Le voyage d’Ophir n’intéresse pas seulement le peuple hébreu et les Phéniciens, c’est un des faits les plus importants des relations internationales de l’antiquité. A ce titre il mérite une place dans nos Recherches. Les discussions auxquelles cette célèbre navigation a donné lieu ont été résumées avec une science admirable par Ritter[1]. Nous ne pouvons mieux faire que de suivre ce savant guide. Les opinions les plus contradictoires ont été émises sur le but du voyage. Les uns (le Bénédictin Calmet) plaçaient Ophir dans l’Arménie, d’autres (Hardt, Olderman), dans la Phrygie ou l’Ibérie. Lipenius, s’appuyant sur Flavius Josèphe, cherchait Ophir dans la Chersonèse d’Or. Reland et Ouseley croyaient l’avoir trouvé dans l’île de Ceylan, Macdonald à Sumatra ; Dapper, Lopez et Bruce à Sofala et Mosambique. Montesquieu et d’Anville se prononcèrent pour la côte orientale de l’Afrique. La découverte du Nouveau Monde exaltant les esprits, les hypothèses les plus étranges se firent jour. Arias Montanus et Pfeffelius s’imaginèrent que le riche pays de l’or ne pouvait être que le Pérou. Christophe Colomb écrivit au Roi d’Espagne, après avoir occupé l’île d’Haïti : Le mont Sopora, où les vaisseaux du roi Salomon n’arrivaient qu’après un voyage de trois ans, est avec tous ses trésors en possession de Votre Majesté. Un savant allemand poussa ces exagérations jusqu’aux dernières limites : il soutint que les flottes de Salomon visitaient non seulement les côtes les plus éloignées de l’Asie et de l’Amérique ; mais faisaient encore le commerce avec toutes les îles de l’Europe et de l’Afrique dans le cours d’un même voyage. L’étude des langues et des civilisations de l’Orient a jeté une nouvelle lumière sur cette mystérieuse navigation, sans cependant dissiper tous les doutes, comme pour confirmer la parole de l’apôtre, que toute nôtre science n’est qu’imperfection[2]. Citons d’abord les textes : I Rois, IX, 26-28 : Le Roi Salomon équipa aussi une flotte à Hetsjon-Guéber, qui était près d’Éloth, sur le rivage de la mer Rouge, au pays d’Édom, — Et Hiram envoya de ses serviteurs, gens de mer et qui entendaient la marine, pour être avec les serviteurs de Salomon dans cette flotte. — Et ils vinrent à Ophir ; et ils prirent de là quatre cent vingt talents d’or ; et ils les apportèrent au roi Salomon. I Rois, X, 11, 22 : La flotte de Hiram, qui avait apporté de l’or d’Ophir, apporta aussi en fort grande quantité du bois d’Almugghim et des pierres précieuses. — Car le roi avait sur la mer la flotte de Tarsis, avec la flotte de Hiram, et tous les trois ans une fois la flotte de Tarsis venait, qui apportait de l’or, de l’argent, des éléphants, des singes et des paons. II Chroniques, VIII, 17, 18 : Alors Salomon alla à Hetsjon-Guéber, et a Éloth, sur le Nord de la mer, qui est au pays de l’Idumée. — Et Hiram lui envoya, sous la conduite de ses serviteurs des navires, et de ses serviteurs expérimentés dans la marine, qui s’en allèrent avec les serviteurs de Salomon à Ophir, et qui apportèrent de là quatre cent cinquante talents d’or, et les apportèrent au roi Salomon. II Chroniques, IX, 10 : Et les serviteurs de Hiram et les serviteurs de Salomon, qui avaient apporté de l’or d’Ophir, apportèrent du bois d’Algummim, et des pierres précieuses. II Chroniques, IX, 21. Les navires du roi allaient à Tarsis avec les serviteurs de Hiram ; et les navires de Tarsis revenaient en trois ans une fois, apportant de l’or, de l’argent, des éléphants, des singes et des paons. Une première question se présente. Le second livre des Chroniques (IX, 21), combiné avec le premier livre des Rois (X, 22), semble admettre une double expédition maritime. Plusieurs interprètes se fondant sur ces textes, ont prétendu qu’effectivement il partait d’Éziongeber deux flottes, l’une se dirigeant vers Ophir, l’autre vers Tarsis, le Tartessus de l’Espagne. Ce serait déjà diminuer les difficultés de ces recherches de moitié, si l’on parvenait à démontrer que le prétendu voyage de Tarsis n’a jamais existé ou qu’il se confond avec celui d’Ophir. Les arguments de Ritter sont décisifs sur ce point. Les Juifs venaient à peine de faire connaissance avec la mer sous Salomon ; est-il probable qu’ils aient entrepris de suite deux expéditions tellement extraordinaires pour cette époque qu’on a de la peine à concevoir la possibilité d’une seule ! Puis, comment transporter une flotte partant d’Éziongeber dans la Méditerranée ? Pour résoudre cette difficulté, Huet, le savant évêque d’Avranches, a recours au canal qui faisait communiquer le Nil avec la Mer Rouge ; Michaelis dit