L'année fatale. — Apparition d'une comète. — Le malade de Sainte-Hélène et le docteur Antommarchi. — Ses Mémoires. — Nouvelles de Rome et de Madame. — Pensées de Napoléon à sa mère et à son fils. — Son testament. — Ses entretiens avec le général Bertrand. — Sa recommandation au docteur, pour sa mère. — Incident des prières. — Tempête sur l'île, la veille de la mort. — Le Cinq Mai. — Le même jour, une visite étrange à Madame Mère. — L'autopsie prescrite par le malade lui-même. — Constatation de l'hépatite endémique à Sainte-Hélène. — Les funérailles à Longwood. — Lettres : d'un ancien officier à Madame Mère. — Autre à l'ex-reine Julie ; — de Pauline Borghèse à lord Liverpool : après le retour de l'abbé Buonavita ; — de Madame : — au prince de Canino ; — à l'ex impératrice Marie-Louise ; — à lord Liverpool ; — à lord Holland ; — au docteur O'Meara ; — à l'ex-roi Jérôme, etc. ; — du cardinal au comte de Las Cases, etc. — Nouvelle de la mort, le 22 juillet, à Rome. — Retour et visite d'Antommarchi à Madame Mère. — Lettres du cardinal, au nom de Madame et dictées par elle, réclamant du gouvernement anglais le corps de son fils. — Napoléon et sa mère.L'année fatale apparaissait et déjà la maladie de Napoléon s'aggravait de jour en jour, pour mettre un terme à ses souffrances, en le séparant des siens, à jamais. Il se rappelait, pour la dernière fois, les tendres soins de sa mère, dans son enfance et sa jeunesse, en bénissant sa mémoire, comme si elle-même l'eût précédé dans la tombe. Le climat de Sainte-Hélène, avec une apparence de salubrité intermittente, poursuivait son œuvre de destruction et la maladie de l'exilé, primitivement caractérisée par l'affection du foie endémique dans l'île, s'était compliquée secondairement d'une lésion ulcéreuse de l'estomac. Il ne restait plus, depuis deux ou trois ans, aucune chance de guérison. Les nouvelles de Longwood, parvenues jusqu'à Rome, avaient apporté la désespérance dans la solitude de la mère exilée. Napoléon, malgré des alternatives d'amélioration apparente, ressentait l'aggravation progressive de son mal, et redisait au médecin[1] : Je vous suis reconnaissant des soins que vous me prodiguez ; mais, mon cher docteur, si mon heure est sonnée, s'il est vrai, là haut, que je dois périr, ni vous, ni tous les médecins du monde ne changerez cet arrêt... Le ciel semblait annoncer à la terre le destin prêt à s'accomplir sur le rocher de Sainte-Hélène : Une comète apparut, assez visible, dès les premiers jours de février, au-dessus de l'île où l'empereur, prisonnier, allait mourir. Napoléon, resté fataliste, vit, dans ce phénomène céleste, un funeste présage, éclipsant l'étoile de son avènement au monde. Sa pensée le transporta vers Rome, auprès de sa mère, destinée à lui survivre et à le pleurer longtemps. L'apparition de la comète avait été constatée par la science. Voici, à cet égard, l'extrait de la lettre d'un éminent astronome[2] : La comète de 1821 a été découverte à Paris, le 21 janvier et est devenue visible, à l'œil nu, en février, avec une queue de 7 degrés de longueur. Elle a été observée en Europe et même, du 1er avril au 3 mai, à Valparaiso. Le 5 mai, enfin, elle devait être encore visible avec une lunette, à l'île de Sainte-Hélène, en s'éloignant, de plus en plus, de la terre. Le second mois de l'année fatale présente, comme le premier, d'étranges alternatives dans la maladie de Napoléon. Il se trouve si bien, durant plusieurs jours, qu'il discute, avec son médecin, les chances d'une guérison imaginaire, d'après la force de tempérament due par lui à la nature et à sa mère. Il retrace les souvenirs de sa prodigieuse existence, il analyse les effets naturels des nuages et les observations météorologiques des années de l'exil subi à Sainte-Hélène, pour prouver au docteur les influences manifestes de ce climat meurtrier. Antommarchi cherche à ranimer cet espoir, et le malade de lui répondre : Bien, docteur, l'espérance ! c'est le meilleur spécifique que vous puissiez administrer[3]. Le mois de mars commença mieux qu'il ne devait finir pour l'illustre patient, si préparé à la mort, mais inconsolable des entraves imposées aux lettres qu'il attendait de Rome. Sa mère, séparée de lui, le préoccupait, dans ce long exil, plus que dans les temps heureux, comme s'il eût retrouvé dans le souvenir maternel l'oubli de son malheur. Il recevait, le 12 mars, une caisse de livres de la part de lord et de lady Holland, pénétrés tous deux d'admiration pour l'empereur et pour Madame Mère. C'était, en leur nom comme au mon de divers autres personnages d'Angleterre, une sorte de protestation contre les actes inhumains de leur gouvernement. Le retour en Europe de l'abbé Buonavita, promptement atteint de l'hépatite endémique dans l'île, permet au comte de Montholon de faire parvenir à Madame des nouvelles de son fils. Une lettre écrite de Longwood, le 17 mars, à la princesse Pauline[4] lui expose, de la part de l'auguste malade, son état désespéré, en informant la princesse, pour le dire à Madame, que, dès le mois de septembre 1820, le général Bertrand s'adressait à lord Liverpool, afin d'accorder à l'illustre captif un changement de climat et un régime plus salutaire. La lettre du comte de Montholon se termine ainsi : Les journaux de Londres publient continuellement de fausses lettres, datées de Sainte-Hélène, dont le but évident est d'en imposer à l'Europe. L'empereur compte sur Votre Altesse, pour faire connaître à des Anglais influents l'état véritable de sa maladie. Il meurt, sans secours, sur cet affreux rocher : son agonie est effroyable. Comte DE MONTHOLON. La connaissance de cette mort prématurée est-elle parvenue à Madame Mère, qui l'avait pressentie ? et à la même date du 17 mars, le docteur semblait profiter aussi du départ de l'abbé Buonavita, pour donner à Rome, c'est-à-dire à Madame, des nouvelles dernières du captif menacé de mort. Une lettre en italien, attribuée à Antommarchi, ou portant son nom, et restée manuscrite, n'est point insérée dans ses Mémoires de 1825, ni même indiquée, tandis qu'elle est transcrite in extenso sur le registre de la correspondance du cardinal auquel ladite lettre semble adressée[5]. Elle exprime l'intention d'informer Son Éminence, pour toute la famille de l'empereur, pour la France, pour l'Europe et pour le monde entier, des progrès de la maladie du foie, dont le résultat fatal est imminent. Si cette lettre paraissait authentique, elle eût été mieux adressée au frère aîné de Napoléon, ou plutôt à sa mère, dont les pensées de chaque jour se portaient vers Sainte-Hélène. Ladite lettre ne mentionne même pas le nom ou le titre de S. A. I. et ne fait pas la moindre allusion à son souvenir maternel, à sa tendresse profonde et à son inquiétude constante, ne fût-ce que pour la préparer à la fin prochaine de son glorieux fils. C'est là une missive inexplicable. Une autre lettre écrite en réalité, à la même date du 17 mars, par le docteur Antommarchi et publiée par lui[6], à l'adresse du chevalier Colonna, lui rappelle sa communication du 18 juillet précédent, sur l'hépatite chronique dont l'empereur était atteint et qui devait entraîner sa mort prochaine, etc. Antommarchi avait trop raison de déclarer que le captif de Sainte-Hélène succombait lentement à une maladie chronique du foie et aux complications secondaires de cette maladie inhérente au climat. Il disait vrai, à tous égards et d'après l'observation médicale, confirmée par l'autopsie. Il disait vrai enfin, d'après le docteur Héreau, ex-chirurgien ordinaire de S. A. I.