicains. Bernard Délicieux joua un rôle prépondérant dans la discussion. Ce fut alors qu’il prononça cette parole mémorable, que Saint-Pierre et Saint-Paul seraient convaincus d’hérésie si l’on essayait sur eux les méthodes inquisitoriales. Quand l’évêque d’Auxerre, scandalisé, exprima sévèrement sa réprobation, Bernard soutint audacieusement qu’il disait vrai. Le moine Nicolas, confesseur dominicain du roi, était soupçonné d’exercer, en faveur de l’Inquisition, une influence dangereuse. Bernard s’efforça de le discréditer en l’accusant de livrer aux flamands tous les secrets du conseil royal. D’autre part, Geoffroi d’Ablis, l’inquisiteur de Carcassonne, se conciliait à ce moment les bonnes grâces de Philippe, en entamant d’adroites négociations afin d’amener une réconciliation avec Rome[26].

Philippe écouta avec patience les deux parties et consigna ses conclusions dans un édit du 13 janvier 1304, qui ressemblait fort à un compromis. Il était dit que le roi était venu en Languedoc pour pacifier le pays agité par l’action de l’Inquisition et qu’il avait eu des entretiens prolongés avec toutes les personnes ayant qualité pour exprimer une opinion. En conséquence, les prisonniers de l’Inquisition, seraient visités par des délégués royaux accompagnés d’inquisiteurs ; les prisons seraient bien gardées, mais on ne ferait pas souffrir les captifs. En ce qui concernait les prisonniers non encore jugés, les procès seraient terminés sous la surveillance commune des évêques et des inquisiteurs. Celte coopération devait être désormais la loi partout, sauf à Albi, où l’évêque devenu suspect serait remplacé par Arnaud Novelli, abbé cistercien de Font- froide. Ordre formel était donné aux fonctionnaires royaux de seconder, de toute façon et à toute réquisition, les inquisiteurs et les Ordinaires épiscopaux et aussi de protéger, contre tout dommage et toute violence, la personne, les églises et les demeures des Dominicains.

A Albi, le changement produisit l'effet qu’on en attendait. On ne trouva plus d’hérétiques ; il ne fut plus nécessaire d'entamer de nouvelles poursuites. Cependant, en refusant de s’arrêter à tout projet de réforme autre que son ancien dessein de courber l’Inquisition sous la surveillance épiscopale, le roi causa un vif désappointement. Les habitants arguaient, non sans raison, que si les Dominicains avaient bien agi, il ne convenait pas de leur faire injure en leur adjoignant l’autorité de l'évêque : qu’en revanche, s’ils étaient fautifs, il eut fallu les remplacer par d’autres. On avait fondé tant d’espoir sur la présence du roi dans le pays que le résultat, jugé insuffisant, provoqua une consternation générale.

Les esprits ne furent pas rassérénés par la mesure que Philippe prit ensuite. Comme il visitait Carcassonne, on le pria d’aller voir les malheureux prisonniers dont la persécution avait été la principale cause des troubles. Il refusa et envoya son frère Louis à sa place. Chose plus déplorable encore, les citoyens avaient formé le projet, pour se concilier la bienveillance du roi et lui prouver leur fidélité, de lui offrir des vases d’argent ouvragé. Ces objets étaient encore entre les mains des orfèvres de Montpellier quand le roi et son escorte arrivèrent à Carcassonne. Aussi les présents furent-ils envoyés, après le départ de Philippe, à Béziers, où on les lui offrit. Une moitié était destinée au roi, l’autre à la reine. Celle-ci accepta. Mais Philippe, non content de refuser pour lui, apprenant que la reine avait accepté, l’obligea à restituer le présent. Cela mit au désespoir les consuls de Carcassonne. Les présents offerts par les municipalités aux souverains étaient si habituels, l’acceptation gracieuse était chose si naturelle, que le refus, dans ces circonstances, semblait indiquer chez le roi des intentions hostiles. Il n’y avait guère lieu, en effet, de croire aux bonnes dispositions de Philippe, après l’incident provoqué par Élias Patrice. Cet important citoyen de Carcassonne, lors du passage du roi, lui avait nettement déclaré que, faute d’avoir obtenu de lui prompte justice contre l’Inquisition, lu ville se verrait dans la nécessité de chercher un autre suzerain. Philippe chassa l’insolent de sa présence ; aussitôt les citoyens, obéissant aux ordres de Patrice, enlevèrent toutes les décorations des rues. Imaginant que le roi, gagné à la cause 'les Dominicains, allait leur retirer sa protection, ils redoutent d’être abandonnés à la merci de l’Inquisition. Dans leur affolement, ils déclarèrent que, s’ils ne trouvaient pas un autre maître disposé à les protéger, ils brûleraient la ville et chercheraient, avec tous les habitants, un asile ailleurs. Puis, après une consultation avec Frère Bernard, ils décidèrent en hâte d’offrir leur hommage à Ferrand, fils du roi de Majorque. La branche cadette de la Maison d’Aragon, qui lirait sou litre des Iles Baléares, détenait les rosies des anciennes possessions françaises des Catalans, comprenant Montpellier et Perpignan. Elle avait de vieux droits sur une grande partie du pays et sa loi pouvait être accueillie par les citoyens plus volontiers que la domination étrangère à laquelle ils avaient été soumis malgré eux. Si toute la région s’était entendue pour transférer son hommage à ces suzerains, Philippe aurait eu pour les soumettre, à soutenir une lutte d’issue incertaine, à cause des embarras continuels que lui causait, d’autre part, l’hostilité prolongée des Flamands. Le projet fut soumis aux gens d’Albi, qui refusèrent péremptoirement de s’y associer. Tel était le désespoir des citoyens de Carcassonne que, sans aide, ils persistèrent dans leur résolution. Le roi de Majorque et son fils étaient à Montpellier et recevaient la cour de France, qu’ils escortèrent jusqu’à Nîmes. Ferrand écouta avec avidité les ouvertures qui lui furent faites et demanda à Frère Bernard de l’accompagner à Perpignan. Bernard s’y rendit, porteur d’une lettre signée des consuls, lettre qu’il eut la prudence de détruire en roule. Le roi de Majorque, informé de l’offre, châtia vertement son trop ambitieux rejeton, le souffleta et lui tira les cheveux. Puis, pour se concilier les bonnes grâces de son voisin, il révéla le complot à Philippe[27].

Sans doute, un projet aussi fou n’avait pu présenter de réels dangers : néanmoins les rapports étaient trop tendus entre les provinces méridionales et la Couronne pour que le roi ne tirât pas d’elles une vengeance exemplaire. Un tribunal, réuni à Carcassonne, siégea durant l'été de 1305 et, au cours de l’instruction, employa libéralement la torture. Albi, qui n’avait par participé au complot, échappa à l’enquête en soudoyant, au prix de mille livres, le sénéchal Jean d’Alnet ; mais la réparation imposée au couvent des Franciscains montre, avec quelle ardeur les Dominicains se vengeaient des torts qu’ils avaient subis. La ville de Limoux avait été impliquée dans l’affaire. File dut payer une amende ; ses franchises furent supprimées et quarante de ses citoyens pendus. Quant à Carcassonne, ses huit consuls. Elias Patrice en tête, et sept autres citoyens furent pendus, revêtus de leurs costumes officiels ; la ville fut privée de sou autonomie et frappée d'une énorme amende de soixante mille livres, condamnation dont elle fit vainement appel au Parlement, Bernard Gui remarque avec une joie sauvage que ceux qui avaient croassé comme des corbeaux contre les Dominicains, furent livrés eux-mêmes aux corbeaux. Aimeric Castel avait, à, cette occasion, cherché à obtenir justice pour le tort fait à la mémoire et â la fortune de son père. Il échappa par la fuite, fut repris, languit longtemps en prison et lit enfin sa paix au prix d’une lourde rançon. Le trésor royal récolta une belle moisson d'amendes, imposées à tous ceux qu’on put accuser de connivence. Frère Bernard, qui avait audacieusement pris la direction d'une députation de citoyens d’Albi venus à Paris pour protester de leur innocence, fut vite informé de la découverte du complot par Frère Durand, confesseur delà reine. Ayant appris de lui qu’Albi n’était pas impliquée dans la répression, les délégués repartirent en abandonnant Bernard. Celui-ci, à la requête du roi, lut arrêté par ordre de Clément V et conduit à Lyon. De là, lu cour pontificale l’emmena à Bordeaux. Puis, quand elle se rendit à Poitiers, on l’enferma au couvent de Saint-Junien à Limoges, En mai 1307, sur les instances de Clément, Philippe publia des lettres d’amnistie et fit remise à Carcassonne du reliquat impayé de l’amende. Dans le cours du carême de 1308, Bernard fut autorisé à venir à Poitiers. Quand le roi arriva dans cette ville, Bernard se plaignit vivement à lui de son arrestation et des mesures de rigueur qui avaient frappé les innocents comme les coupables. Il ne lui était pas encore permis de quitter la cour pontificale, qu’il suivit ensuite à Avignon. Finalement, il obtint sa grâce, avec l’assentiment du roi : peut-être les fortes sommes payées à trois cardinaux par ses amis d'Albi contribuèrent-elles en partie à ce pardon. Il revint à Toulouse et, dès lors, se tient sur une prudente réserve. Sans doute son ardeur infatigable se trouva-t-elle calmée par les périls dont il avait si péniblement réussi à sortir. La réforme de l’Inquisition fut résolument entreprise par Clément V et Bernard put croire qu'il pourrait désormais vivre tranquille[28].

