MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1823.

 

 

Fête publique ordonnée à Rome, avec illuminations. — Refus de Madame d'illuminer. — Lettres : du cardinal Fesch à la comtesse de Survilliers ; — du comte au cardinal. — L'ex-roi Jérôme vient résider à Rome, avec sa famille. — Lettres : de Madame à son fils Lucien ; — du prince Jérôme à son frère Lucien ; — de Madame encore à Lucien. — Le pape Pie VII se fracture le col du fémur à quatre-vingt-deux ans. — La maladie de Pauline s'aggrave et nécessite son départ de Rome pour Florence. — Lettre du comte de Las Cases au cardinal Fesch. — Aventure de brigands dans la résidence même de Lucien, à Tusculum, et rançon d'un prisonnier. — Inquiétude de Madame sur la maladie aggravée de sa fille Pauline Borghèse.

 

On annonçait à Rome, dès les premiers jours de l'année, une fête publique avec illumination générale. Cette fête était destinée à Ferdinand Ier roi des Deux-Siciles, et le gouvernement pontifical ordonnait que toutes les maisons fussent éclairées, d'un bout à l'autre du Corso. La place de Venise et le palais Rinuccini n'en étaient pas exceptés. Le cardinal secrétaire d'État fit dire à Madame de vouloir bien se conformer à la mesure prescrite, en ordonnant elle-même d'illuminer la façade de son palais. Elle voulut voir l'envoyé de Son Éminence pour lui dire, en personne : Répondez de ma part au cardinal ministre que si le personnage attendu pour cette fête avait fait mourir le plus proche et le plus cher de ses parents, il n'allumerait pas de cierges en son honneur. L'envoyé de S. Ém. dut se retirer, et le jour de la fête, ou le soir des illuminations, le palais Rinuccini, habité par la mère en deuil de Napoléon, resta dans l'obscurité.

Le cardinal Fesch écrit à la comtesse de Survilliers[1] au nom de Madame :

Rome, 8 mars 1823.

Ma très chère nièce,

... Je ne suis pas de votre avis, ainsi que Madame, de faire des démarches pour le retour de Joseph en Europe : 1° il ne profiterait pas des passeports ; 2° je ne lui conseillerais pas, dans les circonstances où nous sommes, de revenir. Le canon tiré aux Pyrénées (pour la guerre d'Espagne), pourrait bien retentir dans toute l'Europe. Attendons, etc.

Madame est en bonne santé, malgré qu'elle ne prenne de forces que tout doucement. Nous espérons que la pauvre saison dans laquelle nous entrons lui rendra la santé et la vigueur qu'elle avait, il y a deux ans.

Madame me charge de vous dire mille choses affectueuses de sa part, ainsi qu'à la reine de Suède.

Votre très affectionné oncle,

J. Cardinal FESCH.

Joseph Bonaparte écrit, de Philadelphie, le 13 mars, au cardinal[2], sur la santé de Madame :

Mon cher oncle,

Je vous prie de m'écrire plus souvent, deux lignes suffisent, pour que je sache à quoi m'en tenir sur les bruits que ne cessent de répandre les gazettes anglaises sur la santé de maman. Je la prie de regarder cette lettre comme si elle lui était adressée directement.

Lolotte est aussi bien de corps que d'esprit, sa santé s'est même fortifiée ; elle a tant de tendresse pour moi qu'elle resterait ici, sans penser à son avenir ; elle a tant de jugement et de vraie noblesse dans l'âme, qu'elle préfère, à tout autre parti au monde, le neveu de l'empereur dont elle idolâtre la mémoire ; c'est une personne accomplie ; elle a le bon sens, la réserve, la sagesse, l'économie, la modération de sa mère et ne pouvant faire que son nom soit celui d'un homme, elle désire vivement s'unira un homme de son nom. Je suis donc bien décidé à la faire partir pour Bruxelles, dès que le docteur Stokoe sera de retour ici, avec Charles et Zénaïde, que j'espère qu'il trouvera à Bruxelles en avril ; il peut être ici en mai et de retour en Europe, avec Lolotte, en juin prochain. Elle viendra à Rome, où il me parait plus simple que le mariage se fasse, puisqu'elle y trouvera maman et vous, et Louis et Jérôme.