[7], La famille Bonaparte et, à la tête de tous ses membres, Madame Mère devait connaître ce diagnostic formel de l'hépatite endémique, suivie ou compliquée d'une ulcération de l'estomac présumée cancéreuse. L'opinion accréditée, à l'époque de la mort, d'un cancer de l'estomac n'était démontrée par aucune preuve et aurait terrifié la malheureuse mère, pour tous les siens, eu égard à l'hérédité, s'il en avait été ainsi. Or, pas un des sept autres enfants ou des nombreux petits-enfants de Madame, pas un seul n'a été atteint des signes d'une affection comparable à celle qui devait déterminer la mort de Napoléon. Celle de son père Charles Bonaparte pourrait seule être rappelée, sans preuve suffisante, au point de vue médical. Ce fut, encore pendant quinze ans, une préoccupation d'inquiétude pour Madame, empressée de demander leur avis aux divers médecins français qui eurent l'honneur de lui être présentés, à Rome. Le mois de mars fut signalé par un incident matrimonial dans la famille, tandis que Madame en proie à la plus grande douleur, attendait des nouvelles de son fils, avec anxiété, en redoutant de les recevoir. Elle ressentait, à la fois, pour Napoléon et pour les siens, les moindres atteintes à la dignité de leur nom. Ce fut ainsi qu'elle se montra fort attristée de la résolution prise par Lucien de marier à un Irlandais sa fille Letizia, vers l'époque même où allait succomber le grand chef de la famille. Le cardinal écrivait sur ce sujet, au comte de Survilliers, le 26 mars 1821[8] : ... Lucien vient de marier sa fille Letizia avec un jeune irlandais catholique (nommé Wyse). Votre mère, Pauline et Louis ont fait tout au monde, pour l'en empêcher ; il n'a même pas voulu le différer de quelques mois. Le 15 avril 1821, Napoléon s'occupait, à Longwood, de son testament[9] : ... Je remercie, dit-il, ma bonne et excellente mère (puis désignant les siens), de l'intérêt qu'ils m'ont conservé. ... Il dispose de ses cheveux, en recommandant de les partager de la manière suivante : Marchand conservera mes cheveux, et en fera faire un bracelet avec un petit cadenas en or, pour être envoyé à l'impératrice Marie-Louise, à ma mère et à chacun de mes frères, sœurs, etc. Après avoir désigné ses plus précieux souvenirs pour son fils, il donne à Madame la veilleuse en argent qui avait éclairé ses nuits sans sommeil et ses souffrances sans guérison. Le 16 avril, dans un second codicille à son testament, il s'exprime dans les termes suivants : ... 5° Je lègue à Madame, ma très bonne et chère mère, les bustes, cadres, petits tableaux qui sont dans mes chambres, et les seize aigles d'argent, qu'elle distribuera entre mes frères, sœurs, neveux — je charge Coursot de lui porter ces objets à Rome —, ainsi que les chaînes et colliers de la Chine, que Marchand lui remettra pour Pauline. Ce codicille, tout écrit de ma propre main, est signé et scellé de mes armes. NAPOLÉON. L'empereur, disait le fidèle Marchand avec certitude, l'empereur, malgré son écriture habituellement illisible, avait su écrire d'une façon très nette, les actes officiels et codicilles de son testament. Il ne pouvait oublier des compatriotes modestes et dévoués à sa famille. Citons, entre autres, le brave Costa, de Bastelica, parvenu, en 1793, à protéger la signora Letizia et ses plus jeunes enfants, dans leur expulsion d'Ajaccio, par les partisans de Paoli et de l'Angleterre, contre ceux des Bonaparte et de la République française. Citons de même un autre corse, Colonna Cesari, d'abord hostile aux Bonaparte, par son attachement à Paoli et se séparant ensuite du grand chef de la Corse, abaissé au rang de transfuge. Colonna fut digne de toute la confiance de l'empereur et de celle de sa Mère, à laquelle il resta, toujours attaché. A part ses dispositions testamentaires, Napoléon reporta sa pensée vers Madame. Il l'a exprimée tant de fois à Sainte-Hélène, dans les divers récits de sa captivité[10], que c'est là le codicille de son testament filial. On composerait un long chapitre sur ce sujet historique, en rappelant encore ces paroles : C'est à ma mère, c'est à ses bons principes que je dois ma fortune et tout ce que j'ai fait de bien. Les conseils de Napoléon à son fils, faisant suite au testament et à ses codicilles, rappellent encore pour Madame un grand souvenir : ... Que mon fils ne remonte jamais sur le trône, par une influence étrangère. Son but ne doit pas être seulement de régner, mais de mériter l'approbation de la postérité. Qu'il se rapproche de ma famille, quand il le pourra : Ma mère est une femme antique, etc. Ces seuls mots déjà cités caractérisent la digne mère du grand homme des temps modernes. A son fils, après sa mère, il adressait sa pensée, ne présumant pas que ce fût un dernier adieu à cet enfant, destiné à mourir peu d'années après lui. Il priait Madame, en personne, de lui assurer la plus large part de sa fortune, dans l'espoir que sa famille ne négligerait rien pour s'attacher son fils et lui rappeler son origine française. C'est pour lui que Napoléon explique au général Bertrand sa demande spéciale à sa mère. Il lui faisait transmettre, le 23 avril, l'extrait d'un autre entretien du général avec l'empereur et dont le récit sommaire est garanti, d'après des Mémoires historiques[11]. L'empereur recommandait au grand maréchal de rappeler à sa mère le mariage de ses petites-filles avec des familles romaines, en tâchant de fixer la sienne à Rome. Il désignait même quelques-unes de ces familles princières, d'après leurs noms connus dans les États-Romains. Cette grave question des alliances matrimoniales le préoccupait beaucoup et avait ranimé en lui le vrai souvenir de la patrie. Il ajoutait que, pour assurer la dot des filles de ses frères ou sœurs, Madame ne pourrait mieux placer son argent, afin de perpétuer le prestige de sa maison. Il exposait enfin les arguments à l'appui de ses vues sur l'avenir des siens, en concluant que Madame apprécierait toute sa pensée à cet égard. Sentant approcher sa fin, Napoléon adresse à Antommarchi des paroles toutes bienveillantes et lui explique ses instructions suprêmes, avec un calme plein de confiance[12] : Quand je ne serai plus, lui dit-il, vous vous rendrez à Rome ; vous irez trouver ma mère, ma famille ; vous leur rapporterez tout ce que vous avez observé, relativement à ma situation, à ma maladie et à ma mort, sur ce malheureux rocher. Il prescrit au docteur de faire l'autopsie de son corps et de n'y laisser toucher que par le docteur Arnott, si besoin était d'une main étrangère pour lui prêter assistance. Après quoi, les dernières pensées de Napoléon se reportaient sur sa mère et sur son fils, pour la dernière fois. La date fatale du 5 mai, date marquée par le destin, succédait à l'ouragan terrible qui avait renversé ou détruit les arbres trop rares de cette île de rochers. C'était depuis le saule unique, donnant au malheureux captif un peu d'ombre ou de fraîcheur, jusqu'aux fleurs, soigneusement plantées de ses propres mains. Les seuls objets aimés par lui sur ce terrain aride, semblaient ne pouvoir plus lui survivre, et devoir mourir avec lui. Le 5 mai 1821, à six heures moins quelques minutes du soir, au coucher du soleil, qui avait effacé la tempête, l'empereur Napoléon cessait de vivre à cinquante et un ans, huit mois et vingt et un jours. Il n'était plus de ce monde et disparaissait comme un météore, pour entrer dans l'immortalité ! Le chambellan de Son Altesse, le chevalier Colonna, racontait à sa lectrice, madame de Sartrouville, qui l'a reproduite dans son Journal, une visite assez mystérieuse, reçue à Rome par Madame Mère en personne, le jour précis du 5 mai 1821[13] : Un étranger de mise convenable,
se présentait ce jour-là, dans l'après-midi, au palais de Madame, en
exprimant le désir d'être admis en sa présence. Le garde portone ou
concierge lui demande s'il a une audience, sans laquelle il ne peut être reçu
par Son Altesse. L'étranger répond gravement qu'il n'a pas demandé
d'audience, mais qu'il a le devoir absolu de voir Madame, pour lui faire une
communication de la plus haute importance. Le concierge refuse de le laisser
passer, mais, sur une insistance d'autorité qui veut l'obéissance, il le