La mort de Benoit XI, en juillet 1304, avait donné de nouvelles espérances aux victimes de l’Inquisition. Un interrègne d'un an environ précéda l’élection de son successeur Clément V (5 juin 1305). Pendant cette période, une pétition lut présentée au collège des cardinaux par dix-sept confréries ecclésiastiques d'Albi, au nombre desquelles se trouvaient les chanoines de la cathédrale, ceux de l’église de Saint-Salvi, le couvent de Gaillac, etc. Ces hommes imploraient en termes pressants l’intervention du sacré collège pour écarter les terribles dangers qui menaçaient la communauté. Le pays, déclaraient-ils, est catholique. le peuple est orthodoxe, il chérit dans son cœur la religion romaine et la professe des lèvres. Cependant les querelles sont si vives entre lui et les inquisiteurs qu’il s’exaspère jusqu’à la fureur et brille de passer au fil de l’épée ceux qu’il a appris à considérer comme ses ennemis. —Assurément, les inquisiteurs avaient profité de la réaction qui avait suivi la stérile trahison de Carcassonne, ainsi que du changement qui s’était produit dans l’attitude du roi. A partir de cette époque. Philippe n’intervint plus, sauf pour presser ses représentants d’appliquer, avec une vigilance nouvelle, les lois contre les hérétiques et de veiller au maintien des incapacités civiles qui frappaient les descendants des condamnés. Ce n’était pas seulement la trahison de Carcassonne qui le rendait hostile à toute intervention. A partir de 1307, il eut besoin, pour mener à bien ses desseins contre les Templiers, de l’aide de l’Inquisition ; il ne pouvait donc se risquer ni à la combattre, ni en limiter les pouvoirs.

Le sacré collège, entièrement absorbé par des intrigues électorales, ne prêta aucune attention à l’humble prière du clergé albigeois. Mais quand cette année d’agitations se fut achevée par le triomphe du parti français et l’élection de Clément V, on put, avec quelque raison, escompter la réalisation des espoirs conçus à la mort de son prédécesseur. Bertrand de Goth, cardinal-archevêque de Bordeaux, était gascon de naissance, et, quoique sujet anglais, connaissait mieux que les 92 Italiens les misères et les besoins du Languedoc. A peine la nouvelle de son élection fut-elle parvenue à Albi, que Frère Bernard s’employa à organiser une mission chargée de faire valoir auprès du pape, au nom de la ville, la nécessité d’une intervention secourable. Quand Clément visita Toulouse, les femmes des prisonniers furent amenées devant lui et lui firent un énergique tableau de leurs malheurs. Dès qu’il eût été sacré à Lyon, les doléances affluèrent et furent appuyées par deux dominicains, Bertrand Blanc et François Aimeric, non moins zélés que les représentants d'Albi à flétrir les abus de l’Inquisition. Geoffroi d’Ablis accourut de Carcassonne pour se défendre, en telle hâte qu’il ne laissa personne pour occuper son poste et dut envoyer de Lyon, le 29 septembre 1305, à Jean de Faugoux et à Gérald de Blumac, mandat d’agir à sa place. Dans cette missive, où son fanatisme ardent se donne cours, il dénonce les bêtes affreuses, les bêtes cruelles qui ravagent la vigne du Seigneur et qu’il faut traquer jusqu’en leurs tanières et anéantir avec une impitoyable rigueur[29].

Ses efforts pour la défense de l’Inquisition furent d'autant plus inutiles que le peuple d'Albi soudoya le cardinal Raymond de Goth, neveu du pape, au prix de deux mille livres tournois, le cardinal de Santa Croce au même taux et le cardinal Fier Colonna au prix de cinq cents livres. Le 13 mars 1306, Clément chargea deux cardinaux, Pierre de San Vitale (plus tard de Palestrina) et Béranger des Saints-Nérée et Achillée (plus tard de Frascati), de parcourir le Languedoc, de procéder à des enquêtes et de faire tels changements provisoires qu’ils jugeraient utiles. Les populations de Carcassonne, d’Albi et de Cordes offrirent de prouver que de bons catholiques avaient été contraints de confesser l’hérésie par la violence de la torture et les horreurs de la prison ; que, de plus, les registres de l’Inquisition étaient surchargés et falsifiés. Jusqu’à complet achèvement de l’enquête, il fut interdit aux inquisiteurs de soumettre aucun citoyen à l’emprisonnement rigoureux ou à la torture, sans le concours du diocésain ; l’abbé de Fontfroide fut délégué à la place de l’évêque d’Albi.

Le 16 avril 1306, les cardinaux tinrent séance publique à Carcassonne, en présence de tous les notables de l’endroit. Les consuls de la ville et les délégués d’Albi exposèrent leurs doléances et furent appuyés par les deux Dominicains, Blanc et Aimeric, ceux-là mêmes qui avaient comparu devant le pape. D'autre part, Geoffroi d’Ablis et le représentant de l’évêque d’Albi plaidèrent eux-mêmes leur cause ; ils se plaignirent des soulèvements populaires et des mauvais traitements dont ils avaient eu à souffrir. Après l’audition des deux parties, les cardinaux ajournèrent au 25 janvier la suite du procès, qui devait intervenir à Bordeaux. Des cités de Carcassonne, Albi et Cordes étaient invitées à envoyer chacune en cette ville quatre fondés de pouvoir, chargés de suivre l’affaire. Comme ce rôle était des plus périlleux, les cardinaux assuraient ces délégués contre les rigueurs de l’Inquisition pendant toute la durée de leurs fonctions. Ce n’était pas une précaution inutile : Aimeric Castel, un des représentants de Carcassonne, se trouva en si grand péril, qu'il dut, en septembre 1308, demander à Clément d’interdire aux inquisiteurs, par bulle spéciale, toute atteinte à sa personne jusqu’à la fin du procès. Des dangers plus grands encore menaçaient les témoins appelés à prouver la falsification des registres. Ils étaient tenus au silence par des serments qui les exposaient au bûcher, s’ils révélaient leurs anciennes dépositions. On demanda aux cardinaux de les relever se ces serments.

Nous ignorons la suite de celle affaire, qui prit ainsi l’aspect d'un litige entre le peuple et l’Inquisition. Cependant les cardinaux, avant de poursuivre leur voyage, prouvèrent par leurs actes qu’ils étaient convaincus de la vérité des accusations. Ils visitèrent la prison de Carcassonne et se firent présenter les quarante prisonniers, au nombre desquels se trouvaient trois femmes. Certains de ces malheureux étaient malades, d’autres usés par l’âge, le manque de nourriture, l’insuffisance des lits, les sévices de leurs gardiens. Les cardinaux furent émus à Ici point qu'ils chassèrent tous les geôliers et serviteurs, le chef 94 excepté Puis ils placèrent la prison sous la surveillance de l'évêque de Carcassonne. Tous les nouveaux fonctionnaires durent jurer de ne jamais entretenir un prisonnier hors de la présence d’un tiers, de ne jamais voler la nourriture destinée à ceux dont ils avaient la garde. Un des cardinaux visita la prison de l'évêque d’Albi. On ne lui dit que duc bien des geôliers ; mais d’s’indigna du sort des prisonniers. Beaucoup étaient chargés de chaînes ; tous logeaient dans des cellules étroites et sombres ou certains d’entre eux avaient été confinés pendant cinq ans et plus, attendant toujours d’être jugés. Il ordonna de briser toutes les chaînes, de donner du jour aux cachots et de construire, dans l’espace d’un mois, des cellules nouvelles, moins inhabitables. En ce qui concerne l’amélioration de la procédure inquisitoriale, la seule règle qu’imposèrent les cardinaux fut la confirmation du procédé inauguré par Philippe, exigeant la participation du diocésain aux actes de l’inquisiteur. Cette disposition fut abrogée par Clément, le 12 août 1308, dans une bulle où il s’excusait, déclarant que les cardinaux avaient outrepassé ses intentions .

Ainsi l’on admettait l’existence du mal, mais l’Eglise reculait devant l’application des remèdes. Après tant d’années de luttes, le soulagement consenti était illusoire. Même, en ce qui touchait cet abus criant, inexcusable, la détention prolongée, dans ces effroyables donjons, de prisonniers non reconnus coupables et non condamnés, Clément se trouvait sans pouvoir pour effectuer une réforme qui put s’appliquer aux cas les plus scandaleux. Ces inquisiteurs conservaient, dans leurs archives, une bulle d’innocent IV les autorisant à différer indéfiniment le prononcé de la sentence, s’ils jugeaient ce délai profitable à la foi. On sait qu’ils en usaient largement. Parmi les prisonniers arrêtés en 1299 par l'évêque d'Albi, beaucoup n’étaient pas encore jugés quand le cardinal de San Vitale inspecta les prisons épiscopales. Celte visite n’eut aucun résultat. Cinq ans plus tard, en 1310, Clément écrivit à l’évêque d’Albi et à Geoffroi d’Ablis que des citoyens d’Albi, qu’il nommait, avaient fait auprès de lui des appels réitérés pour obtenir, après plus de huit ans d’emprisonnement, de voir leurs procès s’achever enfin par une condamnation ou un acquittement. Il ordonnait donc que les procès fussent immédiatement terminés et que les sentences fussent soumises pour confirmation aux cardinaux de Palestrina et de Frascati, ses anciens commissaires. Bertrand de Bordes, évêque d’Albi, et Geoffroi d’Ablis méprisèrent cet ordre et prétendirent que, certains des prisonniers nommés étant morts avant la rédaction de l’acte, la lettre pontificale avait été apparemment obtenue par surprise. Un ou deux ans plus tard, Clément eut vent de cette désobéissance ; il écrivit alors à Géraud, évêque d’Albi, et à Geoffroi, en réitérant péremptoirement ses ordres et en leur enjoignant de juger vivants et morts. Geoffroy n’en demeura pas moins obstiné dans sa résistance.

