MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1815.

 

 

Le salon de Madame Mère à l'île d'Elbe. — Fête et invitation au colonel Campbell. — Projet de Napoléon pour son départ et confidence à sa mère. — Elle lui offre tout ce qui lui reste. — Adieux de Napoléon à l'île d'Elbe. — Lettre de Madame à Lucien. — Débarquement de Napoléon au golfe Jouan. — Madame quitte l'île d'Elbe. — Elle est reçue à Naples par sa fille la reine Caroline. — Retour de Madame en France. — Visite à la Malmaison. — Fin des Cent jours, par une nouvelle coalition. — Désastre de Waterloo. — Prévision fatale de Madame. — Les adieux à la Malmaison. — Séparation de la mère et du fils. — Elle souhaite en vain de l'accompagner dans son dernier exil et tombe malade à Paris. — Elle part pour l'Italie. — Halte à Sienne. — Le pape offre à Madame de se fixer à Rome. — Gratitude exprimée au cardinal Consalvi. — Arrivée le 15 août. — Résidence de Madame à Rome. — Triste fin du roi de Naples jugé par Napoléon. — Lettre de Madame à son fils aîné, en Amérique, où l'exilé espérait se rendre.

 

Durant l'hiver de 1814-1815, Madame Mère ouvrit son salon de Porto-Ferrajo à la société bourgeoise et au monde militaire de l'île d'Elbe. Elle s'y montra aussi souvent présente qu'elle l'était rarement aux fêtes de la cour des Tuileries. Aidée de sa charmante fille la princesse Pauline, elle présidait les soirées offertes par Napoléon aux dames de l'île appelées par lui les jolies Elboïses. Sa mère si sérieuse d'habitude savait, dans ces réunions-là, montrer une grâce parfaite pour tous les invités.

On établit à Porto-Ferrajo, un petit théâtre qui devint, plus tard, le théâtre municipal et on y donna des représentations auxquelles assistèrent l'empereur, Madame Mère et la princesse Pauline. Leurs trois fauteuils ont été conservés longtemps à la première loge de face, dite loge impériale[1].

Voulant distraire, davantage, ses fidèles compagnons d'exil, Napoléon leur annonça une fête pour la fin de février, vers l'époque du carnaval. Madame, désireuse de complaire à son fils ; lui avait promis d'assister à cette fête. Pauline se préoccupait d'avance du choix de sa toilette, lorsqu'elle reçut la visite inattendue de Sir Neil Campbell, commandant la croisière anglaise d'observation devant Porto-Ferrajo. Elle s'empressa de l'inviter, sans cérémonie, au prochain bal, mais lui s'excusa de ne pouvoir y venir, par l'obligation de s'absenter de l'île d'Elbe. L'invitation précipitée était, de la part de Pauline, une étourderie regrettable. Dès que l'empereur en fut informé, il ne put maîtriser son dépit, en reprochant à sa sœur de ne pas comprendre la dignité des convenances françaises. Il se calma, toutefois, lorsque Madame, ne regrettant pas moins l'inconséquence de sa fille, intercéda pour elle auprès de Napoléon, déclarant ne vouloir point paraître à ce bal et il pria sa mère d'en faire les honneurs.

Lui se préoccupait d'une question plus sérieuse, en songeant aux moyens d'accomplir l'entreprise hardie de quitter l'île d'Elbe et de rentrer en France, Il n'en avait encore parlé à personne. Les bruits parvenus à sa connaissance d'une machination du gouvernement britannique contre sa sécurité personnelle inquiétaient Madame Mère et lui faisaient redouter des actes de violence. On parlait déjà de la translation de l'exilé dans une île lointaine et déserte. On prétextait, de sa part, des accès d'aberration mentale et de pareil propos le condamnaient d'avance, en jetant l'alarme parmi les siens, et en atteignant le cœur maternel.

Napoléon était, en réalité, coupable envers les puissances étrangères, d'avoir fait d'héroïques efforts, pour combattre leur invasion en France et préserver sa capitale d'un envahissement. Ces bruits hostiles frappaient vivement Madame, sans ébranler son courage, sans détruire ses espérances. Elle comprenait mieux l'impatience des soldats de la garde impériale, las de leur inaction et souhaitant le retour à Paris.

Dans l'un de ses futurs entretiens avec le docteur O'Meara[2], lui demandant, s'il pensait que les alliés eussent le projet de l'exiler à Sainte-Hélène, Napoléon répondit à son digne médecin, qu'on en parlait à l'île d'Elbe, quoique le colonel Campbell l'eût nié. Et il ajoutait : ... Ma mère et mes frères devaient recevoir des pensions qu'on leur refusa. La fortune privée de ma famille devait être respectée comme inviolable, on la confisqua. N'insistons pas sur ces plaintes trop légitimes.

La gravité d'une telle situation fût devenue très pénible pour Madame, si elle n'eût pas reçu de lettres de ses autres enfants, à l'occasion de la nouvelle année. Une missive du cardinal à sa sœur[3], en date de Rome 15 janvier, lui transmet celles de bonne année, de la part de Julie et de ses enfants, pour elle, pour l'empereur et pour Pauline. La lettre d'envoi parle d'un projet de mariage pour Lolotte, la fille aînée de Lucien, qui, à cette occasion, voudrait vendre sa maison de campagne et ses tableaux. Le cardinal se plaint aussi à Madame de toutes les tribulations dont il a souffert en France. Il recevait à Rome, peu de jours après, une lettre de M. Rothery, secrétaire de Madame, lui donnant de bonnes nouvelles de Porto-Ferrajo, sans aucune désignation.

On a dit que, dans les jours difficiles, Madame en personne, ou Pauline, à sa place, faisait le voyage de Rome, pour les apprêts de l'entreprise. Rien ne justifie ces allégations vagues, rien ne prouve, notoirement, la moindre participation de Madame aux desseins de Napoléon. La suite le démontre par des témoignages irrécusables.

Madame donnait à son fils tout l'argent dont elle pouvait disposer, jusqu'à une valeur totale évaluée à 500.000 piastres, pour participer aux dépenses de nécessité, aux travaux de construction, à l'entretien et à la solde de la troupe, aux fournitures de toute espèce et aux achats imprévus. Madame n'oubliait pas non plus ses habitudes de bienfaisance et ses préoccupations de charité pour les malheureux de l'île d'Elbe et pour ceux des côtes de Corse, de France et même d'Italie. L'affluence des gens pauvres, ou non, devint assez considérable et parfois, assez suspecte, pour exiger des mesures de surveillance à l'égard de Madame, devenue prodigue de ses économies. Tel était l'usage que savait en faire cette femme de bien, si injustement taxée d'avarice, par ceux mêmes qu'elle avait le plus obligés. Elle supposa le désir de Napoléon, de se soustraire à une captivité plus rigoureuse que celle de l'île d'Elbe ; et pour l'y aider, puisque lui, en personne, se trouvait le plus malheureux de ses enfants, elle mit à son service tout ce qui lui restait. Mais, jusque-là, elle ne savait rien de la résolution prise par son fils, qui ne pouvait différer de la lui faire connaître. La mère qui avait redouté la mort de Napoléon, sur un champ de bataille, devait la redouter davantage sur la terre d'exil. Mais son destin n'en était pas encore là.

Madame rappelle, dans ses Souvenirs[4] comment, à Porto-Ferrajo, un soir des premiers jours de février, l'empereur lui paraissant plus gai que de coutume, l'avait invitée avec Pauline, à faire une partie d'écarté. Il s'était retiré ensuite dans son cabinet, puis avait été dans le jardin, se promener seul, à pas précipités. Il était guidé par un magnifique clair de lune, lorsqu'il s'arrêta, tout à coup et appuyant sa tête contre un figuier : Et pourtant, s'écria-t-il, il faudra bien que je le dise à ma mère ! Madame se trouvait, à deux pas de lui, inquiète de cette exclamation de son fils, dont elle vient d'entendre les paroles. Elle se rapproche de son fils et lui exprime sa surprise de le voir plus préoccupé que d'habitude. Napoléon hésite et répond à sa mère : Oui il faut que je vous le dise ; mais je vous défends de parler à qui que ce soit, de ce que je vais vous confier, pas même à Pauline. Je vous préviens que je pars, cette nuit. — Pour aller où ?A Paris, mais, avant tout, je vous demande votre avis ?Laissez-moi oublier, répond-elle, que je suis votre mère !... Le ciel ne permettra pas que vous mouriez par le poison, ni dans un repos indigne de vous, mais l'épée à la main. Et maintenant, partez, mon fils, et suivez votre destinée.