conduit à l'antichambre où se trouvent les domestiques et dit à l'un d'eux de
prévenir le valet de chambre de Madame qu'un monsieur inconnu réclame
l'honneur d'entretenir Son Altesse d'une affaire importante. Le valet de
chambre vient au-devant du personnage et lui demande son nom, pour
l'annoncer. Celui-ci répond avec impatience qu'il ne le dira qu'à Madame Mère
en personne. On en informe Madame, qui avait auprès d'elle son chambellan et
sa dame de compagnie ; elle se décide à recevoir l'étranger, se promenant
dans l'antichambre avec une sorte d'agitation, lorsque M. Colonna l'invita à
entrer. L'inconnu remercie le chambellan, pénètre dans le salon et salue Madame
avec respect, en faisant comprendre qu'il désire avoir l'honneur de lui
parler sans témoins. M. Colonna et mademoiselle Mellini, sur un signe de
Madame, se retirent dans une pièce voisine, pour rentrer, au moindre appel. L'inconnu s'approche alors de
Madame et après lui avoir parlé de l'empereur, comme s'il venait de le
quitter : Au moment où je vous parle, dit-il à Son Altesse, Napoléon
est délivré de ses peines ; il est heureux ! Puis, en prononçant ces
mots, il porte la main à sa poitrine — Son Altesse croyait qu'il allait
prendre un poignard — ; il tenait un crucifix, en disant d'une voix
solennelle à Madame : Altesse, baisez le rédempteur et le sauveur de votre
bien-aimé fils ; vous le reverrez encore, après de longues années, ce fils,
objet de vos profonds regrets, ce fils dont le nom retentit dans les cités,
comme dans les hameaux. Mais avant ce jour mémorable, il se passera bien des
changements de gouvernement en France ; il y aura des guerres civiles, des
flots de sang seront répandus, l'Europe sera tout en feu. Mais Napoléon le Grand
reviendra pour haranguer la France, et toutes les contrées de l'Europe se ressentiront
de son influence. Voilà la grande œuvre que Napoléon le Grand est destiné,
par le roi des rois, à accomplir. L'inconnu qui parlait ainsi paraissait être un prophète inspiré de Dieu et envoyé par lui, près d'une mère, pour lui annoncer ses volontés immuables sur le sort de son fils. Madame l'écoutait encore, dans une sorte d'extase, lorsqu'il se retira, la laissant livrée à de profondes réflexions. Cette singulière visite, disait M. Colonna, semblait avoir ramené l'espérance dans l'âme de Madame, au point qu'elle fit faire pour les gens de sa maison une livrée neuve. Son espérance devait se ranimer encore, lorsque le second aumônier de Sainte-Hélène (l'abbé Vignali) vint apprendre à Madame que le jour même et vers l'heure où l'étranger s'était présenté au palais de Rome, l'empereur succombait à Sainte-Hélène. Son Altesse, ajoute madame de Sartrouville, m'a raconté, plus d'une fois, cette étrange visite et M. Colonna me disait que le visiteur avait le son de voix de l'empereur, sa physionomie, son air imposant, sa taille, sa démarche et lui ressemblait à s'y méprendre. Toutes les recherches faites à Rome et dans les environs, pour retrouver cet inconnu ont été inutiles, il avait disparu, comme une ombre, sans laisser de lui aucune trace. Cette visite inexplicable, mystique ou mystérieuse ne paraît admissible que comme l'apparition d'un visionnaire ou d'un halluciné, restant l'inconnu. Le lendemain du décès de l'immortel condamné, c'est-à-dire le 6 mai, vingt heures et demie après le dernier souffle de vie, l'autopsie cadavérique fut pratiquée avec soin par le docteur Antommarchi[14]. Cet examen importait d'autant plus, qu'il devait éclairer Madame Mère et sa famille sur la nature du mal et son siège précis. Il démontrait que la lésion essentielle était la maladie du foie endémique dans ce pays, ou l'hépatite chronique, tandis que l'ulcère de l'estomac était secondaire et non cancéreux. L'évolution de tous les symptômes avait duré près de six années, en démontrant l'influence du climat délétère de Sainte-Hélène, ainsi que les conditions d'hygiène physique et morale les plus nuisibles à la nature du mal et à la constitution de l'auguste malade en personne. Le général Bertrand, avait assisté avec le général de Montholon, aux derniers devoirs rendus à l'empereur, et il dit, dans l'avant-propos d'un précieux ouvrage écrit par lui-même sous sa dictée[15] : Après la mort de Napoléon, son corps fut ouvert par le docteur Antommarchi, selon les ordres qu'il en avait reçus de l'empereur lui-même... Depuis deux ans et plus, l'empereur avait répété souvent, en mettant la main droite sur le côté du foie : Les médecins diront tout ce qui leur plaira : mais j'ai là un coup de poignard ; je le sens. L'ouverture du corps sembla confirmer la conjecture de Napoléon. En écrivant à Madame, pour lui
donner la fatale nouvelle de la mort de son fils — nous n'écrivions que des
lettres ouvertes —, je lui mandais que l'empereur avait deviné son mal, et
dit qu'il mourait de la même maladie que son père. Le gouvernement anglais ne manqua pas de le faire annoncer dans toute l'Europe. Mais de ce qu'à deux pouces du pylore, l'estomac ait été percé, on ne peut en conclure que l'empereur ait succombé à une maladie du pylore, m'a dit, depuis, le docteur Antommarchi. Le général Bertrand repousse du reste, avec toute raison, l'odieux reproche d'un empoisonnement de Napoléon par l'ordre du gouvernement anglais. Le jour suivant, 7 mai, le corps fut exposé, avec un cérémonial religieux, dont on transmit les détails à Madame Mère, avec ceux de l'ensevelissement, et des obsèques de l'empereur exilé. Ces obsèques accomplies le 9 mai, furent suivies d'une lettre datée de Trieste le 10 mai et signée Planat, ancien officier, à l'adresse de Madame et s'exprimant ainsi[16] : Madame, Après six ans de malheurs, de patience et d'efforts constants, dirigés vers un même but, je touche enfin au moment de recevoir le prix de ma persévérance et de voir combler mes vœux les plus ardents. Le gouvernement anglais consent à mon départ pour Sainte-Hélène. ... Il est hors de doute que le cabinet britannique, bien informé de l'imminente agonie du captif des rois, décida, par une commisération feinte, qu'on adoucirait sa situation, en demeurant implacable envers l'homme ; mais on voulait honorer le cadavre, en ne se relâchant même pas des rigueurs du cordon sanitaire établi autour de la famille impériale. Je regrette amèrement, ajoute M. Planat, qu'il ne me soit pas permis d'aller à Rome, prendre les ordres de Votre Altesse Impériale, de Mgr le cardinal, du roi Louis et de la princesse Pauline. Quelles consolations j'y aurais puisées pour notre auguste captif ! J'ai demandé mes passeports à Vienne. Cette lettre, touchante par le sentiment qui l'avait inspirée, se prêterait néanmoins à des interprétations délicates, sans certitude d'en tirer une conclusion irrécusable. Les lettres successives à celle-là, au nombre d'une dizaine, ne peuvent rien dire encore de la mort de l'empereur. Elle fut annoncée à Madame Mère, le22 juillet seulement. La date des lettres suivantes sera donc un temps de repos ou d'arrêt à la date fatale du 5 mai restée, jusque-là, ignorée. Madame Mère à la reine Julie[17]. Rome, 16 juin 1821. J'espère recevoir par le prochain courrier, la nouvelle que ma chère Zénaïde est hors de danger et que vous continuerez à m'annoncer les progrès de son rétablissement. Aujourd'hui, plus que jamais, je sens le besoin que vous eussiez été près de moi et moi près de vous. Que ne vous décidez-vous pas à ce voyage, après le rétablissement de Zénaïde ? Tous les intérêts le réclament. Pauline passera-t-elle l'été à Rome ? Elle est toujours souffrante. Louis est à Florence et Lucien dans une campagne près de Canino. Je me porte très bien et vous embrasse cordialement. MADAME. La date de cette lettre et son objet indiquent assez que la fatale nouvelle du 5 mai n'était point parvenue encore à Rome. Le 11 juillet seulement arrivait à Paris la nouvelle de l'agonie de Napoléon. Trois jours après, ou le 14 juillet, en