On ne possède pas de documents concernant le sort de la majorité de ces malheureux, qui probablement pourrirent jusqu’à leur mort dans les donjons, sans être jugés ; nous avons relaté, dans un chapitre précédent, ce qu’il advint de quelques-uns d’entre eux. Après la disparition de Clément et de ses cardinaux, alors qu’aucune intervention n’était plus à craindre, en 1319, deux des survivants, Guillem Salavert et Isarn Colli, furent tirés du cachot pour être interrogés à nouveau. L’un confirma ses aveux, l’autre rétracta les siens qui avaient été arrachés par la torture. Six mois plus tard, Guillem Calverie, de Cordes, emprisonné en 1301, fut livré au bras séculier pour avoir rétracté sa confession (probablement devant les cardinaux de Clément). Guillem Salavert ne fut condamné qu’à porter des croix, en considération de ses dix-neuf années de captivité sans jugement. Jusqu’en 1328 on trouve des copies légalisées, rédigées sur l’ordre du juge royal de Carcassonne, portant inventaires des biens personnels de Raymond Calverie et de Jean Baudier, deux des prisonniers de 1299-1300 : ce qui montre que leur cas était encore en litige. Un autre fait atteste la résistance obstinée de l’Inquisition. C’est l’affaire de Guillem Garric, tenu en prison pour complicité dans la tentative faite en 1281, à Carcassonne, en vue de détruire les registres. Des lettres royales, datées de 1312, déclarent que, vu les mérites et la piété du prisonnier, Clément V lui accorde plein pardon, qu’en conséquence le roi institue à Garric et à ses descendants le château de Monteirat, précédemment confisqué. Or, l'Inquisition ne lâcha pas prise. Elle différa d’obéir jusqu’en 1321 ; puis elle tira le malheureux de sa prison et Bernard Gui, en considération de sa contrition, eut l’indulgence de ne condamner le vieillard qu’au bannissement perpétuel, avec obligation de quitter la France avant trente jours.

Clément fit, une autre tentative pour réprimer les abus de l’Inquisition. Il transféra de la juridiction inquisitoriale à la juridiction épiscopale les Juifs des provinces de Toulouse et de Narbonne, continuellement soumis à d’injustes vexations. Ce transfert s’appliquait même aux affaires encore pendantes. Mais, après la mort de Clément, on produisit une bulle par laquelle le défunt pape annulait la précédente et rétablissait la juridiction inquisitoriale[30].

Ce résultat de ces longs efforts [parait dans les mesures de réforme adoptées en 1312 par le concile de Vienne, sur la demande de Clément. Ces cinq livres de droit canon connus sous le nom de Clémentines furent rédigés par ce concile : Clément les avait conservés pour les revoir et allait les publier quand il mourut, le 20 avril 1314. La publication fut différée pendant le long interrègne qui suivit. Ces Clémentines ne furent officiellement données à la chrétienté que par Jean XXII, le 23 octobre 1317. Nous avons fait allusion plus haut aux canons qui concernaient l’Inquisition ; rappelons qu'ils se contentaient, de restreindre le pouvoir de l’inquisiteur en exigeant la participation épiscopale pour l’application de la torture et de la détention rigoureuse, équivalant à la torture, et dans l'administration des prisons. L’excommunication était suspendue sur la tête de ceux qui abuseraient de leur pouvoir par haine, faveur ou cupidité. Tout cela est important, beaucoup moins par les remèdes proposés que par le témoignage formel qui s’en dégage de la cruauté et de la corruption qui caractérisaient la 97 pratique inquisitoriale. En vain Bernard Gui éleva-t-il la voix pour protester contre la publication des nouvelles règles. Même après leur promulgation, il n'hésita pas à déclarer à ses confrères que ces canons devaient être modifiés ou plutôt entièrement abrogés parle Saint-Siège. Mais ses réclamations étaient d’autant plus déplacées que les Clémentines restèrent lettre, morte. De si près que Ton examine les méthodes inquisitoriales avant et après, il est impossible de discerner l'influence bonne ou mauvaise exercée par ces canons. On ne trouve pas trace d'un effort pratique tenté en vue de leur application. Les inquisiteurs continuèrent à user selon leur habitude des procédés arbitraires que la nature même de leur charge permettait d’appliquer sans danger comme sans scrupule[31].

Un fait, pourtant, peut-être allégué comme un exemple du relâchement de la procédure contre les hérétiques. La haine de Philippe contre Boniface était éternelle et ne pouvait être apaisée même par la fin misérable de son ennemi. Cependant la seule chose que le roi ne put obtenir de Clément, sa créature sur le siège pontifical, fut la condamnation posthume de Boniface comme hérétique. Après des tentatives réitérées, il obligea Clément à recueillir des témoignages à cet égard. Le roi mit eu marche une armée de témoins qui affirmèrent sous serment, avec une infinité de menus détails, que le défunt pape ne croyait ni à l’immortalité de l’âme, ni aux doctrines de l’incarnation et de la rédemption, qu'il adorait les démons, qu’il nourrissait des (lassions infâmes et contre-nature, enfin que le bruit public le représentait comme un mécréant et un débauché. Les témoins étaient, pour la plupart, des hommes d’église et de bonne réputation ; leurs dépositions étaient précises. La dixième partie de ces charges aurait suffi à faire brûler les os et déshériter les hoirs d’une vingtaine de prévenus ordinaires. Mais, cette fois, les règles coutumières de la procédure furent négligées. Philippe dut se désister de sa poursuite. Clément déclara cependant, dans sa bulle finale du 27 avril 1311, que 'e roi et les témoins du roi avaient été guidés par leur seul zèle pour l’Église. Les prétentions que Boniface s’était arrogées dans ses violentes décrétales furent formellement retirées et Guillaume de Nogaret obtint l’absolution qui lui avait été si longtemps refusée.

Clément mourut à Carpentras le 20 avril 1314, emportant dans la tombe la honte et le crime d’avoir coopéré à la ruine des Templiers. Il fut suivi quelque sept mois après, le 20 novembre, par son tentateur et complice, Philippe le Bel. Les cardinaux auxquels il appartenait de choisir un successeur au siège de Saint-Pierre, étaient profondément divisés. Les Italiens demandaient que l’élection eût lieu à Rome. Les Français, — les Gascons, ainsi qu’on les appelait, — insistaient pour qu’on observât la règle antique et que le choix se fit dans le lieu où avait expiré le précédent pontife. Ils n’ignoraient pas qu’en Italie ils seraient exposés aux insultes et aux mauvais procédés qu’on prodiguait, en France, à leurs collègues italiens. Enfermé dans le palais épiscopal de Carpentras, le conclave attendit vainement l’inspiration du Saint-Esprit, pendant que les gens du dehors tentaient l’aimable expédient de couper les vivres aux électeurs et de piller leurs maisons. La situation devint intolérable, au point qu’enfin, le 23 juillet 1314, le parti gascon, conduit par les neveux de Clément, mit le feu au palais et menaça de mort les Italiens. Ceux-ci sauvèrent leur vie à grand peine, en se frayant un passage par une brèche dans Je mur d'arrière. Deux années s’écoulèrent sans qu’on élût un chef effectif de l’Eglise. Les orthodoxes purent craindre un moment d’avoir vu le dernier pape. Cependant la cour de France avait trouvé un si bon auxiliaire en la personne d’un pape français qu’un titulaire du siège de Saint-Pierre était indispensable à ses visées politiques. En 1216, Louis le Hutin envoya à Lyon son frère, Philippe le Long, alors comte de Poitiers, avec ordre de provoquer une réunion des cardinaux. Pour mener à bonne fin cette mission, Philippe dut jurer qu’il ne ferait pas violence aux prélats et ne les garderait pas en prison. Mais l’accord ne se lit pas davantage. Pendant six mois encore, on négocia sans résultat. Philippe, à ce moment, apprit la mort subite de son frère et la grossesse prétendue de sa veuve. L'espoir d’un trône vacant ou, tout au moins, d'une régence, lui rendait insupportable un séjour plus prolongé à Lyon. Il ne pouvait, cependant, partir sans avoir achevé heureusement sa tâche. Après un court entretien avec ses légistes, qui déclarèrent son serment illégal et par conséquent négligeable, il invita les cardinaux à une entrevue dans le couvent des Dominicains. Quand ils furent tous réunis, Philippe leur lit savoir catégoriquement qu’il ne les laisserait pas partir avant qu'ils eussent choisi un pape. Il fit garder par ses soldats toutes les issues et partit en hâte pour Paris, laissant les cardinaux délibérer en captivité. Ainsi pris au piège, ils firent de nécessité vertu. Néanmoins, quarante jours s’écoulèrent avant qu’ils se décidassent à proclamer Vicaire du Christ Jacques d’Ozo, cardinal de Porto. Les Italiens avaient été gagnés à la cause du nouveau pontife par le serment qu’il prêta de ne jamais monter sur un cheval ou sur une mule si ce n’était pour se rendre à Rome. Le pape tint ce serment pendant les dix-huit années de son pontificat. En effet, il descendit le Rhône, jusqu’à Avignon, en bateau et monta à pied jusqu’au palais, qu’il ne quitta jamais que pour sc rendre à la cathédrale voisine. Une pareille élection ne pouvait conférer la tiare à un saint : Jean XXII en fut le produit naturel. Son érudition remarquable, ses fortes aptitudes l’avaient élevé bien au-dessus de sa très humble origine. Son ambition effrénée, son caractère impérieux provoquèrent d’incessantes querelles au cours desquelles son audace ne faiblit jamais[32].

Cette élection mit lin aux difficultés qui posaient sur l'Inquisition dans le Languedoc, bien que Jean eût publié les Clémentines, il laissa voir bientôt que les inquisiteurs n’avaient rien à redouter de lui. Aussi se hâtèrent-ils de donner satisfaction à leurs rancunes et à leurs haines contenues. Leur première victime fut Bernard Délicieux. Pendant le pontificat de Clément et pendant l’interrègne, Bernard avait vécu en paix. Il pouvait croire qu’on avait oublié son enthousiasme pour la cause du peuple languedocien. Son naturel fervent l’avait amené à prendre rang parmi la fraction de son Ordre connue sous le nom de Spirituels. Il avait joué un rôle important dans l’agitation grâce à laquelle, durant la vacance du Saint Siège, les Spirituels avaient pris possession des couvents de Béziers et de Narbonne. Un des premiers soins de Jean XXII fut de remédiera ce schisme de l’Ordre. Il cita promptement devant lui les moines de Béziers et de Narbonne. Bernard, qui n’avait pas hésité à signer un appel au pape, comparut courageusement devant le pontife, à la tête de ses confrères. Comme il entreprenait de défendre leur cause, on l'accusa d’avoir fait obstacle à l’Inquisition et on l'arrêta aussitôt. Outre le grief d’obstruction, d’autres charges furent accumulées sur lui ; on prétendit qu’il avait, par des artifices magiques, machiné la mort de Benoît XI et qu’il avait trahi lors de l’affaire de Carcassonne. Une commission pontificale fut instituée pour enquêter à ce sujet. Pendant plus de deux ans, Bernard lut maintenu dans une étroite captivité. L'enquête se poursuivit lentement ; enfin le procès s’ouvrit le 3 septembre 1310. Le tribunal se réunit à Castelnaudary, composé de l'archevêque de Toulouse, des évêques de Pamiers et de Saint-Papoul. L’archevêque se fit excuser et laissa l’affaire aux mains de ses collègues qui, le 12 septembre, transférèrent le tribunal à Carcassonne. Telle était l’importance attribuée à ce procès que le Saint-Office y lui représenté par l’inquisiteur Jean de Beaune, le roi par son sénéchal de Carcassonne et Toulouse et par ses « Réformateurs », Raoul, évêque de Laon, et Jean, comte de Forez.