que la flotte juive pouvait avec l’aide des Phéniciens, faire le tour de l’Afrique ; d’autres interprètes transportent les vaisseaux démontés sur des chariots, ou sur des chameaux, de la Mer Rouge à la Méditerranée, espace de vingt-cinq à trente lieues. Ces hypothèses, l’une plus insoutenable que l’autre, prouvent qu’il faut chercher une autre interprétation des textes, sur lesquels elles s’appuient. Les flottes de Tarsis, ou les vaisseaux de Tarsis, n’indiquent pas une flotte destinée à faire le voyage à Tarsis. Tartessus était depuis des temps très reculés le but de la navigation occidentale des Phéniciens. Tarsis devint, comme les Indes dans les temps modernes, une expression pour désigner le terme d’une lointaine expédition. Les flottes ou les vaisseaux de Tarsis indiquaient des flottes ou des vaisseaux destinés à des voyages de long cours. Cette acception passa du langage phénicien dans celui des Hébreux, les Tyriens ayant été les maîtres de leurs voisins, dans l’art de la navigation. Il est probable que le Chroniste aura employé le mot Tarsis comme synonyme d’Ophir. Toutes les probabilités concourent donc à n’admettre qu’une seule expédition maritime vers Ophir. La question ainsi simplifiée présente encore d’immenses difficultés. Trois systèmes partagent les orientalistes modernes ; les uns placent Ophir dans l’Arabie, c’est l’opinion d’un savant allemand (Keil) ; les autres dans l’Inde, cette opinion est soutenue par Benfey et Lassen ; un orientaliste français, Quatremère, s’est prononcé pour l’Afrique. La première opinion se fonde sur la généalogie de la Genèse[3]. Il est vrai qu’Ophir y désigne l’un des douze fils de Joktan et non un pays, mais les dénominations de personnes dans l’histoire des patriarches se confondent presque toujours avec des noms de lieux. On a donc été conduit à chercher et ou à trouvé en Arabie des localités qui rappellent le nom d’Ophir. On ajoute que le commerce de l’Arabie méridionale avec les Phéniciens, les Éthiopiens, les Indiens, procurait aux Hébreux les objets précieux qu’ils rapportaient de leurs expéditions. Il y a contre ce premier système deux objections qui nous paraissent décisives. Les livres sacrés parlent d’un voyage de trois ans ; cette longue durée emporte l’idée d’une expédition lointaine et se concilie difficilement avec une navigation de cabotage autour des côtes de l’Arabie. Une autre difficulté est encore plus insoluble. Les choses précieuses que les Hébreux rapportaient de leurs courses ne sont pas des produits de l’Arabie ; et on ne peut pas prouver par quelle voie elles y seraient venues. L’Arabie n’a jamais nourri d’éléphants ; l’ivoire n’était donc pas une production indigène. L’or, s’il y existe, est en quantité trop petite pour être exploitée. On n’y trouve pas davantage les pierres précieuses, le bois de santal, les paons. D’un autre côté, si les Phéniciens et les Juifs avaient eu pour objet dans leur navigation le commerce de l’Arabie heureuse, nous verrions figurer en première ligne, parmi les produits de ce négoce, les aromates, dont on faisait une si grande consommation dans les cérémonies religieuses. La première hypothèse rejetée, il faut choisir entre l’Inde et l’Afrique. Les probabilités sont pour l’Inde. La traduction des Septante, confirmée par le témoignage de Josèphe, est la plus ancienne autorité en faveur de cette opinion. Les interprètes grecs traduisent Ophir par un mot qui désigne l’Inde. Josèphe dit positivement que l’Inde était le but de l’expédition de Salomon. Bochart se fondant sur ces témoignages soutint que l’île de Taprobane (Ceylan) était l’Ophir des livres sacrés. Reland le chercha sur les côtes de Malabar et crut l’avoir trouvé dans le Supara de Ptolémée. Benfey a adopté le dernier système en le confirmant par des arguments philologiques. Les recherches de Lassen ont donné un nouveau poids à cette opinion. Il y a un premier fait incontestable ; c’est que les relations avec Ophir ne datent pas de Salomon. On lit dans la Bible que David avait trois mille talents d’or d’Ophir ; l’or d’Ophir est déjà mentionné dans le livre de Job. L’ancienneté des relations aveu l’Inde est confirmée par le commerce de produits indiens que les Phéniciens faisaient sur les marchés de l’Asie et de l’Europe. Tel est le cinnamome d’Hérodote ; les Phéniciens le fournissaient aux hébreux, il était employé dès les temps les plus reculés à la composition de l’huile sacrée[4]. Les Phéniciens pratiquaient la mer des Indes ; en profitant des moussons ; les hébreux furent associés à ce commerce lucratif sous Salomon. Telle est l’origine