Telle est la reproduction de cet incident décisif entre Napoléon et sa mère, au moment de son départ de l'île d'Elbe. Sir Neil Campbell[5], absent de l'île dans cette journée critique, raconte la confidence de Napoléon à sa mère et dit, sans indiquer comment il en avait été informé :

... Cette énergique femme éprouva un saisissement, en écoutant cette confidence et recula d'effroi, car elle comprenait que son fils, malgré sa gloire, pourrait bien expirer sur les côtes de France, comme un malfaiteur vulgaire. Laissez-moi, lui répondit-elle, être mère, un moment, et je vous dirai ensuite mon sentiment. Elle se recueillit, garda quelque temps le silence, puis d'un ton ferme et inspiré : Partez, mon fils, lui dit-elle, partez et suivez votre destinée. Vous échouerez peut-être et votre mort suivra de près votre tentative manquée ; mais vous ne pouvez demeurer ici, je le vois avec douleur. Du reste, espérons que Dieu, qui vous a protégé, au milieu de tant de batailles, vous protégera encore une fois. Ces paroles dites, elle embrassa son fils avec une violente émotion. Tel est le récit de Napoléon lui-même, dans des mémoires manuscrits confiés à M. Thiers, pour son Histoire du Consulat et de l'Empire.

Un billet de l'empereur au général Bertrand semble écrit à dessein pour déjouer son projet de départ ; il fait suite à la correspondance :

Porto-Ferrajo, 19 février.

Monsieur le comte Bertrand,

Mon intention étant d'aller, vers le mois de juin, ou au commencement de juillet, à Mariana, il est nécessaire de commencer les travaux, vers le mois d'avril et de faire reconnaître les maisons qui pourraient être occupées par Madame, par la princesse, par la comtesse Bertrand et par le gouverneur.

(Suivent quelques détails sur les travaux réservés, etc.)

L'empereur, avant son départ, appela auprès de lui le chambellan, qu'il savait tout dévoué à sa mère. Colonna, lui dit-il, je pars pour la France et je tente encore une fois fortune. Je vous prie avec instance de suivre partout Son Altesse, en quelque endroit qu'elle se retire. Je compte sur vous et, dans cette confiance, je suis tranquille.

Madame ayant donné ses valeurs importantes à son fils et pour son service, ne possédait plus que des valeurs moindres ou accessoires, sauf quelques objets précieux, mais peu de bijoux, des souvenirs de famille, bustes ou portraits. Parmi les objets gardés intacts par les propres soins de Madame Mère se trouvaient deux riches guidons de la garde d'honneur, dont le souvenir est rappelé dans l'Appendice de cet ouvrage[6].

Le dimanche, 26 février[7], jour fixé par Napoléon pour quitter l'île d'Elbe, il donne l'ordre, à midi, de battre la générale, et à deux heures, le rappel. Il s'avance en tête de ses grenadiers de la garde, rangés en bataille et leur annonce, pour le soir même, l'embarquement vers la France. Des cris de joie et des acclamations de Vive l'empereur ! accueillent ces paroles ; les soldats rompent les rangs, se jettent dans les bras les uns des autres, ou aux genoux de Napoléon, comme s'ils adoraient en lui, un sauveur ou un dieu, tandis que deux femmes émues jusqu'aux larmes de ce spectacle inattendu, le contemplent d'une fenêtre. C'était la mère, c'était la sœur de celui auquel s'adressait l'ovation enthousiaste. Elles reçurent les adieux des généraux et des officiers, compagnons de l'empereur, l'une, avec résignation à de nouveaux malheurs, l'autre, hélas ! avec confiance dans des jours plus prospères !

Napoléon, s'adressant alors aux habitants de l'île qui donnaient une poignée de main fraternelle à ses grenadiers : Adieu, mes amis, leur dit-il, adieu, bons Elbois, je vous confie ma mère et ma sœur, adieu. En laissant à l'île d'Elbe, après lui, des existences aussi chères à son cœur, il n'avait pas voulu les exposer aux hasards et aux dangers de son entreprise. Il passa auprès d'elles le commencement de la soirée, s'y montra de joyeuse humeur, puis il les embrassa tendrement et leur dit simplement : Au revoir.

Cette soirée des adieux à l'île d'Elbe était aussi la soirée du bal. Napoléon y parut très gai avec les invités de Madame Mère et de la princesse Pauline, sans leur avoir dit l'heure de son embarquement. Le colonel Campbell, ne sachant rien, ou paraissant ne rien savoir, ce qui est plus probable, restait éloigné.

Au moment du départ, dit Napoléon, dans ses Mémoires[8], toute la ville, par un mouvement spontané, s'illumina et il n'est aucune espèce de vœux et de témoignages auxquels ne se livrassent les habitants. Les églises furent pleines, une grande partie de la nuit. Il est facile de se peindre les angoisses que dut avoir Madame ; elle ne sut, ainsi que la princesse Pauline, qu'à neuf heures, que l'empereur s'embarquait, pour courir de si grands hasards.

A un instant plus avancé de la soirée, vers 11 heures, Napoléon était monté sur le brick l'Inconstant, commandé par le capitaine Taillade, qui, sur-le-champ, fit mettre à la voile, vers la côte de France. Cinq autres navires transportant les troupes, suivaient de près celui-là et la petite escadre, par un bonheur providentiel, qu'invoquait Madame Mère, échappa aux croisières française et anglaise.

L'île de Corse avertie, en cas de besoin, eût été bientôt sous les armes, avec le drapeau tricolore si vite arboré dans la plupart des communes. Vers minuit, la flottille perdit de vue le phare de Porto-Ferrajo et débarqua, près de Cannes, au golfe Jouan. C'était le sol de la France !

Par une précédente lettre, datée de Porto-Ferrajo, le 26 février[9], Napoléon annonçait au général Lapi son départ de l'île d'Elbe, lui exprimant sa satisfaction de la conduite des habitants et il ajoutait : Je ne puis leur donner une plus grande preuve de confiance que celle de laisser, après le départ des troupes, ma mère et ma sœur à leur garde...

Le même jour Madame, sous l'adresse de Monsieur Lucien, à Rome, lui fait parvenir la lettre suivante[10] :

Porto-Ferrajo, 26 février 1815.

Mon cher fils, Je pars dans trois jours, si le temps est favorable. L'empereur est parti avec toute sa troupe, mais j'ignore pour quel endroit. J'espère vous voir à Civita-Vecchia, ainsi que Louis.

Cela est essentiel, vous me direz s'il y a quelque inconvénient à mon arrivée à Rome ; autrement, je m'acheminerais plus loin. Je vais de préférence à Rome, par l'extrême désir que j'éprouve, depuis si longtemps, de me réunir à vous, ainsi qu'à Louis et à mon frère.

Je vous préviens qu'arrivée à Civita-Vecchia, je n'ai point de voiture et nous sommes quatre, y compris mes deux dames.

Je vous embrasse tendrement, ainsi que toute la famille.

Vostra affettma madre.

Il faut que je sache où débarquer à Civita-Vecchia.

Le 27, à la pointe du jour, Madame, déjà levée, était montée sur la terrasse, où beaucoup de monde observait les mouvements de la flottille.

... A midi un quart, on signala la corvette anglaise, sortant de Livourne et ayant le cap sur nous. Cette corvette, arrivée, le 26 au soir, à Livourne, y trouva le colonel Campbell, qui, revenant de Florence, s'y embarqua le 27, avec une mission pour Porto-Ferrajo. (Elle n'arriva que le 28.) Ce jour- là seulement, le colonel aurait appris le départ de l'empereur. On peut en douter.