Joseph rappelle ensuite qu'ayant sa procuration, le cardinal peut remplir les vues de Madame et il entre dans des détails d'intérêt inutiles à reproduire, sur l'état de fortune de Louis, sur l'approbation de sa femme (la reine Hortense), et sur la propriété de Prangins, toute meublée, qu'il voudrait donner à Charlotte. Il suppose que Zénaïde ne sera plus à Rome, avec son mari, pour que Charlotte vienne l'y remplacer auprès de Madame.

Le 26 mars 1823[3], Jérôme, sa femme et leurs enfants arrivèrent à Rome qu'ils habitèrent huit années. La famille Bonaparte se trouva presque tout entière réunie auprès de Madame. Elle avait, à cette époque, soixante-treize ans. Elle était petite et maigrie, elle avait des yeux noirs, pleins de vivacité, vrai type de race corse, comme on la rencontre encore dans les montagnes de l'île, chez les familles pures de tout mélange étranger. Une robe de mérinos noir, et un turban de même couleur, à la façon de l'empire, composaient sa sévère et unique toilette. Elle pleurait ses premiers morts, Élisa et Napoléon.

Madame à son fils Lucien[4].

Rome, 22 avril 1823.

Mon cher fils,

Je reçois votre dernière lettre et j'y réponds de suite, en vous disant franchement que je ne puis acheter ce palais. Je n'ai pas de fonds, je n'ai que de quoi vivre et rien de plus. Je ne suis pour rien dans l'achat que désire faire Jérôme du palais. Je consens, seulement, pour lui faire plaisir, à ne pas exiger le payement des 18000 piastres et à me contenter des intérêts.

Il est inutile que vous me sollicitiez de nouveau à ce sujet vous troubleriez seulement ma tranquillité, et ma santé exige le plus grand repos.

J'aurais fait, avec le plus grand plaisir, ce que vous me demandez, si cela était en mon pouvoir, mais cela m'est absolument impossible. Vous savez que tant que je l'ai pu, j'ai donné à tout le monde, maintenant, je dois penser à moi.

Ma santé est plutôt mauvaise que bonne ; le repos m'est nécessaire ; vous ne le troublerez pas, je suis sûre, par des demandes auxquelles, malgré ma bonne volonté et le désir que j'ai de vous faire plaisir, je ne puis répondre, d'une manière satisfaisante, vu l'impossibilité.

Adieu, mon cher fils, mes compliments à votre femme ; embrassez vos enfants pour moi, et soyez persuadé de mon sincère et tendre attachement.

Vostra affettma Madre.

Le prince Jérôme Bonaparte écrit, de Rome, le 13 mai 1823, à son frère Lucien[5] :

... Maman désire, ainsi que nous tous, avoir le plaisir de t'embrasser ; dans le cas, mon cher Lucien, où il ne te conviendrait, ni de venir, ni de faire connaître le temps de ton séjour, écris-moi ; et je ferai ce qui pourra t'être agréable.

Madame à son fils Lucien[6].

Rome, 17 juin 1823.

Mon cher fils,

Je ne vous ai pas écrit, depuis la réception de votre lettre, au sujet du palais, parce que j'ai été malade. Ma santé est un peu meilleure maintenant.

J'ai remis à Palagi mon reçu pour les intérêts des dix mille piastres.

Je vous prie de m'accuser réception de la lettre que je vous ai écrite par madame la marquise Ercolani.

Christine est partie pour Florence, il y a cinq ou six jours ; elle avait la fièvre au moment de son départ.

Je n'ai pas reçu de lettre de Charles, depuis son départ de Rome. Zénaïde m'a écrit une seule fois de Bologne.

Adieu, mon cher fils, embrassez votre famille pour moi.

Vostra affettma Madre.

Le 6 juillet, le pape Pie VII, affaibli par l'âge (il avait plus de quatre-vingt-deux ans), et par les souffrances morales ou physiques de sa longue existence, fit une chute, en glissant sur le parquet de son salon et se fractura le col du fémur. Cet accident grave survenu, plus tard, à Madame, aussi avancée en âge, contribua certainement à abréger la longévité de l'un et de l'autre, et davantage celle du Saint-Père qui mourut dès le 20 août, six semaines environ après cet accident, si dangereux chez les vieillards.