parlant du retour de l'abbé Buonavita, et des renseignements apportés par lui sur l'état désespéré de l'Empereur, Madame écrit à son fils le prince de Canino, à l'ex-impératrice Marie-Louise, au Parlement d'Angleterre, à lord Liverpool, à lord Holland et au docteur O'Meara, pour exposer à chacun, d'après les plus précis documents, la situation mortelle du captif de Sainte-Hélène. La lettre officielle de Madame ou sa supplique au Parlement d'Angleterre est, à la fois, l'expression de la plus douloureuse vérité, des sentiments les plus nobles et des regrets les plus maternels. La princesse Pauline Borghèse, alors à Rome, auprès de sa mère, ayant vu l'abbé Buonavita, avait adressé tout d'abord, au nom de Madame et au sien, à lord Liverpool, une lettre touchante dont voici un extrait[18] : Rome, le 11 juillet 1821. Milord, L'abbé Buonavita, arrivé de l'Ile Sainte-Hélène, qu'il a quittée le 17 mars dernier, nous a apporté les nouvelles les plus alarmantes de la santé de mon frère. Je vous envoie ci-inclus copie des lettres qui vous donneront les détails de ses souffrances physiques. La maladie dont il est attaqué est mortelle à Sainte-Hélène. Au nom de tous les membres de la famille, je réclame qu'il soit changé de climat. Si la demande ci-jointe m'était refusée, ce serait pour lui une sentence de mort... Pauline, quoique gravement malade elle-même, indique les voies et moyens qui lui faciliteraient le voyage, si lord Liverpool consentait à les lui faire obtenir. Sa demande n'était plus admissible. Suit une lettre de Madame Mère au prince de Canino[19] — Madame ne savait pas encore la fatale nouvelle. Rome, 14 juillet 1821. Mon très cher fils, L'abbé Buonavita, que j'expédiais, il y a vingt-huit mois environ, en qualité d'aumônier à l'empereur, étant tombé gravement malade, le gouvernement lui a permis de partir et il vient d'arriver à Rome. Par copies de lettres ci-incluses, vous connaîtrez son état de santé et sa position. Je pense à m'adresser au Parlement d'Angleterre et à lui envoyer la supplique ci-jointe. Répondez-moi et donnez-moi votre avis, si vous ne pouvez pas vous rendre à Rome. Ma santé a été, jusqu'à ce moment, si bonne, je ne sais ce qu'elle deviendra, après un si terrible coup. Cependant mon caractère est toujours le même et j'espère que Dieu m'assistera et qu'il assistera la cause de Napoléon. Pauline vient de me dire vous avoir écrit en Angleterre, pour obtenir des passeports, afin de s'y rendre, pour patronner la cause de son frère et, à défaut, obtenir de se rendre à Sainte-Hélène. Je vous embrasse, avec votre famille et je suis, etc. Vostra affma Madre. P.-S. — J'ai reçu votre lettre du 6 juillet, sur le projet de mariage de votre fils. Je ne doute pas qu'on lui donne le passeport pour Bruxelles. Je souhaite qu'il soit heureux, car vous n'en doutez pas, j'en ressentirai beaucoup de plaisir. Madame n'a pas voulu revenir sur la question du mariage qu'elle avait désapprouvé. Madame Mère à S. M. l'impératrice Marie-Louise[20]. Rome, 14 juillet 1821. Madame, Vous connaissez, comme moi, les malheurs de Napoléon, et je n'ai jamais douté que vous n'en ayez ressenti des peines que tous les sentiments devaient faire naître en vous. Je ne doute pas même que ces mêmes sentiments ne vous aient inspirée de vous intéresser à son malheureux sort, et que vous n'ayez dit et fait tout ce que vous pouviez pour le tirer de la captivité, où sa bonne foi et sa loyauté l'avaient jeté. De mon côté, je n'ai pu faire d'autre démarche que celle de m'adresser aux souverains alliés, réunis dans le congrès d'Aix-la-Chapelle, desquels je n'eus aucune réponse. J'avais fait partir de Rome, il y a plus de deux ans, deux aumôniers, un chirurgien et d'autres personnes de service pour Sainte-Hélène, que mon fils m'avait demandées ; mais le climat dévorant de cette île ayant mis, quelque temps après, sur le grabat, l'aumônier le plus âgé, et le gouverneur ayant permis son retour, il vient d'arriver à Rome, en m'apportant des lettres et des pièces qui constatent l'état affreux où Napoléon se trouve, ce qui m'oblige à ranimer toutes les forces de mon caractère, pour tenter encore tous les moyens qui peuvent être en mon pouvoir, pour faire entendre la voix de la nature et les réclamations d'une mère désolée. Malgré l'incertitude où je suis si cette lettre vous parviendra, comme tant d'autres, je dois à moi et à vous-même, de vous faire connaître l'état de votre mari. Tentez tous les moyens qui sont dans votre pouvoir. Malgré la politique, vous êtes en droit de vous faire entendre, et de puissants souverains ont bien des moyens pour le garder en Europe, dans un climat qui ne soit pas meurtrier, comme celui de Sainte-Hélène, et où il puisse prendre des bains, et rétablir sa santé tout à fait délabrée. L'aumônier qui vient d'arriver, le laissa, le 17 mars dernier, étendu sur un sofa, parlant de vous et de son fils, et malgré son grand caractère, disant que si on ne se dépêche pas à le tirer de là, on ne tarderait pas à apprendre la fin de ses jours. Votre Majesté peut prendre connaissance, par les pièces ci-jointes, de l'état véritable dans lequel il se trouve. Je prie Dieu qu'il vous conserve, et s'il vous reste encore quelque souvenir de moi, de la mère de Napoléon, agréez l'assurance de mon attachement. MADAME MÈRE[21]. Cette lettre à Marie-Louise a été dictée par Madame elle-même, mais non au cardinal, quoique figurant sur son registre. Madame Mère à lord Liverpool[22]. Rome, ce 14 juillet 1821. Excellence, A l'occasion de l'arrivée à Rome de l'abbé Buonavita, qui a été congédié de Sainte-Hélène, pour cause d'une maladie mortelle, à laquelle il aurait succombé, s'il y avait encore demeuré, comme Elle doit le connaître par les lettres qu'il nous a apportées. Nous avons décacheté celle qui vous était adressée et qu'il devait vous remettre, si on l'avait laissé arriver à Londres, laquelle, par erreur, le général Bertrand avait adressée à mon frère le cardinal Fesch et celle pour mon frère à vous. La relation que le chirurgien Antommarchi m'envoie de l'état de mon fils Napoléon, confirmée par le témoin oculaire, détruit en moi tout espoir de revoir mon fils, si on persiste à le laisser à Sainte-Hélène, et je vous adresse, à cet effet, mes prières pour son retour de là et pour le faire transférer dans un climat européen. Oh ! la puissance anglaise n'aurait-elle pas les moyens de le garder dans un climat d'Europe, où il puisse réparer sa santé et être assisté par les secours de l'art et d'un bon climat, et consolé par les soins de quelqu'un de sa famille ? Le cœur d'une mère désolée aurait beaucoup de choses à dire, mais je préfère que votre humanité et vos sentiments y suppléent. Je suis, avec la plus haute considération, etc. MADAME MÈRE. Cette lettre aussi est l'expression seule de la pensée de Madame, de même que la suivante : Madame Mère à lord Holland. Rome, 14 juillet 1821. Milord, Les copies des lettres et pièces que j'ai l'honneur de vous adresser par la présente vous feront excuser la liberté que je prends de vous recommander de patronner, dans le Parlement d'Angleterre, une requête pour la délivrance de mon fils, ou pour le changement de son exil dans un climat européen, où il puisse revenir de l'état affreux où il se trouve. Ces pièces m'ont été remises par l'abbé Buonavita, que j'avais envoyé à Sainte-Hélène, en qualité d'aumônier et qui est retourné à Rome, ces jours derniers, à cause du dépérissement de sa santé. J'espère dans vos vertus que vous ne refuserez pas à mon fils et à moi de vous employer efficacement à ces fins. Celui qui sait tenir compte de toutes les bonnes actions, saura bien vous en récompenser. Veuillez bien offrir à lady Holland, à laquelle je me recommande aussi, l'assurance des sentiments de ma plus vive reconnaissance, pour l'intérêt qu'elle porte à mon fils et d'en recevoir, pour vous-même, le témoignage du cœur d'une mère qui sait apprécier les circonstances et les temps, et qui ne vous sera pas moins redevable, quelle que soit l'issue de ses démarches. Madame Mère au docteur O'Meara[23]. Rome, ce 14 juillet 1821. Monsieur, J'ai reçu votre lettre du 22 mai et, depuis quelques jours, L'abbé Buonavita est arrivé à Rome. Je vous envoie copie de toutes les pièces qu'il m'a apportées. L'original de celle de lord Liverpool, je l'expédie par ce courrier à lui-même. J'y joins, en outre, la pétition signée que vous m'avez envoyée à cet effet, pour le Parlement d'Angleterre, et j'envoie à lord Holland l'autre copie, également signée par moi, avec toutes les pièces que j'adresse à vous-même. M. Planat est parti de Trieste pour France, afin de prendre ses dispositions pour se rendre en Angleterre, en septembre. Veuille Dieu que vos amis puissent faire quelque chose pour mon fils. MADAME. (D'elle