Sir Neil Campbell prétend néanmoins qu'aucune des personnes admises dans le secret de Napoléon, n'aurait pu le trahir, car ces personnes se réduisaient à deux : sa mère d'abord et ensuite le général Drouot ; le général Bertrand n'en ayant été informé qu'après. Ceux qui avaient pu le deviner, reçurent seulement des demi-confidences ou des ordres, sans explication. N'étant pas plus en mesure de se faire remettre l'île que le gouverneur ne l'était de la défendre, le colonel Campbell fit visite à Madame Mère et à la princesse Pauline. Ces dames affectèrent, comme madame Bertrand, de n'avoir rien su et d'ignorer si l'Inconstant s'était dirigé, vers la France ou plutôt vers l'Italie[11].

Napoléon débarquait, le 1er mars, sans obstacle, sur la plage du golfe de Jouan, avec 1.100 hommes, presque tous de la vieille garde. Les autres bâtiments rentrèrent à Porto-Ferrajo, en donnant la nouvelle de l'heureux débarquement, qui combla les vœux de la mère et de la sœur.

Madame voulut rester à l'île d'Elbe, jusqu'à ce qu'elle apprît l'arrivée de l'empereur à Lyon, et d'avance, elle fit partir Pauline, pressée de se rendre à Rome. Elle écrivait, le 5 mars, de Porto-Ferrajo, à son frère le cardinal, pour lui annoncer la nouvelle et son intention de rejoindre la princesse. Elle adressait sous la même date, au prince Lucien la lettre suivante[12] :

Porto-Ferrajo, le 5 mars 1815.

Mon cher fils,

Je me fais un plaisir de vous donner des nouvelles du départ de cette ville de notre cher empereur et de son arrivée dans le golfe Jouan, près d'Antibes. — Le 24, à neuf heures du soir, l'empereur partit de Porto-Ferrajo ; le matin du 25, il aperçut, du côté du continent, une corvette anglaise ; le même jour, vers midi, il aperçut, du côté du cap Corse, une autre corvette française, et à six heures du soir, un brick français sur le cap Corse. Ce dernier alla à la rencontre de la flottille ; il parlementa avec le brick où l'empereur était embarqué. La vue de tous ces bâtiments de guerre causa de l'inquiétude à l'empereur ; mais tout était préparé pour la défense, et sa bonne étoile l'a délivré de tout danger et de toute crainte. Aussi l'empereur dit, le soir, qu'il appréciait cette journée autant que celle qui lui fit gagner la bataille d'Austerlitz.

Le matin du 28, à cinq heures, l'empereur découvrit le vaisseau de la veille du côté du nord, et, à dix heures, il le perdit de vue. Le vent était très favorable, mon cher fils, puisqu'on faisait quatre milles et demi par heure. A dix heures du matin du même jour, l'empereur fit mettre à son chapeau la cocarde tricolore et toutes les troupes firent de même, aux plus vives acclamations de Vive l'empereur ! Les bâtiments de transport étaient restés bien derrière lui et le 1er mars, à la pointe du jour, ils le rejoignirent. Cela fit le plus grand plaisir à l'empereur. Enfin, mon cher fils, la flottille jeta l'ancre dans le golfe Jouan et les troupes effectuèrent leur débarquement.

Les habitants de ces contrées reçurent l'empereur avec joie. Des courriers ont été envoyés dans tous les départements, pour leur annoncer le jour de la résurrection ; des proclamations ad hoc ont été expédiées. L'empereur compte beaucoup sur la fidélité de toutes les troupes répandues dans toute la France, puisqu'un courrier parti de Paris et envoyé au prince de Monaco, que l'empereur a rencontré sur la route d'Antibes, a annoncé que notre empereur aurait été reçu à bras ouverts par tous les soldats et le peuple français. Le 1er mars, à minuit, l'empereur s'est acheminé vers Lyon. L'empereur se porte bien et je suis au comble de ma joie.

Adieu, mon cher fils, comptez sur toute mon affection maternelle et embrassez pour moi, vos chers enfants et votre femme.

Vostra Madre.

(Écrit par Madame Mère.)

 

Le cardinal à la reine Caroline[13].

Rome, 10 mars.

L'empereur a donc débarqué au golfe Jouan. Ma sœur m'a écrit de l'île d'Elbe, le 5 mars. Elle m'expédie un bâtiment chargé du mobilier, qui, dans le temps, lui était arrivé de France. Elle me dit qu'elle allait suivre la princesse Borghèse à Viareggio, pour être près de Lucques, où elle prendrait les eaux, dans le temps convenable. Je n'ai pas encore connaissance de son arrivée dans ce port, ni de son départ de l'Elbe ; mais j'ai appris que la princesse s'était établie dans une campagne, au voisinage de Viareggio, où elle est gardée à vue. On en dit autant de la princesse Élisa.

 

Madame à son fils Lucien[14] :

Porto-Ferrajo, 16 mars 1815.

Mon très cher fils,

Hier, on m'a remis la lettre que vous m'aviez écrite, le 8 du courant. Je connais assez votre attachement, et bien sûre que lorsque je serai décidée à quitter cette ville, je m'empresserai de vous en informer. Les affaires vont bien et j'espère que j'aurai bientôt le bonheur de vous embrasser, avec tous vos fils. — Je vous prie de donner de mes nouvelles au cardinal et à Louis. Je me porte bien ; adieu. Je vous embrasse de tout mon cœur et je suis votre très affectionnée

MÈRE.

Du 1er au 20 mars, depuis le golfe Jouan jusqu'à Paris, le retour de l'empereur, à travers une partie de la France, fut acclamé par les populations, sans un seul obstacle et sans un coup de fusil. Napoléon avait laissé son épée dans le fourreau et fait attacher cette épée au ceinturon garni de l'agrafe en diamants, que sa mère lui avait donnée. C'était un talisman qui préserva l'épée glorieuse de la moindre tache du sang français, pendant la marche pacifique de l'île d'Elbe à Paris.

Vers la moitié du parcours, l'empereur fit écrire, de Lyon, par le général Drouot à Madame Mère et au cardinal de rentrer en France.

Avant de quitter l'ile d'Elbe, Napoléon avait fait dire à Murat de mettre à la disposition de sa mère et de sa sœur un navire qui pût les ramener, avec sécurité, lorsque le moment serait venu. Le roi de Naples confia ce soin à la reine, qui, vers la fin de mars envoyait à Porto-Ferrajo, un vaisseau de 74, le Joachim et la frégate la Caroline, pour conduire d'abord Madame à Naples, où sa fille avait le plus vif désir de la recevoir.

Madame, accompagnée par la comtesse Bertrand et madame Blachier, partait, à son tour, de l'île d'Elbe et ne put s'en éloigner, sans un sentiment de regret pour ce séjour passager, qui lui inspirait l'inquiétude de l'avenir le plus prochain. Elle dit adieu, du regard, à la modeste maison Vantini, sa résidence à l'île d'Elbe, et plus tard une plaque de marbre, dans le salon, y rappela le séjour de Madame Mère[15].

Lorsque le navire qui la transportait de l'île d'Elbe à Naples fut en vue de l'île de Corse, la signora Letizia se sentit fort émue d'apercevoir son cher pays natal, qu'elle espérait aborder, au retour. Elle sembla se recueillir, dans une prière silencieuse, pour donner audience à ses pensées.

Pendant ce temps, le cardinal, par une lettre du 27 mars, informait le général Drouot que la princesse Pauline, ayant quitté l'île d'Elbe, avant Madame, s'était trouvée malade à Viareggio, devant se rendre auprès de sa sœur Élisa, en résidence à Lucques.

De son côté, la reine Caroline vint à la rencontre de sa mère, avec une déférence filiale et lui fit rendre les honneurs dus à son rang, dès leur arrivée à Naples. Elle accompagna Madame dans les excursions recherchées par les touristes, en lui faisant admirer l'aspect du golfe, le musée des antiquités de Pompéi, les mines d'Herculanum et l'aspect du Vésuve. La reine offrit enfin à sa mère une fête brillante, non loin de Portici.