La relation officielle du procès est venue jusqu’à nous, dans son interminable prolixité. Peu de documents de l’époque sont plus propres à faire comprendre ce que l'on appelait alors la justice. Certains anciens complices de Bernard, tels qu’Arnaud Garsia, Guillem Fransa, Pierre Proli et d’autres, déjà arrêtés par l'Inquisition, furent amenés devant les juges pour être, interrogés en même temps que l’accusé principal et pour servir de témoins. Ils devaient avoir la vie sauve si leurs dépositions, attestées par serment, réussissaient à perdre leur ami. Le vieux Bernard, usé par deux années d’emprisonnement et de longues procédures, fut soumis, deux mois durant, au plus rigoureux interrogatoire. On lui rappelait des circonstances vieilles de douze à dix-huit ans et l’on mêlait ingénieusement, pour le dérouler, les faits ayant (rail aux diverses charges relevées contre lui. Sous prétexte de sauver son line, on lui déclara solennellement, à plusieurs reprises, qu’il était hérétique aux termes de la loi, étant demeuré pendant plus d’un an sous le poids de l’excommunication encourue ipso facto pour obstruction à l’Inquisition. La soumission absolue et la confession pleine et entière pouvaient seules le sauver du bûcher. Deux fois on lui appliqua la torture ; d’abord, le 3 octobre, au sujet de l’accusation de trahison, puis, le 20 novembre, au sujet de l’accusation de nécromancie. Bien qu'on eût prescrit la question « modérée », les notaires qui y assistèrent relatent que les cris ‘le la victime en attestaient la suffisante rigueur. Ces deux applications de la torture ne purent tirer de lui un aveu. Mais les épreuves combinées auxquelles on soumettait cet homme affaibli par l’âge et la souffrance devaient finalement aboutir. On sut l’amener, peu à peu, à se contredire et à s’accuser, si bien qu’enfin il se remit à la merci du tribunal et implora humblement l’absolution[33].

Le jugement fut rendu le 8 décembre : du chef d’envoûtement contre Benoît XI, Bernard était acquitté ; mais les autres charges étaient aggravées par soixante-dix parjures commis au cours des interrogatoires. Après avoir abjuré ses erreurs, il reçut l’absolution, fut déclaré déchu des ordres ecclésiastiques et condamné â l’emprisonnement perpétuel. Il devait subir cette peine dans les fers, au pain et à l’eau, dans la prison inquisitoriale de Carcassonne. Etant donné l’amnistie proclamée, en 1307, par Philippe le Bel, et la mise en liberté de Bernard en 1308, on peut s’étonner que les représentants de Philippe le Long aient, à ce moment, protesté contre une condamnation trop douce à leurs yeux, et qu’ils en aient appelé au pape. Les juges eux-mêmes ne montrèrent pas tant d’acharnement. En remettant le prisonnier â Jean de Beaune, ils eurent l’humanité d’ordonner qu’en raison de son grand âge et de sa débilité — ses mains étaient particulièrement affaiblies, sans doute par suite de blessures subies dans la chambre de torture — il fût dispensé de la peine du pain et de l’eau. Quelle joie dut éprouver Jean de Beaune quand il se vit livrer l’ancien ennemi de son œuvre, l’homme dont les attaques avaient causé tant de soucis aux précédents inquisiteurs ! Cette joie fut, sans doute, plus vive encore, le 20 février 1320, quand l’implacable pape, peut-être pour être agréable au roi, contremanda les ordres pitoyables des évêques et requit l’application stricte de la peine, dans toute son effroyable rigueur. A ces souffrances, le frêle corps de Bernard, qu’avait animé une indomptable énergie, ne pouvait résister longtemps : au bout de quelques mois, une mort bienfaisante vint délivrer le seul homme qui eût osé, fort de sa conscience, mener campagne ouverte contre l'Inquisition.

Les progrès de la réaction avaient été rapides. En 1315, Louis le Hutin publia un édit où se trouvaient incorporées nombre de dispositions contenues dans les lois de Frédéric II. Ce document juridique, parfaitement superflu après quatre- vingt années d’inquisition sur les domaines royaux, présente pourtant un certain intérêt : il montre l’influence acquise par les Dominicains durant l’interrègne pontifical. Dès l'élection de Jean XXII, bien que ce pape eût publié les Clémentines, toute crainte d'intervention disparut. Les populations furent de nouveau livrées à l’autorité absolue des inquisiteurs. Indice significatif, le nouveau pape suspendit l’immunité garantie par les cardinaux de Clément à Aimeric Castel et aux autres citoyens de Carcassonne, d’Albi et de Cordes qui avaient été délégués pour soutenir la plainte portée par les villes contre les inquisiteurs. Ceux-ci furent, en même temps, invités à poursuivre énergiquement leurs détracteurs. L’Inquisition comprit que l’heure de la revanche avait sonné. Elle s’empara des personnages encore vivants qui s’étaient signalés quinze ans auparavant, au cours des troubles. Les prisonniers de 1290 et de 1300, qu’elle avait gardés sans les juger, au mépris des ordres réitérés de Clément, ceux, du moins, qui n’avaient pas pourri jusqu'à la mort dans les donjons, furent tirés de leurs cachots et mis à la disposition des inquisiteurs. Le Saint-Office affirma, de façon plus énergique encore, la renaissance de son autorité, par la soumission et la réconciliation des villes rebelles. On n’a pas conservé le souvenir de ce qui se passa à Carcassonne. Cependant il est probable que celle ville fut le théâtre de cérémonies analogues à celles que l'on célébra à Albi. Là, le 11mars 1319, les consuls, les conseillers et une foule considérable de citoyens furent assemblés dans le cimetière diocésain, en présence de l’évêque Bernard et de l’inquisiteur Jean de Beaune. Tous, levant la main, attestèrent leur repentir dans les termes les plus humiliants, s’engageant à accepter telle pénitence qu’on leur imposerait et à obéir désormais sans réserve aux ordres de l’évêque et de l’inquisiteur. Puis l’assistance fut relevée de l’excommunication, ainsi que les morts qui avaient donné des signes de repentir. Le reste de la population fut sommé de venir demander l’absolution dans le délai d’un mois. L’annonce 'les pénitences suivit. La ville était tenue d’indemniser l’évêché et l’Inquisition de toutes les dépenses et de toutes les pertes causées par les troubles ; de bâtir et d’achever en deux ans une chapelle pour la cathédrale et un portail pour l’église dominicaine ; de donner cinquante livres aux Carmes pour contribuer aux frais de leur église ; enfin d’élever des tombeaux de marbre, pour Nicolas d’Abbeville et Foulques de Saint-Georges, à Lyon et à Carcassonne, où ces inquisiteurs étaient morts, pauvres et exilés, par la faute des habitants rebelles. De plus, dix pèlerinages furent imposés aux survivants de ceux qui, en 1301, s’étaient attachés à poursuivre en cour royale l’évêque Bertrand et Nicolas d’Abbeville : la même peine frappa ceux qui avaient occupé les charges de consuls et de conseillers de 1302 à 1304. En décembre 1320, Jean de. Beaune crut, semble-t-il, leur accorder une faveur insigne, en différant d’un an, de Pâques 1321 à 1322, l’accomplissement de leurs pèlerinages. Le 20 juin 1321, la ville de Cordes se réconcilia par une cérémonie non moins humiliante et par des promesses d’obéissance future. C’est ainsi que l'Inquisition célébrait son triomphe après une longue lutte. Elle avait remporté la victoire ; ses adversaires ne pouvaient se sauver qu’en se rendant à merci.

On ne saurait dire avec certitude si les citoyens d’Albi, dont l’arrestation causa tant.de désordres en 1290, étaient ou n’étaient pas réellement hérétiques. Leurs confessions, il est vrai, étaient précises et détaillées. Mais, alléguaient leurs défenseurs, l’Inquisition avait de puissantes ressources pour tirer de ses victimes les aveux dont elle avait besoin. Le long délai qui s’écoula avant la condamnation définitive semble avoir eu sa raison d’être : le tribunal ne voulait pas que ses jugements parussent sous Clément V, parce qu’ils risquaient alors d’être soumis à un examen attentif. Les inquisiteurs, pour justifier les arrestations, ne bâtèrent qu’un seul procès, celui de Lambert de Foysseux. Ce personnage se plaignit d’abord, aux cardinaux de Clément, d’avoir été accusé injustement : puis il affirma audacieusement son hérésie, refusa de se rétracter et fut brûlé en 1309. Ce cas est unique dans son genre. Les malheureux survivants qu’on amena, en 1319, à l’abjuration et à la rétractation, étaient brisés par l’emprisonnement et la torture. Leur témoignage est, de ce fait, dépourvu de toute valeur.

Cependant Bernard Gui avait certainement raison de déclarer que les ennuis causés à l’Inquisition par les limitations imposées sous Philippe-le-Bel avaient provoqué la recrudescence d’une hérésie alors presque entièrement éteinte. Dans le débat engagé devant le roi à Toulouse, en 1304, Guillem Pierre, provincial des Dominicains, affirma qu’il n’y avait plus, confine hérétiques, dans le Languedoc, qu’une quarantaine ou une cinquantaine d’individus résidant à Albi, à Carcassonne, à Cordes et dans un rayon de quelques lieues autour de ces villes. C’était assurément une exagération. Cependant, l’espoir de l’impunité grandissant, des missionnaires parfaits furent appelés de Lombardie et de Sicile ; le nombre des croyants s’accrut rapidement. Bernard Gui constate avec orgueil que, de 1301 â 1305, plus de mille furent découverts par l’Inquisition, contraints à l’aveu et châtiés publiquement.