exclusivement.) L'envoi de ces deux lettres a dû être différé. Le même jour, de son côté, le cardinal écrit au comte de Las Cases[24] : Rome, 14 juillet 1821. L'abbé Buonavita vient d'arriver à Rome, revenant de Sainte-Hélène, après une maladie de cinq mois. Je vous envoie copie de toutes les pièces qu'il nous a apportées et j'y ajoute celle de la pétition au Parlement d'Angleterre, qui avait été envoyée à signer à ma sœur par O'Meara, et qu'elle lui renvoie signée, ainsi qu'une autre copie signée à lord Holland, avec toutes les susdites pièces qu'on nous adresse. Ma sœur a adressé à l'impératrice Marie-Louise toutes les pièces, sauf la pétition susdite, l'engageant à opérer de son côté ; mais probablement on n'en aura pas de réponse, ainsi que par le passé. On se plaint qu'à Rome on n'a pas payé deux traites de 20.000 francs chaque, mais personne ne nous les a jamais présentées. J'ai cependant payé 27.000 francs environ pour Gentilini, pour Antommarchi, pour Buonavita et j'ai employé les fonds que j'ai trouvés disponibles chez Torlonia et que vous-même savez. Dans le cas que vous écriviez à Sainte-Hélène, veuillez bien lui témoigner que Madame vous avait envoyé déjà soixante mille francs et qu'elle vous avait ouvert tout crédit sur elle, pour les besoins de l'empereur. Le comte Bertrand me chargeant de faire payer 24.000 francs à madame de Montholon, Madame vous prie de lui faire passer cette somme, s'il reste encore suffisamment de fonds dans vos mains ; et comme nous ne connaissons ni l'adresse ni même le lieu où madame de Montholon se trouve, ma sœur vous prie, qu'en lui faisant tenir la susdite somme de vingt-quatre mille francs, toute ou en partie, vous lui écriviez de tirer sur nous pour le reste qui ne se trouverait pas dans vos mains. Nous avons différé d'envoyer la supplique de Madame, en attendant votre avis. FESCH. Madame Mère au roi Jérôme. Rome, 18 juillet 1821. Je reçois votre lettre du 4 juillet et je vous réponds poste courante. Je vous ai écrit samedi, 14, en vous envoyant les nouvelles de Sainte-Hélène, et pour connaître votre avis sur les démarches à faire. [Madame, lui parlant de ses contestations avec son beau-frère[25] qui est le plus fort, l'engage à patienter et lui dit : Dieu ne vous abandonnera pas ; et lorsque la justice des hommes ne remplit pas son devoir, il la fait lui-même.] Louis, votre frère, en est au même point que vous, pour ses biens de Hollande, et il patientera. Faites-vous courage, c'est le cas d'espérer contre tout espoir, parce qu'il y a un Dieu qui est le maître de toute chose. Je ne puis pas vous donner un peu de mon caractère ; au premier instant d'une mauvaise nouvelle, je m'afflige, mais au second, j'espère plus que je ne me suis affligée. Faites-en autant ; s'il le faut, diminuez votre maison, détruisez-la même, en renvoyant tout le monde ; ce ne sera que plus honorable pour vous de lutter et de vaincre l'infortune. Je suis convaincue que Catherine a assez de grandeur d'âme pour s'accommoder au plus strict nécessaire. Vous auriez dû embrasser ce système avant ce moment-ci, et pour le strict nécessaire, il faut très peu de chose. Ce conseil est le seul honorable et le seul convenable à votre ancienne et à votre actuelle position ; et si vous l'embrassez, ce sera la plus belle opération de votre vie. Une mère seule peut donner ce conseil. C'est alors que vous n'aurez plus rien à craindre et tout à espérer. Voilà ce que je pense et voilà ce que je désire que vous mettiez en pratique, comme je l'ai mis moi-même. Malgré mon âge, j'espère encore que je ne mourrai pas sans vous voir et que je ne serai pas toujours séparée de vous ; mais ayez du caractère et ne vous laissez pas dominer par l'adversité. Je vous embrasse tendrement, avec Catherine et vos enfants. MADAME. Cette belle lettre de Madame Mère montre d'abord que la fatale nouvelle ne lui était pas encore parvenue et fait éclater, une fois de plus, dans ses conseils, toute la noblesse de son caractère. Enfin le 22 juillet seulement, deux mois et demi après la mort de l'empereur, Madame en reçut, à Rome, la nouvelle certaine. C'était pour son courage la dernière épreuve. Elle en fut accablée, sans retrouver la force de la résignation. Le sentiment maternel éclata dans son cœur si affermi, jusque-là, contre les plus grands chagrins, et puis ses sanglots ne purent se calmer que par ses prières. Remise à peine de cette commotion, Madame se sentait anéantie, sans mouvement, sans voix et sans larmes. Elle refusa de recevoir personne, pas même un seul des siens et faisant signe à son frère le cardinal de se retirer aussi, elle le chargea de répondre, pour elle, aux condoléances de chacun de ses enfants. La mort de Napoléon devenait pour sa mère le plus grand deuil de son existence... Ma vie, a-t-elle dit, dans la dictée de ses Souvenirs[26], se termina avec la chute de l'empereur. Alors, je renonçai à tout, pour toujours. Embarqué, le 27 mai à Sainte-Hélène, le docteur Antommarchi ayant accompli sa pénible mission, retournait en Europe, traversait la France et se rendait d'abord en Italie, conformément aux instructions de l'empereur. Il alla, en premier lieu, à Parme, pour se présenter à l'ex-impératrice, mais il ne fut pas reçu par elle et ne put que la voir, de loin, dans la soirée, en public, à une représentation du Théâtre-Italien ! Un pareil oubli de son devoir eût été un opprobre pour Marie-Louise, si on ne pouvait supposer qu'elle ignorait encore être veuve de Napoléon. Le docteur ne put être reçu, à Florence, par le comte de Saint-Leu trop malade et tout à sa douleur. A Rome, le cardinal Fesch ne lui fit point de questions. La princesse Pauline les multiplia au contraire, avec une vive sensibilité, quoiqu'elle fût gravement souffrante. Sa maladie même surexcita beaucoup en elle l'exaltation nerveuse qui la dominait alors. Il devait en être autrement, de l'accueil fait à Antommarchi par la mère de l'immortel défunt de Sainte-Hélène. L'émotion de Madame Mère, dit le docteur[27], fut encore plus grande ; je fus obligé d'user de réserve, d'employer des ménagements, de ne lui dire, en un mot, qu'une partie des choses dont j'avais été témoin. — A une seconde visite, sa douleur était plus résignée, plus calme ; j'entrai dans quelques détails qui furent souvent interrompus par des sanglots. Je m'arrêtais, mais cette malheureuse mère séchait ses larmes et recommençait ses questions. Le courage et la douleur étaient aux prises, jamais déchirement aussi cruel. — Je la revis une troisième fois ; elle me prodigua des témoignages de bienveillance, de satisfaction et m'offrit un diamant qui ne me quittera jamais : il me vient de la mère de l'empereur ! Le cardinal Fesch au roi Jérôme[28]. Rome, 1er août 1821. Je réponds à vos lettres du 17 à votre mère et à moi, ainsi qu'à celle de la reine à Madame. C'est depuis neuf jours (le 22 juillet) qu'elle a appris la mort de l'empereur. Sa douleur a été telle que vous pouvez vous l'imaginer ; mais elle y