Plusieurs membres de la famille s'étaient donné rendez-vous, auprès de Madame, à la cour de Naples. Ce fut d'abord la princesse Pauline, arrivée de Lucques, le prince Jérôme et le cardinal qui avait écrit, le 5 avril, au prince Jérôme de venir embrasser sa mère, en prévenant la reine Caroline de faire établir une escorte sur la route, toujours à cause des brigands. La princesse Élisa, ne pouvant pas partir, écrivait de Brünn, en Moravie, à la reine Catherine, appelée par elle du nom familier de Trinette, pour lui annoncer l'arrivée de Madame.

Le 18 avril, enfin, Madame et son frère ayant reçu des nouvelles qui les rappellent en France, se décident au départ pour le lendemain, et, le 20, ils s'embarquent sur le Joachim, qui avait amené Madame à Naples. Le vent d'abord favorable, permit de sortir sans peine du golfe, de traverser les groupes d'îles environnantes et de gagner la haute mer. Mais, tout à coup, ce vent devint contraire et pendant dix-huit heures, rendit la traversée fort pénible pour Madame.

De plus, la frégate la Melpomène, expédiée de Toulon à Gaëte, par ordre de l'empereur, pour ramener sa mère, avait été capturée par les Anglais, vers l'entrée du golfe de Naples. La reine Caroline avait été mieux inspirée, en décidant Madame à quitter Naples, au milieu des dangers de la guerre et des menaces de la piraterie, pour la faire conduire à Gaëte, dont la place forte lui assurait une retraite à toute épreuve. Le cardinal en profite, pour écrire, de là, plusieurs lettres à sa sœur.

Il s'adresse d'abord, le 5 mai, à son correspondant de Rome et lui dit :

Les Anglais nous ont pris la frégate la Melpomène, en entrant dans le golfe de Naples. Elle nous apportait des dépêches et venait chercher Madame. Cette frégate s'est battue avec acharnement contre deux vaisseaux et ne s'est rendue que lorsqu'elle allait couler.

A la même date, le cardinal loue, à Rome, pour neuf années, le grand et le petit palais Falconiere, strada Julia, offrant à sa sœur un appartement séparé, afin de se trouver rapproché d'elle. Prolonger leur séjour à Gaëte eût été imprudent pour tous deux. La frégate la Dryade s'y étant réfugiée, après avoir été poursuivie par les Anglais, allait, pendant un armistice, retourner en France. Madame et son frère purent en profiter.

En attendant le départ, le cardinal écrit, de Gaëte, le 11 mai, à la reine Caroline[16] :

... Après douze heures et demie de voyage, nous sommes arrivés dans cette forteresse, en bonne et parfaite santé, sans aucun événement...

Le cardinal ne dit rien de sa sœur.

Il était temps que Madame s'éloignât de Naples, pour ne point assister à une scène d'adieux qui eût été fort affligeante pour elle. Murat, dont elle avait admiré autrefois la vaillance guerrière et le dévouement à l'empereur, Murat méconnaissait alors ses intentions formelles et compromettait sa politique française. Murat enfin avait attaqué le 3 mai, près de Tolentino, avec une troupe de volontaires indisciplinés, les soldats aguerris de l'Autriche, que Napoléon espérait avoir pour alliée, contre une nouvelle coalition. Madame, informée à Naples de cette situation, l'avait aussi bien jugée que Murat l'avait mal comprise. Il eut la honte de sa faute, sinon de sa félonie. Vaincu, poursuivi et menacé de mort, il se vit obligé de prendre un déguisement pour rentrer dans Naples, parvenir jusqu'à la reine et lui faire ses derniers adieux, à la dérobée, en s'enfuyant au loin. Il venait, à lui seul, de provoquer la guerre et une seconde invasion, fatale à la France et à l'empereur.

Madame ne pardonnait pas à Murat, qu'elle avait comparé à son mari et aimé comme un de ses fils, mais elle rendait responsable sa propre fille Caroline, dont l'ambitieuse influence exerçait plein pouvoir sur l'esprit faible de son époux.

Embarquée le 13 mai en passant sur les côtes de la Corse, pour relâcher à Bastia, Madame revit, de plus près, son cher pays, en s'y arrêtant près de quatre heures. Puis elle se remit en route et fit halte sur la côte d'un village rapproché de Livourne, où l'attendait son fils Jérôme. Elle aborda enfin, après onze jours- de navigation pénible, le rivage du golfe Jouan, et y appliqua sa pensée sur Napoléon, débarquant de l'île d'Elbe.

Le Moniteur a fait savoir l'arrivée de Madame Mère au golfe Jouan[17] et ensuite à Antibes, où elle passa la nuit du 23 mai, en y retrouvant des traces et des souvenirs de son séjour passé. Elle reçut partout un accueil digne d'elle et de son fils revenu de l'exil en triomphateur.

Parvenus, le 26 mai, à Lyon, le cardinal et sa sœur durent accueillis avec une pompe religieuse, au son des cloches de cette grande cité. Madame s'y arrêta pendant deux ou trois jours et partit le 29 pour Paris, où elle arriva dans la soirée du 1er juin. Elle fut heureuse surtout de revoir son fils sain et sauf.

Le même jour avait eu lieu la fête du Champ de Mai, pour la distribution des drapeaux, avec le serment prêté à la constitution. Le souverain, suivi de son cortège, reprenait sa place sur le trône et était accueilli par les cris enthousiastes de : Vive l'Empereur[18]. Une seule place était restée vide, celle de Madame Mère, arrivée le soir, après la fête, quoique M. Thiers et d'autres y aient signalé sa présence.

Napoléon, élevé, pour la dernière fois, au faîte du pouvoir, avait parfois attribué, sinon reproché à sa mère, une préférence active pour tel ou tel de ses fils, alors que, suivant sa maxime, elle témoignait plus de sollicitude au plus à plaindre. Ainsi avait-elle fait surtout pour Lucien, pendant longtemps ; ainsi fit-elle pour Joseph, son premier-né, lorsqu'à la chute de l'empire, il dit adieu à la France, et s'expatria en Amérique ; ainsi fit-elle encore pour Louis, croyant devoir abdiquer la couronne de Hollande, au risque d'encourir la disgrâce de l'empereur ; ainsi fit-elle même pour Jérôme, parce qu'il était son dernier-né, en restant le plus faible contre le pouvoir de son grand frère ; ainsi fit-elle enfin pour Napoléon en personne, renversé du trône impérial par la coalition des puissances étrangères, pour Napoléon abandonné ou trahi par quelques-uns de ceux qu'il avait comblés de bienfaits, pour Napoléon accablé par le malheur, éprouvant, vers le terme de sa glorieuse existence, comme dans son bas âge, les prédilections de tendresse de sa mère. Elle venait de le suivre dans son exil de quelques mois à l'île d'Elbe, et elle ne se consolerait pas de n'avoir pu le rejoindre dans sa dernière captivité.

Le 7 juin 1815, la session des Chambres commençait par un discours de S. M. l'empereur au Corps législatif, pour recevoir le serment des sénateurs et des députés, en présence du monde officiel et d'une foule considérable. Madame y assistait.

Un témoin de l'importante cérémonie l'a racontée, à peu près en ces termes[19] :

Vers quatre heures, au bruit d'une porte qui s'ouvrait, tous les regards se dirigèrent sur une tribune ornée pour Madame Mère et pour la reine Hortense, arrivant, suivies de leurs dames de compagnie.

La mère de l'empereur a dû être l'une des plus belles femmes qui aient existé Elle avait, à cette époque, soixante-cinq ans environ, elle frappait encore par la régularité de ses traits et par l'air de noblesse répandu sur sa personne. Je me souviens, dit l'auteur du récit, qu'elle portait une robe de dentelle montante, à longues manches, doublée de satin orange et pour coiffure une toque ornée de plumes blanches et garnie, comme le haut de la robe, de superbes diamants. Ses beaux yeux noirs entourés de longs cils et surmontés de sourcils fins, bien arqués, auraient pu le disputer d'éclat et d'expression avec les yeux de beaucoup de jeunes femmes.