Les sages conseils de Madame n'avaient pu démontrer à sa chère Pauline la nécessité d'un régime plus sévère, prescrit par Corvisart. La pauvre princesse, trop insouciante de sa santé, ne la soumettait à aucun ménagement et n'écoutait ni les remontrances de sa mère, ni les prescriptions de ses médecins. Accablée, de son côté, par le poids de ses chagrins, depuis la mort de l'empereur, Madame semblait, parfois, étrangère à ce qui se passait autour d'elle.

Cependant, au mois de septembre 1823, les médecins de la princesse déclarèrent à Madame que l'état de leur malade s'aggravait de plus en plus et nécessitait son éloignement de Rome, où la persistance du siroco pouvait lui être funeste. La princesse fut transportée à sa belle résidence de la villa Paolina, près de la porta Pia : ce n'était pas l'éloigner assez de Rome.

Le pape Léon XII, sur la demande de Madame Mère, obtint du prince Borghèse et de la princesse de se réunir enfin à Florence, où Pauline avait été transférée avec les plus grands ménagements.

Le comte de Las Cases au cardinal Fesch[7].

Paris-Passy, 29 septembre 1823.

Monseigneur, je ferai remettre à M. O'Meara, contre engagement de Madame, les 3000 francs qu'elle lui destine, et je vais remettre, suivant vos ordres, à M. Lucotte (chanoine de la cathédrale de Paris) le résidu de la somme que Madame avait laissée entre mes mains.

D'après un des derniers comptes que j'ai sous les yeux, je trouve que je devais encore à Madame 28.741 fr. 50, sur quoi je donne à M. de Montholon, par les ordres de Votre Éminence, etc. : 24.000 fr.

A un Anglais malheureux et dévoué à l'empereur, etc. : 250 fr.

Pour le docteur O'Meara, d'après l'ordre de Madame : 3000 fr.

Soit : 27.250 fr.

Reste à remettre à l'abbé Lucotte : 1.491 fr. 50

Total : 28.741 fr. 50

Cette lettre de fonds à distribuer, au nom et pour le compte de Madame, ressemble à d'autres documents qui pourraient figurer dans son histoire, si la question d'argent dû ou à payer offrait un intérêt assez renouvelable.

Il n'en est plus ainsi de la question d'argent soustrait par surprise ou par violence et relevant des histoires de voleurs, fussent-ils des voleurs de grand chemin, comme les brigands de la Romagne. Leurs méfaits ont été souvent signalés dans le cours des événements qui se sont accomplis autour de Madame. C'est l'occasion d'en préciser un fait sommaire.

Vers la fin de 1823, eut lieu à Frascati, alors résidence du prince de Canino, une sombre aventure qui fit grand bruit à Rome. Un chef de brigands, appelé Decesaris, s'était rendu fameux et redoutable par son audace, dans les Abruzzes et sur les monts de Tusculum. Il pénétra, un soir, subitement, avec plusieurs de ses bandits, dans la propriété du prince Lucien et s'empara de la personne de l'un de ses amis, le comte de Châtillon. Il le fit aussitôt conduire dans un lieu sûr, en exigeant, pour rendre la liberté à son prisonnier, une forte rançon que le prince s'empressa de payer.

Le bruit de cette aventure de voleurs émut tellement la princesse Pauline, de plus en plus souffrante, qu'à dater de ce moment, elle se trouva en danger de mort, malgré les soins dont elle était entourée. La sollicitude maternelle fut impuissante à relever les forces et la confiance de la malade, subissant alors la dernière période d'un mal devenu incurable. Madame Mère, moins effrayée par les brigands de la Romagne qu'affligée de l'état de sa fille, pressentait déjà la fin prochaine de sa chère Paulette et se voyait menacée d'un nouveau deuil dans sa famille.

 

 

 



[1] Lettre communiquée par le comte Primoli.

[2] Registre de correspondance du cardinal.

[3] Journal de la reine Catherine et Mémoires du roi Jérôme.

[4] Lettre originale communiquée par la comtesse Faina (Lucienne Valentini, petite-fille de Lucien).

[5] Collection d'autographes de M. Fossé d'Arcotte, 1 vol., 1861.

[6] Lettre communiquée par la comtesse Faina, de Pérouse.

[7] Registre de correspondance du cardinal.