était préparée par l'arrivée de l'abbé Buonavita. Comme vous avez pu le connaître par la dépêche qu'elle vous écrivit le 14 du courant, et par celle du 18, vous avez dû vous apercevoir que son caractère n'était point affaibli : j'oserais même dire qu'il s'était raidi, au point que pour la nouvelle de la mort d'Élisa, sa santé en reçut atteinte, et dans cet affreux événement, elle a, d'une certaine manière, résisté à la douleur ; elle n'a pas eu besoin de se mettre au lit ; elle n'a souffert aucun symptôme de fièvre, et si on en excepte une grande tristesse, la diminution d'appétit et une augmentation de faiblesse, elle se porte bien. Seriez-vous moins fort qu'elle ?... Nous n'avons reçu d'autres relations que celles que les feuilles donnent... Louis, qui est revenu de Florence, pour consoler sa mère, et où il va retourner, dans peu de jours, prétend qu'on ne trouvera aucune difficulté, dorénavant, à vous donner des passeports. Si cela était, Madame espère que vous ne manqueriez pas de vous rendre auprès d'elle, avec la reine et vos enfants. Ce fut, comme toujours, au nom de sa sœur, que le cardinal écrivit au prince Félix Borghèse : Rome, 8 août 1821. ... Madame aurait désiré, dans cette circonstance, avoir auprès d'elle tous les membres de sa famille et je suis convaincu que, si vous le demandiez, le moment serait propice pour l'obtenir. Madame commence à se relever un peu de l'oppression où son âme s'est trouvée. FESCH. Madame adresse enfin sa première lettre à sa fille la princesse Pauline, dont la santé l'inquiète : Rome, 11 août 1821. Ma très chère fille, si vous n'avez pas reçu de réponse à votre première lettre, Napoléon (Jérôme) en a été la cause, puisqu'il s'était chargé de la faire, en mon nom. Je veux faire la démarche au gouvernement anglais, pour obtenir les restes de l'empereur, ainsi que vous le pensez vous-même, puisque vous offrez de contribuer à la dépense. Si on nous les donne, nous verrons où il faudra les placer. Ma santé est passable, en comparaison de ce que j'ai souffert et de ce que je souffre. Voyez, vous-même, si l'humidité de la Ruffina ne pourrait pas empirer la vôtre ; et surtout pensez bien au danger qu'il y a de vous trouver, la nuit, sans défense, aux prises avec les assassins. Je ne puis me défendre de vous donner ces conseils. Vostra affma Madre. Cette lettre fait allusion aux brigands toujours à l'affût dans le pays de la Romagne. Madame Mère au comte Bertrand. Rome, ce 15 août 1821. Monsieur le comte, Vous trouverez ci-jointe, une requête pour le ministère britannique. D'après l'entière confiance que j'ai en vous, je me décide à attendre votre opinion, avant de présenter cette requête. La seule objection qui puisse vous empêcher de la présenter à milord Castlereagh, serait la certitude que la volonté positive de mon fils a été d'être inhumé à Sainte-Hélène ; personne, mieux que vous, ne peut savoir la vérité, Ainsi, monsieur le comte, si telle a été la volonté dernière de l'empereur, écrivez-le-moi et suspendez, jusqu'à ma réponse, la présentation de ma requête. Dans le cas, au contraire, où l'empereur n'eût pas exprimé la volonté absolue d'être inhumé à Sainte-Hélène, ou bien dans le cas où il n'ait exprimé cette volonté que pour empêcher ses restes d'être profanés à Westminster, mon désir est que vous ne perdiez pas un moment, pour présenter ma requête à lord Castlereagh, après en avoir gardé une copie. Si le gouvernement britannique consent à ma demande, j'expédierai de suite, à Londres, quelqu'un de sûr chargé de ma procuration, pour recevoir et m'amener ces restes, précieux objets de mon éternelle douleur. Si le gouvernement britannique repousse ma demande, je porterai mes plaintes au Parlement britannique contre une barbarie aussi atroce ; et, en attendant, je vous prie, aussitôt après le refus du ministère, de faire imprimer dans tous les journaux anglais la copie de ma requête, avec le refus des ministres et l'annonce que je vais réclamer auprès du Parlement, et appeler de leur refus à l'opinion de la nation anglaise et à celle de tous les peuples et de la postérité. Recevez, etc. MADAME. Requête de Madame Mère à S. Exc. lord Castlereagh, marquis de Londonderry, ministre des affaires étrangères de la Grande-Bretagne : Rome, le 15 août 1821. Milord, La mère de l'empereur Napoléon vient réclamer de ses ennemis les cendres de son fils. Elle vous prie de vouloir bien présenter sa réclamation au cabinet de Sa Majesté Britannique et à Sa Majesté elle-même. Précipitée du faîte des grandeurs humaines au dernier degré de l'infortune, je ne chercherai pas à attendrir le ministère britannique par la peinture des souffrances de sa grande victime. Qui mieux que le gouverneur de Sainte-Hélène et les ministres dont il a exécuté les ordres, ont été à même de connaître toutes les souffrances de l'empereur ! Il ne reste donc rien à dire à une mère sur la vie et la mort de son fils ! L'histoire inflexible s'est assise sur son cercueil, et les vivants et les morts, les peuples et les rois sont également soumis à son inévitable jugement. Même dans les temps les plus reculés, chez les nations les plus barbares, la haine ne s'étendait pas au delà du tombeau : La Sainte-Alliance, de nos jours, pourrait-elle offrir au monde un spectacle nouveau dans son inflexibilité ? Et le gouvernement anglais voudrait-il continuer à étendre son bras de fer sur les cendres de son ennemi immolé ? Je demande les restes de mon fils ; personne n'y a plus de droit qu'une mère. Sous quel prétexte pourrait-on retenir ses restes immortels ? La raison d'État et tout ce qu'on appelle- politique n'ont point de prise sur des restes inanimés. D'ailleurs, quel serait, en les retenant, le but du gouvernement anglais ? Si c'était pour outrager les cendres du héros, un tel dessein ferait frémir d'horreur quiconque conserve encore dans son âme quelque chose d'humain. Si c'était pour expier, par des hommages tardifs, le supplice du rocher dont la mémoire durera autant que l'Angleterre, je m'élève, de toutes mes forces, avec toute ma famille, contre une semblable profanation. De tels hommages seraient à mes yeux le comble de l'outrage. Mon fils n'a plus besoin d'honneurs ; son nom suffit à sa gloire ; mais j'ai besoin d'embrasser inanimés ses restes. C'est loin des clameurs et du bruit que mes mains lui ont préparé, dans une humble chapelle, une tombe ! Au nom de la justice et de l'humanité, je vous conjure de ne pas repousser ma prière. Pour obtenir les restes de mon fils, je puis supplier le ministère, je puis supplier Sa Majesté Britannique ; j'ai donné Napoléon à la France et au monde : Au nom de Dieu, au nom de toutes les mères, je viens vous supplier, milord, qu'on ne me refuse pas les restes de mon fils ! Recevez, milord, les assurances de ma considération. MADAME MÈRE. Cette requête n'est-elle pas une page d'éloquence maternelle ? Madame Mère à madame la comtesse de Montholon à Paris. Rome, 16 août 1821. J'ai reçu, madame, depuis huit jours seulement, votre lettre du 8 juillet, avec le paragraphe de M. le comte votre époux. Je vous laisse à penser l'état dans lequel m'a jetée l'horrible coup qui m'a frappée et si j'étais susceptible de quelque consolation, vos larmes seraient capables de m'en apporter. Veuillez bien en recevoir mes remerciements. Si au moins le gouvernement britannique voulait m'accorder les restes de mon fils, le reste de mes jours consacrés au deuil et aux pleurs auraient un soutien qui les prolongerait ; mais je crois qu'on aura la barbarie de me les refuser. Presque toute absorbée dans la douleur, je n'ai pas eu encore le courage de me faire lire les circonstances des derniers moments de mon fils, tels que les gazettes les racontent. Vous me rendrez un grand service de prier M. de Montholon, à son arrivée, de m'en écrire les détails. A l'heure qu'il est, il devrait être à Paris. Ayant connu par une