L'auteur ajoute : Les cheveux blonds de la reine Hortense, la délicatesse de son teint et de ses formes, la blancheur de sa peau, la grâce de ses mouvements, contrastaient avec la gravité antique qui était le caractère dominant de la physionomie de sa belle-mère.

Napoléon paraissait déjà pressentir sa destinée prochaine. Atteint d'une mélancolie profonde et songeant à Joséphine, il voulut revoir, avec sa fille Hortense, la demeure vide de la Malmaison. Ce fut pour lui une épreuve douloureuse, comprise par sa mère, présente à cette visite, avec Pauline qui l'avait accompagnée.

La nuit suivante, dès trois heures du matin, il s'éloignait de Paris, pour rejoindre son armée en marche. Il souffrait d'une affection locale, peu grave par elle-même, mais assez pénible à ressentir par la nécessité de monter à cheval et d'en supporter toutes les allures avec beaucoup de fatigue.

Le général Lapi, commandant de l'île d'Elbe, avait écrit au général Bertrand, après le départ de l'empereur, lui annonçant l'exécution des ordres de Sa Majesté à Porto-Ferrajo. Il s'agit d'un envoi de caisses de meubles et d'effets, réclamées par LL. AA. II. Madame Mère et la princesse Pauline. Cette lettre, du 13 juin, sans importance pour l'histoire de Madame, indique utilement ce seul point de repère pour d'autres faits des Cent-Jours[20].

Le 18 juin 1815, Napoléon, écrasé à Waterloo par la coalition étrangère et vaincu par de nouvelles défections dans son armée, chercha vainement à se faire tuer, l'épée à la main, comme l'avait tant de fois pressenti sa mère, en déclarant à lui-même que cette mort serait la seule digne de sa vie.

Le 21, deux femmes en deuil traversaient le jardin de l'Élysée, dans le silence de la douleur : l'une était Madame Mère et l'autre la reine Hortense. Elles ne pouvaient croire encore à la réalité de l'abdication soudaine de l'empereur, pour l'enfant qui ne s'appelait plus le roi de Rome et qui, devenu à la fois prince et prisonnier de l'Autriche, avait reçu le nom de duc de Reichstadt, pour ne point parvenir, en France, à porter jamais la couronne de Napoléon II. Pendant ce temps, l'empereur enfermé dans son cabinet de l'Élysée, avec Lucien, répétait : L'abdication pour mon fils ! quelle chimère ! Il exprimait ainsi la pensée maternelle de Madame, marchant à quelques pas de là, tandis qu'au dehors, des cris de protestation partaient de la foule surexcitée. Mais la foule protestait trop tard ! L'acte de la dernière abdication était signé.

Napoléon avait manifesté le désir de se retirer aux États-Unis, où sa mère l'aurait accompagné, pour ne plus se séparer de lui et mourir auprès de lui. Des mesures semblaient prises à cet effet et des ordres donnés à Rochefort, afin d'armer deux frégates qui devaient transporter au delà de l'Atlantique, le proscrit de la coalition étrangère.

Lucien qui avait refusé un trône, sur lequel l'empereur voulait le faire monter, comme ses autres frères, Lucien qui s'était séparé de lui, au temps de sa toute-puissance, plutôt que d'accéder à ses offres, Lucien était accouru auprès de Napoléon dépossédé du trône de France et auprès de leur mère, aspirant à partager encore son nouvel exil. Voilà une glorieuse page pour l'histoire de Lucien Bonaparte !

Quelques mots de Méneval[21] expriment dignement la conduite de Lucien et suffiraient pour honorer sa mémoire. L'empressement avec lequel Lucien vint se ranger auprès de son frère, lorsqu'il fut malheureux, par la seule impulsion d'un dévouement fraternel, est son plus bel éloge.

Lucien, au nom de sa mère, écrivait, le 26 juin, du château de Neuilly, où il s'était retiré, à sa sœur Pauline, alors fort souffrante :

Tu auras su le nouveau malheur de l'empereur, qui vient d'abdiquer en faveur de son fils. Il va partir pour les Etats-Unis d'Amérique où nous le rejoindrons tous. Il est plein de courage et de calme. Je tâcherai de rejoindre ma famille à Rome, afin de la conduire en Amérique. — Si ta santé le permet, nous nous reverrons. — Adieu, ma chère sœur. — Maman, Jérôme et moi, nous t'embrassons bien.

Attendant du gouvernement provisoire la décision définitive sur son sort, Napoléon, accablé par le malheur, vint se réfugier, une dernière fois, avec le souvenir de Joséphine, dans la solitude de la Malmaison. Il y retrouva Hortense, fidèle à ce dernier asile, et vit arriver Madame, cherchant à lui offrir un refuge illusoire, pour ne plus se séparer de lui. Elle aurait remplacé par ses soins maternels les services officiels des dignitaires de l'entourage disparu.

C'est à la Malmaison, dans cette résidence déserte, dont le nom signifie la maison maudite ; c'est là que le souverain déchu de la France, va passer les quatre derniers jours de son abdication, avant de subir un second exil, si lointain et si insalubre, qu'il sera l'irrévocable arrêt de sa mort. La Malmaison ne lui offre plus que l'asile presque désert des adieux, la veille du départ pour un monde désert. Sa mère, quelques-uns des siens et de rares amis vont seuls l'approcher, le voir, lui parler, l'entendre encore et veiller à sa sauvegarde, car sa liberté était perdue et sa vie menacée.

Le fidèle et infortuné Labédoyère qui allait être victime de son dévouement à Napoléon, avait organisé auprès de lui, pour rassurer Madame Mère et la reine Hortense, un service de garde à toute épreuve, contre la haine de ses ennemis. L'un de ses gardiens les plus dignes de souvenir, avait mérité la sympathie de Madame. C'était le jeune d'Audiffrédi, natif de la Martinique, parent de l'impératrice Joséphine, et page de l'empereur. Il l'avait suivi, après Waterloo, à la Malmaison, où il lui donna des témoignages de l'attachement le plus absolu. Il couchait, la nuit, tout habillé et armé, devant la porte de la chambre de Napoléon, pour veiller sur ses jours, sans que l'on parvînt à l'en empêcher. Il supplia en vain le commandant du Bellérophon de lui accorder la faveur de suivre l'auguste exilé à Sainte-Hélène ; cette faveur lui fut refusée. D'Audiffrédi, désespéré d'un tel refus, s'embarqua pour son pays natal, y tomba malade et mourut dès l'âge de dix-huit ans[22].

Le jour des suprêmes adieux était venu et allait finir. Des amis fidèles de l'empereur abandonné, se retiraient, avec sa famille en larmes. Madame Mère était restée seule pour embrasser, encore une fois, son fils, lorsqu'un garde national en uniforme se présente et dit son nom, pour être admis à l'honneur de saluer le grand homme. Celui qui avait le privilège de désigner ainsi Napoléon était Talma. Reçu avec une bienveillance accoutumée pour lui, il se retire, après quelques instants et se trouve témoin, en sortant, d'un suprême adieu dont l'histoire lui doit le récit[23] :

De quelle belle scène tragique, ai-je été témoin, disait Talma, le lendemain, à la lectrice de la reine Hortense ! Quel spectacle que cette séparation de Madame Mère et de son fils ! Elle n'arracha aucune marque de sensibilité à l'empereur, mais qu'elle a fait naître d'expression dans sa belle physionomie, dans son attitude et que de choses, certainement, dans sa pensée ! L'émotion de Madame se fit jour par deux grosses larmes qui sillonnèrent ce beau visage à l'antique ; et sa bouche ne prononça que ces trois mots, en lui tendant la main, au départ :Adieu, mon fils ! La réponse de l'empereur fut aussi laconique : Ma mère, adieu ! Puis ils s'embrassèrent. Ainsi s'accomplissait la séparation qui devait être éternelle ! La scène de cette douleur sublime, si dignement racontée par le grand tragédien, serait digne aussi du pinceau d'un grand peintre et de l'inspiration d'un grand poète.