Les registres de Geoffroi d’Ablis à Carcassonne, en 1308-9, attestent une grande activité, récompensée par de nombreux succès. Un des témoins qui déposèrent au procès de Bernard Délicieux dit que, lorsque l’Inquisition put reprendre ses opéra- lions dans cette ville, nombre d’hérétiques et de croyants burent promptement découverts (I). Vers la même époque commence la série des sentences de l’Inquisition de Toulouse, publiée par Limborch. En 1300, Bernard Gui avait été nommé inquisiteur à Toulouse. Le nombre de ses écrits prouve l’étendue de son savoir et l'incessante activité de son esprit. Dans l'exercice de ses fonctions, son sens pratique était fortifié par une conviction profonde. Il croyait à la gravité du crime d'hérésie ; à ses yeux, le devoir de son Ordre était d’obtenir, à tout prix, la soumission à la foi romaine. H fut chargé de deux missions en qualité de légat du pape, l’une en Italie, l’autre en France : il reçut deux évêchés, celui de Tuy et celui de Lodève. On peut, par-là, juger en quelle estime Jean XXII tenait les services du nouvel inquisiteur. Aussitôt nommé à Toulouse, Bernard entama la longue campagne qui devait, dans le Languedoc, aboutira l’extirpation définitive du Catharisme. Il se montra sévère et impitoyable quand les circonstances lui parurent exiger la rigueur ; cependant ses registres ne portent pas trace de cruautés gratuites ou d'extorsions.

A ce moment, le Catharisme était, par la force des événements, confiné dans l’humble classe de citoyens où il avait jadis trouvé ses premiers adeptes. Les nobles et les gentilshommes, si longtemps fauteurs de l’hérésie, avaient péri ou se trouvaient ruinés par les implacables confiscations opérées durant trois quarts de siècle. Les riches bourgeois des villes, exerçant les divers commerces et professions, savaient quelles tentations éveillait leur fortune et reconnaissaient l’impossibilité d’échapper aux recherches. L’attrait du martyre a ses limites, et, parmi les Cathares, les martyrs axaient été graduellement, mais sûrement moissonnés. Cependant les vieilles croyances restaient profondément enracinées chez les populations simples des hameaux, particulièrement au fond des vallées sauvages cachées dans les ramifications des Pyrénées-Orientales. On conservait encore d’actives relations avec la Lombardie et la Sicile ; nombre d’ardents ministres bravaient tous les périls pour venir distribuer au \croyants les consolations de leur religion ci propager leur foi à l'abri des retranchements naturels qui en étaient le dernier refuge. Un des principaux était Pierre Autier, jadis notaire à Ax (Pamiers). La première partie de sa vie n'avait pas été exemplaire ; il est question de sa druda (sa maîtresse) et de ses enfants illégitimes ; mais, en prenant de l’âge, il embrassa tout l’ascétisme de la secte à laquelle il dévoua sa vie. Réduit à fuir en Lombardie en 1295, il revint, en 1298, au pays natal, où il devait rester jusqu’à la fin et soutenir, contre l’Inquisition, une guerre à outrance. Sa fortune était confisquée, sa famille dispersée et ruinée. Le canton auquel il appartenait, situé au pied des Pyrénées, était une région escarpée, insuffisamment pourvue de routes ; beaucoup de cavernes et de cachettes permettaient d’échapper aux poursuites et de franchir, en cas de nécessité, la frontière aragonaise. Autier avait là un grand nombre de parents qui lui étaient dévoués L’est en ces lieux qu'il résista pendant onze ans, sc cachant sous des déguisements divers, errant de localité en localité, sans cesse traqué par les émissaires du Saint-Office. Il avait été consacré ministre à Corne et n’avait pas tardé à acquérir une autorité considérable auprès de la secte dont il devint un des plus zélés, un des plus intrépides missionnaires. Déjà, en 1300, il s’était fait remarquer, et l’on avait tenté, par tous les moyens, de s’emparer de sa personne. Il faillit être trahi par un certain Guillem Jean qui avait fait des offres, à cet effet, aux Dominicains de Pamiers. Mais ce dessein perfide parvint à la connaissance des fidèles croyants ; deux d’entre eux, Pierre d'Aère et Philippe de Larnat, attirèrent nuitamment Guillem au pont dAlliat, semparèrent du félon, le bâillonnèrent et lemportèrent dans la montagne : là, après avoir obtenu de lui des aveux complets, ils le jetèrent dans un précipice. Pierre Autier était entouré de lieutenants dignes de lui : c’étaient son frère Guillem et son fils Jacques, Amiel de Perles, Pierre Sanche et Sanche Mercadier, qui sont fréquemment cités, comme dactifs missionnaires, dans les confessions dhérétques. Jacques Autier eut, une fois, laudace de prêcher, à minuit, devant une assemblée de femmes hérétiques, dans l’église de Sainte-Croix, à Toulouse même ; il avait choisi ce lieu comme étant celui où la réunion risquait le moins d’être troublée.

L’activité de Geoffroi d’Ablis, à Carcassonne, avait pour principal objet de découvrir les protecteurs et les refuges successifs de Pierre Autier. A Toulouse, l’énergie de Bernard Gui s’employait dans le même sens. L’hérétique était chassé tour à tour de toutes ses retraites ; mais la merveilleuse fidélité de ses disciples semblait frapper d’impuissance les plus grands efforts, finalement, Bernard fut réduit à publier, le 10 août 1309, la proclamation suivante, invitant spécialement les populations à s’emparer des rebelles :

« Frère Bernard Gui, de l’ordre des Prêcheurs, inquisiteur de Toulouse, à tous les fidèles du Christ, récompense et couronne de la vie éternelle. Ceignez vos reins, Fils du Seigneur ; levez-vous avec moi, Soldats du Christ, contre les ennemis de sa Croix, contre ces corrupteurs de la véritable et pure foi catholique, Pierre Autier, l'hérésiarque, et ses complices en hérésie, Pierre Sanche et Sanche Mercadier. Eux qui se cachent dans l'ombre et qui rôdent dans les ténèbres, j’ordonne (pic, par la grâce de Dieu, ils soient traqués et capturés, partout ou ils pourront être découverts, promettant l’éternelle récompense accordée par Dieu, et une forte rémunération ici-bas, à ceux qui les arrêteront et me les livreront. Donc veillez, ô pasteurs, de peur (pie les loups n’emportent les brebis de votre troupeau ! Agissez en hommes, en zélateurs de la foi, de peur que les adversaires de la foi ne fuient et ne nous échappent ! »

Cette véhémente exhortation était probablement superflue : avant que la publication en eût été faite par tout le pays, la proie tant convoitée fut saisie. Par l’arrestation de sa famille presque entière et de ses amis, en 1308-9, Pierre Autier se 1voyait chassé de ses refuges habituels. Vers la Saint-Jean (24 juin) 1309, il trouva un abri chez Perrin Maurel de Belpech, près de Castelnaudary. Il demeura là cinq semaines environ. Sa fille Guillelma vint le rejoindre et resta auprès de lui quelque temps, — puis tous deux partirent ensemble. Le lendemain, il fut appréhendé. Perrin Maurel, également arrêté, montra sa fidélité habituelle, niant énergiquement tout ce qu’on lui reprocha, jusqu’au moment où, en décembre, dans sa prison. Pierre Autier l’engagea à tout avouer.

Ce triomphe fut suivi, en octobre, par l’arrestation d’Amiel de Perles, qui aussitôt se soumit lui-même ii\'endura, en refusant de manger et de boire. Aussi dépérissait-il rapidement. Pour que le bûcher ne perdit pas sa proie, un auto de fé fut organisé en hâte à son intention, le 23 octobre. Tandis que le prisonnier conservait un reste de force, Bernard Gui s'offrit l’horrible amusement de contraindre les deux hérésiarques à accomplir, en sa présence, l’acte d’adoration hérétique.

Pierre Autier ne fut brûlé que lors du grand autodafé d’avril 1310, quand Geoffroi d’Ablis revint de Carcassonne prendre part au triomphe. Loin de chercher à cacher sa foi, l’hérésiarque avait audacieusement affirmé ses doctrines et qualifié de Synagogue de Satan l’Église romaine. Il fut, sans doute, soumis aux rigueurs de la torture : non qu’on voulût tirer de lui une confession, car il était inutile d’user de ce moyen : mais il fallait le contraindre à trahir ses disciples et ceux qui lui avaient donné asile. En relations étroites avec tous les hérétiques du pays, il pouvait fournir d’importantes informations. Bernard Gui ne dut pas hésiter à employer tous les moyens pour lui arracher des révélations. On obtint ainsi d’abondants renseignements auxquels il est fait allusion dans nombre de sentences prononcées par la suite. Il est facile d’imaginer par quels procédés on amena le vaillant hérésiarque à livrer ses amis et ses alliés à l'inexorable fureur des tortionnaires.