note du général Bertrand qui me fut remise par l'abbé Buonavita, que je devais vous faire remettre 24.000 francs, et ne connaissant pas le lieu de votre demeure, j'écrivis à M. le comte de Las Cases, dès le 14 juillet, de vous les faire passer sur l'argent que j'avais mis à sa disposition, au cas qu'il en eût besoin pour Sainte-Hélène. Veuillez donc, madame, vous entendre avec lui pour retirer cette somme. Recevez, madame, l'assurance de ma reconnaissance pour tout ce que vous avez fait pour mon fils et soyez convaincue que je vous porterai dans mon cœur éternellement. MADAME MÈRE. Cette lettre a été révisée par le cardinal, qui semble avoir écrit la suivante : Madame Mère à la reine Julie, à Bruxelles. Rome, 16 août 1821. Ma très chère fille, Le cardinal vous a écrit à Bruxelles ; nous ne connaissions pas votre départ pour les eaux d'Ems. Il a dû vous donner des nouvelles de mon état, et malgré la douleur, dont vous pouvez vous imaginer l'intensité, la divine Providence conserve ma santé ; mais, malgré mon caractère, je ne puis pas me tirer de l'état de tristesse qui semble devoir abreuver ma vie. J'ai vu Lucien : il a répété ses instances pour que lui ou sa femme accompagne Charles à Bruxelles ; mais le meilleur parti serait de vous rendre vous-même ici, dès que Charlotte sera rétablie, car je ne doute pas qu'elle ne le soit à présent, et que Zénaïde n'ait fini sa convalescence. — Oui, ma chère fille, tâchez de réparer votre santé. Oh ! si vous aviez été ici, que notre douleur aurait été plus supportable ! et je prie Dieu de vous en inspirer le désir et de vous aplanir les moyens pour exécuter ce projet. Embrassez pour moi mes chères Zénaïde et Charlotte, et écrivez-moi le plus tôt possible. Le commencement de la lettre suivante est du cardinal et ce qui suit est de Madame : Madame Mère au roi Jérôme. Rome, 16 août 1821. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je demande les restes de l'empereur au gouvernement anglais, si toutefois sa volonté dernière et bien prononcée n'a pas été qu'ils restent à Sainte-Hélène. Le comte Bertrand le saura. J'écris à Catherine que je n'approuve pas l'idée que vous avez de vous rendre en Amérique ; tout au moins vous ne partirez pas sans me voir ; mais je préférerais toujours que vous puissiez obtenir de venir vous réunir à nous à Rome : nous tâcherions alors de passer nos jours le moins malheureusement possible. Adieu, je vous embrasse cordialement. Madame Mère à la reine Catherine. Rome, 16 août 1821. Ma chère fille, mon frère a dû écrire plus d'une fois à Jérôme sur le triste état où je me trouve. Je sais et suis convaincue de votre affliction, et je ne vous exprimerai pas les sentiments qui abreuvent mon âme d'amertume. Que votre présence m'aurait apporté de soulagement ! Lucien m'a parlé de votre projet sur l'Amérique. Je ne l'approuve pas et je préférerais que vous tâchiez d'obtenir de pouvoir vous rendre à Rome. Mon frère n'a reçu que deux mots du comte Bertrand, du 6 mai, de Sainte-Hélène. Il promet de m'écrire, dès qu'il sera en Europe et je vous en ferai part. Embrassez pour moi vos enfants et donnez-moi souvent de vos nouvelles. La lettre suivante, écrite par le cardinal, se réduit à quelques mots : Madame Mère à la reine Caroline. Rome, 16 août 1821. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Si vous ne demandez que de mes nouvelles, pour soulager l'affliction de votre cœur, je vous dirai qu'après une douleur inexprimable, tout ce qu'on a pu suggérer pour l'atténuer, ne m'a pas permis de verser une larme. Il ne reste plus d'un tel fils à Sainte-Hélène qu'un corps inanimé ! Hélas ! que vous dirai-je ? Laissez-moi seule prolonger mes jours dans l'affliction ; conservez-vous pour vos enfants et mettez un terme à vos chagrins. MADAME. Madame au prince Achille Murat[29]. 16 août 1821. Mon très cher Achille, l'expression de votre douleur a porté à la mienne quelque consolation. Mon état ne me permet pas de vous en dire davantage et je vous embrasse cordialement. MADAME. Madame Mère à Madame Letizia (fille de la reine Caroline). Ma très chère Letizia, ... Pourquoi n'étiez-vous pas auprès de moi ? Vos larmes auraient attendri mon cœur et j'aurais éprouvé quelque adoucissement au coup terrible qui nous a frappés. Je vous embrasse. (Inclus
dans la lettre de la reine.) Madame, à la même date et sous la même enveloppe, adresse à Madame Louise, le billet suivant : Ma chère Louise, je connais votre bon cœur et je ne veux vous rien dire du mien. Je vous embrasse bien tendrement. Madame au prince Lucien, fils de Murat (même enveloppe). Mon cher Lucien, j'ai reçu votre lettre de condoléance et la douleur que vous m'exprimez, dans cette circonstance, n'a rien ajouté à l'idée que j'avais de votre bon caractère. Je vous embrasse. Ces divers billets à chacun des enfants de la reine suffisaient de la part de leur bonne maman. Le cardinal, adresse quelques mots, de la part de Madame, au prince Félix Borghèse, pour lui exprimer ses regrets de n'avoir pas eu, dans cette douloureuse circonstance, auprès d'elle, tous les membres de sa famille. Suit, du 15 au 20 août, une série de lettres adressées par Madame elle-même, ou dictées par elle, ou écrites en son nom, à quelques-uns de ses autres petits-enfants. Elle n'en oublie aucun. Le cardinal Fesch à la reine Caroline. Rome, 25 août 1821. J'ai reçu, il y a huit jours, votre lettre du 2 courant et je ne vous répondis pas, poste courante, pour vous donner des nouvelles de Madame, puisqu'elle venait de vous écrire. Elle est déjà à sa quatrième sortie de chez elle et il ne m'a pas peu coûté pour l'y conduire, malgré qu'elle n'ait eu aucun symptôme qui eût pu faire craindre pour sa santé. Les symptômes qu'elle éprouve et le climat de Rome encore plus, exigent qu'elle se promène tous les jours. Elle n'a pas voulu aller en Toscane, avec Louis qui était venu pour la chercher, ainsi que Lucien qui était venu pour la conduire à Bagnara, près de Viterbe. Elle s'est même refusée, depuis quelques années, à aller passer la saison à Albano et à y faire quelques voyages pour se secouer ; elle persiste à ne pas bouger de Rome. Malgré tout, je ne suis pas mécontent de son état. Vos lettres et celles de chacun de vos enfants ont apporté de la consolation à Madame. Veuillez bien ne la pas oublier. Nous désirons savoir si on a annoncé au petit Napoléon la mort de son père, et quel effet a produit sur lui cette nouvelle. Probablement il vous sera facile de le connaître. Embrassez pour moi vos enfants et soyez convaincue de tout mon attachement. Madame la vicomtesse de Fontanges, ancienne dame d'honneur de Madame Mère, lui ayant écrit, à l'occasion de la mort de l'empereur, reçut du cardinal Fesch, au nom de Madame, une réponse édifiante publiée dans un livre de M. de Beauterne[30]. Il suffit d'en reproduire un seul passage : ... La soumission à la volonté de Dieu a été pour moi, dans ce qui nous arrive, toute ma force, dans un moment où il fallait réprimer tous les sentiments du cœur, pour annoncer à une mère un semblable coup et pour continuer, pendant un mois entier, à la soutenir et à adoucir un caractère fortement concentré dans la douleur la plus sentie, sans qu'elle ait pu répandre une larme, et parvenir, avec la grâce de Dieu, à la préserver de tous les symptômes qui auraient pu faire craindre pour sa santé. Votre lettre lui a apporté quelque consolation et elle m'a chargé de vous en remercier, son état ne lui permettant pas de répondre à personne. Cardinal FESCH. Madame Mère à sa petite-fille Napoléone Bacciochi, fille d'Élisa[31]. Le 1er septembre 1821. (Extrait