Une lettre, confiée au frère de lait de la princesse Pauline, lui est adressée par son oncle le cardinal. En voici quelques mots seulement[24] :

Paris, 28 juin 1815.

... L'empereur était hier, à la Malmaison. Nous avons parlé de vous. Il vous engage à réparer votre santé et à ne pas penser à lui. Il a supporté son infortune avec un sang-froid inconcevable.

Madame restera en France avec moi, jusqu'à ce que ses enfants soient rendus à la destination que la Providence leur indiquera.

Lucien est parti pour Londres, afin d'avoir des passeports pour le reste de la famille.

... Rien ne doit vous coûter pour vous mettre dans la plus grande économie. A l'heure qu'il est, nous sommes tous pauvres.

Cette triste réalité justifiait, une fois de plus, les principes d'ordre et d'épargne de Madame Mère, pour venir en aide à ses enfants malheureux.

Napoléon, en quittant la Malmaison, dans la soirée du 29 juin, pour se rendre à Rochefort, espérait encore s'embarquer pour l'Amérique, et y retrouver plus tard sa mère, avec quelques-uns des siens. Il aurait pu compter aussi sur de fidèles compagnons tels que le général Drouot, son ancien aide de camp, La Valette, et d'autres tout dévoués, s'ils étaient autorisés à le suivre aux États-Unis.

... Sa mère, dit M. Thiers[25], ses frères, la reine Hortense, devaient aller l'y rejoindre. Tous ses préparatifs terminés, il se décida à partir, vers la fin du jour. Il avait peu songé à se procurer des ressources pécuniaires et avait confié à M. Laffitte quatre millions en or, qui avaient été retrouvés dans un fourgon de l'armée. La reine Hortense voulut lui faire accepter un collier de diamants, pour qu'il eût toujours sous la main une ressource disponible et facile à dissimuler. Il le refusa d'abord ; cependant, comme elle insistait en pleurant, il lui permit de cacher ces diamants dans ses habits, puis, embrassant sa mère, ses frères, la reine Hortense, ses généraux, il monta en voiture, à cinq heures (le 29 juin 1815), tout le monde, jusqu'aux soldats de garde, fondant en larmes. Le désastre de la journée de Waterloo, précédé par la victoire et suivi de la déroute, en exposant Napoléon à tous les périls, avait répandu et propagé le bruit de sa mort. La reine Catherine, cette noble femme de Jérôme, informée de la nouvelle, qu'elle croyait bien véritable, s'empresse d'écrire, le 30 juin, à son mari une lettre désolée[26], lui disant ces mots :

... Mon cœur se brise à l'idée de la position cruelle de notre pauvre mère. Exprime-lui tous mes sentiments. Remettons-nous entre les mains de la Providence...

La lettre tout entière est l'expression de la douleur la plus profonde et de la tendresse la plus vraie.

Les événements réels marchaient plus vite que les nouvelles imaginaires. Les Cent-Jours n'étaient plus, les Bourbons rentraient aux Tuileries, et les Bonaparte s'en allaient en exil. Madame Mère, seule, tombée malade, après tant de catastrophes prévues et redoutées par elle, se trouvait hors d'état de sortir de Paris, sans délai.

Le cardinal, retenu auprès de sa sœur, pour lui procurer des soins, aurait dû la consulter, en croyant opportun d'adresser au roi Louis XVIII la supplique suivante dont voici les premiers mots[27] :

Paris, 10 juillet 1815.

Sire,

Les consolations que je devais à ma sœur malade et qui n'a pas encore quitté Paris, le besoin de mettre ordre à mes affaires, m'ont retenu jusqu'à ce jour dans la capitale.

J'ai pensé qu'après avoir rempli ma tâche auprès de ma famille, je ne devais plus m'occuper que de mon diocèse et que je ne pouvais rien faire de mieux que de m'abandonner à la générosité de Votre Majesté...

Suit l'exposé au roi de la situation personnelle du cardinal, demandant à se retirer dans son diocèse.

Madame regretta vivement cette démarche, faite à son insu par son frère, et puis, à peine convalescente, elle hâta son départ de France, en faisant demander uniquement des passeports pour l'Italie. Aussitôt après cette simple démarche, le directeur général dé la police envoyait à Son Altesse six passeports pour elle et les personnes prêtes à l'accompagner à Rome.

Le prince de Metternich écrivait, le lendemain 16 juillet, à Madame Mère, la lettre suivante, pleine de tact et de déférence à son égard.

Un aide de camp du maréchal prince de Schwarzenberg aura l'honneur de se présenter chez Votre Altesse. Il prendra ses ordres pour son départ et sera chargé de l'accompagner jusqu'à Sens, où Son Altesse trouvera un autre officier et, si Elle le désire, une escorte pour continuer son voyage en Italie.

Quatre jours après le reçu des passeports pour l'Italie, Madame, encore souffrante, mais pressée de partir, quittait Paris, avec son frère, le 19 juillet. Ils suivaient la route de la Bourgogne, par Melun et Auxerre jusqu'à Dijon, et étaient forcés de se replier sur Chalon, Mâcon et Bourg-en-Bresse, où ils durent s'arrêter, pour quelques instants de repos. Leur présence parmi les habitants provoqua des manifestations hostiles chez quelques-uns, mais sympathiques chez le plus grand nombre. Un rassemblement fut assez vite dissipé sur la place. Madame entendit la messe dans son appartement et le cardinal, étant allé à l'église, avait laissé sa sœur inquiète de son absence. Mais, lorsqu'ils montèrent en voiture, pour repartir, ils furent accompagnés à distance par les cris de Vive l'empereur ! Vive Madame Mère !

Il s'étaient dirigés de Bourg sur Genève, où la reine Hortense devait les rejoindre ; mais ils ne furent pas autorisés à s'y rendre et durent continuer leur route jusqu'à Prangins, où Madame était assurée du repos nécessaire.

Délassée de son voyage et toujours avec son frère, elle prit la ligne directe de l'Italie, au lieu de passer, comme elle l'eût préféré, en d'autres temps, par la superbe route du Simplon, commencée sous le consulat et terminée sous l'empire. Madame laissa au cardinal le soin d'écrire au grand-duc de Toscane, pour lui demander l'autorisation d'y résider. La lettre, soumise au représentant de l'Autriche, obtint une réponse polie, mais ne promettant rien. Les voyageurs, dans l'attente, s'arrêtèrent à Sienne, provisoirement, et la présence du cardinal fut considérée comme plus opportune à Rome, sous la protection du souverain pontife. Le Saint-Père s'empressa de garantir à la mère de Napoléon la plus digne hospitalité, dans la capitale des États-Romains.

Tels étaient à peu près les seuls renseignements fournis sur le passage de Madame à Sienne, lorsque M. Giovanni Livi, directeur des archives de Brescia, fit paraître des documents, jusqu'alors inédits sur son séjour à Sienne[28]. En voici une courte analyse : Madame se trouvait, le 31 juillet, à Bologne, d'où le cardinal s'adressa au grand-duc Ferdinand III et à son ministre des affaires étrangères, pour obtenir la permission de fixer leur séjour dans ladite ville de Sienne. La lettre, commencée en italien, continue en français :

Le prince de Metternich employa ses bons offices auprès de S. M. l'empereur François, qui voulut bien adhérer à notre demande, et nous fit espérer que Votre Altesse Impériale et Royale nous recevrait dans ses États. L'état de santé de ma sœur exige que je demeure auprès d'elle ; je ne pourrai faire que de courtes apparitions à Rome ; à cet effet nous voudrions choisir le pays de Sienne pour notre demeure. Notre seul désir est de vivre tranquilles, et nous n'aurions pu mieux choisir que de nous mettre sous les lois et la protection de Votre Altesse Impériale et Royale.

Un conseil des ministres convoqué à Florence reconnut que l'on pouvait bien accorder à Madame Letizia une résidence temporaire dans la ville de Sienne ; mais que pour le cardinal, suspect d'après son passé politique, ce n'était pas la même chose. Sa qualité devait d'ailleurs le faire considérer comme un sujet du pape et l'engager à s'établir à Rome.