Glu voyage mystérieux d’Ophir. Reste à déterminer le terme précis de l’expédition. C’est ce que Lassen a fait avec la science profonde qui le distingue[5]. Aux bouches de l’Indus se trouve le pays d’Abhira, point de contact des populations brahmaniques et des races primitives de l’Hindoustan. Le nom sanscrit d’Abhira prend dans la prononciation, étrangère une forme analogue à celle d’Ophir. Les circonstances physiques, ethnographiques faisaient de cette contrée le siège naturel d’un commerce considérable : elle touche à la fois au Sud et au Nord de l’Inde : C’est la côte la plus rapprochée des Phéniciens ; la distance du golfe Persique jusque dans le golfe de Cambay n’est pas plus grondé que la navigation de Tyr à Carthage. A ces considérations viennent se joindre des faits révélés par l’étude des langues et qui donnent le plus haut degré de probabilité à l’hypothèse que nous exposons. L’Arabie offre seulement une partie des choses précieuses que les vaisseaux de Salomon rapportaient de leur lointain voyage. L’Inde les produit toutes et quelques-unes lui sont exclusivement propres, le bois de santal et les paons, aussi presque tous ces objets ont-ils dans la langue hébraïque des noms empruntés aux langues de l’Inde[6]. Après toutes ces preuves, on croirait que le doute n’est plus possible. Cependant tout n’est pas éclairci. On se demande quelles marchandises les Hébreux donnaient en échange des productions de l’Inde. Ce n’était pas de l’or, puisque l’or formait une partie des cargaisons qui venaient d’Ophir ; d’un autre côté les Indiens n’ont jamais eu besoin ni des produit, ni de l’industrie de l’étranger. Pour expliquer cette difficulté, on a dû supposer que les populations de l’Inde étaient encore dans cet état de barbarie où des choses de peu de valeur servent d’échange pour les matières les plus précieuses. Autre difficulté. Le voyage d’Ophir avait pour objet principal l’or ; l’or d’Ophir est presque proverbial dans les livres sacrés des Hébreux. L’Inde est-elle un pays abondant en or ? Des savants éminents, Heeren et G. Schlegel, ont cru que ce métal y manque absolument. Cette opinion doit être abandonnée. Lassen a prouvé l’existence de l’or dans l’Inde, il parait même probable qu’il était abondant dans les temps anciens[7]. Mais des probabilités suffisent-elles pour écarter tous les doutes ? Cette objection a paru tellement grave au savant Ritter qu’il n’a pas osé décider la question dans le sens de l’orientaliste de Bonn. C’est le commerce de l’or qui sert d’appui au système de Quatremère. Il place Ophir sur la côte orientale de l’Afrique, aux lieux où existe encore aujourd’hui le royaume de Sofolah. Si l’Inde avait été le terme de la navigation des Juifs, dit Quatremère[8], on verrait figurer parmi les marchandises apportées de ce pays, la soie, les châles, les riches tissus de coton, les parfums, le poivre, la cannelle. Aucun de ces produits n’est mentionné par l’historien hébreu. L’or est désigné au contraire comme formant le principal objet du commerce d’Ophir. Mais quel est le pays où l’or se trouve en abondance ? Ce n’est pas l’Inde ; les marchands étrangers apportaient au contraire l’or aux Indiens. Avant la découverte de l’Amérique, le pays qui produisait la plus grande quantité d’or était l’Afrique. Cependant Quatremère ne prétend pas que les Phéniciens n’ont pas trafiqué avec l’Inde. Le dénombrement que fait Ézéchiel des marchandises exposées en vente sur le marché de Tyr prouve que les Phéniciens entretenaient des relations assidues avec l’Inde. Mais le savant académicien ne croit pas que ce commerce se faisait par la voie de la Mer Rouge. D’après lui, les négociants, réunis en caravanes, partaient de Palmyre, de Pétra et gagnaient les rives du golfe persique, doit la traversée jusqu’à la côte de Malabar était aussi courte que facile. Une chose est certaine au milieu de ces incertitudes, c’est que les Phéniciens fréquentaient les côtes de l’Inde dès la plus haute antiquité. |
[1] Ritter, Asien, T. VIII, Sect. Il, p. 348-431.
[2] I Corinthiens, XIII, 9.
[3] Genèse, X, 29 : Ophir, Havila et Johab. Tous ceux-là sont les enfants de Joktan.
[4] Exode, XXX, 28.
[5] Lassen, Indische Alterthümskunde, T. I, p. 588 et suiv.
[6] Les noms hébreux du singe, de l’éléphant, du paon et du bois de santal sont sanscrits.
[7] Humboldt (Cosmos, T. Il, p. 161) observe que les navigateurs qui faisaient le voyage d’Ophir pouvaient trouver dans le bassin de la mer Rouge et de la mer des Indes d’autres sources d’or que l’Inde même.
[8] Mémoires de l’Académie des Inscriptions, T. XV, p. 349 et suiv.