d'une lettre écrite par le cardinal.) Ma très chère Napoléone, Je viens de recevoir vos félicitations, à l'occasion du jour de mon nom. Quel jour et quels souvenirs ne présente-t-il pas à la mémoire ?... Embrassez pour moi votre papa, ainsi que votre frère et soyez convaincue de toute la tendresse avec laquelle je suis Tua buona Madre. La bonne maman a signé de sa main tremblante ces trois mots : Tua buona Madre. Quelques mois après la mort de Napoléon, dans le courant de septembre, les membres de la famille, réunis à Rome, furent convoqués chez leur vénérable aïeule. Vêtue, comme tous, d'habits de deuil, et gravement assise, sur son fauteuil, au milieu du salon, Madame fit signe aux enfants d'ouvrir la porte d'une chambre voisine et d'y entrer en silence, pour voir ce qui s'y trouvait. Ils y entrèrent et en ressortirent sans bruit, avec une expression de tristesse et, quelques-uns les larmes aux yeux, pour prendre place auprès de leurs parents. Un colonel de l'ancienne armée d'Italie, présent à cette scène muette, avec son élève, l'un des jeunes princes Bonaparte, témoigna un air de curiosité, dont Madame s'aperçut. Elle se leva, prit le colonel par la main et lui ouvrit la porte de la chambre d'où sortaient les enfants. Le nouveau visiteur se trouva en face d'un buste du roi de Rome, rapporté de Sainte-Hélène et légué par l'empereur à sa mère, qui l'avait fait placer dans l'obscurité, en l'éclairant, de chaque côté, par des flambeaux. Madame, après un instant et sans proférer une parole, referma la porte et ramena le colonel ému jusqu'aux larmes. Le 6 octobre 1821, le général Bertrand, arrivé de Sainte-Hélène à Londres, écrivit à l'ex-roi Joseph, en Amérique, pour lui donner quelques détails sur l'empereur, d'après sa conversation avec lui, le 22 avril 1821, c'est-à-dire peu de jours avant sa mort[32]. Un extrait de cet entretien de l'empereur avec son fidèle compagnon d'exil, devait être transmis à Madame sur l'opportunité du mariage de ses petites-filles avec les héritiers des grandes familles de Rome. Vers la fin de cette année funèbre pour la famille de Napoléon, apparut aux yeux de ses principaux membres, le jeune Jérôme Paterson, âgé de seize ans, voyageant en Europe. Il avait habité l'Amérique, où il fut accueilli avec une bonté paternelle par le comte de Survilliers (l'ex-roi Joseph), et il s'était lié de parenté avec ses deux charmantes filles, Zénaïde et Charlotte. Il retrouva en Belgique la reine Julie, mère de ces princesses, en Italie, l'ex-roi Louis, comte de Saint-Leu, la princesse Pauline Borghèse et à Rome enfin la famille de Lucien et ses enfants, puis ie cardinal Fesch et Madame Mère, redevenue, comme au commencement de son veuvage et durant son séjour en Corse, le véritable chef de la famille. Le jeune fils du premier mariage de Jérôme, annonçant beaucoup d'intelligence, fut accueilli par tous les siens avec une cordiale sympathie, et Madame elle-même, signataire de la protestation du 22 février contre ce mariage, fit à son petit-fils l'accueil le plus bienveillant, le plus maternel. Madame n'avait pas besoin, pour cela, de renier la sévérité de l'empereur et la sienne propre ; elle n'avait besoin que de s'inspirer des sentiments généreux de son cœur et de faire fléchir la raison d'État d'une époque de gloire et de puissance souveraine, devant le chagrin d'une famille accablée par le malheur. Un tel acte honorait, une fois de plus, Madame Mère[33]. Vers la fin de l'année 1821 se place un fait digne de mention. Il s'agit d'un brave officier polonais, du nom de Piontowski, animé pour l'empereur d'un sentiment d'admiration fanatique. Il avait suivi Napoléon à l'île d'Elbe, était parvenu, après la seconde abdication, à le rejoindre à Sainte-Hélène, et malgré tous les obstacles et tous les dangers, il avait donné à l'illustre exilé des preuves du dévouement le plus absolu, le plus désintéressé. Napoléon n'avait pas voulu que ce brave officier, sans fortune, restât gratuitement à son service et, après l'avoir élevé en grade, il lui avait donné une pension, dont les arrérages, après sa mort, restaient à payer. On conseilla justement à cet officier de voir Madame Mère, qui accueillit avec bouté sa légitime demande de secours, et vint en aide au fidèle serviteur du martyr de Sainte-Hélène[34]. La femme destinée, pendant sa longue existence, à supporter avec l'égalité de son grand caractère, toutes les surprises du bonheur et toutes les catastrophes de l'adversité, devait, à titre de mère, exercer le plus d'influence sur celui de ses fils qui s'est immortalisé dans l'histoire. Napoléon a bien reconnu, trop tard peut-être, et proclamé du moins, dans les derniers temps de sa vie d'exil, la part que sa mère avait prise à la prévision et à l'accomplissement de quelques-uns des actes importants de son existence Et si plus d'un trait de ressemblance physique existait entre la mère et le fils, combien n'y avait-il pas d'analogie de sentiment et de caractère entre elle et lui ? Les écrivains les plus hostiles à la légende napoléonienne n'ont pu contester l'influence de la matrone illustre sur son digne fils. Leur propre témoignage en fait foi. Michelet, par exemple, a dit de Napoléon[35] : Il fut tout de sa mère, qui l'éleva et semble avoir incarné en lui tous ses songes. L'historien ajoute, en traçant l'image du fils qu'il compare à sa mère : Madame Letizia, dans ses portraits italiens, est une beauté grandiose. Elle est d'un tragique mystérieux, indéfinissable. On n'en peut détacher les yeux. Or, parmi les portraits italiens, qui la représentent ainsi, le plus remarquable a été habilement photographié[36], d'après un superbe camée de Morelli, ayant appartenu à Lucien Bonaparte qui le considérait comme le portrait le plus ressemblant de Madame. La tête est encadrée de profil, dans un médaillon ovale ; les cheveux frisés sont soutenus sur le front par un diadème. Un voile de mousseline le couvre légèrement, en arrière de l'oreille et descend avec grâce sur le cou, en traçant la forme de l'ensemble. Il suffit de regarder le côté seul du visage à découvert, pour y retrouver le type accentué du profil napoléonien. |
[1] Mémoires d'Antommarchi, 1825, t. Ier.
[2] Extrait d'une lettre de M. Faye, 6 août 1887. V. l'Appendice.
[3] Mémoires d'Antommarchi, t. Ier, p. 453.
[4] La Captivité, suite de la correspondance de Napoléon Ier, t. XXXII.
[5] Registre de correspondance du cardinal Fesch.
[6] Mémoires d'Antommarchi, 1825, t. II, p. 39.
[7] Napoléon à Sainte-Hélène. Paris, 1829.
[8] Registre de correspondance du cardinal.
[9] Testament de Napoléon. Suite de la Correspondance, t. XXXII, p. 581.
[10] Suite de la Correspondance de Napoléon Ier.
[11] Mémoires du roi Joseph, 1854, t. X, p. 262 et suivantes.
[12] Mémoires d'Antommarchi, t. II, p. 132.
[13] Feuilleton du journal le Capitole, 14 décembre 1839.
[14] Mémoires du docteur Antommarchi, t. II, p. 160.
[15] Campagnes d'Égypte et de Syrie, 2 vol. av. atlas. 1847, t. Ier, p. 46.
[16] Registre de correspondance du cardinal.
[17] Registre de correspondance du cardinal.
[18] Napoléon à Sainte-Hélène, etc., par Héreau, 1829, p. 210.
[19] Copie de la neuvième et dernière lettre transmise de la part de S. M. l'impératrice Eugénie. V. l'Appendice.
[20] Registre de correspondance du cardinal.
[21] Lettre expédiée avec les pièces ci-après (n° 1, 2, 3, 4, 5 et 6).
[22] Registre de correspondance du cardinal.
[23] Lettres de Madame extraites du registre du cardinal.
[24] Registre de correspondance.
[25] Fils du roi de Wurtemberg.
[26] Souvenirs dictés par Madame Mère, à Rome. — V. l'Appendice.
[27] Mémoires du docteur Antommarchi, t. II, p. 230.
[28] Registre de correspondance, avec les lettres suivantes.
[29] Billet inclus dans la lettre de la reine.
[30] Conversations religieuses sur Napoléon, 1841.
[31] Catalogue et vente par Eugène Charavay du 3 mai 1886.
[32] Mémoires du roi Joseph, 1854, t. X, p. 263.
[33] Mémoires du Roi Jérôme, 1861, t. Ier, p. 188 et suivantes.
[34] Extrait du Nécrologe du XIXe siècle, 1851.
[35] Michelet, Histoire du XIXe siècle. Origine des Bonaparte, p. 351.
[36] V. l'Appendice. Le comte Primoli, petit-fils du roi-Joseph.