Le grand-duc Ferdinand alla jusqu'à en conclure que la décision à prendre pour le cardinal devait s'appliquer à Madame sa sœur. Quelle en était la raison ? Ce n'était pas par crainte en accordant cette permission demandée, que le peuple toscan pût en être mécontent, comme d'une indulgence exagérée[29] ; le refus de séjour paraissait motivé aussi sur la présence même de la mère de Napoléon exilé, qui, dans le malheur, paraissait alors plus grand que jamais. On craignait que le séjour de Madame Mère, à Sienne, ne parvînt à ranimer les hostilités du parti contraire au gouvernement et au trône de Ferdinand III, restauré après la première abdication de l'empereur. Or, c'était précisément à Sienne que ces hostilités se signalaient le plus.

Cependant le 2 août, à cinq heures et demie de l'après-midi, Madame Letizia arrivait avec sa suite à Sienne et s'arrêtait à la locanda del Sole (hôtel du Soleil). Le gouverneur de la ville et ses agents avaient reçu des injonctions précises et sévères à l'égard de ces étrangers. Tous devaient être surveillés continuellement, même leurs domestiques. L'un de ceux-ci s'étant avisé, le jour suivant, au café de Bottigone, de parler avec enthousiasme de Napoléon, fut expulsé du grand-duché. Le 6 août, au soir, des femmes se portèrent sous les fenêtres de Madame, en chantant des chansons à la louange de l'ex-empereur. Madame parut à une fenêtre et applaudit, selon la chronique du lieu.

Le gouvernement de la Toscane prit occasion de ces deux faits pour adresser au cardinal la réponse qu'il attendait. Cette réponse était rédigée avec beaucoup de courtoisie ; mais, au fond, elle signifiait ces trois mots : Vous devez partir. — Puis, afin d'éviter les équivoques et les temporisations possibles, l'archevêque de Sienne fut chargé de faire entendre à son éminent collègue et à Madame sa sœur les intentions du gouvernement de la Toscane. Cette réponse officielle leur était notifiée au moment où ils s'occupaient de louer un grand appartement, pour y élire domicile. Leur situation provisoire en resta là et les exilés de France songèrent à leur départ pour Rome. Le 13 août, c'est-à-dire environ dix jours après leur arrivée, ils durent quitter la ville de Sienne.

La police locale avait fourni d'autres renseignements, parmi lesquels les suivantes sont à remarquer : 1° Madame Letizia avait donné, plusieurs fois, une aumône de trois francs à un ancien soldat de la grande armée qui avait perdu une jambe sur le champ de bataille ; 2° Madame n'est jamais sortie de l'hôtel et le cardinal, la veille seulement de leur départ, est allé visiter les monuments de la ville ; 3° La grande majorité des Siennois témoignaient beaucoup de sympathie à leurs hôtes de passage, notamment à Madame, et la conduite du gouvernement à leur égard avait déplu à ceux qui étaient le plus attachés à Ferdinand III.

Ce fut dans de telles conditions que Madame quitta Sienne, pour se rendre à Rome.

Pendant ce temps, la reine Catherine exprimait à son père toutes ses inquiétudes (par une lettre datée de Kœnigin, 1er août). Elle n'oubliait pas la pauvre mère : J'apprends par les papiers publics que Madame Mère et le cardinal Fesch ont obtenu des passeports pour Rome[30]... Elle confirmait ce renseignement, peu de jours après, dans une lettre à sa sœur la comtesse Élisa de Compagnano.

Je n'ai aucune nouvelle directe du bon Jérôme, depuis le 9 avril. Toutes les nouvelles que vous lisez, à cet égard, dans les journaux sont fausses ; et il n'y a de vraies que celles au sujet de maman, du cardinal et d'Hortense.

Le cardinal s'était borné à écrire, dans ses notes de voyage[31] :

Je suis parti de Sienne, le 13 août, à huit heures du matin, après avoir dit la messe. — Nous avons couché, le soir, à Radicofani, d'où nous sommes partis, à sept heures du matin, le 14. — Nous avons dîné à Montefiascone, et le 15, au matin, nous étions à Rome, au palais Falconiere.

La station à Sienne n'avait duré que dix jours, au lieu d'une résidence de plusieurs mois, suivant la supposition du cardinal, au départ pour l'Italie.

Quant à Madame, fort touchée du témoignage de considération que lui donnait Sa Sainteté Pie VII, en l'engageant, sans la moindre condition, à venir résider à Rome, elle transmit, dès son arrivée, l'expression de toute sa gratitude pour le Saint-Père, dans une lettre, écrite par elle en italien au cardinal Consalvi[32]. En voici un simple extrait :

Je suis vraiment la mère de toutes les douleurs, et la seule consolation qui me soit donnée est de savoir que le Saint-Père oublie le passé, pour se souvenir seulement des bontés témoignées par lui à tous les membres de ma famille... Nous ne trouvons d'appui que dans le gouvernement pontifical et notre gratitude est grande pour un pareil bienfait.

Le 15 août, enfin, sombre anniversaire de la fête de l'empereur, embarqué sur l'Océan, pour Sainte-Hélène, tandis que ses compagnons d'exil lui offraient leurs douloureux hommages, sa noble mère arrivait à Rome. C'était le terme de son pénible voyage et le commencement d'un autre exil de plus longue durée. Madame avait déjà suivi à Rome son fils Lucien, quand elle voyait en lui le plus à plaindre de ses enfants. Elle venait de suivre à l'île d'Elbe son illustre fils Napoléon, accablé par le sort, et elle demandait en vain à le rejoindre à Sainte-Hélène, dût-elle s'y établir sa servante, dans l'humilité de son dévouement maternel. Madame se condamna, dès lors, à une retraite absolue[33], en portant le deuil jusqu'à la fin de sa vie et elle avait encore vingt ans à vivre ! Le cardinal avait loué le palais Falconière, pour en faire l'habitation de sa sœur et s'y trouver auprès d'elle. Ce palais, divisé en deux corps de bâtiment, devint leur demeure commune et le centre de réunion de la famille Bonaparte, pour ceux de ses membres qui ne furent pas exilés ailleurs. Lucien, Louis et Jérôme y vinrent tour à tour et y furent précédés par Élisa et Pauline, tombée depuis assez gravement malade.

En 1815, comme en 1814, le pape Pie VII, malgré les événements regrettables qui avaient divisé la cour de Rome et le pouvoir impérial, conservait à Napoléon et à sa famille un attachement sincère. Son amitié sembla même s'accroître par l'excès des malheurs de l'exilé de Sainte-Hélène et Madame Mère, dès son arrivée à Rome, y fut accueillie par le pape, avec les témoignages de la plus grande bonté, du plus généreux empressement et des attentions les plus délicates. Il lui rendit, tout d'abord, sa visite d'arrivée, par une visite de bienvenue qu'il renouvela, plusieurs fois, dans le cours des dernières années de sa vie pontificale.

Les palais romains d'autrefois laissaient fort à désirer, par le contraste de leur extérieur somptueux, avec le négligé de leur tenue intérieure. Lady Morgan, dans son ouvrage sur l'Italie[34], dit, à cet égard : Les exceptions à cet aspect général sont les palais occupés par les ambassadeurs, et ceux qui ont été achetés par les membres de la famille Bonaparte, nommément celui de Madame Letizia, du cardinal Fesch, de Lucien et de Louis, ex-roi de Hollande. Leur charmante sœur, la princesse Pauline Borghèse, habite le palais de son mari. Toutes ces résidences se distinguent par la commodité, l'ordre et l'élégance. Nous visitions souvent Madame Letizia et le cardinal Fesch, et nous trouvions toujours dans leur palais une abondance de feux — chose tout à fait inusitée à Rome —, des domestiques vêtus de livrées magnifiques — celle de Madame verte et or, l'ancienne livrée impériale de France — et des tapis partout, excepté sur les escaliers et dans les antichambres.