Le drame sanglant qu’est l’histoire du Catharisme dans le Languedoc approche maintenant de sa fin. Armés des révélations obtenues en celte circonstance, Bernard Gui et Geoffroi d’Ablis n’eurent plus besoin que de quelques années pour achever leur œuvre, convertissant ou brûlant ceux des disciples de Pierre Autier que l’on pouvait arrêter, réduisant à l’exil ceux qui échappaient aux émissaires de l'Inquisition. Il ne surgit plus de nouveaux missionnaires disposés à reprendre, au prix de leur sang, la tâche interrompue par la mort d’Autier. Dès 1315. les Patarins ont presque entièrement disparu des registres de l’Inquisition en France. Quelques cas isolés se retrouvent par la suite ; mais ils ont trait à des crimes déjà anciens et se rat- tachent presque toujours à la mission de Pierre Autier et de ses alliés. Une des dernières affaires de ce genre est rappelée par une sentence qui ne porte pas de date et qui est probablement de 1327 ou de 1328. C’est la condamnation prononcée par Jean Duprat, inquisiteur de Carcassonne, contre Guillelma Tornière. Celle-ci, longtemps tenue en prison après son abjuration, avait été prise en flagrant délit, opérant des conversions parmi ses compagnons de geôle, glorifiant la vertu et la sainteté de Guillem Autier et de Guillem Balibaste. Interrogée, elle refusa de prêter serment et fut brûlée. En 1328, Henri de Chamav, de Carcassonne, condamna à la prison Guillem Amiel, coupable de Catharisme ; en 1329, il porta également des sentences contre deux Cathares, Bartholomé Pays et Raymond Garric, d’Albi, pour des délits commis, respectivement, trente- cinq ou quarante ans plus tôt. La même année, il ordonna de démolir quatre maisons et une ferme dont les propriétaires avaient été hèrétiqués ; mais les actes incriminés avaient, sans doute, été commis longtemps auparavant. Les confiscations se poursuivirent encore, pour des crimes commis par les ancêtres. Mais on peut dire qu'à cette époque le Catharisme, en tant que croyance vivante, est virtuellement éteint dans le Languedoc. Cent-cinquante ans avant cette date, on avait pu croire, avec quelque raison, que cette hérésie allait devenir la religion dominante du pays[34].

Dans la même année 1329, se présenta une affaire qui n'est pas dépourvue d'intérêt. On y surprend une intelligence déséquilibrée, qui, en méditant sur les crimes et les misères du monde, mêle, dans une théorie fantastique, les éléments les plus 109 étranges du Catharisme et de l’Averroïsme. Limoux Noir, originaire de Saint-Paul, localité située dans le diocèse d’Alet, avait déjà été l’objet d’une enquête de son évêque en 1326 ; mais il avait réussi à se soustraire aux juges inhabiles du tribunal épiscopal. L’Inquisition possédait des méthodes plus efficaces et sut l’amener rapidement aux aveux. Il avait conçu une philosophie de l’Univers qui devait supplanter toutes les religions. Dieu avait créé les archanges, lesquels avaient créé les anges, créateurs, à leur tour, du soleil et de la lune. Ces êtres célestes, instables et corruptibles, étaient de sexe féminin. Né de leur urine, le monde était nécessairement corrompu, ainsi que tout ce qui y naissait. Moïse. Mahomet et le Christ, tous envoyés par le soleil, étaient des docteurs d’autorité égale. Actuellement, dans le monde souterrain, le Christ et Mahomet se querellent et cherchent à recruter des adoptes. Le baptême n’était pas plus utile que la circoncision d’Israël ou la bénédiction de l’Islam ; ceux qui, par le baptême, reniaient le mal, n’en devenaient pas moins, avec l'âge, des voleurs et des prostituées. L’Eucharistie n’était rien ; Dieu ne saurait consentir à se laisser manipuler par des débauchés tels que les prêtres. Il fallait éviter le mariage, puisqu'il n’en pouvait naître que des voleurs et des prostituées. C’est ainsi qu’il interprétait et proscrivait toutes les doctrines et toutes les pratiques de l’Église. Pour voir si le Sauveur avait réellement pu jeûner pendant quarante jours, il jeûna lui-même, dans une cabane, dix jours et dix nuits. A la suite de cette expérience, Dieu lui avait révélé ce système de philosophie. En 1327, il s’était une seconde fois soumis à l'endura, avec la résolution d'y persister jusqu’au bout. Mais son frère lui avait persuadé d'accepter la communion, afin que ses os ne fussent pas brûlés après sa mort. Il était âgé de soixante ans. Ses doctrines insensées lui avaient attiré quelques disciples ; mais la secte fut écrasée dans l'œuf. Il déclara à l’inquisiteur qu’il se laisserait écorcher vif plutôt que de croire à la transsubstantiation.il montra un caractère résolu, résistant à toutes les tentatives qu’on lit pour l’amener à se rétracter Il n’y avait plus qu’à le livrer au bras séculier ; ce qui fut fait. Sa nouvelle religion périt avec lui.

Ainsi l’Inquisition triomphait, comme triomphe généralement la violence servie par une force assez grande et mise en œuvre, avec habileté et persévérance, jusqu’au résultat voulu. Au douzième siècle, le midi de la France avait été le pays le plus civilisé de l’Europe. Le commerce et l’industrie, l’art et la science y avaient brillé, à cette époque, d'une floraison précoce. Les villes avaient acquis une autonomie relative et se montraient fières de leur puissance ; jalouses de leurs libertés, elles étaient d’un patriotisme ardent jusqu’au sacrifice. Les nobles, pour la plupart, étaient des hommes cultivés, poètes eux-mêmes ou protecteurs de la poésie ; ils savaient que leur prospérité dépendait de la prospérité de leurs sujets et que les libertés municipales étaient, pour des maitres avisés, non une menace, mais une sauvegarde. Les Croisés survinrent. L’œuvre laissée inachevée par eux fut reprise et cruellement complétée par l’Inquisition. Le pays sortit de cette crise ruiné et épuisé ; l’industrie était anéantie, le commerce en banqueroute. Les nobles du pays, dépouillés par les confiscations, avaient cédé la place à des étrangers, qui, devenus possesseurs du sol, introduisirent sur les vastes domaines acquis par la Couronne les rudes coutumes de la féodalité du nord et les principes autoritaires du- droit romain. Un peuple doué de rares qualité^ naturelles avait été tourmenté, décimé, humilié, pillé pendant plus d’un siècle. La civilisation hâtive, qui promettait de guider l’Europe sur le chemin de la culture, avait avorté ; c’est à l'Italie que fut transféré l’honneur de la Renaissance. Tous ccs malheurs avaient pour seule compensation l’unification de là foi, après une lutte au cours de laquelle l’Eglise s’était endurcie, corrompue et, pour ainsi dire, sécularisée. Telle était l’œuvre, tel était le résultat obtenu par l’Inquisition, dans le pays qui avait fourni le j> l’us vaste champ à son activité et le plus favorable terrain à l'établissement de son pouvoir.

Cependant la victoire même de l’Inquisition portail, en elle l’annonce certaine de sa décadence. Soutenu par l’Etat, le Saint-Office avait su mériter et rétribuer la faveur royale, en dérivant dans les coffres de la Couronne l’afflux incessant des confiscations. Peut-être rien ne contribua-t-il plus à consolider la suprématie royale que les changements subis alors par la propriété foncière, changements qui firent passer en de nouvelles mains une partie considérable des terres du Midi. Sur les domaines des grands vassaux, le droit d’opérer les confiscations, pour cause d’hérésie, fut reconnu comme partie intégrante des droits seigneuriaux. Sur les territoires de la Couronne, les biens confisqués étaient donnés à des favoris ou vendus, à prix modiques, à des personnes qu’on intéressait ainsi au maintien du nouvel ordre de choses. Les fonctionnaires royaux s’emparaient de tout ce qui se trouvait à leur portée, sous prétexte de trahison ou d’hérésie, sans aucun égard pour les droits des possesseurs. Sans doute, l’intègre Louis IX provoqua en 1202 une enquête, a la suite de laquelle on restitua un grand nombre de domaines illégalement détenus ; mais ce qui fut ainsi rendu ne représentait qu’une minime fraction de l’ensemble. En 1200, pour seconder son Parlement dans l’examen des innombrables cas qui se présentaient, il fit envoyer à Paris toutes les chartes étions les papiers importants. Chacun des su sénéchaux en envoya un plein coffre ; les six coffres furent déposés dans le trésor de la Sainte-Chapelle. Dans cette œuvre d’absorption, on reconnaît clairement le zèle que mit l'Inquisition à coopérer au succès des vues politiques de la Couronne.

On peut citer comme exemple le cas de l’importante vicomté de Eenouillèdes. Ce pays avait été saisi pendant, les Croisades et donné à Nuñez Sancho de Roussillon. Il passa ensuite, par l’intermédiaire du roi d’Aragon, aux mains de Saint-Louis. En 120i, Béatrice, veuve de Hugues, fils du ci- devant vicomte Pierre, réclama du Parlement la reconnaissance de ses droits, la restitution de son douaire et du patrimoine de ses enfants. Immédiatement, l’inquisiteur Pons de Poyet entama des poursuites contre la mémoire de Pierre. Celui-ci était mort plus de vingt ans auparavant, dans le giron de l’Eglise ; il avait été enterré chez les Templiers de Mas Deu, après avoir pris l'habit monacal et reçu les derniers sacrements. Il fut condamné pour avoir entretenu des relations avec des hérétiques ; ses os furent brûlés et le Parlement rejeta la demande de la bru et des petits-fils du défunt. L’aine des petits-fils, Pierre, réclama, en 1300, le domaine de ses ancêtres. Boniface VIII épousa sa querelle pour faire pièce à Philippe le Bel. L’affaire traîna pendant plusieurs années ; mais la sentence inquisitoriale fut maintenue. Les hérétiques authentiques et leurs descendants n’étaient donc pas seuls dépossédés. D’ailleurs, le pays avait été profondément atteint par l’hérésie ; bien rares étaient les hommes dont les ancêtres ne pussent être convaincus, grâce aux registres de l’Inquisition, d’avoir été, dans quelque mesure, associés à ce crime[35].

La riche bourgeoisie des villes fut ruinée de la, même façon. On a conservé certains inventaires des biens et effets mis sous séquestre, lors des arrestations opérées à Albi en 1299 et 1300. Ces documents nous montrent comment tout s’engloutissait dans le gouffre. Un inventaire, concernant Raymond Calverie, notaire, donne les moindres détails de ce que peut contenir la maison d’un bourgeois aisé ; on y voit énumérés tous les traversins, draps et couvertures, tous les ustensiles de cuisine, les salaisons, les grains, et jusqu’aux menus colifichets de la femme. La ferme ou bastide du condamné fut saisie et inventoriée avec la même minutie. Nous possédons également une énumération précise des marchandises et des biens de Jean Baudier, riche négociant. Les moindres morceaux d’étoffes soûl dûment mesurés et estimés : draps de Gand, d’Ypres, d’Amiens, de Cambrai, de Saint-Omer, de Rouen, de Montcornet, etc., pièces de petit-gris et autres articles. Le même soin minutieux présida à l'inventaire de la maison de ville et delà ferme de ce Jean Baudier. On peut entrevoir ainsi comment des cités prospères furent réduites à l’indigence, comment l’industrie tomba en langueur, comment enfin l’indépendance des municipalités fut brisée, comme celle des individus, dans la terreur que l’Inquisition fit peser sur les cités et les citoyens.

