AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
Désireux
d’accélérer la publication d’un ouvrage dont l’intérêt et l’opportunité ont
été généralement appréciés, je me suis adjoint, pour la traduction de ce
volume, un jeune collaborateur, M. A. Créhange ; je suis heureux de
reconnaître ici sa compétence et son dévouement. Les
principes qui m’avaient guidé dans la traduction du premier volume ont été
acceptés par mon collaborateur et n’ont cessé de diriger notre travail. Nous
avons essayé d’être fidèles non seulement au texte, mais aux intentions de
l’auteur, tout en exerçant la liberté la plus entière dans le choix des
termes, la construction des phrases, la coupure des alinéas, etc. C’est à ce
prix seulement qu’une traduction peut prétendre à devenir aussi lisible que
l’original. Un décalque servile mérite à peine le nom de traduction ; c’est,
à vrai dire, un travail do paresseux, l’œuvre de gens qui se préoccupent des
mots et non des choses signifiées, qui possèdent le vocabulaire de deux
langues, mais en ignorent l’esprit. Il ne
suffit pas, quand on traduit, de repenser le texte, de donner aux phrases une
allure vernaculaire, au lieu de placer mécaniquement un mot sous l’autre. Il
faut encore faire disparaître, par une série de révisions attentives, ces
rugosités inévitables du style qui, dans une traduction de premier jet,
peuvent se comparer aux coutures d’un moulage. Le mieux, pour y réussir,
c’est d’aborder la tâche à plusieurs, ou de laisser reposer assez longtemps
la rédaction première pour pouvoir la reprendre en sous-œuvre comme s’il
s’agissait du travail d’autrui. Dans la traduction du premier volume, à
laquelle on a bien voulu concéder quelque agrément, j’avais usé de ce dernier
procédé ; dans celle du second, grâce à M. Créhange, j’ai pu recourir à
l’autre. Il me semble que le résultat obtenu est satisfaisant et que ce
volume, où se déroule une histoire si émouvante, ne se lit pas avec plus de
peine que le précédent. Le
troisième volume, entièrement traduit en manuscrit, contient des chapitres
développés sur les procès des Templiers et celui de Jeanne d’Arc. Le public
ne l’attendra pas longtemps ; pour l’instant, il a de quoi s’instruire au
récit des souffrances de Jean Huss et de Jérôme de Prague, martyrs coupables,
comme presque toutes les victimes de l'Inquisition, d’avoir été meilleurs et
plus éclairés que leurs bourreaux. Le
sentiment d’admiration qui a fait de moi le traducteur de Lea ne s’est pas
affaibli depuis deux ans, bien au contraire. J’estime que l’auteur de
l’Histoire de l'Inquisition, par l’immensité de son savoir, par la sereine
impartialité de son jugement, mérite une place parmi les plus illustres
historiens de tous les temps et, j’ajoute, parmi les bienfaiteurs de l’esprit
humain. Beaucoup de bons juges plus compétents que moi, dans l’Ancien comme
dans le Nouveau Monde, pensent de même et se sont exprimés en conséquence.
Quant aux critiques malicieuses et de parti-pris, ni M. Lea ni son traducteur
n’en ont cure. Toutefois, pour l’édification de nos lecteurs, je veux
transcrire ici le petit article dont un savant belge d’ailleurs estimable, M.
le professeur God. Kurth, n’a pas craint de charger
sa conscience, en annonçant, dans une Revue de son pays[1], le premier volume du présent
ouvrage : « Cette
traduction du livre injuste et passionné de l’historien américain a été
entreprise, comme le traducteur en convient lui-même p. XXXII, dans des préoccupations fort
étrangères à la science et pour étoffer le dossier de l’avocat de Dreyfus.
Elle relève de notre revue par la préface qu’y a mise M. Fredericq, et qui
est un rapide aperçu de l’histoire bibliographique du sujet. Quand nous donnera-t-on,
sur l’histoire de l'Inquisition, le livre impartial que M. Lea croit avoir
écrit ? » Comme
je n’ai pas dit ce que M. Kurth m’accuse d’avoir dit, et qu’il n’y a même
aucune apparence que je l’aie pensé, on a ici une preuve nouvelle des effets
fâcheux du zèle indiscret. Paris, fin mai 1901. ——————————
LETTRE DE L’AUTEUR AU TRADUCTEUR
Cher Monsieur, Aucun
écrivain ne saurait être indifférent aux jugements portés sur son œuvre par
ceux à qui leur science donne le droit d’émettre une opinion. J’ai
donc naturellement observé avec intérêt la réception faite au présent livre,
que vous avez si admirablement présenté au public intelligent de votre pays.
J’ai eu la satisfaction de constater que si, d’une part, il a été accusé
d’une partialité excessive en faveur de l’Église du moyen âge, on lui a
reproché, de l'autre, de témoigner, à l’égard de cette Église, une hostilité
systématique. Ma
satisfaction s’explique aisément, car il y a là, je crois, la preuve que je
n’ai pas dévié do la seule voie qui convienne à un historien, dont le devoir
est d’établir aussi exactement que possible la vérité, de la faire connaître
avec clarté, sans passion et sans idée préconçue. J’ai
dû, dans cet ouvrage, relater bien des événements terribles — la cruauté
organisée en système, mille souffrances infligées à des innocents, des
tourmentes qui ont englouti des populations entières ; mais, si mes souvenirs
sont fidèles, je n’ai pas formulé une seule parole de blâme à l’adresse de
ceux qui, en conscience, ont été les auteurs de ces maux, croyant qu’ils
accomplissaient ainsi l’œuvre de Dieu. On
peut, à bon droit, blâmer des hommes comme Philippe-le-Bel et le pape Jean
XXII, qui stimulent et exploitent l’esprit de persécution pour satisfaire
leur cupidité et leur ambition. Mais il ne faut pas incriminer le fanatique
convaincu, comme saint Pierre Martyr et saint Jean Capistrano, quelque danger
qu’il puisse présenter pour la tranquillité et le bonheur du monde : il faut
le juger d’après les principes dans lesquels il a été élevé et les idées qui
prévalaient autour de lui. S’il fait le mal, croyant faire le bien, la faute
ne retombe pas sur lui, mais sur la doctrine dont il s’inspire, sur le
préjugé funeste (pie l’unité de croyance est le summum bonum
auquel doit être sacrifié tout le reste. Dans les siècles qui ont précédé la
Réforme, cette doctrine dominait presque sans conteste ; elle guidait la
politique des hommes d’État comme celle des hommes d’Eglise et fournissait
trop aisément à l’astuce un instrument d’extorsion et de tyrannie. A quel
point elle était enracinée dans les convictions de l’Europe, c’est ce que
montre la résistance désespérée qu'elle a offerte, depuis quatre siècles, aux
progrès graduels de la tolérance et des lumières. Assurément,
au cours de cette longue lutte, bien des positions ont été conquises, mais il
en reste encore beaucoup à emporter. Si mon ouvrage, entrepris sans arrière-pensée,
par simple amour de la vérité historique, pouvait contribuer, même dans la
mesure la plus modeste, à la victoire définitive, mon labeur aurait reçu une
récompense aussi précieuse qu’elle était inattendue. Bien sincèrement à vous, Henri-Charles LEA. |