Madame habitait le palais Falconière, rue Julia, à l'angle du Corso et de la place de Venise. Le cardinal occupa le second étage et il écrivait le 23 septembre, à Pauline[35], que sa mère se décidant à prendre le premier, lui laisserait le joli appartement où elle se trouvait. Une fois établie dans ce palais, avec son frère, Madame se préoccupa de savoir des nouvelles de son cher exilé de Sainte-Hélène, bien avant que pour y parvenir, il eût traversé l'océan Atlantique.

Elle écrivit ensuite ou fit écrire à ses autres enfants.

Le triste destin de son gendre allait s'accomplir : Murat, battu, le 3 mai, près de Tolentino, perdait son royaume, compromettait les destinées de l'armée française, entraînait une coalition nouvelle contre l'empereur, avec ses fatales conséquences et mourait misérablement. Réfugié en Corse, il y rassembla quelques partisans, se mit à leur tête et fit de vains efforts pour reconquérir sa couronne, mais, séparé de sa troupe par une tempête, il fut rejeté sur le rivage de Pizzo, dans la Calabre, fait prisonnier, traduit par ordre du roi, Ferdinand de Naples, devant une commission militaire, jugé, condamné à mort et fusillé, le 13 octobre 1815.

La conduite de l'ancien roi de Naples atteint de vertige, fut sévèrement jugée par Napoléon et par sa Mère.

... Revenant ensuite à Murat, dit Las Cases[36], quelqu'un observa qu'il avait gravement influé sur les malheurs de 1814. Il les a décidés, a repris l'empereur ; il est une des grandes causes que nous sommes ici. Suit le jugement de l'auguste exilé.

Madame Mère, depuis cet instant, ajoute Las Cases, ne voulut avoir aucun rapport avec Murat, ni avec sa femme, quelques efforts d'ailleurs qu'ils fissent vis-à-vis d'elle ; sa constante réponse était qu'elle avait en horreur les traîtres et la trahison.

Napoléon disait encore de sa mère, à propos de Murat : Dès qu'elle fut à Rome, après les désastres de 1815, Murat s'empressa de lui envoyer, de ses écuries de Naples, huit très beaux chevaux. Madame n'en voulut point entendre parler. Elle repoussa, de même, toutes les tentatives de sa fille Caroline, qui ne cessait de répéter qu'après tout, il n'y avait pas de sa faute, qu'elle n'y était pour rien, qu'elle n'avait pu commander son mari. Mais Napoléon ajoutait : Madame répondit, comme Clytemnestre, si vous n'avez pu le commander, vous auriez dû le combattre...

Trois jours après la mort de Murat, d'après le fatal rapprochement des dates de l'histoire, Napoléon abordait, le 16 octobre, le rocher de Sainte-Hélène.

Sa mère, arrivée depuis deux mois à Rome, avait sollicité des puissances alliées, la faveur de partager le sort de son fils, ou la permission d'aller lui dire un dernier adieu, pour connaître l'état de son exil, apprécier les ressources de son existence et lui assurer les moyens d'y pourvoir. Elle voulait cacher sous ses vêtements ce qui lui restait de sa fortune et en faire don, en totalité, au plus grand, au plus malheureux de ses fils, à celui enfin qui avait fait la fortune de toute sa famille ; mais cette mère condamnée à l'abandon de sa dernière espérance, fit, plus tard, le partage du reste de ses biens entre ses autres enfants.

Elle adresse à Joseph, son aîné, retiré aux États-Unis, la lettre suivante, dont les derniers mots, soulignés, sont écrits de sa main[37] :

Rome, 20 novembre 1815.

Mon très cher fils,

Je profite de l'occasion de M. Cox, consul américain à Tunis, qui retourne dans son pays, pour vous donner de nos nouvelles. Vous pouvez juger du plaisir que j'ai éprouvé de vous savoir arrivé aux États-Unis, à l'abri des vexations et des poursuites des ennemis de ma famille. Mon très cher Napoléon !

Par ordre, je me rendis de Paris à Rome, où je tâche de passer mes jours, occupée de mes enfants et préoccupée de leurs malheurs. Donnez-moi de vos nouvelles ; et qu'il plaise à Dieu que je vous embrasse, avant la fin de mes jours.

Vous avez connu la fin malheureuse de Murat. Lucien vous donne de ses nouvelles. Je n'en ai point de votre famille, ni de Jérôme, de Caroline et d'Élisa.

Pauline est ici très incommodée ; son mari est à Florence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Louis est ici avec son aîné ; sa santé est passable.

Le cardinal m'a toujours accompagnée. Il se porte bien ; il prie sans cesse pour vous ; il vous aime bien et se réunit à moi pour vous souhaiter tout le bonheur que vous sauriez désirer.

Adieu, mon très cher fils, rappelez-vous votre tendre mère et soyez convaincu qu'elle vous porte dans son cœur.

Vostra affettma madre.

Cette lettre, toute familiale, comme la plupart de celles adressées par la mère prévoyante à l'un de ses enfants, fût-ce à son cher fils aîné, lui indique, dans la forme, le langage de la réserve. Elle ne semble ni écrite, ni dictée à l'époque où les pensées les plus intimes, les plus douloureuses de la famille devaient s'imposer le silence, dans le long trajet de Rome à Sainte-Hélène.

 

 

 



[1] Napoléon à l'île d'Elbe, par Marcellin Pellet. Revue bleue, 1886.

[2] Napoléon dans l'exil. Londres, 1823, 2 vol., t. Ier, p. 459.

[3] Registre de correspondance du cardinal.

[4] Souvenirs dictés, à Rome, par Madame. Voir l'Appendice.

[5] Napoléon à l'île d'Elbe, par Amédée Pichot, 1873, p. 226.

[6] Voir l'Appendice, au nom de Clary.

[7] L'île d'Elbe, etc. Suite de la Correspondance, etc.

[8] Suite de la Correspondance, t. XXXI, p. 43.

[9] Correspondance de Napoléon Ier, t. XXVII, p. 528.

[10] La copie de cette septième lettre transmise, de la part de S. M. l'impératrice (juillet 1884).

[11] Journal de Sir Neil Campbell, reproduit par Amédée Pichot.

[12] Copie de la huitième lettre adressée, par M. Fr. Pietri, de la part de S. M. l'impératrice (juillet 1884).

[13] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[14] Lettre communiquée par M. G. Livi, directeur des Archives de Brescia, avec une explication. Voir l'Appendice.

[15] Napoléon à l'île d'Elbe, par Marcellin Pellet. Revue bleue, 1886.

[16] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[17] Le Moniteur universel de 1815.

[18] Histoire du Consulat et de l'Empire, 1860, t. XIX, p. 581.

[19] Mémoires sur la reine Hortense et la famille impériale, par Mlle Cochelet (Mme Parquin). 2e édit., 1842, t. III.

[20] Suite de la Correspondance de Napoléon Ier, t. 32.

[21] Napoléon et Marie-Louise, par le baron Méneval, 1844, t. Ier.

[22] Renseignement communiqué par le docteur Guyon, ancien inspecteur du service de santé de l'armée, parent d'Audiffrédi.

[23] Mémoires sur la reine Hortense et la famille impériale, par Mlle Cochelet (Mme Parquin), 1842, t. III.

[24] Registre de correspondance du cardinal.

[25] Histoire du consulat et de l'empire, 1862, t. XX, p. 443.

[26] Correspondance de la reine Catherine. Stuttgard, 1886, t. II.

[27] Correspondance du cardinal Fesch.

[28] Madama Letizia a Siena : Estrato della Nuova Antologia. Roma, 1 settembre 1888. Voir l'Appendice, au nom de Livi.

[29] Voir les lettres justificatives en français.

[30] Correspondance de la reine Catherine, t. II.

[31] Registre de correspondance du cardinal.

[32] Lettre insérée dans la brochure de M. Livi.

[33] Voir l'Appendice : Souvenirs dictés par Madame Mère.

[34] L'Italie, par lady Morgan. Traduit de l'anglais. Paris, 1821, t. III.

[35] Registre de correspondance du cardinal.

[36] Le Mémorial de Sainte-Hélène, édit. 1842, t. Ier, p. 785.

[37] Registre de correspondance du cardinal.