Par-là, l’Inquisition fut créatrice sans le savoir : en aidant à l’établissement du pouvoir royal dans les provinces nouvellement acquises, elle contribua à grandir une autorité qui devait finalement la réduire elle-même à un rôle relativement insignifiant.

Après la disparition du Catharisme, le Languedoc devint partie intégrante de la monarchie au même degré que l’était l’Ile-de-France. Le rôle de l’Inquisition dans ce pays se confond dès lors avec son histoire dans le reste de la monarchie ; il n’y a donc plus lieu, désormais, de l’étudier séparément.

 

 

 



[1] Teulet, Layettes, II, 185, 226-8. — En 1239, nous voyons Raymond demander un délai de six mois pour le paiement d'un de ces à-comptes. {Ibid., p. 406.)

[2] Quand le cardinal Wolsey chercha à réformer l’Église anglaise, il rencontra les mêmes difficultés à obtenir des évêques la dégradation des urètres criminels Clément VII lui fournit le même remède (Rymer, XIV, 239).

[3] En 1236, une des doléances de Grégoire IX contre Raymond fut que le comte avait négligé de payer les professeurs et que l’Ecole de Toulouse était dissoute (Teulet, Layettes, II, 315) Cependant, en 1239, on présenta au légat du pape un reçu intégral signe par tous les maîtres (Ibid. p. 397). Quand, en 1242, Raymond se trouva en danger de mort dans l'Agenois, il eut pour principal médecin Loup d’Espagne, professeur de médecine à cette même Université. — Afin de constituer l’Université, on eut recours à des procédés exceptionnels ; on lui permit de publier une circulaire dans laquelle, pour attirer le publie, elle offrait à tous professeurs et élèves une indulgence plénière, don généreux du cardinal légat (Denifle, Cartul. Univ. Parisiensis, I, 129-31.)

[4] Chabanaud (Vaissette, éd. Privât, X, 330) croit que cet Arnaud Catala est probablement le troubadour du même nom qui, comme Folquet de Marseille et tant d’autres, se fit, de poète, persécuteur.

[5] Nous possédons une preuve de la subordination de l’évêque aux inquisiteurs ; dans l’excommunication du viguier et des consuls de Toulouse, prononcée le 24 juillet 1237, l’évêque Raymond et d’autres prélats sont mentionnés en qualité d’assesseurs des inquisiteurs (Doat, XXI, 148).

[6] Pelisso Chron. p. 43-51. — Coll. Dont, XXI, 149. — On croit que parmi les victimes se trouva Vigoros de Bocona, évoque cathare. D’après Albério de Trois- Fontaines, il fut brûlé à Toulouse en 1233 (Chron. ann. 1233) ; mais on a des preuves qu’il était encore vivant et même actif en 1235 ou 1230 (Doat, XXII. 222). Il avait été, vers 1229, ordonné filius major par l’évêque cathare Guillabert de Castres (Doat, XXII. 220). Son nom figure longtemps encore, par la suite, dans les confessions de pénitents, qui parlent de lui comme d'un docteur vénéré.

[7] Le dernier acte de l'Inquisition, avant sa suspension, paraît être une déposition de Raymond Jean d’Albi (30 avril 123S). (Doat, XXIII. 273.)

[8] Ce fut seulement en 1247 que Trencavel releva du serment d’allégeance les consuls de Béziers. — Mascuro, Libre de Memorias, ann. 1247.

[9] Ce document se trouve dans la Collection Doat, XX, 185, sqq. — Il n’est pas spécifié qu'il s'agisse de conversions volontaires obtenues durant le temps de grâce : mais on peut, sans crainte, affirmer le fait. Les pénitences infligées sont toutes de celles que l’on réservait à ce genre de pénitents. Dans un cas spécial (fol. 220), il est dit que le condamné n’est pas venu en temps de grâce, ce qui implique que les autres avaient rempli celte condition. D’ailleurs, la rapidité qui caractérise ces jugements ne s’expliquerait plus du tout dans le cas de poursuites contre des accusés soutenant leur innocence et luttant pour la prouver.

[10] La tradition des catholiques d’Avignonet rapporte que des serviteurs des inquisiteurs s’échappèrent et se réfugièrent dans l’église. Là ils furent massacrés, ainsi qu’un certain nombre d’habitants catholiques qui y avaient cherché un asile. A la suite de cette profanation, l’église resta abandonnée pendant quarante ans. L’anniversaire de la purification — le premier mardi de juin — était, jusqu’au siècle dernier, célébré, comme une fête locale, par des illuminations et des réjouissances. — En 1538, Paul III accorda indulgence plénière à tous les fidèles qui y feraient, Ce jour-là, leurs dévotions (Ripoll, IV. 565).

[11] La bulle d'Innocent est datée du 10 juillet 1243, quinze jours après son élection. Evidemment, la députation avait été envoyée à Célestin IV. La bulle avait été préparée à l’avance, en attendant l’élection du nouveau pape.

[12] M. l’abbé Douais (loc. cit., p. 410) dit que, dans l'enquête de Bernard de Caux, les interrogatoires furent au nombre de cinq mille huit cent quatre.

[13] L’abbé Douais, analysant les fragments du Registre de l’Inquisition de Toulouse, de 1254 et 1256, déclare que ce registre porte les noms de six cent treize accusés appartenant aux départements de l’Aude, de l’Ariège, du Gers, de l’Aveyron et de Tarn-et-Garonne, pour la plupart hérétiques parfaits. C’est là une erreur manifeste — comme le prouve la statistique de Rainerio Saccone, à laquelle nous faisons allusion dans le texte. A cette époque, en effet, l'Eglise cathare tout entière, de Constantinople à l’Aragon, ne comptait que quatre mille Parfaits. Cependant, le nombre des accusés montre que l’hérésie continuait à être un important facteur social, et que l'Inquisition la traquait avec activité et succès. Dans ce registre, huit témoins fournissent cent sept noms à la liste des accusés. (Sources de l’hist. de l'Inquisition, loc. cit., p. 432-33).

[14] Les empiètements de la juridiction royale, victorieuse des perpétuelles oppositions, apparaissent clairement dans la série de lettres royales récemment publiées par Ad. Baudouin (Lettres inédites de Philippe le Bel, Paris, 1880).

[15] Sanche Morlana, archidiacre de Carcassonne, auquel est attribué un rôle important dans la conspiration, appartenait à une des plus nobles familles de la ville. Son frère Arnaud, jadis sénéchal de Foix, fut aussi impliqué dans le complot, et mourut, quelques années plus tard, dans le giron de l’Eglise. En 1328, Jean Duprat, alors inquisiteur, recueillit un témoignage affirmant qu’Arnaud avait été hérétiqué pendant une maladie, et que l’hérétication avait été renouvelée à son lit de mort. (Doat, XXVIII, 128.) Ce fait tendrait à donner une apparence de vente à l’accusation d’hérésie portée contre les conspirateurs. Cependant ce témoignage fut considéré comme trop faible pour emporter une condamnation.

[16] En ce qui concerne lu date «te l'intervention dé Philippe, les opinions sont très divisées. Laurière et Isambert ont publié l'Ordonnance en la datant de 1287. Elle est donnée par Vaissette (IV, Pr. 97-08) comme étant de 1291. Une copie, dans Doat, XXXI, 220 (extraits des Regist. Curiæ Franciæ de Carcass.) porte la date de 1207. Schmidt (Cathares, I, 342) admet 1287 ; A. Mobilier (Vaissette, éd. Privât, IX, 157) confirme la date de 1291. Cette dernière est celle qui concorde le mieux avec la suite des faits. 1287 semble absolument impossible, puisque Philippe, couronné à dix-sept ans le 6 janvier 1280, n’aurait vraisemblablement pas ose, quinze mois plus tard, porter une aussi téméraire atteinte à toutes les choses tenues alors pour sacrées ; si c’eut été en 1290, Nicolas IV n’eût pas, la même année, vanté le zèle du roi à seconder l’Inquisition (Ripoll, II, 29). Enfin, 1297 paraît incompatible avec le rôle que Philippe joua par la suite dans cette affaire. — En 1292, Philippe interdit aux capitouls de Toulouse d’appliquer la torture aux ecclésiastiques soumis la juridiction épiscopale : cette défense dut être renouvelée en 1307. — Baudouin, Lettres inédites de Philippe le Bel, p. 16, 73.

[17] En 1278, les inquisiteurs de France demandèrent des instructions à Nicolas III. Ils exposaient que, quelque temps auparavant, au cours d’un soulèvement populaire contre les Juifs, nombre de ceux-ci avaient, par peur et sans contrainte véritable, reçu le baptême et laissé baptiser leurs enfants. L’orage passé, ils étaient revenus à leur aveuglement judaïque et avaient, pour ce crime, été jetés en prison par les inquisiteurs. Ils avaient été dûment excommuniés ; mais ni cette mesure, ni le squalor carceris n'avaient amené de résultat ; ils étaient restés dans cette situation durant plus d’une année. En conséquence, les inquisiteurs se trouvaient à bout de ressources et demandaient au Saint-Siège, quelles mesures ils devaient prendre. Nicolas leur enjoignit de traiter cette catégorie de Juifs en hérétiques, c’est-à-dire de les faire brûler pour cause d’endurcissement persistant. — Archives de l’Inq. de Carcassonne. (Doat, XXXVII. 191.)

[18] En 1288 déjà, Philippe avait ordonné au sénéchal de Carcassonne de protéger les Juifs contre les citations et autres ennuis que leur infligeaient les cours ecclésiastiques. (Vaissette, éd. Privât, IX, Pr. 232). Néanmoins, en 1306, il fit arrêter et exiler tous les Juifs du royaume, avec interdiction de retour sous peine de mort. (Guill. Nanglac. Contin. ann. 1306.)

[19] Le caractère et le pouvoir des évêques d’Albi apparaissent dans les actes d’un successeur de Bernard de Castanet, l'évoque Léraud. Celui-ci, en 1312, pour vider une querelle qui s’était élevée entre lui et le seigneur de Puygozon, leva une armée de cinq mille hommes, à la tête desquels il attaqua le royal Château-Vieux d’Albi et commit toutes sortes de dévastations. — Vaissette, IV, 160.

[20] Dans une série de confessions soutirées à Maître Arnaud Matha, ecclésiastique de Carcassonne, en 1285, il en est deux, du 4 et du 10 octobre, où il met en scène, avec tous les détails, l’hérétication de Castel Fabri à son lit de mort, en 1278 (Doat, XXVI, 258-260). Si l’on ne peut affirmer positivement la fraude, il faut du moins reconnaître que ces aveux en ont toutes les apparences ; on peut sans crainte déclarer impossible qu'une telle révélation fut demeurée secrète pendant quinze ans, alors qu’une si belle prise s’offrait aux persécuteurs. C’est assurément là un des cas de procès-verbaux forgés, dont on prétendait que l'Inquisition était coutumière.

[21] Longtemps après, en 1338, la maison confisquée de Castel-Fabri à Carcassonne fut l’objet de contestations, Pierre de Manso la réclama, déclarant que, donnée par Philippe le Bel à la reine, cette maison lui avait fait retour par l'intermédiaire de la souveraine. I.es fonctionnaires royaux affirmaient que le don était purement viager et avaient de nouveau saisi l’immeuble. Philippe.de Valois l’abandonna au réclamant. — Vaissette, éd. Privât, X, Pr. 831-3.

[22] Longtemps après, en 1319, Bernard Délicieux était conduit d’Avignon à Toulouse, pour le procès qui devait le mener à la mort. Un personnage de l’escorte, un notaire nomme Arnaud de Nogaret, fit par hasard allusion un bruit qui représentait Pequigny comme s’étant fait payer mille livres son opposition à l’Inquisition. La colère du vieillard s’enflamma pour la défense de son ami défunt : « Tu mens par la gorge, s’écria-t-il ; le vidame était un honnête homme ! » Mss. Bib. Nat. fonds latin, n° 4270, fol. 263.

[23] Dans le Reqestrum Clementis PP. V, publié par les Bénédictins (T. II. p. 52, 165 ; T. III. p. 3, 255), se trouvent insérées plusieurs lettres qui mettent en lumière les ennuis de Bernard de Castanet. En 1307, deux de ses chanoines épiscopaux, Sicard Aleman et Bernard Astruc, l’accusèrent, devant le pape, de nombreux crimes. Bérenger, cardinal des SS. Nerée et Achillée, à qui l’affaire fut soumise, ordonna une enquête et releva temporairement Bernard de toutes ses fonctions. Des exécuteurs furent chargés de recevoir les témoignages à Albi, en consacrant trois mois à la poursuite, deux à la défense et deux autres à la réfutation. Un vicaire général fut nommé, le 31 juillet, pour occuper le diocèse ; trois procurateurs furent chargés de percevoir les revenus. Un des exécuteurs était Arnaud Novelli, abbé de Fontfroide, que l’on verra plus loin, par ordre de Philippe le Bel, substitué à l’évêque dans les fonctions inquisitoriales. Arnaud fut, peu après, promu vice-chancelier de la curie. Cette promotion, ainsi que d’autres obstacles, retarda l’enquête, si bien que, le 20 novembre, deux mois de plus furent accordés à la poursuite. Apparemment, il ne sortit rien de ce procès ; mais Bernard dut désirer d'autant plus d’abandonner ce siège épineux.

[24] On dit également que Pequigny arrêta certains des moines affiliés à l’Inquisition (La Faille, Annales de Toulouse, I, 34). Cela me paraît impossible.

[25] Le parti des Dominicains déclara fausses les dépositions attribuées aux prisonniers. Bernard Gui relate avec une joie sauvage qu’un moine nommé Raymond Baudier, qui avait contribué à les recueillir, se pendit comme Judas (l. c., p. 514).

[26] Geoffroi d’Ablis eut assez d’influence sur le roi pour lui persuader de fonder le couvent des Dominicains de Poissy.

[27] Au sujet de la possession de Montpellier par les rois de Majorque, voir Vaissette, IV. 38, 42, 77-8, 131, 235-6. C’est en 1349 seulement que Philippe de Valois acheta les droits de Jayme II. En 1352, son (ils Jean eut à combattre les réclamations élevées par Pedro IV d’Aragon, (Ib. 247, 208, Pr. 215). — Ce fut probablement le solide attachement de la Maison d’Aragon à l’Ordre franciscain qui attira l’attention de Bernard sur cette Maison. Le frère aîné de Ferrand mourut, en 1304, revêtu de l'habit franciscain, sous le nom de Fray Jayme. Un autre frère, Felipe, devint, comme on le verra plus loin, Franciscain spirituel.

[28] Le mot de Bernard Gui fait allusion aux insultes adressées aux Dominicains durant les troubles de Carcassonne. Ceux qui s’aventuraient dans les rues étaient poursuivis aux cris de « Coac, Coac ! » « ail modum corvi ». — Ms. n° 4270, fol. 281.

[29] Le séjour de Geoffroy à Lyon se prolongea. Le 20 novembre, on le voit expédier des pouvoirs aux fonctionnaires nommés par ses délégués (Doat, XXXII. 85). Jean de Faugoux avait été en relations avec l’Inquisition pendant au moins vingt ans (Doat, XXXII. 125).

[30] Archives de l’Inq. de Carcassonne (Doat, XXXVII. 255). — L’Inquisition avait, semble-t-il, réussi à s’attribuer la juridiction sur les Juifs du Languedoc. En 1279, Bernard, abbé de Saint-Antonin de Pamiers, accorda aux Juifs de Pamiers une charte approuvant certains statuts établis entre eux et concernant leurs affaires particulières ; ce qui montre qu'ils étaient alors soumis à la juridiction abbatiale. Pourtant, on possède une lettre, datée de 1297 et signée de l’inquisiteur Frère Arnaud Jean, qui ordonne aux Juifs de Pamiers de vivre conformément aux coutumes des Juifs de Narbonne et qui promet de ne pas introduire alignas graves et insolitas novitates. Ainsi, entre ces deux dates — 1279 et 1297 — ils avaient passé sous l’autorité de l’Inquisition. — Coll. Doat, XXXVII, 156, 160.

[31] Il faut rendre à Clément cette justice qu’il avait certainement en vue une réforme bien plus complète et que la pauvreté du résultat doit être attribuée probablement à la révision finale opérée sous Jean XXII. Angelo da Clarino écrit d’Avignon en 1313, au sujet des nouveaux canons, dont la publication paraissait proche : Inquisitores etiam heretice pravitatis restringentur et autoponuntur episcopis, ce qui semble indiquer quelque chose de bien plus décisif que les canons tels qu’ils nous sont parvenus. Franz Eurle, Archiv. für Litteratur-u. Kirchengeschichte, 1885, p. 545.

[32] Jean XXII a toujours passé pour le fils d’un savetier de Cahors. De récentes recherches donnent à croire qu’il appartenait plutôt à une famille de la bourgeoisie aisée. — A. Molinier, ap. Vaissette, éd. Privat, X, 363.

[33] Arnaud Garsia et Pierre Proli furent gardés en prison jusqu'en 1325. Ils furent alors relaxés, au prix d'une amende de deux mille florins d’or, et soumis à telle pénitence qu’il plairait à l'inquisiteur, Jean Duprat, de leur imposer. Ordre fut donné de leur restituer leurs biens séquestrés. — Vaissette, éd. Privât, X, Pr. 645.

[34] La disparition totale d'une secte aussi nombreuse et aussi puissante que l'avait été jadis l'hérésie des Cathares, a paru invraisemblable aux historiens. Aussi l’opinion s’est-elle répandue que les Cathares avaient eu pour descendants les Cagots. Cette race honnie habitait les Pyrénées. Dans la Navarre française, elle ne fut admise au droit commun qu’en 1700. Elle n’obtint cette faveur qu’en 1818, dans la province espagnole où elle subsiste encore. Les Cagots eux-mêmes s’attribuaient cette origine. Dans un appel qu’ils adressèrent à Léon X en 1517, pour obtenir droit de cité dans la société des hommes, ils alléguaient que les erreurs de leurs ancêtres étaient depuis longtemps rachetées. Cependant, parmi toutes les conjectures émises au sujet de l’origine de cette caste mystérieuse, celle qui les rattache aux Cathares parait la moins admissible. L’opinion de M. de Lagrèze, lequel voit en eux les descendants des lépreux, est appuyée d’arguments qui semblent convaincants. Lagrèze, La Navarre française, I, 53-60. Cf. Vaissette, Liv. XXXIV, c. 70.

[35] Un document montre quelle fut l’étendue de ces changements dans le régime de la propriété foncière. C’est une liste des terres et des revenus confisqués pour cause d’hérésie à des vassaux de Philippe de Montfort, au profit de leur suzerain. Cette liste comporte des fiels et autres domaines situés ii Lautrec, Montredon, Senegats, Rahastain et Lavaur. Les chevaliers, gentilshommes et paysans, ainsi frustrés de leurs biens, sont tous nommés ; leurs délits sont également notés : l’un était mort hérétique, un autre avait été hérétique à son lit de mort, un troisième condamné pour hérésie, un quatrième brûlé à Lavaur ; ailleurs, la mère, le 'père, ou l’un et l’autre avaient été hérétiques. (Doat, XXXII. 258-263). — De nombreux exemples de donations et de ventes ont été conservés dans la Collection Doat. Citons entre autres : T. XXXI, fol. 171, 237, 255 ; T. XXXII, fol. 16, 53, 55, 57, 61, 67, 69, 211, etc. — Sur les territoires de la Couronne anglaise en Aquitaine, les mêmes faits se produisirent, mais dans de moindres proportions. (Rymer, Fœdera, III, 108)